vendredi 24 janvier 2020

Andante


Il suffisait de refermer la porte pour que tout redevienne calme. Au loin s'agitent des fantômes. Je les regarde par la fenêtre. Ils discutent fébrilement, peut-être, ils s'affrontent, sans doute, ils se menacent, se congratulent, s'embrassent, se déchirent, se reconnaissent et donc s'excommunient. Des pans de murs entiers sont recouverts de leurs vociférations électroniques. Mais déjà s'éloigne la morale. Le bruit de leurs disputes n'arrive plus jusqu'à moi. La longue phrase de violon s'étire dans le soir qui vient. Par-delà la grande arche, et plus haut, on aperçoit la paix immuable et légère, dans son éternelle lumière. Un accord, qui semble infini, me prend et me porte : mes pensées se sont tues. J'observe sans y croire ce corps qui était le mien. Si je le reconnais, je n'en comprends déjà plus le fonctionnement. Les couleurs me parlent directement, je comprends qu'il ne s'agissait que d'une histoire racontée, une histoire parmi d'autres. Une histoire racontée dans une langue qui n'était pas la mienne. 

jeudi 23 janvier 2020

Solitude


Plus vite démodés que ceux dont ils se moquent parce qu'aujourd'hui démodés, ils ne cessent de vilipender ceux qui font des procès au passé, sans se rendre compte qu'ils font la même chose avec leur passé, mordre les mêmes mollets et enfoncer les mêmes clous, autour du même foyer, se réchauffer pitoyablement les uns les autres : pas moins de conformisme que naguère, pas plus de courage, ni surtout d'imagination. Et c'est précisément ce manque d'imagination qui leur interdit de comprendre vers quelle absence de pensée leur foi les conduit.

La jeunesse est poncive. Elle pense comme elle ponce, à gros grains, rien ne lui résiste. Elle n'aime pas la solitude, la jeunesse. Elle ne croit qu'en nombre. À chaque événement (à chaque solitude) elle applique le poncif le plus grossier et le rabote jusqu'à la trame. Son génie est là, dans l'abrasion temporelle et ensembliste. Plus poncive que pensive, son imagination défaillante ne lui permet pas de croire qu'elle est prise elle aussi dans le grand effacement de l'histoire.

Je n'aime vraiment que la grande solitude, celle que produit la vraie musique. 

mardi 21 janvier 2020

Antipathies


La question des antipathies reste l'une des plus intéressantes qui soient, je n'en démords pas, quand on s'intéresse à la vérité des êtres. Ce ne sont pas ceux qui nous attirent, qui peuvent nous renseigner sur nous, ce sont les autres.

On est très étonné (c'est un euphémisme) quand on voit avec quel indulgence (au minimum) sont reçus certains discours, ou textes, ou commentaires qu'on est par exemple conduit à lire chaque jour sur Internet. Il y a là des personnalités et des êtres qui se révèlent ni nettement, si paroxystiquement, même, qu'on est stupéfait de constater qu'ils ne provoquent aucun dégoût chez ceux avec qui ils commercent. Combien de fois n'avons-nous pas été saisis par la platitude, la médiocrité, la bassesse, la laideur, la vulgarité ou la crétinerie absolue de certains textes qui ne font réagir personne ! À chaque fois, c'est le même étonnement profond. Tout est sous leurs yeux, en pleine lumière, et ils ne voient pas. Oh, je sais ce que vous allez me répondre. Pourquoi verraient-ils ici ce qu'ils ne voient pas ailleurs ? Pourquoi entendraient-ils là alors que partout ils font la preuve de leur surdité ? Pourquoi soudain auraient-ils du goût alors que le mauvais goût est leur religion ?

« Je la vois toujours » dit Alain Finkielkraut à Eric Zemmour, en parlant de "la réalité", et l'on ne sait pas s'il est sérieux ou pas. Voir la réalité, voilà le devoir le plus exigeant et le plus désagréable qui soit. Mais la réalité, ce ne sont pas seulement les évènements et leurs conséquences, la réalité, c'est aussi le front sur lequel nous nous heurtons aux autres, et c'est leur front, qu'ils collent au nôtre en espérant nous persuader de leur réalité et de leur destin. On peut être plus ou moins sensible à cet affrontement, mais il est là, constant et universel. Dans la sympathie, il est contourné, car nous devenons un peu l'autre : nous empruntons à celui-là la part qui nous ressemble, afin de nous délester un peu de nous-mêmes. Dans l'antipathie, c'est à nous-mêmes que nous sommes confrontés, car notre propre masse impose cette vérité désagréable : notre inertie, la part dure et lourde attachée à la chaine qui nous relie à l'incompréhensible passé, opaque, sans forme ni visage. La vérité est que la réalité est cette part incompréhensible de nous qui ne peut pas céder à la vérité des autres. Pour ce qui me concerne, c'est la musique qui joue ce rôle. La musique est la contremarque ultime, la tare absolue ; c'est elle qui permet en dernière instance de mesurer les effets de la réalité sur les êtres. Cela je ne sais pas l'expliquer, mais je le constate chaque jour. La musique, c'est le passé (ce passé qui nous fonde) qui grandit démesurément dans le présent, jusqu'à le renverser, jusqu'à le rendre ridiculement secondaire. La musique, c'est le pressentiment qui dure, et qui s'installe, et qui instaure entre le corps et la durée un pacte transcendant. La musique n'est pas ce qui pourrait nous faire oublier la réalité, bien au contraire. Elle ouvre en nous un regard plus exigeant, à la fois plus précis et plus large, et qui voit plus loin, parce qu'elle met en doute la tyrannie du temps. Même la folie ne peut rien contre cette chance.

Ce crétin de Pierre Jourde : « Se servir de la littérature comme alibi n’arrange rien dans ce cas, cela aurait plutôt tendance à aggraver les choses. Je me souviens d’une émission de télévision, il y a quelques années, où Christine Angot et Gabriel Matzneff tenaient le fameux discours : "On nous en veut parce que nous sommes des écrivains." Elle l’a redit explicitement à propos de Matzneff. La pauvre Angot se rêve en écrivain maudit du XIXe siècle, elle se trompe d’époque, comme si les écrivains aujourd’hui n’étaient pas respectés, invités partout, subventionnés, résidenciés, télévisés. Un écrivain est aujourd’hui par nature un être respectable, qui jouit d’un capital symbolique considérable. On nous en veut parce que nous sommes écrivains ! C’est justement à cause de ce capital symbolique que Gabriel Matzneff a pu séduire des jeunes filles et des jeunes gens. Ça aurait été nettement plus dur s’il avait été vendeur chez Kiabi. »…

lundi 20 janvier 2020

Les Sujets


Il faut parler de ça, et de ça, et de ça (et de ça aussi)… 

C'est toujours là, le ça, et dès qu'on ouvre les volets, le ça qui est là nous saute aux yeux, et nous implore : « Parle de moi, toi aussi ! » Dès qu'on allume l'ordinateur, il se met à brailler la liste des sujets du jour. On ne voit plus qu'eux.

Quelle plaie, quelle barbe, tous ces discours obligés, tous ces sujets qui nous obligent à les considérer, à nous déterminer, à parler en fonction d'eux, et, surtout, qui nous forcent à entonner l'hymne du jour en compagnie de tous. Il y a bien assez de monde dans cette chorale toujours plus nombreuse, toujours plus unanime, et pourtant nous nous croyons obligés d'y ajouter notre voix, cette voix que nous croyons singulière, alors qu'elle n'est qu'un écho morbide de la vocifération obligatoire.


vendredi 17 janvier 2020

Écrire


Beaucoup veulent écrire. Ils veulent écrire pour écrire, souvent, et, le plus souvent, pour être écrivain

Ne parlons pas de ceux qui veulent écrire pour être connus, ou pour gagner de l'argent. 

Certains veulent guérir. D'autres veulent se venger, régler des comptes, tuer. D'autres encore s'occuper, tuer le temps. 

Et, certes, beaucoup de grands écrivains ont commencé par écrire pour de mauvaises raisons, de la même manière que le plus souvent, on aime pour de mauvaises raisons, au commencement. 

Le seule excuse au fait d'écrire devrait être de ne pouvoir faire autrement. Avouer. Car il est impossible d'écrire en dehors de soi. 

On peut composer de la musique pour divertir les autres. Ça n'a rien de répréhensible. Je ne suis pas certain qu'on puisse écrire pour les mêmes raisons. La langue s'infiltre dans tous les interstices de l'âme humaine, et s'y incruste, pour toujours — c'est même plus que cela : elle fait corps avec celui qui la reçoit, et qui ne peut plus la distinguer de lui-même. 

La parole a été donnée à l'homme pour qu'il la reconnaisse en l'autre comme sienne.

mercredi 15 janvier 2020

Les bougies


Trois bises ? Mais trois bises, c'est ignoble ! Ça me dégoûte, ça me débecte, ces trois bises obligatoires, ridicules, ces léchages avortés de face exécutés avec le sourire, comme un petit ballet obscène, à chaque nouvelle rencontre ! Beurk. Et que je me penche en avant, et qu'il enlève ses lunettes, et smack smack smack, ça te colle à l'âme, ensuite, on en a des nausées de femme enceinte, qu'il faut réprimer vite fait en ôtant son manteau. Que c'est laid, bon dieu ! Alors qu'une bonne poignée de main, ou, encore mieux, un signe de tête… Et non, rien du tout, merde. On passe, on se croise, on n'est pas obligé de se reconnaître. Est-ce que je me reconnais moi-même, le matin, en me levant ? Qui suis-je, pour que vous pensiez devoir me saluer ? Qui êtes-vous, pour que je doive vous rendre votre salut ? Tournons la tête vers le mur. Obligeons-nous à ne voir personne. Ombres. Fuyantes, les ombres, percluses de rhumatisme, tordues vers la terre, comme si elles voulaient disparaître. Les nuages ne se saluent pas, quand ils se croisent, là-haut. On entend trois notes de piano. Schubert, dans un courant d'air. Schubert et un piano désaccordé. Un enfant, bouche bée, qui ne sait pas quoi dire. Il nous regarde. Sale gosse, pauvre idiot. Que fais-tu là, on ne t'a pas sonné. Disparais ! Retourne faire tes exercices, ou jouer bêtement. Il y a cette femme qui a inventé des bougies qui sentent comme son vagin. Merveilleuse idée ! Le dîner aux chandelles enfin renouvelé. Voilà comment je conçois la vie en société. Pas de bises, surtout, mais un dîner aux chandelles parfumées au vagin de celle que vous avez en face de vous. Vous avez tout le repas pour vous décider. Vous repartez le nez au vent, longeant les murs de la prison, au milieu de la nuit. Il ne croit plus du tout qu'il va mourir. Elle éteint les bougies du bout de ses doigts mouillés, le grand lit pour elle toute seule. Elle va pouvoir dormir en diagonale. Quand il a franchi le seuil de sa porte, elle a avancé le cou pour lui faire la bise, et il l'a giflée. Il marche plus vite, il accélère le pas, il fait un peu froid. Le trottoir est luisant. Sans savoir pourquoi, il pense à Alain Robbe-Grillet. Il allume une cigarette. Elle cuisine bien, c'est rare, pour une femme. Elle  est dans la salle de bains, assise sur le bidet. Pensive. Elle regarde sa chatte. Elle aimerait pouvoir l'embrasser. Pas assez souple. Se lave les dents. Il est arrivé à une station de taxi, mais il n'y a pas de taxi. Tant mieux. Marchons. Paris est désert. Il fredonne un air de Schubert, très simple, dépouillé. Il imagine Schubert face à cette femme. Schubert en train de dîner en tête à tête avec cette femme et ses bougies. Elle dirait : « en bugne à bugne ». Schubert allant au piano, au dessert, pour lui jouer un air très simple, dépouillé. L'odeur entêtante des bougies sur la musique de Schubert. Schubert un peu ivre. Timide à l'extrême. Un peu ballonné, après le repas. Va-t-elle trouver qu'il a « un déficit de virilité » ? Non, car elle s'est endormie. Schubert lui fait toujours cet effet : à peine allongée, elle a sombré dans un sommeil profond, sans rêves. Il allonge encore le pas, tout en pensant : « Dès que je suis à la maison, je la bloque sur Facebook. » Et il jette sa cigarette. Il court presque, maintenant, dans la ville déserte. 

