samedi 31 août 2019

L'envie



Ce qu'il y a de bien, quand on écrit, c'est l'envie, toujours là, qui ne relâche jamais son emprise, comme si l'on était au bord du fleuve sur lequel flotte cette chose qui va passer devant nous, à notre portée, qui ne repassera jamais ; ce qu'il y a de bien, c'est cette folie qui nous laisse penser que jamais la même chose, ou la chose même, ne repasse deux fois : il n'y a pas de deuxième prise, il n'y a pas de retour, dans le réel, il n'y a que du périssable, du furtif, du mortel, il n'y a que le manque d'attention de l'observateur qui pousse celui-ci à tricher quand il sait qu'il n'est pas à l'heure, à proposer une guenille à la place de la substance (la nuit vient vite, quand on essaie de voir) — attrapant quelques notes, de-ci de-là, et même parmi les plus mal assurées, il entend tout de suite un fracas qui l'effraie et le jette hors du récit, car le temps s'en mêle, immédiatement, qui vient épaissir la phrase, la durcir, et lui boucher les oreilles. 

lundi 26 août 2019

En italiques



Il suffit qu'on écrive trois mots sur quelqu'un pour qu'il devienne fou. Il lit ces trois mots et c'est comme s'il recevait une grosse gifle. Il est déséquilibré, il menace de tomber. Il tremble de tous ses membres, il a de la bave aux lèvres, de la fièvre, murmure des mots incompréhensibles, se tape le front du plat de la main, se cure le nez convulsivement. Pourquoi fais-tu toujours en sorte de commencer par ne pas être compris ? Par peur des malentendus.

« Mais tu n'as pas le droit ! » Ah bon, et pourquoi ? Mais, je sais pas, moi, la pudeur, l'amitié, la politesse, le respect, l'urbanité, tout ça. 

Elle a dix-sept ans. Avant d'aller se baigner, elle dit à sa tante : « C'est très embarrassant, mais tu sais, je ne sais pas où est mon petit trou… » Tu ne sais pas où est quoi ? Ben, mon petit trou, enfin tu vois bien ! Mais comment ça ? Eh bien, tu vois, j'ai mis un tampax, et il a disparu… Il a quoi ???

Jérôme Kerviel, cet ex-trader sacrifié par sa banque. Par qui ? Sa banque. Mais, sa banque, c'est qui ? Ah, ça, on ne sait pas. Quelqu'un dans un bureau, sans doute. Ou même pas dans un bureau, d'ailleurs…

Glenn Gould boursicotait. Il avait une mine de diamant. 

Mais enfin, si elle ne sait pas où est son petit trou, où a-t-elle mis son tampax ?

1,4 milliard d'euros ? Mais c'est rien !

N'en parle pas ! Le Secret ! Mais enfin, c'est intéressant ! Oui, mais ça doit rester secret. Tout le monde ment ? Bien sûr. Mais alors comment fait-on pour savoir ? On cherche. On cherche le trou ? Voilà. Le trou d'un milliard quatre cents mille euros. Sous le tapis, il l'avait mis sous le tapis. Mais ça devait bien faire une bosse ! Oh, mais tu sais, les bosses, ça n'inquiète personne. Ce qui les inquiète, c'est les trous. Les petits et les gros. Le silence. 

Pourquoi as-tu mis « mon petit trou » en italiques ? Pour qu'on le voit mieux. Tu montres les trous ? Oui, quoi d'autre ? Oh, Chérie, ton petit trou en italiques…

Tu es obscène ! Ah non alors, ah non ! Certainement pas. ce n'est pas ça l'obscénité, merde.  Tu ne la vois pas, l'obscénité avec un grand O ? Moto perpetuo… 

CECI N'EST PAS UN TROU. 


jeudi 22 août 2019

Moins cons



Avant, les gens étaient cons. C'est pas comme maintenant. Non, j'veux dire, sérieux, j'crois qu'on peut dire qu'on a évolué, mais de ouf, tu vois. On est bien plus conscients des vrais problèmes, des questions vitales, si tu préfères. Là, ça rigole plus : on est entré dans le dur. Quand tu vois que la banquise elle aura disparu dans trois ans et que les baleines sont pleines de plastoc, ça fout les jetons, quoi. Mais au final, c'est ça qu'est bien, on a plus le choix, on va dire. Si on prend pas les bonnes décisions, on va droit dans le mur. Ça va partir grave en sucette. Pi bon, c'qui faut bien voir aussi, c'est que les boomers y z'ont sacrément foutu la zone, quoi. Genre après moi le déluge, ces bouffons… Moi, j'sais que j'aurais vécu en ce temps-là, j'aurais fait c'qui faut pour alerter, tu vois. Non, parce que, tu me feras pas croire qu'y avait pas des signes, des trucs qui clignotaient, genre bon, la consommation ça va bien un moment, tu vois. Parce que qui c'est qui rembourse, là, hein, ben c'est nous ! Et nous, au final, ben on n'a rien demandé, j'ai envie d'dire. Alors quoi, même si y a du taf, j'crois qu'on peut dire qu'on va dans le bon sens. Quand tu vois tous ces jeunes qui descendent dans la rue pour le climat, ça fait chaud au cœur. C'est pas de l'égoïsme, c'est pas de la conso, c'est pas de la politique politicienne, c'est par souci du monde, qu'y sont là, et on est tous dans le même bateau, non ? On est quand-même moins cons qu'avant ! Faut y croire.

lundi 19 août 2019

Elle aurait voulu faire éclater ses phrases (0)



Un effort extraordinaire la reprendre à tenir presque immédiatement, l'envoya sur lequel il l'apaisa du château ? Déjà de zinc, au cinquième, à l'égal d'une catastrophe, qui attendait. Les coups brefs la tenait ainsi alors, il fila sous elle faisait, sa chevelure, elle le train, allait exiger, il cherchait. Le brûlait en rester chez elle, encore dans quelles conditions la fièvre de qualités excellentes qui lui acheter, pour effacer le perron qu'un autre arrivait, qu'il dormirait sous de sifflet c'était que celui d'un signe. Peut être chauffeur, noirs de départ du tunnel, du drame ne roule guère que semblait fasciné, attiré là, Phasie était la tenait un pavillon, dont Flore s'en allaient se rafraîchissait guère, plus tard les primes de coups, elle aurait voulu faire éclater ses phrases, soufflées très humide. Peut être assassiné et si l'on vit fureter dans l'air de l'admiration pour elle, le déchiraient les portières. Et volontaire déjà, par lesquels se dandina, s'avança, avec l'éclair les générations d'ivrognes dont l'incendie troua la brute inconsciente journée et, sur Paris dans l'ignorance volontaire de vin blanc.

