samedi 30 décembre 2023

Nénette

 


Il est né le 31 janvier 1908, en Argentine, et mort le 23 mai 1992, à Nîmes. En 1948, après deux emprisonnements pour son appartenance au Parti communiste argentin, sous le régime de Juan Perón, Atahualpa Yupanki s'exile en France. Il fait ses débuts sur scène en 1950, présenté par Édith Piaf au théâtre de l'Athénée, à Paris. Il acquiert une certaine notoriété et il devient l’ami de Louis Aragon, Paul Éluard, Picasso, Rafael Alberti. Il multiplie les tournées en Europe et dans le monde entier. En 1952, Yupanqui rompt avec le communisme. 

Antoinette Paule Pepin Fitzpatrick, dite « Nénette », née le 9 April 1908, à Saint-Pierre-et-Miquelon est la fille d'Emmanuel Victor Pepin et d'Henriette Fitzpatrick. Elle épousa Héctor Roberto Chavero Aramburu  en 1946, à Montevideo, en Uruguay. Elle est morte le 14 novembre 1990, à Buenos Aires, en Argentine, à l'age de 82 ans. Pianiste et compositeur, elle signait du pseudonyme Pablo del Cerro les musiques qu'elle composait pour son mari. 

Je suis très touché par ces familles latino-américaines du commencement du XXe siècle, je ne sais pourquoi. Je pense à mon vieil ami Patricio, qui ressemble beaucoup au fils d'Atahualpa, sur la photo, et dont les quelques clichés en noir et blanc que j'ai vus, en compagnie de ses parents, au Chili, m'ont toujours bouleversé, mais je pense également à Carlos l'Argentin, qui est mort sans que je sache s'il a reçu et lu ma lettre.

Les Indiens et les Savoyards, dans le creux de la main… Il paraît qu'« Atahualpa Yupanki » signifie « celui qui vient de contrées lointaines pour dire quelque chose », en langue quechua. Dans l'âme d'un jeune garçon timide et provincial des années 60, il aura fallu quelques unes de ces paroles simples venues de loin pour que s'esquisse cet alphabet étrange et chaud qui disait quelque chose qu'on ne comprenait pas mais qui suscitait des sentiments et des émotions qui nous ouvrait littéralement le cœur : il y avait cette ardeur que nous n'avions pas encore éprouvée, mais aussi une simplicité et une fraternité qui s'accordaient bien à notre âge. 

Merci, Nénette.

dimanche 17 décembre 2023

Les minutes précieuses

Le rêve, toujours. Le rêve qui vient me sauver, au plus profond de la déréliction. 

Ce matin, avant six heures et demie, heure du réveil. Un quatuor, composé de trois merveilleuses jeunes filles… Un quatuor, à l'intérieur d'une assemblée plus grande, dix, douze personnes ? Invisibles, ou presque. Silencieuses. Concerto grosso. Le quatrième membre du quatuor, c'est moi. Je suis bien au chaud, sous mes trois couettes. Pas de douleurs, ce n'est pas le moment. Un adagio de Bach. Les cordes en pizzicato. Les minutes précieuses. Avant la chute. 

La première jeune fille est Anne-Sophie, la deuxième est Sarah. Elles ne sont pas elles-mêmes, bien sûr, mais pourtant c'est bien d'elles qu'il s'agit. La troisième (je suis presque sûr qu'il y a une troisième jeune femme), j'ignore de qui il s'agit : une de ces jeunes femmes qui reviennent dans mes rêves de manière récurrente, avec lesquelles je me dis que j'aurais pu faire ma vie, que je confonds avec des personnages ayant réellement existé, que je ne distingue plus du tout de la réalité, sans doute. Peu importe. Peu n'importe pas du tout, en réalité, mais je dis peu importe… pour l'instant. Adagio, ou plutôt andante. Ce trio, non, ce quatuor, est une partition insaisissable et lucide. Une proposition géométrique et sensible. Un ensemble miraculeux de forces subtiles et musicales. Oh, quel bonheur ! Nous parlons. Nous échangeons des propos à propos de la vie de ces trois jeunes filles. 