mardi 14 janvier 2020

Au fond de l'amour



Si - - -  Ré - - -  Do - - - — Do - - -  Mi - - -  Ré - - - —

Lentement, c'est l'hiver, je rentre chez moi, lentement, entre chien et loup, dans des gris, pâles, foncés, clairs, diaphanes, bistrés, luisants ou mats, profonds, légers, dégradés, épaissis, évanescents, je ralentis tous mes mouvements, je respire moins vite, moins fort, j'économise mes gestes, même mon regard, j'avance, lentement, lentement, comme à travers les gris, ma vie, lentement à travers la musique de Bach, la pulsation à 32, un pas après l'autre, sans me laisser distraire par la mémoire, par la douleur, par l'espoir, mon sang ralentit dans mes veines, ça continue, je glisse au plus léger du jour et vers la nuit, sans peur, sans à-coup, sans regarder en moi, sans penser, à la surface d'un être si peu là, déjà tellement absent, loin, ça continue, lentement, la vie déjà presque effacée, comme là-bas, comme autrefois, en si mineur, la neige tombant doucement dehors, oh, Dieu, quel bonheur, quelle paix, la solitude, et ce silence légèrement teinté de Bach, ruissellement régulier des double-croches, et le chant, au milieu, qui jamais ne s'arrête, dans le froid, long voyage interminable et calme, entre les ombres, immobile entre les cœurs, entre le ciel et la terre, dans le grand abandon du soir qui vient, immense paix liquide…

vendredi 10 janvier 2020

Méprise


Ils méprisent le désir parce qu'ils n'en comprennent pas la langue.

jeudi 9 janvier 2020

Dancings


J'ai fait beaucoup de bêtises, dans ma vie, mais au moins je ne suis jamais entré dans une discothèque.  En revanche, j'ai bien aimé les dancings de province, et même de campagne. J'allais volontiers chez mon ami Serge, dont le père tenait celui de Provonges, situé à un kilomètre à peine de la sortie de Rumilly.

vendredi 3 janvier 2020

Bien évidemment



« Oui, c'est très juste, ce n'est pas moi qu'il aime, c'est ce moment de l'adolescence, ce moment très éphémère, qui est amené à se terminer assez vite, une enveloppe charnelle, un corps d'adolescent, c'est ça qu'il aime chez moi, bien évidemment. »

(Vanessa Springora s'exprimait au micro de Guillaume Erner, à France-Culture, ce matin.) 

Comme tout cela est intéressant ! M'est-il arrivé d'aimer quelqu'un "en soi" ? Aime-t-on jamais "en soi" ? Vanessa Springora nous dit que ce que Matzneff aime chez elle, c'est « une enveloppe charnelle », « un corps d'adolescente ». Croyons-la. Je me replonge en pensée dans mes amours passées, et je me demande si, moi aussi, j'ai aimé des enveloppes charnelles. Qu'étaient Christine, Tara, Catherine, Elisabeth, Françoise, Céline, Sarah, Brigitte, Sophie, Raphaële, Chloé, Pascale, Valérie, Anne, Lakshmi, Edwige, Ettie, sinon des corps, des corps jeunes, frais, chauds, suaves, pulpeux, mûrs, chatoyants, sonores, profonds ? Connaissez-vous quelqu'un qui soit tombé amoureux d'une fille qu'il trouvait laide, quelqu'un qui soit tombé sous le charme d'un pur esprit, d''une tête sans visage, d'un cerveau sans cœur et sans tripes ? Ça doit exister, mais moi je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui soit dans ce cas. Quand je suis tombé amoureux de Céline, elle avait « un corps d'adolescente ». J'ai été sous le charme de ce corps, oui, de la grâce si particulière qui, pour elle, n'a existé qu'à ce moment-là.  Quand je suis tombé amoureux de Christine, elle avait (déjà) un corps de femme (elle avait dix ans de plus que moi). C'est aussi de son « enveloppe charnelle », que je suis tombé amoureux. (Elle aussi, sa grâce a passé…) L'ai-je aimée "en soi", "pour elle-même" ? (Qui peut affirmer une chose pareille ?) Sans doute que non, puisque je l'ai finalement quittée. On aime des dents, des cheveux, des jambes, des épaules, une bouche, des yeux, un nez, un ventre, des pieds, des fesses, un sexe, une carnation, des oreilles, une voix, des gestes, des silences, une odeur, une présence et une absence, un humour, une intelligence, des réparties, des larmes, une respiration, une manière de dormir, de marcher, de manger, un rythme, la couleur des aréoles, la plénitude des cuisses, la finesse des articulations, la sensibilité, la manière dont la douleur s'exprime, le toupet et la timidité, le courage et la pudeur, l'obscénité joyeuse, l'imagination, l'attention, un prénom, la mémoire, oui, la mémoire, sa qualité et sa consistance, la générosité, et peut-être surtout, la capacité à savoir être aimé, donner et prendre, prendre et donner. Tout cela varie fortement au cours du temps, au cours de la maturation lente mais inexorable d'un être. Les odeurs et les textures se modifient, la distance, la lumière qui éclaire le corps, la voix, la souplesse, et l'angoisse qui vient mordre les chairs et le sommeil. Rien ne dure jamais. Va-t-on s'excuser de tomber amoureux ? Car "tomber" amoureux dit bien ce que cela veut dire : il y a un moment, un instant T. Avant, après, on ne serait pas tombé. Que l'amour, et le désir, ensuite, se transforment, en bien ou en mal, c'est une autre histoire. Ça marche avec certains, pas avec d'autres. On ne pourra jamais expliquer le désir et ses ressorts, ni le circonvenir, ni l'encadrer, ni le façonner à sa guise, et c'est heureux. Le désir, c'est le mystère de l'incarnation et de la grâce. Le désir est au plus profond de nous, insaisissable, et c'est lui qui nous tient. C'est par lui que nous sommes uniques.

Ce « bien évidemment », en plus d'être très laid, est de trop. Matzneff a sans doute aimé et désiré Vanessa Springora, pour de bonnes et de mauvaises raisons, comme chaque fois qu'on aime et qu'on désire. Qu'elle ait eu, par la suite, du mal à faire quelque chose de cette rencontre, je veux bien la croire, car nous en sommes tous là. Quand une histoire d'amour est passée, elle nous devient opaque, et presque incompréhensible. Je ne suis pas de ceux qui s'en désolent. Je trouve même normal qu'il en aille ainsi. C'est la preuve qu'une histoire d'amour est par définition unique et insaisissable, insensée, comme une œuvre d'art. À chaque fois que des amis vous disent : « Je n'ai jamais compris ce que tu pouvais bien lui trouver », réjouissez-vous ! C'est le signe indiscutable que vous avez vraiment aimé, et que votre histoire d'amour était vraie — donc incompréhensible


mardi 31 décembre 2019

Notes éparses du 31 décembre 2019



La corrida est insupportable à Homo Festivus, mais la meute lancée aux trousses d'un vieillard pauvre de 83 ans atteint d'un cancer, il like à donf. Faites du mal à un chaton, sur Internet, et vous serez pourchassé par 15000 internautes prêts à vous faire la peau, mais hurlez "à mort !" avec la meute, contre un homme seul jugé médiatiquement, et vous serez sauvé.

Les quelques jours qui viennent de s'écouler auront été extrêmement éprouvants. La bêtise à front de taureau sort de son terrier, dès lors qu'il y a une odeur de sang dans l'air, et c'est le cas avec "l'affaire Matzneff". En France, il en faut peu pour que les milices reprennent du poil de la bête. Nous avons en quelque sorte des "milices dormantes", comme il y a des virus dormants. Au signal, elles se dressent, fraîches comme au premier jour. La Milice aime la purge car elle s'en nourrit. C'est pourquoi elle reprend des couleurs dès qu'une victime expiatoire lui est proposée : le sang afflue à nouveau dans ses membres turgescents.

Chaque époque a ses totems et ses furoncles. Dans les années 80, je me rappelle qu'il suffisait de faire mention du chef des chrétiens pour qu'aussitôt tous les cabris sautillent sur place, pris d'une frénétique danse de Saint-Guy. Aujourd'hui, c'est le mot "pédophilie" qui déclenche des orgasmes mauvais. Peu importe ce qu'on met sous ce vocable, les adorateurs de bûchers symboliques ne sont pas très regardants : ils sont trop pressés pour faire la fine bouche. À cheval donné on ne regarde pas les dents. Se sauver aux yeux du monde est un impératif parégorique. 

Le trauma se porte à la boutonnière. Si vous n'avez pas le vôtre, il existe des souks où l'on en vend, sous le manteau. Bien sûr, ce sont des contrefaçons, mais ça n'a aucune importance. Personne n'ira vérifier. Ne sortez pas sans votre trauma, vous seriez vite repéré par la Milice. À chaque fois qu'on m'explique que tel ou telle a gardé en son esprit les marques laissées par un traumatisme psychique, je bénis le Ciel d'être un traumatisé, moi aussi. Les troubles psychiques… ne sont rien d'autre que la vie normale d'un esprit confronté à un Réel qui ne se laisse pas attendrir par les désirs de ceux qui essaient de le traverser. Un être qui ne serait pas troublé par ce qui lui arrive ne serait pas un être, mais une chose. Un psychisme est par définition quelque chose de trouble et de non-indemne. Un psychisme complètement transparent ou complètement opaque est le contraire d'un psychisme. Nous ne sommes ni des dieux ni des objets. De manière confuse et indescriptible, nous arrêtons un peu de la lumière qui nous traverse et nous en laissons passer une part. 

Mais que veulent-ils, à la fin ? Être gardés dans un cocon stérile, à l'abri des bactéries et des coups, dans un coma tiède ?