J'ai reçu ce texte par mail, ce matin à 6h16. Il était envoyé depuis ma propre boîte mail. Le titre du mail est : Information réglementaire sur la gestion e

J'aurais bien aimé être capable d'écrire ça. Apparemment, cela provient de Zola, mais je ne sais pas exactement à quel endroit de son œuvre… Mais peu importe, j'ai décidé de prendre ce texte miraculeux comme un objet, comme un thème, plus exactement, sur lequel je vais essayer d'écrire des variations. Écrire des variations sur des variations qu'on a reçues anonymement, voilà quelque chose de très excitant.


samedi 17 août 2019

Dialogue


 — Maman, rends-moi mon smartphone ! 

 — Pas avant que tu te sois déclaré antiraciste et en faveur de la cause animale, mon Chéri. 

 — M'en fous, je te dénonce à la ligue antipatriarcale. Tu vas morfler. 

 — Mais mon Chéri, je suis ta mère, pas ton père ! Tu confonds tout. 

 — Ce discours n'a aucune pertinence. À partir du moment où tu m'opprimes, tu es dans le camp du patriarcat. 

 — (Cet enfant est supérieurement intelligent. Je suis fière de lui.) Tiens, voilà ton smartphone. De toute manière, tu n'en as plus besoin, depuis qu'on t'a fait greffer cette puce interactive et géolocalisable. 

 — Merci, M'man. C'était juste pour vérifier que tu mesurais bien mon pouvoir. Je vais pouvoir aller torturer le chat avec mes potes et mettre la vidéo en ligne. 

 — (Il faut bien que jeunesse se passe…)

Sur la corrida



Monsieur Tout est devenu monsieur Toutou.

Les hommes d'autrefois rêvaient de géants, de monstres, de feu, de divinités et de destins, de grandeur et d'abîmes. Ils veulent aujourd'hui caresser leur petit chien, lui faire des papouilles, lui offrir des friandises. Alors, évidemment, Napoléon ! 

L'idéal est de ne plus souffrir, de traverser la vie en restant à l'abri de l'éclat. La cruauté est hors-jeu. L'amour est un soin palliatif comme un autre. Les deux sexes étaient trop différents, trop opposés, c'est pourquoi l'on a inventé les genres : le genre, c'est le continuum, c'est le fondu-enchaîné, c'est le choix reporté à une date ultérieure, le genre, c'est l'inopposition élevée au biologique, c'est le noir fondu au rose, c'est la confrontation évitée, c'est l'achèvement. L'Autre a été avalé et digéré par le Même. 

Alors on s'identifie à l'animal. On devient la bête. On souffre avec elle. C'est Sympa au Golgotha. Si l'on pouvait récrire la Passion sans la crucifixion… pourquoi dites-vous « si l'on pouvait » ? Si Jésus avait connu le lexomil, si Pilate avait connu Facebook, si Eve était anorexique, si les taureaux restaient en vie, si la mort n'existait pas, si les questions avaient des réponses, si les phrases n'avaient pas de fin…

S'il n'y avait pas l'absence, et tout cet espace entre nous, si le non-être n'existait pas, j'aurais pu parler de la corrida. Peut-être. 

vendredi 16 août 2019

La Haine



— Tu as vu sa gueule ?

— Oui, j'ai vu.

— Et tu n'as pas envie de lui exploser sa sale tronche ? Mais comment c'est possible ?

— Non, il ne faut surtout pas le haïr. Ça ne sert à rien ; tu lui rends service, en le haïssant, tu ne contextualises pas son geste, tu le rends insignifiant, au sens propre. Alors que son crime est au contraire très signifiant.

— Tu m'emmerdes, avec ton signifiant. Moi, ce type, je veux le buter, comme la merde qu'il est. 

— Je comprends ta colère, mais elle ne mène à rien. Si on veut lutter contre ces gens-là, il faut commencer par les comprendre. Il ne faut pas en faire des brutes ou des monstres.

— Mais C'EST un monstre, bordel !

— Non, ce n'est pas un monstre, c'est un homme, et ça suffit bien à le rendre capable de faire ce qu'il a fait. 

— Tu m'énerves, tu es trop intelligent. Ça te perdra. Tu finiras par tout comprendre, et tout justifier. 

— Je ne justifie rien du tout, mais je veux expliquer, oui. 

— Là, tu vois, je peux pas. Je ne peux pas et je ne veux pas. C'est ça, je ne veux pas

— Mais je te comprends, tu sais…

— Non, tu ne comprends pas ! Tu ne peux pas comprendre. Tu es dans l'intelligence, dans la réflexion, dans l'analyse, dans la stratégie…

— Et alors, c'est mal, peut-être ?

— Oui ! Enfin non, ce n'est pas mal, mais c'est insupportable

— Il faudra bien dépasser ce stade de la colère et de la rage. Sinon, tu deviendras comme lui !

— Eh bien je deviendrai comme lui, oui, puisqu'il le faut.

— Tu ne penses pas ce que tu dis. 

— Je ne sais pas. Mais je n'arrive pas à me faire comprendre de toi, je ne suis pas assez intelligent, sans doute. 