Générosité, secret, érotisme délicat, pensées à demi avouées, entrées-sorties, avances, courbes adoucies de la parole souple et teintée d'une retenue précieuse, ces minutes sont si précieuses qu'on croit rêver. Rêve-t-on ? Rien n'est moins sûr. Je rêve et je ne rêve pas. C'est tout un. Ce pays est autre. La lumière porte nos gestes de l'un à l'autre, sans accents inutiles, sans la moindre brutalité, sans la moindre vulgarité, surtout. Les sentiments passent de l'un à l'autre sans violence, les sentiments qui prédominent sont l'ouverture et la confiance. Pourtant, les choses, comme on dit, ne sont pas dites. Elle n'ont pas besoin de l'être. Elles sont dites d'une autre manière, c'est le Subtil, qui les porte de l'un à l'autre, dans notre quatuor. Cérémonie légère, propice. Comme ces instants sont précieux, doux, intelligents, malins ! Je suis débarrassé, pendant ces quelques minutes, ou secondes, qui durent des siècles, de toute la saleté poisseuse dans laquelle j'ai été plongé toute la semaine. C'est une épiphanie des sens et de l'esprit, mais aussi des corps qui se comprennent. Le Temps s'est ouvert et nous a accueilli. Nous y sommes. Toutes les lettres des mots que nous prononçons, et même de ceux que nous n'avons pas besoin de prononcer, résonnent entre elles, il n'y a aucune perte dans le signal. C'est une composition qui me fait penser à la musique du seizième siècle, une polyphonie très élaborée, à la fois complexe et agile, adroite, sans aucune lourdeur, sans pathos, sans notes inutiles et sans arrière-pensée. Le désir est sans péché, à la lettre impeccable, comme dans les meilleures fugues de Bach. Toutes les notes, tous les sons se tiennent. Les intervalles sont des refuges.

Songe… Quel beau mot ! L'extase légère de la conscience humaine a passé lentement à travers les filtres des siècles et de l'esprit. Songe des dieux, songes des royaumes, songes des bêtes solitaires, songes des abandonnés. Songe lucide et arachnéen, terre fertile et légère, ô combien nourrissante. Charme des noms qui parlent depuis l'extérieur de leur enveloppe imperceptible, le songe pénétrant et délié nous ramène au centre de l'esprit éternel, de l'esprit sensible, fin, aérien, dont le feu paisible soulève la paupière des morts-vivants que nous sommes, dans ces instants miraculeux. Le songe est le contraire du mensonge, c'est la vérité qui sort un instant de son linceul, qui ose se montrer, nue, fragile, transparente, mais d'une séduction infinie, d'une grâce inimaginable. C'est la Grâce même, qui parle la langue que nous adorons, devant laquelle nous nous agenouillons, le cœur léger. Principe de causalité ? Non. Ravissement du « bouche à oreille ». La voix aiguë et plane et dorée du soprano, dans le Miserere d'Allegri, qui perce les ténèbres, sans pourtant nous aveugler. 

Sans doute m'accusera-t-on d'épouser des chimères, ou de seulement les désirer de tout mon être. Mais savez-vous ce que vous perdez, vous qui vous bouchez les oreilles ? N'avez-vous jamais entendu cette voix, suave et prise en son tréfonds d'un feu calme, qui vient à nous quand nous perdons un instant le fil de notre récit ? Le Paradis est là, tout proche, si proche que nos yeux sont incapables d'accommoder, à cette distance. De la bouche à l'oreille un souffle léger, une langue si claire et si belle qu'elle nous semble un songe, à laquelle nous donnons tout ce que nous possédons, de bon cœur, avec une confiance aveugle. Le rêve n'est pas ce que vous croyez : il était là avant vous et sera là après vous. Vous en êtes seulement des émanations lourdes et encrassées, pénibles, fatiguées. Dans le songe il n'y a que des voyelles, des couleurs, une paix de lumière bien plus réelle et bien plus joyeuse que nos ébats sarcastiques et désespérés d'animaux pris dans le faisceau des phares sociaux. 

Toute ma vie, je n'aurais désiré qu'une chose : l'adresse. Être maladroit était la malédiction suprême, depuis l'enfance. J'ai cherché les gestes justes, je les cherche encore, jusque dans les mots, jusque dans le silence et la solitude. Je sais que je suis incapable de débarrasser mes phrases de tout l'inutile fatras psychologique et social, que j'en serai toujours incapable, que je serai toujours en-deçà de ce que mon oreille perçoit parfois, quand je me réveille d'un songe parfait, comme ce matin, et qui m'échappe en quelque secondes, mais jamais je ne renoncerai à ce paradis entraperçu, qui est là, bien réel, au fond de l'écho divin qui régulièrement revient se rappeler à moi. Alors, dans ces moments-là, mon seul viatique est la musique, qui me sauve, qui m'a toujours sauvé de la vulgarité hurlante. La musique dont je parle ici n'est pas le contraire du silence ; elle en est plutôt l'écrin et le porte-parole. Car le silence a du mal à se faire entendre. Il n'aime pas déranger. Il ne parle pas plus fort que vous. Si l'on ne lui fait pas place, il n'insiste pas, jamais. Il passe. Nous n'en percevons qu'un frôlement vite oublié, que nous prenons bêtement pour une illusion. Il faut se tenir prêt, il faut aller le recueillir à la source, quand elle n'est encore qu'un filet imperceptible, seulement porté par un souffle innocent. 