Oui, la sexualité est par définition trouble, troublée, troublante, souvent négative, souvent violente, ambiguë, toujours problématique et complexe — ce qui ne l'empêche pas d'être lumineuse et solaire, à l'occasion. Leur consentement est parfaitement ridicule et, paradoxalement, va favoriser les violeurs et les sadiques, qui, eux, se fichent pas mal du plaisir et du bien-être de l'autre. Quant à l'emprise, j'aimerais beaucoup qu'on me présente des couples d'amoureux qui n'ont pas connu cette forme de domination. J'ai entendu des féministes militantes expliquer que quand une femme dit oui, c'est oui, et quand une femme dit non, c'est non. Mais de quelle abstraction sinistre sortent ces gens-là ? Tout le jeu de la séduction, ou presque, se concentre justement dans le merveilleux indécidable qui se situe entre le oui et le non, dans cette zone grise et trouble qui peut basculer du pour au contre en un battement de paupières. Cet instant où l'on ne sait pas si la femme consent, désire, attend, redoute, ou proteste, est le plus précieux de tous. On ne sait pas… S'il faut lui faire signer un certificat de consentement préalable (et aussi un contrat (sur ce qu'on peut faire et ne pas faire) et une assurance (pour les risques éventuels liés aux suites d'un rapport sexuel et amoureux)), avant d'embrasser une femme sur la bouche, l'onanisme et la procréation artificielle ont de beaux jours devant eux. 

Je devais être un féministe en herbe, quand j'avais seize ans, puisque je me rappelle très bien ce moment gênant où une femme m'a dit : « Mais arrête un peu de toujours demander (si tu peux). Vas-y ! » J'étais trop poli, dans mes demandes sexuelles. J'étais trop bien élevé. J'étais trop "respectueux". Quoi qu'on pense de cela, un homme doit "y aller". C'est lui qui pénètre la femme, pas le contraire. Il y a une certaine violence, dans la pénétration, oui, les féministes ont raison de le faire remarquer. Mais elles se trompent en voulant éradiquer toute violence de la sexualité. L'amour ce n'est pas l'amitié ; l'amour, ce n'est pas (seulement) le soin, l'attention, la tendresse, la sympathie ; l'amour, c'est aussi ce besoin (cet élan) d'y être, à l'intérieur de l'autre, d'y creuser des galeries.

Dans toute détermination morale, la question de la posture est première. La morale est d'abord ce qu'on met en œuvre pour peser sur le regard d'autrui. Prendre une posture morale, c'est avant tout se donner une place vis à vis de l'autre, lui signifier quelque chose (soit séparation, soit affiliation). Je ne dis pas que c'est mal, mais on ne peut pas ignorer ce premier mouvement qui est souvent déterminant. 

La petite danseuse de Degas a quatorze ans. Un artiste vient en parler à France-Culture, et je l'entends, à plusieurs reprises, prononcer les mots de « préadolescente », « préadolescence ». Donc, pour le Quidam de 2019, l'adolescence n'a pas encore commencé à quatorze ans ! Savent-ils encore, ces gens-là, que l'adolescence est l'âge auquel apparaît la puberté (en tout cas qu'elle commence à cet âge-là, puisque sa durée dépend plus de critères sociaux et culturels que de critères physiologiques) ? La puberté, elle, est ce moment du développement humain qui voit les organes reproducteurs atteindre leur maturité. Je sais bien que la nature est un concept qui ne nous dit plus grand-chose aujourd'hui, mais tout de même : si l'être humain peut procréer à la puberté, c'est bien qu'il a atteint ce qu'ailleurs on nomme le début de l'âge adulte. Et pourtant, des gens invités à la radio parle d'une jeune fille de quatorze ans comme d'une PRÉ-adolescente… Marie Courtemanche, historienne, me fait remarquer avec raison que l'âge de la puberté a changé. Celle-là intervient plus tôt aujourd'hui. Cependant, je ne crois pas que cet artiste, en l'occurrence, fasse référence à la puberté au XIXe siècle. Quand il parle de "pré-adolescence" (à 14 ans), il pense évidemment aux jeunes filles de notre époque. L'adolescence est déjà une invention éminemment culturelle, et récente, mais si en plus on la fait précéder de la "pré-adolescence"…

D'un côté on crie au diable, quand un homme mûr a des rapports sexuels avec une "préhadeau" (on a vu plus haut ce qu'il en était de cette chose), et de l'autre, on invente l'épilation intégrale, qui fait ressembler la vulve d'une femme de quarante ans à celle d'une enfant… Qu'est-ce qu'une mode dont la principale manifestation est de faire disparaître les signes les plus visibles du passage de la puberté sur le corps de la femme, c'est-à-dire de gommer les transformations qui signalent qu'une fille est devenue une femme ? Je suis très étonné que personne ne s'intéresse sérieusement à cet aspect des choses. 

Lisant des psychothérapeutes qui ne savent pas faire une phrase en bon français (et ils sont majoritaires, au XXIe siècle), on est en droit de s'inquiéter. Quelle compétence réelle peut avoir quelqu'un qui visiblement ne comprend pas comment s'ordonne la langue, qui est au psychisme ce que la main est à l'outil. Par exemple, l'absence de point à la fin des phrases, quand celles-là terminent un paragraphe, me semble particulièrement révélatrice. L'absence totale de virgules à l'intérieur d'une phrase comportant plusieurs subordonnées est aussi quelque chose qui m'effraie. 

samedi 28 décembre 2019

Morues et pics à glace


Ça y est, la machine anti-Matzneff est lancée. Quoi qu'il ait pu faire par le passé, je suis spontanément pour lui, contre les hyènes à retardement moral programmé qui viennent trente ans après mordre un cadavre déjà tiède. Je ne supporte plus ce siècle de curées. 

Comme dirait l'autre, il n'y a que des coups à prendre, dans ce genre de combats. Si vous n'emboîtez pas le pas aux procureuses publiques, les accusations de "défendre la pédophilie" fusent de toute part, subtiles comme la Grosse Bertha. C'est l'époque qui veut ça. Il faut parfois accepter de se trouver dans le mauvais camp : les morues ont le pouvoir ; elles ne vont pas lâcher le pic à glace de bonne grâce, c'est moi qui vous le dis. Tout à l'heure sur Facebook, je lisais cette phrase, sous le clavier d'Yves Castel : « L'anachronisme est le premier signe de la folie d'une époque », phrase qui m'a fait penser à ce titre extraordinaire du Monde, dans un article consacré à l'"affaire" : « Les temps ont changé : il est devenu indéfendable ». Ils se félicitent tous que les temps aient changé. Très bien, mais alors qu'ils soient un peu conséquents ! Si "les temps ont changé" (que les temps aient changé, ça, nous nous en sommes aperçu), alors il ne faut pas juger des choses qui sont arrivées trente ou quarante ans plus tôt avec nos critères d'aujourd'hui, ça tombe sous le sens. On ne peut juger que dans la contemporanéité ou dans la permanence (vous allez intenter un procès aux Grecs, ou à André Gide ?).  Indéfendable, Matzneff ? Dans notre époque de culs de plomb, oui, il l'est. Mais tout passe, même la connerie. Tout se renverse, même la morale. Les morues vivent dans un monde sorti du temps : elles sont persuadées que leur morale, qu'elles croient ultime, est indépassable. C'est la prétention de Moderne, qui est indépassable.

Mais, dans le fond, peu importe. Je me moque absolument de savoir si ce qu'on appelle aujourd'hui "pédophilie" (si l'on adopte les critères des morues qui braillent dans le vent, j'ai moi aussi été pédophile) est bien ou mal. Ça ne me concerne pas. Je ne peux cependant pas m'empêcher de noter que les pourchasseuses professionnelles de pédophiles sont en général très indulgentes avec les vrais violeurs, ceux qui font du mal aux femmes ou aux enfants, ceux qui les brutalisent, qui les mutilent, qui les violent et qui les assassinent. À ceux-là, elles sont prêtes à trouver toutes sortes d'excuses. Gabriel Matzneff n'a sans doute jamais fait de mal à personne, il est bien trop respectueux des autres et délicat pour cela.

Je n'ai aucun penchant pédophile. Les enfants m'emmerdent copieusement, en général, et je trouve aujourd'hui bien plus de charme et d'érotisme à une femme de quarante ou cinquante ans qu'à une adolescente. En cela, j'ai changé, puisque lorsque j'avais trente ans, je suis tombé éperdument amoureux d'une jeune fille de quinze ans et demi. Elle aussi était amoureuse de moi. Nous sommes restés trois ans ensemble, et je garde d'excellents souvenirs de cette histoire d'amour. Ses parents étaient au courant, pas la peine d'aller leur téléphoner, pour me faire condamner trente ans après les faits. C'est la femme avec laquelle je vivais alors qui s'était gentiment chargée de les prévenir. La pauvre en a été pour ses frais. La honte de la délation, seule, lui en a échu, et le remords, j'ose l'espérer, de s'être ainsi comportée. Je ne lui en veux même pas. Je n'aimerais pas être à sa place, c'est tout. La délation est sans conteste une des choses qui me font le plus horreur. D'ailleurs, si cette femme m'a dénoncé, c'est bien parce qu'elle a compris alors qu'il s'agissait d'une véritable histoire d'amour entre cette jeune fille et moi. Ce n'est pas de l'"adolescente", que j'était tombé amoureux, mais de C.

Il y a, derrière cette violente déferlante de règlements de compte intempestifs et souvent louches, l'alliance provisoire de deux forces qui se croisent : le féminisme nouvelle manière et le vieil ordre moral qui rongeait son frein depuis mai 68. Ces deux-là, c'est un peu comme le Remplacisme et l'Islamisme : tout à leur pacte germano-soviétique du moment, ils en oublient volontiers leurs contradictions. C'est dans la Revanche de l'inconscient spadassin qui part au combat que les malentendus fermentent avec la joyeuse vigueur de l'imbécile qui se prend pour un justicier : on verra plus tard comment ils s'en arrangent.

Infréquentables, indéfendables de tous les pays, unissez-vous ! Il faut en prendre son parti, nous entrons dans un moment historique qui veut l'unanimité partout et toujours. Le moment littéraire, le moment artistique, la gentillesse et la civilité, la complexité, et même la dualité, c'est du passé, nous ne supportons plus que le premier degré, le même, le présent, l'indicatif, la ligne droite, le littéral et l'alignement des opinions ; la Science — dans ce qu'elle a de plus bête et de plus restrictif — a emporté le morceau, et nos couilles. Le Bien, c'est un horizon, une tendance, une direction. Dès que le Bien s'impose à nous partout et toujours, dans tous les niveaux du sens et à tous les stades de la vie, il devient un enfer. C'est toujours au nom du Bien que les totalitarismes se sont imposés et que les massacres ont eu lieu. Le Bien pur est invivable. Et le pire est que le Bien pur évite, la plupart du temps, de s'en prendre au Mal réel, concret, c'est-à-dire au mal que nous avons — ici et maintenant — sous les yeux, surtout quand il est puissant et dominant. Le Bien pur n'aime que les effigies et les salauds faibles, le Bien pur aime donner des claques à sa grand-mère.

Mais vous allez sans doute vous croire obligés de me demander à quoi on reconnaît une morue contemporaine ? C'est assez simple, rassurez-vous. Une morue, emmetooflée dans un ressentiment très-étroit comme son trou de balle, déclare "sans talent" quelqu'un qu'elle n'a pas lu, ou qu'elle ne comprend pas. En déclarant cela, elle espère, par une sorte de redistribution  magique et démocratique, récupérer un peu de ce talent qu'elle ne voit pas chez l'autre. Ne la détrompons pas. C'est Noël ! 

jeudi 26 décembre 2019

Théories


On ne devrait jamais rien écrire. 