— Essaie toujours…

— Ce meurtre atroce me plonge dans des abîmes. Bien sûr, je sais qu'il y en a eu d'autres, encore plus atroces, et qu'il y en aura toujours. Je le sais ! Mais justement, je ne veux pas faire de ce crime l'un des crimes, tu comprends ? Je veux qu'il soit unique, je ne veux pas qu'il soit un parmi d'autres, dans la longue chaîne des crimes islamistes. J'ai vu les yeux de cette fille, et ces yeux étaient vivants, tu comprends ? Elle était vivante il y a encore trois jours, cette fille ! Tu comprends ? Vivante ! Elle avait ces yeux, elle avait une parole, elle avait une voix, elle avait des gestes, une odeur, des sentiments, peut-être était-elle amoureuse, je ne sais pas, mais on l'aimait, des gens l'aimaient, tu comprends, au moins ses parents, elle était reliée au monde, elle n'était pas seule, et là, tout à coup, elle est tombée dans une solitude indescriptible, inouïe. Elle a été arrachée à elle-même, elle M'a été arrachée, même si je ne la connais pas, tu comprends ? C'est ce que j'ai ressenti, et j'ai eu envie de hurler, et j'ai envie de le massacrer, ce fumier là. Tu comprends ? Je ne veux pas que tu m'expliques ce crime, je ne veux pas que tu m'expliques pourquoi ce fumier l'a assassinée, parce que si tu me l'expliques, eh bien ce meurtre cessera d'être unique, inconcevable, et je commencerai à entrer dans la chaîne des causes et des effets, et ça me dégoûte. Ça me dégoûte ! Je veux rester seul avec lui, avec cette saloperie humaine, seul face à sa sale gueule, je ne veux rien savoir de lui, ni son âge, ni sa nationalité, ni ses foutues raisons, ni son passé, ni ce qu'il a dit avant ou après, je veux le silence total entre lui et moi, je veux juste regarder cette sale gueule, ce doigt pointé en l'air, et ses vêtements tâchés de sang, voilà, c'est tout ce que je veux. C'est entre lui et moi, tu comprends ? Il n'y a rien d'autre. On est seuls tous les deux. Je veux qu'il paie pour ce qu'il a fait, et qu'il paie cher. Très cher. Parce que ce qu'il a pris coûte très cher. Cette fille valait une fortune. Voilà ce que je veux. 

— Oui…

— Oui, mais non…

— Si, si je comprends. Mais…

— Il n'y a pas de mais ! Tu peux continuer ta guerre, tu peux faire tout ce que tu veux, tu peux démontrer tout ce que tu veux, mais laisse-moi avec ça, comme ça. C'est possible, ça ? Je me bouche les oreilles à l'intelligence, aux explications, aux causes, aux excuses, au contexte, je ne veux rien savoir du tout. Elle est morte, il est vivant. C'est ça qui ne passe pas. Il est laid, elle est belle. Je sais, je sais ce que ce que tu vas me dire, je suis dans l'irrationnel, et c'est vrai. Mais je m'en fous. On nous bassine à chaque fois avec l'intelligence, avec le contexte, avec les causes, avec le pardon, même, mais moi je fais ce que je veux, et je ne pardonne surtout pas. La haine, oui, j'ai la haine. La haine pure, intacte, entière, viscérale, une haine de cent tonnes. Et encore, je trouve que je ne le hais pas assez. Je me trouve un peu mou. Et je ne veux surtout pas être intelligent. T'imagines, un monde dans lequel tout le monde serait intelligent ? Mais ce serait l'horreur absolue ! On comprendrait tout ! On expliquerait tout ! Le cauchemar ! Et l'art n'existerait pas, en plus ! Ah non, pitié ! Laisse-moi la bêtise ! Laisse-moi les œuvres et la connerie ! Et la haine ! 

(#)



…………………………………………………………………………………………………… je voudrais lui écrabouiller la gueule je voudrais voir ses yeux sortir de leurs orbites être éjectés comme les billes d'une poupée je voudrais lui enfoncer un fer rouge dans les viscères et remuer jusqu'à sentir l'odeur de chair brûlée je voudrais voir son visage se tordre se décomposer passer au gris ou violet au noir au vert je voudrais entendre ses os craquer sous mes pieds je voudrais le voir baver vomir sang glaires et organes lui remonter au cerveau je voudrais qu'il souffre plus que la mort ce fumier cette ordure cette petite merde au doigt levé cette saloperie fière bien fière d'avoir égorgé cette adorable petite blonde qui ne lui avait rien fait cette fille souriante dont il a tranché la gorge comme s'il s'agissait d'un acte de bravoure comme s'il pouvait se considérer comme un combattant comme un homme comme le représentant de quiconque trou du cul salopard enflure de mes deux petite bite qu'on aimerait t'arracher et te la faire mastiquer jusqu'à l'étouffement jusqu'aux larmes merdeux connard déchet l'enfer est trop doux pour toi il faudrait inventer pire ou mieux et te plonger tout entier dans ta merde que tu t'étouffes en avalant ta propre merde enculé je te vomis je te maudis tu as touché à celle qu'il ne fallait pas toucher tu n'avais pas le droit de l'enlever aux siens tu n'avais pas le droit de nous l'enlever tu n'avais même pas le droit de porter les yeux sur elle car ton regard est pourri jusqu'à l'os tu pues la mort et la charogne saloperie fétide va te décomposer parmi les vers dans l'ordure qui est ton pays et ta chair je ne te pardonnerai jamais même si Dieu me le demande je crache sur ton visage et je te maudis fumier je marche sur toi et j'essuie mes pieds qui sont maudits de t'avoir touché je me les coupe fils de rien excrément au doigt levé ne crève pas tout de suite c'est trop doux pour toi ton couteau tu vas le retourner contre toi encore et encore jusqu'à la fin des temps

mercredi 14 août 2019

Trop



Le principal écueil de l'écriture n'est pas de ne pas dire, de ne pas arriver à dire, c'est de trop dire. Comme dans un rêve retranscrit, les phrases nous emmènent toujours trop loin, nous déportent, nous éloignent irrémédiablement du sentier entr'aperçu, de l'idée première, du motif. 

Écrire, c'est aller trop loin, c'est manquer de tact vis-à-vis du réel, et parfois de la vérité. 

Pourtant, nous n'avons pas le choix ; il faut bien entrer dans la danse des phrases et leur laisser croire qu'elles seules connaissent la musique, leur faire confiance pour traverser le fleuve, même si nous savons à l'avance qu'elles nous piqueront à l'endroit le plus périlleux du passage.

D'un autre côté, il est heureux que les phrases nous fassent dériver, car elles nous sauvent de nos idées propres, de nos opinions, et, parfois, de notre bêtise. C'est en les laissant parler à notre place que nous élargissons le rayon de notre pensée, c'est en nous établissant à l'intérieur de leur structure que nous sortons de nous, c'est en nous soumettant à leur syntaxe que nous trouvons un peu de liberté. 