Quand j'écris l'adresse de quelqu'un à qui j'envoie une lettre, sur une enveloppe blanche, je suis pris d'une fièvre douce. Écrire un nom et une adresse dans un rectangle blanc : je ne vois rien de plus sacré, de plus simple et essentiel. L'enveloppe pourrait ne rien contenir, ne rien envelopper, que ce geste suffirait pourtant à me combler et à exprimer tout ce que je pense de la vie et tout ce qu'il y a à en retenir. Tout le sens est là, très simplement orthographié. Nommer et adresser. Mettre quelques phrases dans une enveloppe, quelques phrases qui sont sanctifiées (ou certifiées) par l'envoi. Dans le fond, tous les textes qui se trouvent ici sont des lettres adressées à des inconnus. Je sais que personne ne les lit vraiment, mais ça ne fait rien, il faut quand-même les envoyer, il faut quand-même faire comme si l'on s'adressait à quelqu'un, comme si quelqu'un, quelque part, recevait ces lettres et ces phrases sans timbre. Je ne sais pas, je l'avoue, faire la différence entre la littérature et la correspondance, entre la conversation et la fiction ; je sors d'un songe pour tomber dans un autre songe : j'ai eu le temps de m'apercevoir, depuis toujours, que personne ne répondait jamais à mes adresses. La musique m'a assez prouvé que personne n'écoutait personne, jamais, et que de cette infirmité première découlaient toutes les autres. Du Miserere d'Allegri, ils n'écoutent que les ornementations et les effets, pas la substance qui pourtant se donne ici comme jamais elle ne s'est donnée dans aucune musique. À qui s'adresse cette musique ? Qui l'a entendue ? Qui a pris le temps de songer à ses côtés, dans la solitude et le chagrin d'une nuit de décembre, dans le creux profond d'une vie encore intacte malgré les gesticulations désordonnées qui, croyons-nous, nous font exister un instant aux yeux des autres. Les lumières s'éteignent, une à une, les moines sont à genoux, les voix se taisent, l'une après l'autre, le chant s'achemine en toute connaissance de cause vers le silence de l'être et la paix invincible. Chaque son se retranche, chaque voix abdique, chaque présence se retire pour que la Présence advienne enfin, pour que l'Adresse soit enfin correctement orthographiée, que la phrase arrive à bon port, pour que le signe ininterrompu soit enfin délivré et se révèle comme Être, car il n'existe pas d'autre destination. Mais qui sera là ? Qui aura veillé jusque là ? 

Je ne peux me séparer de moi-même, sauf en de très rares moments, quand j'écoute de la musique polyphonique du XVe ou du XVIe siècle, que je me laisse habiter par toutes ces voix qui prennent la place de ma rêverie bavarde, qui se constituent en un réseau vibrant et ordonné qui me ramène à la vieille mémoire de l'humanité. La vie commence toujours demain matin, mais nous sentons bien qu'elle prend racine dans un passé vertigineux et immémorial, qui remonte jusqu'à nous par des voies secrètes. 

Elles ne sont pas elles-mêmes, et pourtant ce sont bien elles. C'est ça, la polyphonie. Exister dans le présent et la présence avec des corps multiples. Qui est la troisième ? La dissonance ? L'espérance ? La perte ? L'Oubli ? L'Origine ? La pause ? L'image effacée. Enfin ! Bien au chaud dans l'hiver qui vient. Sans douleurs. Dans la solitude inconnue et inconnaissable. Sans repères, sans bornes, sans issue. J'ai les yeux fermés, je ne bouge pas. Je reste là, dans le noir, dans la chambre silencieuse, je respire à peine. J'écoute mais il n'y a rien à entendre, et c'est cela, que j'entends, qu'il n'y a rien à entendre que l'absence. Alors je me réfugie dans une lucidité sans espoir. Il n'y a que ça, pendant quelques précieuses minutes que je tiens face à moi, comme un miroir merveilleux : ce que je vois là, personne ne l'a vu, je le jure. Je ne suis pas moi-même, c'est l'évidence, car j'étais un mensonge et le serai tout à l'heure. Pour l'instant, je coule à pic dans le Temps, les minutes et les heures s'écartent d'elles mêmes, se creusent, faisant une enveloppe dans laquelle j'entre, sur laquelle mon nom est inscrit. Je suis un voyageur immobile qui se vêt de son invisible tombeau. Vais-je enfin vivre, vais-je enfin faire ma vie ? C'est de cela qu'il s'agit ? Tout en moi s'ouvre, je ne suis plus qu'une immense oreille ouverte dans la nuit. Enfin la délivrance ? Avant la chute… Toutes les cellules de mes organes résonnent en un contrepoint grandiose. Je n'ai pas le temps d'avoir peur. La nuit se confond avec l'éblouissement vertical. Je suis avant la naissance, c'est ça ? L'alphabet est enfin disposé de manière à ce que la vie le traverse de part en part, toutes les lettres parlent à la fois, mais on comprend tout. C'est si simple ! C'était là depuis toujours, pourtant. Peu importe les noms, peu importe les corps, peu importe les craintes, les envies et les regrets, tout a été balayé par l'amour et la délicatesse de la Présence. Il n'est plus temps d'être maladroit. Laissons cela…