Un jour, on écrit une phrase, et cette phrase suscite toutes sortes de réactions, et ces réactions obligent celui qui a écrit cette phrase à réagir, car il veut dissiper les malentendus générés par sa phrase. Mais plus il dissipe de malentendus plus ceux-là sont nombreux, épais, et tenaces.

Vous pensez qu'écrire consiste à ajouter des phrases ou des pensées au monde. Non. Écrire, c'est passer sa vie à se justifier de la première phrase écrite.

Ainsi naissent les théories.

mercredi 25 décembre 2019

Ronron



Venir jour après jour sur Facebook m'est de plus en plus pénible. Le ronron… Je lis toujours les mêmes choses. C'est comme un bruit de fond qui ne varie jamais. Les femmes se montrent, ou montrent leurs enfants. Les plaintes et les colères politiques s'ajoutent les unes aux autres jusqu'à former une pâte molle et ronde qui tourne sur elle-même. Les blagues s'enchaînent aux blagues. Bonjour bonsoir. Plateaux de phrases sans nerfs. Colis d'images sans profondeur. On est perfusé à la bouillie, raboté à la faute de français. Désespoir atone. Langue chargée. Foie fatigué. Quelle chiasse ! Et ces petits cœurs par millions, qui forment une théorie de c'est-mon-choix sucrée aux additifs alimentaires… Ça fume, ça barbote, ça mijote doucement. Quel dieu fatigué a imaginé pareille horreur ? L'enfer est là, on est dedans, on y participe gentiment, la main sur l'estomac. On peut entrer mais il n'y a pas de sortie. 

Jadis, j'avais un phallus. 

On leur a raconté que là ils pourraient s'exprimer, vendre leur camelote, parler au monde entier, vitupérer utile — et ils l'ont cru. Ils ne voient pas que cette chambre d'enregistrement est une chambre sourde qui avale leurs plaintes, leurs cris, leurs larmes, leurs sentiments et leurs pensées. Rien ne se crée, rien ne se perd, tout reste à l'intérieur. C'est un monde clos. Une oreille extérieure n'entend rigoureusement rien. C'est le Logos renversé, annulé. C'est une invention géniale. 

Jadis, j'avais une vie. 

mardi 24 décembre 2019

Veille de Noël. France. Aujourd'hui toute la journée.


Il fait doux. Trop doux (17°). Heureusement, à l'intérieur de la maison, le froid est toujours là, mon fidèle compagnon. Je vais faire des courses à Alès, tout à fait comme si j'allais fêter Noël, moi aussi. C'est la même chose chaque année. J'observe les gens qui font leurs courses, ils sont pressés, ils ont en commun cette légère fièvre des jours de fête. Arrivé à la caisse, il me manque un euro et trente centimes pour régler mes achats, je dois enlever un article. J'hésite un moment, car je sais que ce qui grève mon budget, c'est le livre. Je n'achète jamais de livres, d'habitude. J'ai fait une exception. Finalement, je garde le livre, et j'enlève des fruits. La caissière doit appeler sa supérieure, qui met du temps à venir, les gens s'impatientent, derrière moi. J'ai mal calculé, ça peut arriver à tout le monde, non ? J'ai bien une carte bleue, mais je ne m'en sers jamais. D'ailleurs, quand ça arrive, en général, elle ne fonctionne pas. Elle fait la gueule, sans doute. Une carte bleue qui sert deux fois par an ne peut que faire la gueule. Je n'ai pas de cours, ni aujourd'hui, ni demain, ni aucun des jours qui viennent, jusqu'à l'année prochaine. En somme, je suis en vacances. Je ne crache pas dessus, même si j'aurais préféré donner des cours, pour avoir un peu d'argent. 

C'est un petit volume de cent pages, dans la collection l'Infini de Philippe Sollers, chez Gallimard. Marc Pautrel est le nom de l'auteur. Avant-hier, je n'en avais jamais entendu parler, et hier, je suis tombé par hasard sur son blog, en cherchant autre chose. Il m'a intrigué. J'aime les récits de rencontres. J'en ai lu pas mal, et ça m'a remis en mémoire mon "Sarah, Printemps", car le titre de celui-ci est "L'éternel printemps". 

J'aime ces moments où je me sens abandonné de tous, délié de tout. Un temps neutre. Pas d'appels, pas d'horaires, aucune obligation, lumière pâle. L'impression étrange que personne au monde n'est au courant de mon existence. Je suis vivant, mais comme hors du monde. Ce n'est pas désagréable. 

J'ai mis la radio mais je ne l'écoute pas. « Merci d'avoir choisi France-Musique. » Je n'ai rien choisi, justement. J'ai appuyé sur un bouton qui n'a aucun rapport avec la musique que j'ouïs malgré moi. D'ailleurs je me lève pour aller éteindre le poste. Il y a des jours et des jours que je n'écoute plus de musique. Silence dans la maison. Silence en moi. J'ai répondu à trois messages amicaux, par peur de paraître impoli, mais c'est comme si je parlais tout seul. Je ne crois pas réellement à la présence d'autres êtres humains sur terre. Il y a un décor, autour de moi, pour que je ne sois pas inquiet, mais je sais qu'il s'agit d'un décor, et qu'en réalité je suis seul avec les millions d'ordinateurs de par le monde qui continuent à fonctionner par habitude. 

Par exemple, cette Isabelle qui m'appelle régulièrement au téléphone : je sais bien qu'elle n'existe pas. Elle au moins n'essaie pas de faire semblant. Ma famille non plus n'existe pas. Une preuve ? Sur l'écran du PC qui est allumé devant moi, je peux lire : « Veille de Noël. France. Aujourd'hui toute la journée. » Ce qui n'a pas le moindre sens. C'est à ce genre de détails que je comprends que les hommes ont abandonné le monde aux machines. Pourquoi m'a-t-on oublié, moi ? Je n'en sais rien. J'ai dû faire quelque chose de mal, mais je ne sais pas quoi. Ce n'est pas grave. Tout fonctionne normalement, y compris Netflix et Youporn. 

Noël ? Ah oui, ça me revient. Jésus, le bœuf et l'âne, l'étable. L'odeur du sapin et des mandarines, le cardon. 

lundi 23 décembre 2019

Partition


Nous placions les femmes au plus haut. La partie la plus exaltante de notre vie n'était qu'un long détour pour tenter de les rejoindre dans le continent mystérieux qu'elles habitaient. Depuis que leur principale raison d'être est de singer l'homme, elles ont perdu tout intérêt et tout attrait. Imiter l'homme les a considérablement appauvries, quand ça ne les a pas anéanties. Croyant acquérir des pouvoirs supplémentaires, c'est le contraire qui s'est produit : elles se sont dessaisies de leurs sortilèges. Plus complexes que les hommes, plus élaborées, plus nuancées, plus chatoyantes, elles sont désormais tristement incarnées, schématisées grossièrement à l'aide d'un vocabulaire qui leur convient autant qu'un parapluie à une grenouille. 

Le génie de la Création est d'avoir fait des êtres complémentaires, différents, souvent antagoniques. Dieu n'est pas maladroit à ce point : s'il avait voulu qu'hommes et femmes soient pareils, il se serait contenté d'un seul sexe. La différence sexuelle est la partition première, elle est la mère de toutes les oppositions — il s'agit bien d'une opposition, non d'une apposition. Vouloir abolir cette différence-là, c'est bafouer le principe même de l'humanité, c'est stériliser le germe de toute vie et de toute création, qu'elles soient organiques ou spirituelles. 

Les femmes d'aujourd'hui sont comparables à des compositeurs qui, ressentiment, bêtise ou conformisme social, n'utiliseraient que le mode majeur, croyant qu'il n'est qu'une version améliorée du mode mineur. Pour mesurer l'appauvrissement qu'elles ont fait subir à Éros et à Philia, il suffit d'imaginer cinq siècles de musique amputée du mode mineur (disant cela, je minimise gravement le dommage subi : en effet, supprimant un des deux modes d'expression musicaux, c'est bien plus que la moitié de son potentiel qui tombe, car un mode ne parvient à sa pleine efficacité qu'en s'appuyant sur son contraire — même s'il est en lui-même riche de grandes qualités). C'est un peu comme si, lisant la Bible, nous nous contentions du Nouveau Testament. 

vendredi 20 décembre 2019

Cantate



Egon Petri, vous connaissez ? Sans doute pas, mais vous avez peut-être entendu parler de Ferruccio Busoni, et sûrement de Liszt. Petri est un disciple de Busoni qui était un disciple de Liszt. Busoni a même rencontré Brahms et Anton Rubinstein. Pourquoi est-ce que je vous parle d'Egon Petri ? Parce que vous ne le connaissez pas. Il y a tellement de choses que vous ne connaissez pas… En écrivant ceci, j'écoute Egon Petri qui joue Schafe können sicher weiden, dans une transcription personnelle. Oui, je sais, tout le monde s'en branle, d'Egon Petri. Et puis, vous n'avez pas à savoir ce que j'écoute pendant que j'écris, peut-être même que ça vous énerve que je vous fasse passer de l'autre côté du miroir, que je digresse, que je fasse du hors-sujet perpétuel, et qu'il soit question de musique à tout bout de champ, vous n'avez pas payé pour ça — mais vous n'avez payé pour rien du tout, donc je fais ce que je veux, je n'en fais qu'à ma sale tête de vieux con atrabilaire qui a ses obsessions, toujours les mêmes, après tout, si vous n'êtes pas contents, allez voir ailleurs si j'y suis, personne n'est obligé de me lire. C'est pas ce qui manque, les textes à lire, sur Internet. Oui, je suis obsédé, oui, je suis monomaniaque, oui, je raconte toujours la même chose, j'écoute toujours la même chose, je suis assis sur la même chaise, je bois le même café CORA, "doux et parfumé", un pur arabica d'Ethiopie, j'avale chaque matin quatre comprimés différents, et je dors avec une machine qui me souffle dans les trous de nez. On ne veut pas que je meure de ma belle mort. On s'acharne. Les moutons peuvent paître en sécurité. Dieu est là. Où ça ? Partout. Partout où il y a de l'homme et même là où il n'y en a pas. Là où un bon berger veille, je peux m'asseoir et écouter Bach dans la solitude. On peut sentir le calme et la paix, et la paix, et la paix et le calme des mains reposées sur les genoux, tandis que Dieu se tait avec nous, ici et maintenant, dans le creux des phrases composées par son fils, tout amour, la paix en lui, qu'il nous transmet comme une boisson apaisante. C'est Egon Petri qui apporte cette paix jusqu'à moi, à travers la vibration de l'air et à travers les siècles, miracle, paix, amour, musique, harmonie, nous ne sommes pas encore morts, on s'acharne, on tend l'oreille, on se réchauffe à la musique, on se désaltère à la musique, on s'endort dans la paix de la musique, les voix, les présences, les corps, les accords répétés doucement, les gestes apaisés, les gestes amoureux, soigneux, précautionneux, ouate, douceur, attention, réserve, ménagement, attention redoublée, toujours, ne pas faire mal, ne pas effrayer, moduler doucement, naturellement, dans le souffle… Il y a tellement de choses que vous ne connaissez pas, que vous n'entendez pas, que vous n'attendez pas. Je suis le berger assis, assoupi, le berger rêvant qu'il compose cette musique, qui la chante, qui la joue, cette musique caresse, qui le berce, qui le nettoie intérieurement, cette musique qui parle aux moutons, au ciel, aux arbres, au temps, aux nuages, ça ne s'arrête jamais si l'on écoute, si l'on prend soin, si l'on s'arrête sur le seuil, si l'on est attentif, comme à l'entrée d'une chapelle déserte, on s'acharne à ne pas trop exister car le malheur est si vite arrivé quand la musique se tait, pas trop d'être, pas trop de gestes, pas trop de larmes ni de souvenirs, pas trop d'humanité, seulement la courbure discrète et légère d'une mélodie harmonisée qui ne veut pas cesser, qui se transmet de générations en générations, de pays en pays, de corps en corps, et qui arrive jusqu'à vous, qui n'insiste pas, il y a tellement de choses qu'on ne connaît pas, qu'on n'entend pas, il y a tellement, tellement d'amour perdu ici et là, surtout ici, surtout là, quel immense gâchis, alors pourtant que tout est donné, tout et plus encore.