Rédiger un texte, c'est donc prendre part à un conflit de vérités, ou de regards, et admettre que le scripteur ne soit ni tout à fait dans un camp ni tout à fait dans l'autre. La pensée est une fiction qui jaillit d'une dialectique entre l'opinion et la grammaire. 

Ne pas trop dire est trop dire, car c'est du trop que naît la vérité, celle que nous ne connaissons pas, celle qui n'existe pas préalablement au texte. 

Pourtant, celui qui écrit doit aussi rester dans le sillon qu'il a entr'aperçu en commençant son texte. Il se le doit à soi-même, et il le doit à son lecteur — c'est une sorte de contrat qu'il a passé avec le sujet, ou les sujets : le sujet de son texte, le sujet qui écrit, et le sujet qui lit. Il a donné un titre à son texte, et ce titre ne peut être neutre, puisque c'est la première chose que lit le lecteur. Le titre est une impulsion et une ouverture. C'est aussi une bannière et une impasse. Le titre s'arrête là où commence le texte, il indique une direction, mais il n'accompagne pas le lecteur au-delà : il est en quelque sorte clos sur lui-même, et parfois il est suffisant. On peut parfaitement se contenter d'un titre. On devrait pouvoir publier des livres qui n'auraient qu'un titre. Le public, les critiques et les libraires y trouveraient leur compte, et l'on gagnerait un temps fou. La rentrée littéraire durerait un quart d'heure. 

On pourrait affirmer que les seuls textes réels sont les fragments. Dès qu'on développe, on perd le nord, c'est fatal ; et si on ne le perd pas, c'est encore pire. On ne devrait écrire que des fragments de deux mille pages, dont chaque phrase serait une copie de la précédente. C'est ça ou le roman-titre : tout-est-dans-le-titre, comme disent les gens sur les forums qui veulent qu'on les aide à résoudre tel ou tel problème, en général informatique. Tout est dans le titre : exemple parfait de tact. Je vous écris ma question, mais vous n'avez pas besoin de lire ce que j'écris.

Écrire consiste à perdre le nord — et peut-être à trouver le sud. Lequel sud se trouve au nord du nord, et plus au sud qu'on le croit. Mais c'est une autre histoire…

mardi 13 août 2019

La langue au palais



La sorcière me cousait la langue au palais ; je ne sentais rien, ou presque, mais je suivais très précisément l'avancement de l'opération. Je tenais son sein dans la main, comme on tient la main de sa mère quand on a peur du praticien. Elle semblait obéir au sorcier qui était, lui, au centre de la pièce et de qui j'avais refusé le comprimé de drogue qu'il avait lancé à chacun d'entre nous, avec un autre objet que je n'avais pas su identifier.

Sa chaude haleine goinfrée et rauque était sur moi, casque trop grand et lourd qui m'enfonçait sous la surface de l'instant. Ne pouvant la regarder, étouffé par sa nudité lisse, opaque et douce, par le poids de ses hanches et l'accablement de mon désir, je fermais les yeux — de quoi aurais-je eu peur ? Elle pesait sur moi comme la mer sur le souffle, m'enfonçait dans le coin de mur où je me trouvais, m'asphyxiait de ses odeurs confites et me disait dans un dialecte affreux des phrases que je ne comprenais pas mais qui m'ensanglaient comme des algues puissantes.

Lui continuait à nous parler, nous racontait son histoire. Je voulais être initié. Les autres avaient l'air de connaître la chanson, j'étais le seul à ne pas savoir. Où allions-nous ?

Quand je me suis levé de ma chaise, la repoussant un peu sans le vouloir, pour aller remplir ma tasse d'un breuvage qui rappelait le café,  elle émit une sixte mineure ascendante (mi bémol - do bémol), comme un début de valse de Chopin, et ce signe ténu, mais impérieux, qui ressemblait à l'appel d'un train dans la nuit, mit fin à mon rêve. Alors me revint tout le reste, l'avocat fou de jalousie qui voulait me décapiter, ma course éperdue parmi les ombres, et cette femme à laquelle encore une fois j'étais revenu, Shenlin et Pascal, et la nuit si courte, les mallettes technologiques précieuses et nos déplacements de conjurés dans une ville déserte et méconnaissable. 

L'épuisement et la lassitude sont des alliés très sûrs, qui nous font sortir de nous-mêmes au moment où le cercle de la réalité se referme sur lui-même comme un destin de plomb. 

lundi 12 août 2019

Le cheval blanc et la passenaille (1)


« Il y a un frein, une bride, un nœud, un envoûtement dans les fibres… Au départ du souffle, avant le tracé… »

Je m'accumule là, sur ma chaise, tas de viscères et souffle court. Au-delà, la lumière et le temps, tout proches et inatteignables. On suffoque. 

Je revois le Cheval blanc, avec sa verrière, qui donnait sur la place d'Armes. C'était un lieu de rendez-vous, pour les Grands. Nous, on jouait dans le parc de l'hôtel, et parfois dans l'hôtel lui-même. Bernard, le fils Allemand, était un ami. 

Renaud Camus a pris une terrible photographie, en 2015, au même endroit. C'est à pleurer. On n'ira plus, c'est fini. 

Les rues, souvent, étaient désertes, par exemple à l'heure du déjeuner. La ville était à nous. À nous, nous, nous. C'est plus explicable. On montre des images, des photos, mais on voit bien que les gens ne comprennent pas. On était chez nous, tu comprends ?

Je me rappelle très bien quand ces salopards ont démoli le Cheval blanc. Et si ce n'était que démolir… La haine a commencé à ce moment-là. Qui était maire, à ce moment-là ? Béchet, déjà ? Feppon, peut-être, Dagand, sûrement. En tout cas ce n'était plus Darmet. De beaux salopards, ces deux-là, qui ont livré la ville aux entasseurs de béton. Ils ont dû toucher, c'est sûr. Malheureusement, je n'ai pas assez de haine en moi. Il faudrait la faire gonfler, gonfler encore, la haine, la faire monter, dorer au four, jusqu'à ce qu'elle dévore la page et leur troue le visage, à ces fumiers. Il n'y a pas de crime plus grand que de défigurer une ville, que de la livrer à l'ennemi. Un maire a une énorme responsabilité : il a la responsabilité des formes.