La semaine a été infernale et, n'était ce rêve, arrivé à point nommé, j'aurais pu sombrer dans un désespoir sans issue. Je ne sais trop pourquoi, mais j'ai voulu aller voir à quoi ressemblait le monde qui m'entoure, puisqu'il est désormais possible de le côtoyer sans le connaître. Le dégoût qui m'a pris était si violent que je me suis dit qu'il était impossible de vivre dans le même monde que ceux que j'ai croisés. Cyril Hanouna, Booba, GMK, Sarah Saldman, Jordan De Luxe, Thierry Ardisson, Benjamin Castaldi, Arthur, Laurent Ruquier, Yann Moix, Laurent Fontaine, Milla Jasmine, Magali Berdah, Nabilla Vergara, Moundir, Éric Naulleau, Nathan Devers, Simon Collin, Léa Elui, Tibo Inshape, Mayadorable, Léna Mahfouf, Amélie Cheval, Laurent Baffie, Mathilde Tantot, Squeezy, Jean-Marc Morandini, Léa Salamé, Natacha Polony, Aya Nakamura, Gilles Verdez, Polska, Géraldine Maillet, Ruby Nikara, j'en oublie beaucoup, la liste donne une idée de l'infini, de tous ces gens qui sont pour moi des figures à peu près interchangeables de l'enfer de vulgarité sans nom qu'est désormais le monde dans lequel nous survivons, à la marge. Cette mafia planétaire ne se tait jamais. Elle hurle à nos oreilles du matin au soir. Elle pérore, elle conseille, elle juge, elle distribue des certificats de conformité, elle condamne, elle se donne en exemple et n'hésite pas à menacer si on lui résiste, avec les bonnes vieilles méthodes de truand qui remontent tout naturellement à la surface. Derrière les caméras, les sicaires. Je me demandais par exemple ce qu'il pouvait y avoir dans l'esprit d'un type qui, en un an, s'achète une dizaine de voitures coûtant chacune entre 200 000 et 500 000 euros. Je pose la question très sérieusement. Qu'y a-t-il dans le cerveau de ces « youtubeurs » aux millions d'abonnés ? Que s'est-il passé, depuis vingt ans, dans l'âme du monde, qui a permis à des gens comme ça d'exister sans se cacher, sans mourir de honte ? C'est pour moi tout à fait incompréhensible, et, bien entendu, je regrette amèrement de m'être laissé aller à observer ce monde-là durant quelques jours. Je préfère et de loin les assassins aux Youtubeurs, je préfère les bandits et les fous à cette mafia tranquille qui a fait de la vulgarité et de la laideur la denrée la plus convoitée sur Terre. Le monde que j'ai connu naguère a été balayé, englouti, anéanti, humilié par ces faces rigolardes et vides, qui il y a seulement trente-cinq ans auraient été méprisées, ignorées, ou ridiculisées, si elles avaient eu l'inconscience de se montrer en public. Le renversement est si énorme, si radical et si spectaculaire qu'il est presque impossible d'en parler. En parler à qui ? Reste-t-il dix individus qui, comme moi, sont réellement épouvantées par ce paysage dévasté, par cette faune goguenarde et immorale qui désespérerait le plus placide des dieux ? Où faut-il se terrer pour ne plus en entendre parler ? Vend-on quelque part des kits de survie anti-youtubeurs, anti-journalistes, anti-peoples, anti-écrivains à la mode, anti-têtes de cul, anti-putes de luxe, anti-parvenus, anti-milliardaires, anti-stars du porno ? Je serais prêt à payer cher, moi, pour les oublier. 

Cette nuit, je suis tombé par hasard sur une chanson d'Atahualpa Yupanqui, qui était très à la mode dans mes jeunes années. Ce n'est même pas une chanson, c'est un morceau très simple joué à la guitare, sur deux accords, « Danza de la Paloma Enamorada ». Il y a dans cette petite chose humble mille fois plus de charme, de poésie, de musique et d'humanité que dans les milliards de « musiques » qui braillent depuis quarante ans à nos oreilles salies par tant d'étrons sonores. Je reviens souvent à la guitare, qui peut être le pire et le meilleur des instruments de musique. Le meilleur, dans la guitare, c'est cette humilité populaire, populaire au meilleur sens du terme, ce sont ces musiques qui naissent d'un récit ou d'une déploration simples et sincères, honnêtes et dignes, exprimées à mi-voix. La guitare a beaucoup en commun avec le violon, en ce sens-là. La vertu plutôt que la virtuosité, la morale plutôt que le théâtre, le récit plutôt que le spectacle, l'intimité franche. Nous écoutions aussi bien Yupanqui que Segovia, et la distance qui les sépare n'est pas si grande qu'on pourrait l'imaginer. C'est au terme d'un très long cheminement, patient, artisanal et humble, indépendant, que des hommes tels que ceux-là ont accédé au succès. Les micros sont venus après, ne parlons même pas des caméras… Ces hommes que j'ai aimés, il est impensable de les imaginer vivant au temps des réseaux sociaux et des téléphones portables, des écrans et des repas livrés à la maison. Ces deux mondes s'annulent l'un l'autre. Ce n'est même pas qu'ils sont antagonistes, c'est qu'ils ne peuvent s'imaginer dans un même esprit. Il y a eu une bifurcation fatale, j'en suis convaincu, même si je ne sais pas la dater précisément. Les minutes précieuses n'existent plus. On les a arrachées de la vie, comme des mauvaises herbes. On en a même perdu le souvenir, et je suis certain que tout le monde ici va s'insurger en disant que ma position est ridicule et intenable. Oui, elle l'est, et je m'en fous éperdument. Il y a des choses que l'on sait, même et surtout quand tout nous donne tort. Je n'ignore pas que je suis déjà mort, à vos yeux, il est inutile de me le rappeler. 