Je chante doucement à son oreille…

mercredi 18 décembre 2019

Simple passé


Je connais bien la libido sentiendi, qui a toujours eu une grande place dans ma vie, et je connais assez bien la libido sciendi, depuis mes vingt ans, mais j'ignore tout de cette libido qui me fait remonter l'amont à la recherche de ce qui a eu lieu, à la recherche de celui que j'étais dans ces instants qui semblent m'avoir emporté.

Jusqu'à aujourd'hui, je pensais qu'il n'existait pas de bien plus désirable que la connaissance, mais c'est le souvenir qui m'est à présent le plus cher. Je donnerais le peu que je sais pour retrouver la mémoire de mon être passé, et principalement de ma jeunesse. Ces quelques années me semblent autrement précieuses que les bribes de savoir que j'ai cru amasser depuis lors.





mardi 17 décembre 2019

Contre le divorce


Voulez-vous savoir si vous allez vous supporter durant des années, vous et votre belle petite poulette encore fraîche, récemment conquise lors d'une soirée un peu arrosée ? C'est très simple : faites-vous déposer tous les deux, nus comme des vers, sans rien, ni eau, ni nourriture, ni vêtements, ni médicaments, ni ustensiles d'aucune sorte (à l'exception d'un récipient métallique et d'une machette), dans un coin sauvage au climat extrême, et restez-y trois semaines, quoi qu'il arrive. C'est la vie en accéléré. Ces trois semaines sont l'équivalent de trente années passées auprès de votre dulcinée. Tout y passe, justement. Le désir, la tendresse, la compassion, l'admiration, la haine, la pitié, le dégoût, la peur, le mépris, l'envie, rien ne dure, et c'est ce qui vous évitera de perdre une vie entière avec quelqu'un qui ne vous supporte pas et que vous ne supportez pas. Vous n'allez peut-être pas apprendre de quoi sont faits vos sentiments, mais vous allez savoir à quoi ils ne résisteront pas. 

vendredi 13 décembre 2019

Bitches Brew



Ça et le reste, tout en même temps, deux batteurs trois pianistes deux bassistes, l'électricité, le blues, l'Espagne, Stravinsky et Hendrix, ce qui est marrant c'est que les trois batteurs font ce que faisait Tony Williams tout seul, et Wayne Shorter toujours là, le son d'argent, jamais vulgaire, qui dans l'aigu contrepointe la clarinette basse de Maupin, Miles au-dessus, bien sûr, aux intersections froides, toujours cette autorité impeccable, désinvolte, mais sans réplique, la pulsation mousseuse, effervescente, ça bouillonne, on baisse le feu, ça mijote, mais toujours très loin au-dessous, le magma en transe, de temps à autre des projections au visage, des embolies contrôlées par la guitare de McLaughlin, des accords majeurs enclusterisés dans le désastre noir, et les trois pianos électriques qui contredisent la ronde, mais comment est-ce que ça peut fonctionner, tout ça, toute cette merde clapotante et fébrile, bazardée de miasmes projetés aux murs, le ça étouffé enveloppé dans le tout éclaté, arpèges ascendants, tranquilles, suspendus à des bribes de jazz cubiste, aimer le froid, on a découvert le monde, eh, oh, vous entendez, on s'est jeté dedans comme à la rivière, ça nous remonte les couilles au visage, on nage aussi vite qu'on peut, la fille est à moitié nue, elle nous regarde, et toutes les odeurs du passé nous sautent aux tempes, elle nous regarde, on essaie la gamme à l'envers, les tierces plantées dans la chair, bizarre ça marche, elle se penche en avant, elle sourit, c'est chaud, c'est dur, le ventre, les bras, les joues, quarte augmentée, lente, chaude, et la lente progression vers le haut, geste après geste, saturation du cerveau dans le mouillé des cymbales aplaties de plaisir, givre en gerbes, germées de sueur, les muqueuses ça râpe et le Pharaon fantôme dans chaque double-croche, planté au sommet du triangle noir, vide sa vessie… 

mercredi 11 décembre 2019

Active Absence



Il n'y a rien à résoudre, la vie n'est pas une équation ni une dissonance, c'est seulement le chemin qui nous conduit à l'heureuse disparition. La catastrophe, c'est l'entassement des corps, c'est la prolifération, c'est la chaleur produite par le désir et la parole. Le péché, c'est d'exister en croyant vivre, ou de vivre en croyant exister. Le péché, c'est ce que je suis en train de faire.

J'aimerais dire et ne pas dire, j'aimerais aimer et ne pas aimer, j'aimerais voir et ne pas voir. Autant dire que ma situation n'est pas des plus enviables. J'ai acheté vingt cahiers que je conserve vierges de tout écrit, afin que cette virginité leur confère des possibilités infinies. Remplis, ils me seraient inutiles, et même tout à fait néfastes. Ces vingt cahiers numérotés sont empilés sur mon bureau et constituent le cœur battant de mon travail. Travail ? C'est peut-être dire beaucoup, ou mal. Ce n'est pas un travail auquel je me livre, c'est un livre auquel je travaille, sans pour autant qu'il prenne la forme d'un volume imprimé, encore moins d'une explication ou d'une thèse. Oh, je n'ignore pas les moqueries auxquelles je m'expose en parlant ainsi. Un auteur sans œuvre, allons bon ! Il n'y en a que trop de par le monde. Pourtant je persévère, malgré l'inconfort de la posture, et j'espère que cette obstination me sera comptée en bonne part. Il faut trouver sa place dans le monde et quand la sienne est de n'en avoir aucune, il faut faire plus d'efforts que les autres pour l'occuper. Le vrai travail n'est pas d'écrire, le vrai travail est de ne pas travailler. Le livre auquel je suis occupé est un livre qui retranche au lieu d'ajouter — un livre qui, si on le mettait sur le marché, ferait disparaître du texte, soustrairait de l'écrit, retirerait des pages et des pages au monde : projet autrement ambitieux que celui qui consiste depuis l'aube des temps à apporter sa pierre à l'édifice. 

Mon œuvre réclamera un éditeur d'un grand courage (et d'une grande finesse), qui comprendra que ce ne sont pas les phrases ni le récit (ni même le style) qui font le prix de cet ouvrage, mais leur absence, leur retrait impeccable. Tout le monde sait faire des phrases, tout le monde a quelque chose à raconter, tout le monde a envie et besoin d'exprimer son moi profond : je ne tomberai pas dans ce travers. Je me situerai délibérément en travers de la route de ces noircisseurs de papier, de ces prolétaires de la phrase, de ces laborieux tueurs de temps qui pensent qu'on peut (et qu'on doit !) remplacer la pure durée par du verbe. La seule attitude digne et courageuse, quand on est conscient de sa responsabilité, est de gommer avec obstination et précision les phrases des autres, de recouvrir le logos d'un épais silence, silence qui doit figurer le texte en creux, lui opposer sa face concave, et l'absorber définitivement. Il ne s'agit pas d'opposer la vie et le récit, la substance et la syntaxe, le plein et le vide, il s'agit au contraire de ne faire qu'un avec ce qui fait défaut, avec ce que nous poursuivons incessamment depuis l'origine jusqu'au terme de notre vie : la mort, ou, pour le dire moins brutalement, l'Absence. Si la mort est le terme de toute vie, c'est qu'elle en est l'aboutissement et le couronnement. Il n'existe pas d'autre perfection, d'autre idéal. C'est dans la mort que l'idée et l'être ne font qu'un, qu'ils vainquent enfin le temps (et donc l'illusion) qui les abîmait depuis toujours. Il ne peut y avoir de vérité en dehors de l'absence, car la présence ajoute, déforme, pervertit et falsifie, empêche, s'interpose : elle corrompt l'être à cause du temps qui produit une oxydation à la surface de l'idée. Ôtez le temps, et tout redevient net, limpide, transparent. Biffez les phrases, et l'Amour revient.


mardi 10 décembre 2019

SOLDES de Noël



• Une banane authentique : 950 €

• Une paire de chaussons usagés : 575 €

• Un cassoulet raté : 129 €

• Un stéthoscope comme neuf : 56 €

• Un poème inachevé : 101 €

• Un lot de quinze lettres d'amour n'ayant pas servi : 200 €

• Un manuscrit retrouvé à la poubelle : 23 €

• Un lot de 700 coton-tiges neufs : 125 €

• Une théorie politique originale (101 pages) : 71 €

lundi 9 décembre 2019

Méthode


L'art, c'est très simple. Prenez un grand artiste et imitez-le. Votre maladresse à le copier produira forcément une œuvre originale. Moi, en tout cas, c'est comme ça que je procède. Et ce qu'il y a de bien, avec mon système, c'est que plus on est maladroit, plus on fait quelque chose d'original, puisque le résultat, la plupart du temps, est très éloigné de son modèle.

Ceux qui ne veulent pas copier sont souvent accusés de le faire, alors que ceux qui, comme moi, le veulent (mais n'y parviennent pas), sont tranquilles : on ne les accusera jamais de plagiat. Non, je vous assure, mon système n'a que des avantages. Et puis, il arrive qu'à force de copier quelqu'un, on finisse par le comprendre — et parfois mieux que lui-même. C'est en quelque sorte un bénéfice collatéral, mais qui n'est pas négligeable.

Une fois qu'on aura bien copié X, et que conséquemment on sera un peu las de s'acharner sur lui, on passera à Y, qui, à son corps défendant, récoltera un peu de la main acquise chez X. Ce n'en sera que plus intéressant, quant au résultat. Et l'on procèdera de la sorte, jusqu'à ce qu'on ait suffisamment dérivé, de modèle en modèle, pour en arriver, sans s'en rendre compte, à ne plus copier que l'artiste qui n'existe pas encore, ou qui n'existe plus que dans la mémoire d'un personnage de roman oublié de tous — roman qui pourra éventuellement avoir été copié d'un autre roman, imaginaire celui-là.