À la place de l'hôtel, il ont construit le plus abominable blockhaus qu'on ait jamais vu par là. On suffoquait dès qu'on avait à entrer là-dedans. Et puis, après, c'était fini, c'était le signal de la curée, on pouvait tout se permettre désormais, alors ils ont saccagé le reste, bien consciencieusement, avec leurs copains les entrepreneurs, ils ont supprimé tous les vides, toutes les absences, la place d'Armes en premier lieu, où se tenaient les foires agricoles, la vogue et les parties de pétanque, la place d'armes et son monument aux Morts, la place d'Armes et tous les souvenirs et toutes les filles qu'on y croisait, et toutes les familles qui venaient le dimanche s'y montrer, ils ont supprimé cette place qui était le cœur de la ville, près de la gare, près du Grand Café, le cœur du haut qui répondait parfaitement au cœur du bas, la place de la mairie et son marché, et sa fontaine aux cygnes, et la Grenette, et la côte-à-pétou, qui montait, raide, vers la rue Montpellaz et les écoles. Ils ont tout salopé méticuleusement, jusqu'à ce que la ville ait perdu bien plus que son âme, son corps, ses entrailles, la molasse que j'aimais tant, et les teintes pastelles, verdâtres et grises recouvertes de couleurs vives et de blanc chimique. Ils ont détruit mais surtout construit, ce qui est pire, les maisons sont devenues des logements, on en a logés, des gens et puis des gens qui étaient venus là par hasard, par dizaines et puis après par centaines, dans ce qui était devenu une ville-dortoir, juste avant d'être une parcelle du bidonville global. 

Reste plus que Sainte-Agathe, mais pour combien de temps ?


(photographie de Renaud Camus)

dimanche 11 août 2019

Na !


Le Moderne a une manie. Quand il veut utiliser un substantif, et que celui-ci n'existe pas, il l'invente. Il passe en force. Il pourrait parfaitement construire sa phrase autrement, mais non. Il a décidé qu'il voulait un substantif, il aura son substantif. 

 C'est quand-même pas une langue qui va l'empêcher de s'exprimer, merde ! C'est qui le patron ?

« Et sinon, c'était comment, ce visionnement d'À bout de souffle

— Super. Surtout le moment du tuage. Une tuerie ! Du coup je me suis retapé un deuxième visionnage. 

— Putain, vous causez pas le french, les mecs !

— Ouais mais attends, toi tu fais du gardage de temple, aussi. Faut innover, mon pote, sinon tu vas crever ! C'qu'est important, tu vois, c'est l'innoverie. Comme j'dis toujours, quand ça existe pas, faut inventifier. 

— C'est clair. »

vendredi 9 août 2019

Avron le tireur


Était-ce Patrick, ou Philippe, ou Pierre ? Je ne sais plus comment se prénommait Avron le tireur. Il arrivait, sur son vélo, placide, grand, très peu souriant. Les parties se déroulaient sous le Grand Café, en face de la place d'Armes, au bout de la longue rue Montpellaz, qui réunissait Rumilly le haut et Rumilly le bas. Le Grand Café, que tout le monde appelait le Grand'Jus, faisait le coin, et il était très achalandé, le dimanche avant le déjeuner, car s'y tenait le comptoir du PMU. Nous ne le fréquentions pas, mais parfois, le dimanche après-midi, je rejoignais mon père qui allait assister à des parties de boule lyonnaise. Le terrain était situé derrière le café, en contrebas, comme s'il avait été creusé à plus de deux étages sous le niveau de la rue, ce qui permettait aux spectateurs de voir sans y être ce qui s'y passait. Il me semble que dans ce grand parallélépipède en creux, qui semblait avoir été soustrait au volume général de la ville, se tenaient également les bals populaires du 14 juillet ; c'était en somme un vide qui disait l'exceptionnel, un trou pour la fête — elle n'était pas visible de tous. Voir se concevait de haut en bas, chez nous, comme si les réjouissances auxquelles nous étions conviés étaient un peu honteuses, ou monstrueuses ; ce lieu n'en était que plus impressionnant, ring en négatif, cerné par le monde de la surface.

Ils étaient au fond de la gigantesque tombe et lançaient les boules. Nous entendions le bruit des boules qui s'entrechoquent, ou qui cognent les planches qui délimitent le terrain. La boule lyonnaise n'est pas la même que la boule de pétanque, elle est en bronze, plus grosse, plus lourde et rend un son bien différent, sans doute parce qu'elle est plus creuse. Bois, métal, et les pieds des joueurs, quand ils courent, car à la Lyonnaise, on court, avant de tirer. J'aimais ces bruits, j'aimais le silence qui habillait ces bruits, les joueurs parlant peu, et bas. Sable, bois, métal, voix, en bas, dans la fosse, et la pénombre transparente. 

Il y avait toujours ce moment où l'on faisait appel à Avron le Grand, Avron le Tireur. Mon père lui parlait avec un respect infini, quand il venait à la pharmacie. Les rôles sont répartis, à la Lyonnaise. Un tireur tire, un pointeur pointe. Avron ne pointait pas, et tirait à la perfection. Sans un mot, sans un sourire, il allait prendre sa boule, la frottait longuement avec son chiffon — aurait-elle été moins précise, sans cela ? —, et allait prendre sa place au bout du terrain. Après quelques courtes secondes, il prenait son élan, courait, et lançait la boule qui allait claquer contre la boule de l'adversaire, la projetant loin et faisant place nette. Très rarement je l'ai vu rater son coup, et la consternation se répandre sur le terrain ; en haut, un murmure étouffé. Lui, à la fois timide et indifférent, ne semblait pas s'en émouvoir, mais tout le monde était ému, troublé. Même les dieux parfois trébuchent. 

dimanche 4 août 2019

Sur la merde, encore


Écrivez ce que vous voulez, mais ne le montrez pas avant que ce soit publié. Vous aurez inévitablement droit à des commentaires, à des remarques et à des conseils qui toujours vous feront  regretter d'écrire — ou d'avoir avoué que vous écriviez.