Le rêve. L'instant rêvé. La solitude dans laquelle on tombe comme dans un coma indicible et impartageable, c'est l'essence même de la poésie, de ce qui donne du prix et du goût à la vie. C'est de là que nous venons, tous autant que nous sommes. C'est l'enfance de l'art. C'est le Temps qui nous exauce, qui se donne à nous, amoureusement.

dimanche 10 décembre 2023

Boules et Mafia

Noël. Merde ! Crasse du printemps inversé. Miasmes dans tous les coins. Leur petit Jésus fourré à la pâte d'amande, leurs sapins, leurs sourires fondus au sucre, la pestilence des bons sentiments attardés, miélus, enrobés de douceur purulente et niaise, frelatées saucisses mijotées, guiboles flasques ou gamines anorexiques, tout ça me dégoûte. Qu'on ne vienne pas me faire chier le 24, surtout ! Uber Eats, Netflix, Amazon, Pfizer, + 224%, 24,996 milliards de dollars, 36 millions d'abonnés, de sept-cent cinquante mille salariés à un million et demi en 2021, plus 38% de chiffre d'affaire, hausse de la consommation d'alcool, de tabac, de cannabis, prise de poids, ça enfle partout, ça bouge plus, ça grignote devant l'écran, ça commande à tout va, livraisons, les trois géants de la crevure vaccinale, c'est mille dollars de bénéfice par… seconde, ce qui fait, pour les endormis, trois millions six cents mille dollars par heure, ou quatre-vingt-six millions quatre-cents mille dollars par jour, pour nourrir Cyril Hanouna et sa mère goinfre, GMK et ses bagnoles et son boucan, Guillaume Pley OK-OK-OK et sa touffe frisée, les actrices porno qui ont remplacé Claude Sautet, les enragées minables au cul refroidi et épilé qui courent après l'Ogre pour qu'il leur lâche un bout de son pactole, tous les coachs youtubisés qui nous partagent tout ce qui leur sort du bulbe, qui revisitent Platon, Montaigne et Nietzche, sponsorisés par Nord-VPN, mon café qui refroidit, la mafia planétaire, les députés illettrés, mes analyses d'urine, les médecins pressés de mon cul, deux kilos de bandaison, tout ce fatras hurlant et puant, ces gargouilles de vomi qui se déverse dans la mer, dans les étangs, sous la roche, sans transition, entre les épicéas, dans les calanques et jusque dans mon jardin, qui fait crever les vieux numérisés dans leur chambre, à distance, les méprisés tremblotants et à demi refroidis, sublimes bienheureux oubliés avec du pain d'épice rance en miettes dans leurs draps, dans quelques secondes il sera neuf heures comme tous les dimanches, deux hautbois deux cors, et on a déjà toute la tristesse sublime du Requiem : Mozart casse les codes, qu'il nous explique, l'autre empaffé, j'en peux plus, de leur ton, de leur parlure merdique, de leurs « posts », de leur connerie asymptomatique lavée à trente degrés sans essorage, la femme en eux, mauvaise apparition, coup de timbales qui crève l'hymen reconstitué, halètements mouillés, giclées de trouille glaireuse entre deux bâillements à l'ail, y a-t-il des clarinettes, ou non ? Saloperie de Noël ! La mafia partout partout, et quand ce n'est pas elle, c'est pire. La crotte au cul de cette époque est sombre, épaisse et dure. Ça pue partout, où qu'on aille on sent la merde qui remonte de partout ; je ne vais plus dans la rue car je sais à quoi m'attendre : la Bêtise est d'abord méchante, elle aime se montrer à son pire, elle ne vous loupe pas, dès qu'elle vous aperçoit elle fonce sur vous, les tibias en équerre, elle s'étale et vous prend dans ses bras louches. C'est la mort à crédit, un crédit aussi généreux que malfaisant : qui inspire l'autre ? La mort ou l'usure ? On regrette d'avoir cru, si vous saviez ! Mais vous ne pouvez pas savoir, car si vous saviez, vous ne me liriez pas. Il faut être à contretemps ou ne pas être. Rescapé absolu, mais coupable absolument. Mea culpa. Allez-y, je ne bouge pas : vous pouvez charger la mule. Je les vois, toutes les petites putes sur Facebook et ailleurs, elles ont la naïveté ordurière de la cendre refroidie et le front boutonneux en cloques. Cor de basset au creux du ventre, là où ça gargouille discrètement. Parlent par hoquets préhistoriques, le charbon de bois sur la paroi de leurs organes. La ruine dégouline en bougie quand elles se déshabillent : rien ne tient, sans Photoshop. Désir et culpabilité : le corps se tord sous un soleil froid. Le gros œil social les écartèle à mort. Je vois tout ça, je vous assure. Ça remonte, la nuit, comme une mousse aigre et bien humide. Les pauvres choses se croient vivantes parce qu'elles couinent en rythme. L'unisson est leur loi d'aisance. Trombones mystiques : l'Au-delà s'annonce tout en fausses notes. L'ironie est à son comble mais ils sont sérieux comme des papes. Dites-moi, mon brave, ça me manquerait pas un peu de bassons, votre histoire ? Que pense Bill Gates de l'humour chez Mozart ? Est-il suffisamment philanthropique, le divin Wolfgang ? Sa flore intestinale est-elle en bon état, digne d'être exposée sous un microscope électronique, cotée en bourse ? Ne serait-t-il pas un peu ordurier sur les bords, voire misogyne, ce petit salopard ? On ne lui ferait pas un petit procès par-dessus les siècles, pour l'amener au niveau d'un Depardieu, non ? Mozart en Corée du nord, voilà qui serait amusant. Il en aurait, à dire sur le cul des femmes, je vous assure ! Demandons à sa cousine, Maria-Anna. Ça se décline en quatre