On le voit, les possibilités sont immenses. Parmi elles se trouve même celle d'acquérir un jour un vrai talent. Ce n'est pas forcément souhaitable, mais il faut pourtant envisager sereinement la chose, ne serait-ce que pour ne pas avoir l'air de découvrir la lune en cherchant la porte du jardin.

dimanche 8 décembre 2019

Aujourd'hui


Hier, je me suis entendu dire « au jour d'aujourd'hui », au téléphone, à quelqu'un qui n'a même pas réagi, tellement elle devait être étonnée de m'entendre parler ainsi. Elle a peut-être pensé que je le disais au second degré, mais ce n'était pas le cas. Le processus par lequel nous sommes parfois contaminés par des expressions que nous réprouvons de toutes nos forces est assez mystérieux. Cependant, ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive d'utiliser la langue de l'ennemi. Ce n'est même pas que nous sommes "parfois" contaminés par l'atroce parlure du siècle ; nous le sommes toujours, mais nos défenses cèdent parfois, à l'improviste, sous la poussée d'un élément psychologique qui soudain vient mettre en défaut les barricades que sans cesse nous élevons entre nous et… Et quoi ?

Au moment où j'ai interrompu la rédaction de ce texte, sans savoir quoi répondre à ma dernière question, j'ai entendu la très célèbre Sicilienne de Fauré, dans sa version pour violoncelle et piano. Fauré est un des meilleurs exemples que je connaisse pour illustrer ce à quoi nous tenons, nous qui refusons de manière un peu désespérée l'irrésistible abâtardissement de la langue française. L'élégance, la juste distance, le naturel patiemment construit, et toujours l'intelligence au service de l'expression, la clarté, le charme et la pudeur, qui n'empêchent pas un certain romantisme et une flamme réelle, il faut parfois entendre cette musique interprétée par des étrangers pour en sentir la profonde francité, cette chose mystérieuse à laquelle de plus en plus nous sommes attachés. Si l'on devait résumer toutes ces qualités en un seul mot, je choisirais celui de "culture", car c'est elle, appliquée au génie français, qui leur permettait de s'épanouir dans une chair commune. Cette culture française, oubliée, moquée, caricaturée, quand elle n'est pas tout simplement niée, ou ridiculisée par le culturel, qui n'existe plus qu'à l'état de réminiscence vague, de rêve évanescent, de larmes amères, de poussière de fin de nuit, je sais qu'à travers la musique, et peut-être elle seule, elle continuera de vibrer, fût-ce sourdement, à travers les âges sombres qui viennent. 

C'est étrange de vieillir, mais c'est sans doute une chance dont on a du mal à mesurer toute la portée, tellement elle nous dépasse. Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné d'éprouver une telle émotion, une émotion qui provient du dépôt quasi invisible en moi de générations et de générations de ceux qui ont fait ce pays et sa mémoire. Il faut du temps, pour ressentir cela, il en faut beaucoup. Il faut avoir entendu cent fois le Requiem de Fauré ou celui de Duruflé, il faut avoir mis son âme et son intelligence dans les pas de ces immenses compositeurs, il faut les avoir aimés comme on aime un frère aîné, comme on aime celui qui nous montre le chemin de la vie, celui qui nous initie à l'amour, celui qui nous montre la Beauté, il faut avoir aimé, avoir été aimé, avoir été désaimé, abandonné, oublié, il faut retrouver en soi l'enfance jamais éteinte, il faut écouter, et écouter encore, il faut avoir connu la mort des très proches, la déréliction, la terreur, l'angoisse et la douleur, il faut se rappeler ce concert au Château d'Annecy, avec Leslie Whright au piano dans le quatuor opus 15, il faut retrouver en soi cet ut mineur si profond, si intense, si large, dont la pulsation, inscrite pour toujours en nous, continue d'ouvrir notre poitrine et notre souffle, il faut parcourir à grandes enjambées des siècles et des humeurs, se souvenir du corps de ses amantes, il faut se laisser envahir de nostalgie jusqu'à en suffoquer, il faut entrer dans la vie silencieuse des organes, il faut laisser venir les parfums, les sons, les caresses, la morsure de l'absence, et il faut inscrire dans de grands cahiers des phrases qui ne nous ressemblent pas, les laisser là, les oublier…

La musique, la langue, le temps et l'amour sont aussi inséparables que les quatre instrumentistes dans le finale du quatuor opus 15, ils échangent leurs voix, leurs couleurs, leurs chants, leurs rythmes, leurs corps, cordes frappées et cordes frottées, apnées, souffles, appuis, réponses, poursuites, simulacres, désir, échos, renvois, enroulements noirs, perspectives troubles, affolement, joie bandée, pincements, griffures, plaisir ample, diminution, mon amour, augmentation, plage le soir, elle marche, on entend le vent, elle va retourner danser, je me noie… Deux nuits et puis c'est fini.

jeudi 5 décembre 2019

Karezza



Assis dans mon lit, je rêvasse, une tasse de café chaud à la main. À côté de moi, sur la table de nuit, le smartphone joue le deuxième sextuor de Brahms. Je repose la tasse sur la table de nuit et j'écoute Brahms. Au bout d'un moment, j'étends la main, machinalement, vers le café, et c'est la musique de Brahms que je porte à ma bouche.

Il est difficile de faire comprendre qu'on peut être quelqu'un de (très) moral quand on hait ceux qui le sont (trop).  

Je ne suis plus à l'abri de la phrase, je ne suis plus protégé par les phrases. Les brins qui me retiennent cèdent, les uns après les autres, et je tombe, lentement mais sûrement…

Quand je suis méchant, je ne le suis jamais assez. Je n'y arrive tout simplement pas. 

J'ai écouté une version des Barricades mystérieuses, jouées par un jeune guitariste, quelque chose d'épouvantable, avec une fausse note dans la première mesure, un son en carton, un lyrisme de Macdo. Là aussi, j'aimerais être très méchant. Octave les jouait si bien, lui — il y a près de cinquante ans. Je n'ai jamais retrouvé ce goût-là.

Je ne sais plus jouer de piano, je ne sais plus écrire, je ne sais plus parler non plus, et les images m'emmerdent. Je regarde des vidéos pornos, et ça ne m'excite pas du tout. Trop de curiosité gomme l'excitation purement sexuelle. Même faire la cuisine m'ennuie profondément (et ça, c'est plutôt mauvais signe).

Le soleil brille parfois dehors mais il a cessé de briller en moi. Ne me réchauffe plus. Je n'ai plus envie de lire. Aucune voix de femme ne trouve grâce à mes oreilles. Je pense souvent à cette publicité pour un logiciel Adobe : « Maîtrisez After Effects en 24h ». Quand j'avais seize ou dix-sept ans, le professeur de dessin du lycée Gabriel Fauré, à Annecy, m'avait offert un livre intitulé "La perfection sexuelle" (je devrais le relire). Non, ce n'était pas pour me faire comprendre que je faisais mal l'amour, enfin je ne crois pas, car elle disait partout être très satisfaite de son amant (moi). Elle pratiquait, avec son mari, une technique sexuelle nommée Karezza, si je me souviens bien, qui enjoignait à l'homme de ne pas éjaculer. Cela pouvait durer des heures, et il était question de courants électriques puissants qui passaient d'un corps à l'autre. Nous étions allés dans un chalet, à la montagne, pour expérimenter tout cela. Elle se prénommait Christine et son mari Christian. Maîtrisez les effets que vous produisez sur les femmes… Les effets d'après… Trop tard. Il n'est plus question que des effets que je produis sur l'infirmière, sur la secrétaire médicale, sur la radiologue, éventuellement sur la boulangère. Il faudrait pouvoir les revoir toutes, ces femmes croisées quand nous étions jeunes, et leur demander. Mais elles seraient trop occupées à nous poser les mêmes questions, ou à nous demander ce que nous avons pensé du dernier prix Goncourt, dont nous n'avons absolument rien à foutre, que nous n'avons pas lu et ne lirons jamais. Sont-elles toutes devenues des connasses ? Qui sait ? Ce n'est pas impossible. Un type, sur Facebook, un garçon d'une incroyable gentillesse, m'a envoyé 300 euros pour que je puisse mettre 300 litres de fuel dans la cuve. C'est le troisième hiver de suite que je passe sans chauffage. Ces 300 litres de fuel ne servent pas à chauffer la maison, mais au moins je peux garantir 15 degrés à mon piano (et à mes élèves) qui, le pauvre, doit beaucoup souffrir de ces écarts énormes de températures entre l'été et l'hiver : j'étais tombé à 12 degrés, il y a trois semaines ! Cette année, j'ai noté un progrès remarquable. Comme tous les ans, au début de l'hiver, j'ai été tétanisé et terrorisé par le froid, un froid paralysant, brutal. Mais, pour la première fois depuis toutes ces années, je crois, je commence à m'y faire. Bien sûr il fait toujours froid dans la maison (14, ou même 13 degrés, ou même 12, dans certaines pièces, ce n'est pas précisément confortable), mais grâce je crois à des techniques de respiration, je supporte. Il m'arrive même de me balader en T-Shirt, pour faire le malin et provoquer le froid. À ce propos, je regardais tantôt une photographie de Renaud Camus, dans son bureau, avec un radiateur électrique à dix centimètres des jambes. C'est très mauvais, ce qu'il fait là ! Il faudrait que quelqu'un lui dise. 

Pour en revenir aux phrases, oui, c'est très sensible, je sens bien que je m'en éloigne, que plus je m'en éloigne et plus ce qui me tient, me retient, est fragile, friable, inconsistant. Hier-soir, durant la grève à la radio, j'ai entendu un morceau de la Grande Fugue, de Beethoven, et c'était comme s'il voulait me montrer tout ce que je perdais, tout ce qui était en train de m'échapper. La force de la vie et la vie de la force. Beethoven est sans nul doute le dernier à croire que je peux vivre encore quelque temps. Enfin, si ça se trouve, il fait semblant, par devoir ou par gentillesse. C'est amusant, tout de même, que je repense à cette histoire de Karezza.  Ce matin, dans mon rêve, j'étais accompagné d'un cheval. Ce n'était pas simple. J'étais responsable de lui. Je devrais être moins curieux, ça me vide. 