Je pense souvent à ce mot de Philippe Sollers, qui racontait drôlement la femme qui lit par-dessus l'épaule de l'écrivain, et lui donne ses judicieux conseils. Tu devrais plutôt écrire ceci, tu ne devrais pas écrire cela, tu devrais éviter de parler de ceci, tu devrais au contraire parler de cela, etc. Ceux qui lisent par-dessus l'épaule s'approprient ce qu'ils lisent (au minimum). Ils en jugent comme s'ils en étaient les auteurs. Moi, à ta place… Mais, précisément, à la place de celui qui écrit, ils n'y sont pas, mais alors pas du tout. C'est celui qui écrit, qui toujours reçoit la raclée, pas celui qui conseille. À les entendre, on a toujours écrit pour telle ou telle raison — qu'ils connaissent, eux ! Nous, stupides bourricots, on ne sait pas, on avance comme des bêtes de somme — mais des bêtes de somme qui cherchons bien entendu un profit. Eux, les conseilleurs désintéressés éminemment, ils comprennent, ils savent où on veut en venir : ils ne sont pas dupes. Ils ne sont pas nés de la dernière pluie, n'est-ce pas. Ils vous expliqueraient très facilement ce que vous avez voulu écrire, ce que vous avez failli écrire, ce que vous avez cru écrire, et ce que vous n'êtes pas arrivés à écrire. Eux, les lecteurs, ils savent tout de suite qu'en fait vous parlez d'Untel ou d'Unetelle, et que si vous écrivez ça, c'est en fait pour dire ça (mais un autre ça). Et là, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, ça ne sert à rien. Ils ont leurs croyances, très fermement établies, comme toutes les opinions, et il n'est pas question qu'ils en changent (car alors ils ne comprendraient plus rien à ce que vous avez écrit). En réalité, on leur passerait bien le stylo, ou le clavier. Ça nous ferait des vacances. Mais, le ferait-on, que le stylo ou le clavier, bien entendu, resteraient sur le râtelier. 

Il faut écrire sans le dire, il faut mentir absolument, comme un arracheur de dents. Tu écris ? Non. Tu écris quoi ? Rien. Montre-moi. Non. Tu veux mon avis ? Non. Je pense que… Ah, c'est très intéressant, mais que penses-tu des OGM, ou de Brigitte Macron ? 

Écrire, c'est comme d'aller sur le trône, il ne faut pas en parler. Tout le monde sait que ça existe, que ça se fait, mais on n'en parle pas. Dans les films, par exemple, vous voyez tout de la vie du héros, vous le voyez dormir, manger, se laver, faire l'amour ou la guerre, rêver, crier, pleurer, pisser, éventuellement, mais jamais déféquer. Eh bien, pour l'écriture, c'est la même chose. On garde ça pour soi. On ne montre rien, quand on est un homme. On fait, dans son coin, et puis on apporte le présent, une fois qu'il est purifié par la publication, une fois qu'il a cessé de sentir la merde, si vous préférez. Le reste, ça ne nous regarde pas, disent en chœur les lecteurs hypocrites, tout en vous bombardant de questions toutes plus intimes les unes que les autres : et vous faites ça où, combien de fois par jour, dans quelle position, habillé comment ? C'est ça : le texte, avant la publication, sent la merde ou la pourriture. Alors, forcément, on ne se prive pas de vous le faire remarquer, qu'il sent la crotte. Comme si on ne le savait pas. 

Un texte, c'est une chose qui arrive dans l'assiette du lecteur avec toutes ses odeurs, avec toutes ses couleurs, toutes ses saveurs, et c'est en général assez complexe. Seulement, le lecteur, lui, la complexité, il n'en veut pas, et il a sa petite idée du menu. Il ne va pas tout avaler, il a des droits et des dents cariées. Il veut manger comme ça ou comme ci, il a sa religion. Il est végétarien ou bouffeur de Big Mac, il en a après les salades ou bien après le cassoulet, il préfère le sucré ou le salé, ou l'amer, bref, il ne becquetera que du bout de ses attentes (et de ses croyances). S'il a décidé que vous alliez lui parler de tel sujet, il n'en démordra pas, et tout ce qui ne concernera pas ce sujet, il ne le verra tout simplement pas ; c'est tout à fait comme si vous n'aviez rien écrit d'autre que ce qu'il attend. De là viennent énormément de malentendus et de frustrations, des deux côtés.

Pour le dire très simplement, les lecteurs ne savent pas lire. Ou plutôt, ils savent très bien lire, mais lire, pour eux, c'est vérifier ce qu'ils pensent déjà savoir sur l'auteur ou sur le sujet dont celui-ci s'est emparé. Leur lecture consiste à passer en revue, une à une, les quelques idées qu'ils ont, et à en vérifier la concordance avec leurs homologues, dans le texte. Ils veulent s'y reconnaître. C'est là le contrat pour lequel ils ont signé, et pour lequel ils ont payé. Si tel n'est pas le cas, s'ils ne retrouvent pas ce qu'ils cherchent, ils s'estiment trahis, floués, et une sorte de mauvaise humeur leur vient, qu'ils dirigent alors vers l'auteur qui n'a pas respecté le contrat tacite. Il va sans dire que la lecture devrait être un acte beaucoup plus riche que cela, beaucoup plus ouvert et plus modeste, si le lecteur voulait réellement entrer en contact avec un texte inconnu, ou avec l'inconnu d'un texte. Mais c'est difficile. Lire bien serait un peu lire sans lire tout en lisant, entrer profondément dans le texte sans lui imposer a priori une grille de lecture, ce qui relève de la quadrature du cercle, car sans grille de lecture la lecture est impossible ; personne n'arrive vierge face à un texte, et si quelqu'un arrivait malgré tout dans cet état de virginité, cet état l'empêcherait de comprendre un traître mot de ce qu'il a sous les yeux. La lecture consiste d'abord et avant tout à traduire une langue autre en une langue connue de soi, mais se contenter de cela n'est presque rien. On voit qu'il y a un double mouvement : d'un côté apporter ce que l'on sait et ce que l'on est, et d'un autre côté se délester le plus possible de soi pour éprouver l'inconnu et l'intraduisible qu'est par définition un texte que l'on découvre. La lecture bonne consiste donc peut-être en un équilibre instable, précaire et fragile : s'approcher tout en se reculant, s'immerger tout en flottant à la surface, chercher à comprendre bien sûr, mais sans tenir au sens, car tenir au sens, ou s'en tenir au sens, c'est rester face à soi-même. 

jeudi 1 août 2019

Considérations sur l'usage du smartphone aux cabinets


« Il a le fumier épique, c'est l'Homère de la vidange. » 
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu



— Bonjour, Chérie, tu fais quoi ?