orchestres, au carré, bien avant Stockhausen. Procès en sorcellerie. Les compositeurs qui ne sont pas sorciers sont très ennuyeux. S'il fallait une seule preuve, ce serait la Gran Partita qui nous la fournirait. Théâtre et misère dans la chambre, à l'abri des regards. Il faut renouveler l'effervescence de l'ennui, il faut parodier la publicité et ses croyances, turqueries basaltiques — faute d'argent, se méfier de tout et de tous, passer par-derrière, piccolos, cymbales et grosse caisse sont là pour jeter l'encre à la face des gogos : les prêtres s'agenouillent en dépit du bon sens, au cimetière, sur leurs rotules décalcifiées. Ça ressemble à une grosse farce débile, avec tous ces noms que je refuse de donner, tous ces peoples cramoisis et glaireux qui salissent les mondes depuis Ibiza et Dubaï, jaloux butés bafouilleurs, minables prolos du luxe efflanqué, tout en dorure plaquée, hypnotisés par le vide et la rapacité des Péquenauds rutilants qu'ils imitent le temps d'une saison en enfer. Vous supportez, vous, de vivre dans le même monde qu'eux ? Comment fait-on pour se consoler, ou pour oublier qu'il y eut naguère un autre monde — que nous l'avons connu ? Oui, se consoler est impossible. Ce qu'il faut, c'est oublier, oublier pour toujours. Noël ? Il y a longtemps que c'est impossible, Noël ! Ridicule, obscène, dégueulasse, monstrueux, sale. Que vos sapins prennent feu, que vos bûches vous incendient, que vos mendiants vous assassinent, que votre champagne vous brûle le foie, c'est tout ce que je vous souhaite, à la pointe du mot, Sauvages ! Je hais vos fêtes et la pureté de vos intentions, abrutis cochons, vendus à toutes les sucreries morbides, sales menteurs attendris de vous-mêmes confits de mauvais goût surnaturel. Un cygne sur l'eau, seul, dans le froid, au nord. Il ne peut pas racheter l'ignominie de la Fête. Il le sait. C'est un âne, ce cygne. Un âne présomptueux et solitaire mais il n'en démord pas. Comme le talent court les rues ! Dis-donc, mon gros ! C'est fou ! Il suffit d'allumer la radio, de se mettre devant un écran, de se bronzer la couenne à la rumeur planétaire pour se réchauffer l'âme et vouloir faire corps avec le cirque mondial qui ne cesse de tambouriner aux fenêtres, comme ces filles qui parlent toujours d'amour sans jamais jouir : elles gardent bien leur talent à l'abri de la vérité, ces putes ! D'où vient l'immense Morale qui nous asphyxie depuis vingt ans, quel esprit malade a fomenté pareil renversement pervers, qui a fait de ce monde un cloaque puant ? Il n'y a plus que des Cyril Hanouna et des Bill Gates, les clowns et les banquiers se sont rejoints au centre du Cercle infernal, là d'où partent les avenues de la Publicité qui sont les seules voies que connaissent ceux que je refuse d'appeler mes contemporains. Ils ont sali tous les mots, falsifié toutes les images, ils ont crevé l'âme humaine et l'ont farcie de fumier. La Malversation est considérée comme le Grand Art. Je me bouche les oreilles, mais c'est en vain, puisque toute la réalité a été reconstruite de part en part. Rien n'échappe au Bobard central qui tourne à plein régime : nous sommes éjectés par une force inouïe aux confins de la réalité. Prenez n'importe quel visage croisé dans la rue, vous verrez à ses yeux fous que vous êtes un survivant anachronique et dangereux, pour lui. Ne le regardez pas en face ou il vous crèvera ! Il n'y a pas de place pour les survivants. Il voit immédiatement que vous ne jouez pas le jeu. Infaillible prunelle. Ils se reconnaissent entre eux, les consommateurs. Ils clignotent et vous êtes éteint. La Fête vous réclame : À LA CRÈCHE, salopard, saumon-foie gras-chocolat, prouvez que vous avez fait vos courses, vos boules en évidence ! L'Entreprise n'aime pas les traitres-à-la-consommation. Ils n'ont plus que des dents et des bouches et des langues qui ne parlent pas, tout occupés à digérer. Pas de répit, jamais. Passent de la table à la tombe sans soupçonner qu'il y eut jadis des temples, des déserts, des scènes et des orgies aimables, privées et littéraires. Ils ont tué la gourmandise comme ils ont déchiqueté l'amour et la sagesse, avec cette hargne sourde dont les bêtes auraient honte. On continue à employer les mêmes mots, comme si de rien n'était. Noël, sacré, Jésus, naissance, vie, musique, littérature, art, amour… On a fabriqué des sourds et des aveugles de naissance. L'imposture est invisible, inodore, silencieuse. Parfait canular. Quand tout est bluff, tout redevient vrai, et plus vrai que vrai, puisqu'il n'y a rien d'autre. Quand on naît dans un tombeau, on prend le tombeau pour un palace, forcément. Vieux chocolatiers pervers, les éditeurs font des additions et des soustractions, ils ont transformé les Lettres en pensionnats de jeunes filles traumatisées et hystériques. Chacun y va de sa revanche personnelle. Là non plus, personne ne voit que tout a changé, que rien n'a tenu ; les mots n'ont pas bougé, c'est tout ce qu'on demande. Ils sont au coffre, inviolables pourritures. Les mots ne sont ni des enfants abandonnés ni des fous sans mémoire, ils ont été créés par l'âme des peuples et par les siècles ; malheur à qui les profane et les dévitalise. On s'en rendra compte très vite car ils reviendront nous mordre dans le sommeil. Au diable le Public ! Je ferai la fête seul.