J'ai ressorti le tableau que m'avait offert Christine, celle dont je parle plus haut. Il est très kitsch, mais il est n'est pas si mal, dans son genre. J'en ai eu honte durant quarante ans, et maintenant je l'assume complètement. Elle m'a représenté, nu, dans ses bras, nous sommes à moitié cachés derrière un arbre majestueux dans lequel elle se trouve également en majesté, comme une déesse blonde dominant les choses du monde, une lueur provenant de derrière elle et des plumes dans les cheveux ! Elle porte une robe bleue turquoise. Je dis que nous sommes nus et enlacés, mais ce n'est pas tout à fait exact. Elle est nue, mais moi je suis seulement torse nu. Et c'est elle qui est dans mes bras, plutôt que l'inverse. À la droite du tableau se trouve mon piano de l'époque, un quart de queue Kawaï noir qu'elle était venue dessiner à la maison. Sur le siège est posé un sabre et dans le ciel, au loin, au-dessus du couvercle du piano ouvert, on aperçoit une amazone, à cheval, qui brandit un arc (elle, encore ?). Le tableau est dans les tons verts et bleus, avec quelques rares teintes plus chaudes, derrière les collines, à l'intérieur du piano et dans l'arbre. Le style est un mélange improbable de surréalisme et de romantisme, et, à première vue, on se dit que le peintre ou la peintre est toquée — ce qui n'est pas complètement faux. Le ciel est bleu, mais un nuage noir qui semble sourdre de l'arbre entoure un soleil couchant (ou levant) qui ressemble à une lune. À cette époque-là non plus, je n'avais pas de phrases à ma disposition. Les seules choses qui me tiraient dans la vie étaient ce que je trouvais dans mon instrument, improvisant, mâchant et remâchant des gammes et des exercices comme un affamé lâché au milieu d'un restaurant. Je bandais et rebandais mon arc, alors, sans fatigue ni lassitude, comme si cela devait durer toujours. Plus vite, plus fort, plus loin. J'étais ce qu'on appelle un virtuose. Les fugues ? Très peu pour moi. J'étais gentil, à l'époque, j'étais sympa, et l'une de mes premières compositions s'intitulait Tréponème pâle



vendredi 29 novembre 2019

Vroum !



Depuis quelque temps, j'explore une nouvelle portion de mon chemin de vie. Je monte dans ma voiture, je mets ma ceinture de sécurité, et je me promène, ou je vais faire mes courses, sans mettre le moteur en route ni faire un mètre. D'abord, c'est très économique : il y a bien longtemps que je n'ai pas rempli le réservoir de mon auto. Ensuite, je ne pollue pas du tout. De plus, je vois ce qui se passe chez moi quand je n'y suis pas, ce qui est toujours intéressant, quand on est curieux. Et cela m'offre l'avantage supplémentaire de pouvoir saluer mes voisins, qui passent devant chez moi et me voient au volant de la voiture. Il y en a qui viennent me demander ce que je fais, et alors je leur réponds très courtoisement — mais la plupart s'en abstiennent, car c'est bien évident. Il m'arrive de leur proposer de faire une course pour eux, soit à la pharmacie, soit à la poste, soit à CORA. Certains me demandent de passer les voir ensuite afin de leur raconter ce que j'ai vu. Mais je n'ai pas toujours le temps de le faire. 

Parfois, mais rarement, je klaxonne, car un lièvre traverse la route sans prévenir. Parfois aussi j'actionne mes phares, car il fait nuit. Parfois encore je ralentis, car je passe devant une école ou un hôpital. L'autre jour j'ai dû mettre les essuie-glaces en route : il pleuvait des hallebardes. 

En règle générale, le trajet s'effectue sans encombres. Quand celui-ci touche à sa fin, j'enlève la ceinture de sécurité et je descends de ma voiture, j'ouvre le coffre et je transporte les courses depuis le véhicule jusqu'à la cuisine ; tout ça sans avoir eu à ouvrir et fermer le portail, ce qui constitue un autre avantage. 

Il va sans dire que les accidents sont très rares, et j'ai constaté aussi que mes pneumatiques s'usaient beaucoup moins vite. Bref, l'expérience est positive, à tous points de vue. Je ne saurais trop recommander ces balades automobiles à ceux qui, comme moi, n'aiment ni les accidents, ni les sorties de route, ni les mauvaises surprises. 

Cordialement.

dimanche 24 novembre 2019

Pour rire



— Je ne comprends pas pourquoi les éditeurs ne veulent pas de moi.

— Moi non plus.

— Je pourrais peut-être leur envoyer un manuscrit ?

— Ah non, quand-même pas !

— Je disais ça pour rire…


vendredi 22 novembre 2019

(Bienveillance du vide)


Combien de victimes la vie fait-elle chaque année ? Et depuis le commencement de l'humanité, combien en a-t-elle fait ? Pour l'instant, elle m'a épargné. Pourtant, il lui aurait été facile de m'abattre. Je ne suis pas un chêne. 

Du chêne, il m'arrive d'avoir l'immobilité. Ça peut durer une après-midi entière. Durant une telle après-midi, je reste dans ma chambre. Je suis immobile, ou presque. (J'attends.) Un désir me tenaille, mais j'ignore de quoi il est le désir. Je pourrais travailler, je pourrais lire, je pourrais dormir, mais je préfère rester là sans rien faire qu'attendre. 

Ces soustractions que l'existence fait en moi ne servent à rien, en apparence. Elles m'ont pourtant accompagné tout au long de ma vie. Non seulement je les ai subies, mais je les aimées en secret, alors que souvent elles s'accompagnaient d'un pénible sentiment de culpabilité. 

Ces parenthèses sont l'occasion d'un double mouvement : je m'éloigne de moi jusqu'à me perdre de vue et de moi je m'approche au plus près, jusqu'à craindre de m'y noyer. 

J'entends la pluie. Le soir tombe. 

Quand j'étais enfant, je finissais souvent, facilité, par précipiter ce désir sans objet en un désir sexuel qui avait le goût de la poussière. Il fallait l'actualiser, le concrétiser. C'était beaucoup le réduire. C'était lui donner une forme et c'était me rassurer. Quelle petite chose que la jouissance sexuelle, quand on est face à l'immensité de l'inconnaissable ! Elle éteignait l'incendie, circonscrivait l'inondation, mettait fin à cette dérive silencieuse et infinie qui me retranchait de l'existence. J'ignorais qu'en empêchant la vie de fuir de moi je me coupais les ailes. Le ne pas savoir qui venait alors troubler mon être était plus précieux que toutes les assurances. Tout à coup, j'étais sans direction, sans autorité, littéralement désaxé. Ma vie pouvait aller dans n'importe quel sens ; j'avais retrouvé la totalité des occasions de celui qui arrive au monde, j'en étais revenu à l'hypothèse sans bords. Être, faire, devenir n'étaient plus les verbes dominants. Le sentiment de continuité était aboli — le sens suspendu. 

La maison est vide, sauf de moi. La maison et le temps et l'espace se confondent. Je suis aussi vide que la maison qui me contient. Le sens a fui, comme un gaz léger, et le temps est au plus faible de sa densité. 

J'entends la pluie. C'est encore trop dire, d'attendre. 

jeudi 21 novembre 2019

Chirurgie esthétique



Le problème de la chirurgie esthétique est qu'elle va toujours (quoi qu'elle prétende) vers une abstraction morbide. Le visage, en ses transformations liées au temps, est incroyablement imaginatif : il trouve toujours des chemins singuliers. Mais c'est assez normal, finalement. Car que fait le (bon) chirurgien esthétique ? Il essaie d'aller "dans le sens du visage" de celle qui lui confie sa beauté. Il veut donc prolonger les évolutions qu'il voit, tout en les ralentissant, en leur conférant un tour moins agressif. Mais personne n'est capable d'anticiper précisément les caprices de la nature, personne n'est à même de distinguer le chemin singulier qui serpente parmi les autoroutes de la génétique. 

Le visage, c'est l'anti-abstraction par excellence : l'incarnation — ce n'est pas pour rien qu'on oppose la peinture figurative et la peinture abstraite. Tout est mobile, dans un visage vivant, tout est lié au temps. Et la chirurgie esthétique, si elle réussit à beaucoup de choses, échoue toujours à restituer la mobilité générale d'un visage : elle dépose ça et là des plaques d'immobilité. Même si ces endroits sont jolis (plus jolis que ce qu'ils sont censés remplacer, ou corriger), ils sonnent faux car ils sont indépendants de ce qui les entoure, alors qu'un visage incarné est fait de centaines de territoires mouvants qui sont tous dépendants des autres. C'est à ces portions qui semblent figées (qui n'évoluent pas à la même allure que les autres) qu'on reconnaît une figure retouchée par la chirurgie esthétique. Ce sont ces portions de visage dont les capacités expressives sont restreintes, bornées, aplaties, ou plutôt dont l'expression ne dépend pas entièrement de toutes les autres, qui conduisent les visages retouchés vers cette abstraction qui annonce la mort. C'est cela qui crée le malaise. 

Le visage, c'est la vérité du temps qui se dépose dans l'être. Et cette vérité est un mystère d'une folle complexité. Même bien réalisée, la chirurgie esthétique ne pourra jamais approcher un tel degré de complexité, de la même manière qu'une partition exécutée par un ordinateur ne constituera jamais une interprétation. Ce qui rend le visage si bouleversant, et finalement si beau, c'est qu'il est sans cesse en train d'interpréter le temps. Et c'est le temps, toujours, qui révèle l'erreur de trajectoire que constitue l'"interprétation" de la chirurgie esthétique.

vendredi 15 novembre 2019

L'agenda



Je ne produis que des sous-textes, en ce moment. Mon cerveau est trop refroidi, il n'est plus capable de rien. La seule chose qui m'intéresse est le prix du fuel — et la météo. Mon cardiologue est un con. J'ai du mal à monter quatre volées de marches. Je me suis acheté un agenda et des pantoufles. Mon bortsch était très réussi. Il est dommage qu'elle s'appelle Maboula, Maboula, on aurait bien aimé l'appeler Maboula. Le petit Jack est adorable. Une grossesse de plus de cinq ans. Ses longs cheveux. Son visage inoubliable. Des tartines beurrées. Un chien. Voix claire. Je suis glacé de l'intérieur. Écoutant la musique de Gerald Finzi, je pense au chien Vidocq, sans doute en train de mourir. Rester là, immobile. Rester encore un peu. Écrire quelques mots. Luna doit avoir froid, elle aussi. Ce matin, je me demande en quelle tonalité ça va finir. Trois arbres…

dimanche 10 novembre 2019

Bortsch à rebours


Cette joie dure et douloureuse lui entra dans la gorge au moment que tous ses os craquaient ; et puis plus rien. 

Il courait dans la rue Saint-Antoine, il entendait le bus, derrière lui, mais celui-ci ne tournait jamais dans la rue de Birague. 

Pourtant, dans son rêve, il arrivait de l'autre côté de la place, depuis la rue de Béarn, il traversait le square, entrait au 3, toujours courant, prenait à gauche, l'escalier, sans allumer la lumière, grimpait les marches quatre à quatre, et c'est là qu'on l'attendait. 

Non, c'est bien au moment où il avait traversé la rue de Birague sans regarder derrière lui que le bus le renversa. Cela il le savait puisque sa vie s'arrêta net. Il n'avait pas pu arriver jusqu'à l'appartement. Il n'y avait plus rien, ni à raconter, ni à vivre. C'est dommage car il avait une idée de roman qui lui était venue, c'est pour cette raison qu'il courait : il voulait vite coucher la première phrase dans un cahier avant qu'elle lui échappe. La joie lui entra dans la gorge au moment que tous ses os explosaient, et puis plus rien. Ou bien, cette joie lui entra dans la gorge. L'idée de commencer un roman par « cette » lui semblait excellente, tandis qu'il courait. Cette joie… Quelle joie ? Il avait pensé mettre une majuscule à Joie, mais il y renonça. C'était un peu trop New-Age, la Joie, peut-être, un peu trop développement personnel ou « canal de lumière », comme il l'avait lu quelques heures plus tôt sur Facebook. 