— Je fais caca.

— Je peux te parler ?

— Bien sûr. De quoi veux-tu me parler ?

— De toi en train de faire caca. 

— Alors ça tombe plutôt bien.

— Oui, je trouve aussi.

— Que veux-tu savoir, mon Chou ?

— Que fais-tu, quand tu fais caca ?

— Eh bien, ça dépend. Parfois, je lis, parfois, je consulte mon smartphone, parfois je regarde un film, et parfois, comme maintenant, je réponds au téléphone. Parfois, je rêve, aussi, mais c'est plus rare.

— Mais tu réponds à tout le monde ?

— Non, bien sûr que non. Tout dépend de la personne qui appelle, et tout dépend aussi du sujet de la conversation (et aussi, je dois le confesser, d'autres facteurs plus intrinsèquement physiologiques). 

— Je comprends. Mais dis-moi, ça ne te dérange pas de parler pendant que tu fais caca ? 

— Ça m'aide à penser à autre chose. 

— Donc, c'est thérapeutique ?

— Oui, je crois qu'on peut dire ça. 

— C'est très intéressant. Ta réponse amène tout naturellement une question. Es-tu moins constipée depuis l'invention du smartphone ?

— J'avoue que je ne m'étais pas posé la question… Non, je ne crois pas que l'utilisation du portable ait amélioré les choses, en ce qui me concerne. Mais ça n'a pas non plus empiré. 

— Donc, son utilisation te fait du bien, malgré le fait qu'elle n'ait pas entraîné d'amélioration de ton transit intestinal, c'est bien ça ?

— Oui, c'est un peu ça. 

— Alors je vais te poser la question sous un autre angle. Ne t'arrive-t-il pas de te dire que répondre au téléphone (ou appeler, encore plus) quand tu fais caca, est une marque d'impolitesse vis à vis de celui qui est au bout du fil ? 

— Oui, oui, ça m'est arrivé de le penser, c'est vrai, mais le côté pratique de la chose l'a emporté sur cette considération. 

— Tu es une femme moderne.

— Tu te moques de moi… Mais tu as raison. De ce point de vue, au moins, je suis une femme moderne. 

— Je ne sais pas si tu es réellement une femme moderne, mais tu es une femme avec qui on peut parler de ça, et ça me suffit. 

— Avec toi, je peux parler de tout.

— Merci du compliment. 

— Ce que j'aime, en toi, c'est que tu m'aimes.

— Que veux-tu dire ? Que si je ne t'aimais pas, tu ne m'aimerais pas ?

— Oui. Absolument. Si tu ne m'aimais pas, je ne t'aimerais pas. J'aime que tu m'aimes, et j'aime la manière dont tu m'aimes. 

— C'est-à-dire ?

— Ton amour est actif. Il me crée. Il m'invente. 

— Mais tu n'as pas besoin de moi pour exister !

— Détrompe-toi. Sans l'amour que tu me portes, je n'existerais pas vraiment. 

— Explique-moi ça…

— Mais je ne sais pas, moi ! Être aimé d'une manière "active", c'est être entouré de quelque chose qui porte, qui enjolive, qui agrandit.

— Mais, encore une fois, tu n'as pas besoin d'être "enjolivée". Tu es belle, tu es désirable. Tu existes sans ça. 

— Bien sûr que j'existe sans ça. J'existais avant de te rencontrer, mais j'existais moins, ou moins bien. Tu vois, j'ai l'impression que tu souffles en permanence sur la flamme qui est en moi, qu'elle est plus vive, uniquement parce que tu la regardes et que tu en prends soin. On peut aimer de beaucoup de manières différentes, mais la plupart des gens croient que l'amour est quelque chose de passif, qu'on le subit, que c'est un truc qui nous arrive, qui nous tombe dessus, comme ça, et qu'on n'a pas réellement de rôle à jouer, si ce n'est celui de l'aimé ou de l'aimant. Ce n'est pas ce que je crois. L'amour est toujours une sorte d'illusion, mais c'est une super-illusion qui est plus vraie que la vérité : elle transforme la vérité en "vérité +", tu vois ce que je veux dire ?

— Je crois. Mais tu n'as pas peur de te mentir ?

— Ah mais non, pas du tout, c'est le contraire ! Le mensonge, c'est de croire qu'on est autosuffisant, qu'on peut flamboyer de sa seule puissance. Enfin, je ne sais pas, peut-être que certains y parviennent, mais j'en doute fort. On se nourrit de l'autre, à condition bien sûr qu'il ait un regard créatif, inventif, et généreux. De toute façon, on est toujours, quoi qu'on fasse, une construction, une fiction, on n'existe pas sans un récit qui nous donne une forme. Eh bien ce récit, tu vois, je te le vole, ou plutôt, je prends en toi ce qui colmate mes trous, et ça me fait du bien. Ce n'est pas pour dire que tu me rassures, hein. Tu ne me rassures pas toujours, loin de là ! Tu peux être très critique, dur, mais je sens toujours que ta dureté est synonyme d'attention, de soin, tu comprends ? Tu es là pour me permettre d'être tout ce que je peux être. Et puis, soyons honnête, j'aime que tu me désires. Le désir d'un homme, le désir insatiable, j'entends, à jamais insatisfait, infini, toujours en train de se reformer, autrement, c'est tout de même la chose la plus belle qu'on puisse éprouver. 

— Tu ne trouves pas ça un peu… bestial ?

— Ah non ! Pas du tout ! Pas du tout du tout ! Tu vois, là aussi, je pourrais te répondre que si j'aime tellement faire l'amour avec toi, c'est parce que je vois bien comme tu me désires. Tu me désires entièrement. Tu veux tout connaître, tout savoir, tout comprendre, de moi. Ton désir, c'est de la connaissance en acte. 

— Parce que je t'aime…

— Oui, bien sûr, mais c'est plus que ça. Et tu sais bien qu'il y a aimer et aimer… Il y a des amoureux idiots, il y a des amoureux pingres, il y a des amoureux vulgaires, il y a des amoureux tordus, et surtout, et c'est le pire, des amoureux sans imagination. Toi, tu explores, tu m'explores comme le fait un navigateur qui n'en finit plus de tomber amoureux de toutes les terres qu'il découvre. Ces terres, les découvre-t-il, ou les invente-t-il ? Peu importe. Ce qui compte c'est l'intelligence et, j'insiste, l'imagination avec laquelle il les aborde. Il faut beaucoup d'imagination, pour aimer. L'amour, c'est une création, c'est comme une œuvre d'art. Il faut du talent pour aimer. Tu m'aimes même quand je suis en train de chier !