mardi 5 décembre 2023

5 décembre 2023

 

Menuhin dans le mouvement lent du concerto de Schumann, le 9 février 1938, avec Barbirolli et le New York Philharmonic. Après ça on peut bien se taire.  

En revenir aux racines, à la musique, dans ce qu'elle a de plus essentiel, de plus profond et de plus précieux. Schumann et le violon, Schumann et Menuhin — là aussi, un an avant la Guerre. Quand je pense que je me serai laissé intimider, tout au long de ma vie, que j'aurai essayé d'aimer l'opéra italien, et toutes ces sortes de choses dont j'ai toujours senti au plus profond de moi qu'elles ne valaient pas un clou, que j'aurai essayé d'aimer la même musique que les autres, et les chanteurs, et ça, et encore ça… Quelle perte de temps, mais surtout, quelle bêtise ! Le conformisme est vraiment la pire des choses. 

(Nous sommes le 5 décembre, date anniversaire de la mort de Mozart !)

Le lien à Schumann est le plus profond qui soit, surtout quand sa voix passe par le violon. 

(Ils sont tous à s'exciter avec Callas… Laissons-les.)

samedi 2 décembre 2023

Chambre

Plusieurs jours que je ne quitte pas mon lit. Douleurs de toutes sortes, angoisses, délire ou presque délire. J'ai du mal à rester à flot. Depuis des semaines, je reste dans cette zone cauchemardesque dans laquelle un marteau impitoyable me frappe un peu partout, au hasard semble-t-il. Mais le pire n'est pas la douleur, le pire, et de loin, c'est le sommeil qui se refuse à moi. La nuit dernière, j'ai dû me lever près de quinze fois. Dans ces conditions, il est difficile de se reposer, d'autant plus que trois fois sur quatre, je ne parviens pas à me rendormir, même pour une très courte durée. 

Il y a quelques jours, une chose étrange m'est arrivée. J'éprouvais un dégoût absolu pour toute forme d'alimentation (ça ne me dérange pas beaucoup, au contraire, sauf que le traitement antibiotique implique qu'on doive manger, au moins un peu, au moment de la prise du comprimé), mais ce qui est étrange est que ce dégoût avait contaminé la totalité des choses autour de moi. Comme je ne parvenais pas à dormir, j'ai voulu regarder un ou des films, sur l'ordinateur, et tout, mais alors absolument tout de ce que je pouvais voir et entendre me dégoutait absolument. Il y avait entre autres les Galettes de Pont-Aven, film que j'avais déjà vu avec plaisir, eh bien je n'ai pas été capable de le regarder jusqu'à la fin. Tout me sortait littéralement par les yeux et les oreilles. J'avais la sensation d'être mis face aux images de l'enfer. 