L'idée à laquelle il tenait, en revanche, était celle de commencer le roman par sa mort brutale, sans développements. Une mort nette et sans bavure. Une mort unie. L'écrivain meurt au moment-même où il trouve la première phrase de son roman, le roman qu'il essayait d'écrire depuis des années. Mais pourquoi avait-il tenu si fort à associer la mort et la joie ? Aucune idée. Cela lui semblait seulement la meilleure chose à faire. 

Quand on est mort, on peut parler librement. On peut enfin parler sans contrainte. Oui, de cela il était certain. Cette première phrase, il en avait rêvé pendant des années. Et voilà qu'elle le tuait. Saloperie ! Il courait toujours, dans ses rêves, il courait ou il volait pour leur échapper. Est-ce qu'on peut raconter ses rêves, dans un roman ? Ce n'est pas un peu débile, comme procédé ? Ce n'est pas voué à l'échec, comme de raconter une scène de cul ? 

On peut tout faire, et surtout ce qu'il ne faut jamais faire. Tous ceux qui vous donnent des conseils le font pour vous empêcher d'écrire — surtout si les conseils sont bons. Cela il le savait depuis toujours. Le pire, c'est toujours les bons conseils. 

Et cette famille, cette famille de merde. Toujours là. Toujours là à me faire chier. Putain ce qu'il pouvait les haïr. Surtout un, là. Non, tous. Ne t'arrête pas ; ne les écoute pas, surtout. Raconte tout, depuis le début. Venge-toi. Il voudrait les badigeonner de merde. Les enfermer dans une pièce après les avoir badigeonnés de merde. Ensuite, la pièce rétrécirait petit à petit, jusqu'à les écrabouiller, lentement. Lentement. Et là, il respirerait. Il respirerait vraiment, à fond, comme jamais il n'avait respiré de sa vie. On peut tout faire, dans un roman. On peut se suicider, on peut avoir du talent, on peut échapper à ses poursuivants, on peut oublier qui on est, ou on peut enfin le découvrir. Et même, on peut dire la vérité. Et puis plus rien. Ou mieux : et puis rien. Rien souligné. 

Le bus le renversa, oui, si on veut, mais c'est bien autre chose : le bus se substitua à lui, le bus remplaça la vie vide de cet homme par une force en mouvement, une force qui reprendrait sa course, un peu plus tard, quand le constat serait fait. Et le constat de ce remplacement, c'est le roman. D'où vient la joie ? D'où vient cette joie ? De quelle joie s'agit-il ? La joie du dernier souffle ? La joie de l'expiration ? La joie du point d'orgue ? Je courais pour emmagasiner de la vitesse, pour que cette vitesse me plonge d'un seul coup dans la dernière joie : comme une éjaculation de vie. Je connais déjà l'inverse. Le souffle qui vient, ou qui revient, quand on se réveille brutalement au milieu de la nuit, le souffle coupé, la respiration arrêtée, débranchée, les valves fermées, et qu'on reste là, quelques secondes, terrorisé parce qu'on comprend que le tuyau est fermé, qu'on ne peut plus respirer. Ça ne dure que quelques secondes, et, dans un sursaut d'une violence inouïe, on trouve la ressource (ou l'inspiration) qui remet la machine en route, qui rouvre le conduit, et qui permet à l'air de circuler à nouveau. Miracle ! L'inspiration est revenue. La source n'était pas complètement tarie. C'est aussi violent qu'une éjaculation, mais une éjaculation à l'envers. On a eu un sursis. Le dieu qui veille, là, nous a accordé encore une chance, et la Joie entre d'un seul coup, avec une brutalité d'outre-tombe. On peut se remettre à courir, jusqu'à la prochaine chute, jusqu'au prochain oubli — l'oubli de vivre, l'oubli de respirer. Alors on reste là, assis dans le noir, incrédule, sonné… C'était un point d'orgue, ce n'était pas un point d'arrêt. Ils ont pourtant la même forme exactement. 

 Et c'est là qu'on l'attendait. Les débuts ressemblent aux fins. Dieu a un grand sens de la forme. Bref, on est mort, mais ce n'est pas ce qui nous empêchera de raconter, en n'omettant aucun détail. Le récit sera aussi long et fastidieux que la vie même. C'est comme ça. Ce sera ra-conter, pas conter.

Et c'est là qu'on l'attendait. Là, entre deux étages, entre deux marches, on le prit à bras-le-corps, on le souleva, on l'emporta : il disparut. Pas finie, la gamme, laissée en plan, la sonate. C'est vers le fa dièse que la musique s'est arrêtée. Trois points, cadence rompue. Il avait encore des choses à dire. C'est comme ça que ça finit. Toujours entre deux phrases. Aller jusqu'au prochain point, c'est toujours incertain. On a beau être fait d'os et de ligaments, ça peut toujours rompre, toujours. Alentour, ils ne savent pas, ou alors ils font semblant. C'est du solide, qu'on dit pour se rassurer. Birague/Béarn, Roi/Reine. Dernier souffle, dernier couac. La première phrase était aussi la dernière. Et puis plus rien.

Mais il y a des miracles ! Oh, mais ça, j'en suis sûr. Ça existe, les miracles ! C'est pour ça qu'il faut toujours écouter, toujours avoir les oreilles grandes ouvertes, et les yeux aussi. Parce que dans le plus rien, parce que dans la nuit noire, il arrive encore des choses. Ça remue. Ça bouge encore dans le prélude en sol mineur du Clavier bien tempéré. Ça commence par un trille, un tremblement, un frémissement. Les onze notes du sujet de la fugue, horizontales : 3, 2, 3 et 3. Pouvez-vous m'isoler de la Konnerie, pour un euro, leur ai-je demandé ? Pas de réponse… Pour un euro, t'as même pas une fugue. Un égorgement, peut-être ; et encore, de mauvaise qualité, un égorgement au couteau rouillé. Et pendant ce temps-là Petrouchka fait le pitre sur Hidalgo, sa trottinette. Petrouchka est à la retraite, mais ça n'empêche rien. Il danse avec des trompettes en guise de jambes de bois, il attaque le Maure par devant, par derrière, le Maure mord mais ça ne prend pas, Petrouchka l'assomme d'un coup de code pénal.

Nous sommes écœurés d'avoir cette langue en commun avec un peuple chassé de lui-même par une bande de rats électrocutés par une morale de trottoir. L'air est chaud et bleu, la femme est humide, un merle gazouille, l'homme est sec, tout semble vivre dans une douceur profonde. Ils retrouvent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron ; mais il est tout mangé de vermine, ces mots pourris de l'intérieur, mouillés de pestilence : misogynie, emprise, égalité, séduction, démocratie.

Constat. La clarinette basse de l'Ebony Concerto. Si je vous disais tout, mes propres phrases disparaîtraient du même mouvement que je les écris, à rebours. Roi et Reine. Entrée et sortie. Ébène et ivoire. Ça remue entre les deux extrémités. Humidité et sécheresse. Virtuosité des jambes, des doigts, des langues, phrases entrecroisées, mots enfermés dans des valises, le pantin veut sortir à l'air libre, tirer la langue, montrer sa bite, ouvrir les cuisses de la princesse qui, à la fin, mourra quand-même. Le pantin et la putain, à la manif contre l'islamophobie, se tiennent par la main. Beaucoup de vent. Les cuivres. Les chars dans la rue Saint-Antoine, ça faisait trembler l'appartement. Inouï se cachait sous le piano. Balançons-nous dans le vide, Chérie. Je suis encore là. Pas très vaillant, mais là. Boum ! Petrouchka les assomme, tranquille… Il a le gourdin bien flexible, lui. Il voltige en trottinette, fend la foule et la poire, toujours un psaume à jeter parmi les morts-vivants. Trompettes bouchées. Chiffre phallus en rictus. Miracle ! Je bande ! La vigne laisse pendre ses fruits mûrs, ça remue humide. La source dans une phrase de Flaubert, une phrase incompréhensible, bien sûr, l'air est chaud et bleu. Il aurait fallu le dire avant. Avant le constat. Ça fait mal, la mort ? Ça fait mal, la joie qui entre à rebrousse-poil dans les organes ? Toujours double, le mouvement qui nous attache à la phrase mangée de vermine nous en éloigne. Faites sécher vos sentiments au soleil de novembre et préparez le bortsch, jeunes filles ! Négligeons un peu cette mort qui vous tiraille les traits en trilles et laissons les trompettes traverser les muqueuses trop minces de vos tripes, tirez-vous le portrait à la cuisine, tremblez en rythme, à la pause. Sur la pointe de vos seins un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il danse, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades entassés au fond de la grotte. Levez la jambe, la fugue revient. Comptez avec moi jusqu'à onze. À sec. Tout semble vivre dans une douceur profonde.

vendredi 8 novembre 2019

Expectans expectant Dominum


Un verrou a sauté : la boîte s'est ouverte. Je la rejoindrai bientôt dans la terre froide ; et tout ce que je n'aurai pas su, pas pu, ou pas voulu dire sera étouffé à jamais. Là-haut, à la surface, les bruits continueront, sans aucune signification, sans aucun prolongement vers la pourriture qui est mon destin. Même le prélude de la partita en si bémol n'aura plus aucune signification pour ce que je serai devenu. Là-bas, de l'autre côté de la vie, qui nous étreindra ?

La mort de la sœur, la seule fille de la fratrie, et l'aînée, est l'irréfutable signal de la débandade. Après elle, il faudra en venir à soi, aux autres, on ne sait dans quel ordre. Je pense à elle sans véritable douleur mais avec beaucoup de tristesse : le monde est différent, de son absence, mais je ne pleure pas. On ne m'arrache rien, sinon un peu de sens, un peu de temps, et peut-être l'illusion que demain pouvait tarder encore. Je ne l'aimais pas et pourtant sa mort ouvre quelque chose sous moi, c'est indéniable.

Dans le crépitement des secondes, c'est la musique de Stravinsky qu'on entend, sa pulsation obstinée et rêche, qui nous entre dans les côtes, tord notre figure et assèche notre bouche, les grands pas lourds qui font trembler le paysage et blêmir les faces. Il n'y a pas d'issue. Toutes barrées de nuit, les jeunes filles et les grands-mères sont confondues, alignées et réduites à l'effroi qui sourd de leurs paupières closes, dans l'odeur fade de la présence différée. Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau.

mardi 5 novembre 2019

La vie parmi les cendres



Dire ce qu'on pense de soi est impossible. Le faire tout de même oblige les autres à contredire celui qui parle, les laissant croire qu'ils lui viennent en aide, ou le réconfortent. On ne peut pas parler de soi et on ne peut pas non plus parler des autres, cependant que se taire est impossible. 

Si je dis ce que je pense de moi, on va me dire que j'exagère, que tout n'est pas si désespéré, si noir. Si je dis ce que je pense des autres, on va me dire que j'exagère, que tout n'est pas si désespéré, si noir. C'est pourtant pire que tout ce que je pourrais dire.

Alors on se fait des amis qui n'en sont pas, et on raconte des histoires qu'on a déjà entendues mille fois. On parle de politique ou de sa prostate. Vivre en cendres, ce n'est pas toujours drôle, mais il faut rester poli.