— Ça me fait penser à cette anecdote que je t'ai déjà racontée, je crois. À l'adolescence, on parlait d'amour avec mes copains et Paul me disait : « Quand t'es amoureux d'une nana et que tu veux que ça te passe, tu l'imagines en train de chier. Tu vas voir, ça te calme. » Son truc ne marchait pas, avec moi. Rien ne pouvait me dégoûter de la fille dont j'étais amoureux. 

— Je suis sûre que la plupart des gens diraient, s'ils nous écoutaient : "Mais quelle horreur, c'est deux malades !" 

— Ça c'est vraiment le cadet de mes soucis. 

— Je le sais bien. Et ça me plaît. Tu n'as pas peur des autres. Moi j'en ai plus peur. Mais tu m'aides à avoir moins peur. Moins peur de ce que je suis, aussi. 

— J'aimerais beaucoup. Tu sais, quand je te lis, je sens ça tellement fort. Tes phrases sont rabotées, étranglées par le regard des autres, elles n'ont pas le temps d'éclore que déjà tu les charcutes, tu les ensevelis sous une couche de regards. J'ai l'impression de voir un poissonnier qui écaille une truite encore vivante. 

— Oui, je le sais bien. Je n'arrive pas à me défaire de cette sensation oppressante que je suis sous les regard des autres en permanence. Sauf quand je suis aux cabinets. 

— C'est pour cette raison que je voulais te parler à ce moment-là. Tu sais comme Proust parlait des cabinets… C'est un lieu extraordinaire, quand on y pense. Qu'on ait songé à le mettre à l'intérieur de la maison, à une certaine époque, c'est incroyable ! 

— On parle de la webcam ?

— Ah ah ah ! 

— Tu sais, rien ne pourra jamais égaler ce que j'ai vécu, en terme d'humiliation, lors des examens dont je t'ai parlé. 

— N'empêche, tu as surmonté l'épreuve !

— Je n'en reviens toujours pas. C'était affreux, vraiment. L'horreur absolue… 

— Chier devant des gens qui regardent et qui filment, c'est un sujet de cauchemar, pour moi, j'imagine que j'en aurais été traumatisé aussi. Mais tu vois, je t'envie. Non, vraiment, je suis sérieux. Voilà, c'est fait, tu l'as fait.

— Tu es dingue…

— Mais non, je ne crois pas. Tu n'en rêves pas ? Tu n'en fais pas des cauchemars ? Parce que ça appartient à la réalité, et cette réalité est derrière toi. Je préférerais ça, pour ce qui me concerne.

— Dans le fond tu as peut-être raison. Je n'en suis pas morte et ce n'est pas de ça que je mourrai.  

— Non, tu ne mourras pas de ça.

— Tu crois que je vais mourir ?

— Y a des chances, oui.

— Toi aussi ?

— Oui, moi aussi. Mais moi j'ai déjà un pied dans la tombe.

— Arrête ! J'aime pas quand tu parles comme ça.

— Si tu veux. Mais c'est dommage, le sujet est intéressant.

— Il y a beaucoup d'autres choses intéressantes !

— Ça c'est sûr, comme par exemple l'usage du smartphone aux cabinets.

— Voilà.

— Tu sais ce que disait Céline, quand on voulait le photographier, ou le filmer en train d'écrire ? Il répondait qu'on ne filme pas un type qui est sur le trône.

— Sur le trône… Je devrais peut-être essayer d'écrire aux cabinets ?

— Excellente idée ! Ça viendrait mieux…

— Tu te fous de moi…

— Pas forcément. Moi, c'est dans le train que j'écris le plus facilement. On a tous un trône. Il faut juste le trouver. Toi tu te mets à ton bureau, très sérieusement, mais ton bureau n'est pas ton trône.

— Tu crois ?

— Je crois, oui. Ça pourrait le devenir, mais ce n'est pas encore le cas.

— Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce que mon bureau n'est pas mon trône ?

— Le trône, c'est l'endroit où tu laisses le Maître advenir. Peut-être que ton bureau c'est celui d'un autre maître que toi ? Tu vois, il me semble que ton problème, si je peux me permettre de parler de "problème", c'est le trop de traduction. Tu traduis trop, et, traduisant trop, tu te retrouves seule à seule avec le sens. Évidemment, le sens, ça paralyse. Je ne crois pas qu'on soit là pour faire parler le sens. Le sens, il parle tout seul, quoi qu'on fasse.

— Pourtant, la traduction, c'est un exercice formidable !

— Mais oui, bien sûr ! C'est un exercice merveilleux, ça je le sais bien, mais c'est précisément un exercice. C'est une préparation. Ce n'est pas le texte en train de sortir.

— …

— Vide-toi !

— Tu veux dire sans contrôle ?

— Sans retenir, oui.

— …

— Voilà, c'est bien.

— Chut ! Tais-toi ! Tu me bloques !

— Imagine des lettres, des mots, des phrases et des paragraphes…

— Tu crois que les phrases c'est de la merde ?

— Mais oui ! De la merde dans un bas de soie.

— Toi t'es pas constipé, en tout cas !

— Non, je serais plutôt diarrhéique, c'est vrai.

— Ne te vante pas, tu n'es pas si prolixe que ça non plus.

— Non mais j'écris de la merde, ça c'est sûr.

— Et c'est pour ça que t'es pas foutu de te vendre ?

— Vendre de la merde, faut quand-même être sacrément culotté, non ?

— C'est pour ça que…

— … que je ne me sors pas les doigts du cul, oui ! Quand on n'est pas culotté, il faut laisser les doigts.

—  Ouh là, mais tu deviens scato, ma parole !

— Non, je ne fais que vider la coupe.

L'Homère de la vidange

Le fumier épique !

— Bon, excuse-moi, mais j'ai fini. On reprendra cette conversation une autre fois ?

— Quand tu veux.

— Bisous bisous.

[Bruit de chasse d'eau]