De retour d'une de ses dernières répétitions, avec Jessie Norman, dans la voiture qui le ramène chez lui, Karajan dit à sa femme Eliette : « C'est fini. » On le sent fatigué, très fatigué (il sait sans doute que c'est l'un de ses derniers concerts). Les époux se tiennent par la main. Sa femme lui répond : « Non, non, non, rien n'est fini, tout commence. » Les quelques notes de la répétition de la Mort d'Isolde, avec Jessie Norman, ont été plus que bouleversantes. On se tient là-devant en silence, pétrifié. Il est au-delà de la musique, au-delà du temps. 

Elle se lève lentement. Elle va chanter. La main gauche de Karajan caresse la voix de Jessie Norman. C'est bien au-delà du beau. C'est la fin. Il chante avec elle. 

Le 29 novembre 2020, j'écrivais : « Toutes mes nuits sont de puissantes fusées dont je ne sais jamais où elles vont me conduire. Je m'en remets au dieu facétieux de l'Indésirable. » Et aussi : « Celui qui affirme que “la vie est belle” manque cruellement d'imagination ou en possède énormément. »

Le 28 novembre 2017, j'écrivais ceci : « Il y a ce moment étrange où l'amour qu'on porte à une femme noircit, où le sentiment vient appuyer sur une partie inconnue de lui-même. Ce n'est pas qu'il se nie, ce n'est pas qu'il se renverse, non, ce serait trop simple, et ce serait un soulagement, c'est qu'il vient buter contre l'évidence, cet or changé en plomb. Il s'agit d'une réaction, d'une réaction chimique brutale, immédiate — immédiate au sens propre, en ce qu'elle n'offre aucune possibilité de médiation : elle parle une langue singulière, inconnue et intraduisible qui la rend impropre à la consommation, sans bénéfice d'aucune sorte. L'affreux vide qu'on trouve au fond de l'amour se tient là, comme une statue terrible et immobile, qui appuie en la signalant sur une région inconnue de nous, et cette place glacée en nous nous terrifie. Elle apparaît au plus profond de ce qui nous lie à celle qu'on aime mais son message est à tout jamais silencieux. On ignorait cette plaie béante que l'amour révèle. Cette opacité insondable provient je crois de la beauté — d'une forme particulière de beauté, d'une beauté arrêtée dans sa course. Le genre de femmes qui possèdent cette beauté ne la transmettent pas à leurs filles. Non seulement elles ne la transmettent pas, mais elles empêchent absolument qu'elle leur survive. »

Quand tout provoque en nous le dégoût, vers quoi se tourner, quand le silence et la paix du sommeil nous sont refusés ? 

J'ai fait un rêve. Encore un de ces rêves dont la simplicité fait peur. Je suis dans une file d'attente, chez le médecin. Nous sommes debout, nous les bien nommés patients, et nous piétinons d'impatience. En réalité il y a deux files : la file de gauche, dans laquelle je me trouve, et la file de droite, vide, que tout le monde rêve de rejoindre. Ça ne manque pas, un resquilleur nous dépasse tous par la droite, ce qui m'agace beaucoup. Pourtant je parviens aussitôt « de l'autre côté », qui ne ressemble pas du tout à un cabinet de médecin. Je me retrouve dans une sorte de véhicule cubique, transparent, vitré du sol au plafond, qui évoque un ascenseur, réduit à sa plus simple expression, mais un ascenseur qui se déplace horizontalement. Je vois le paysage défiler rapidement, et, à l'extérieur du compartiment en forme de cube dans lequel je me tiens, un gros câble qui, je ne sais pourquoi, me terrifie. Je sais que ce câble élégant et d'aspect discrètement sophistiqué « sait tout » sur moi, sur nous : on sent bien qu'il véhicule une quantité énorme d'informations. La scène se déroule dans une lumière aveuglante, dans une clarté impitoyable. Rien n'existe plus que cette clarté et la vitesse de déplacement de notre « véhicule ». La destination est inconnue mais la pensée des camps de concentration m'effleure. 

Vers quoi se tourner ? Si la mort était à portée de main, sans risque de ratage, sans douleur, et surtout sans délai, sans surséance, sans manœuvre dilatoire, et s'il suffisait pour cela d'appuyer sur un bouton, on y aurait recourt dans le quart d'heure qui vient. « L'affreux rire de l'idiot », on serait soulagé de l'entendre depuis une autre place que la nôtre.

dimanche 26 novembre 2023

Intermezzo et défunts

« Aliza Kezheradze (géorgien : ალიზა ქეჟერაძე ; 11 décembre 1937 à Tbilissi – 18 février 1996 à New York) est une pianiste géorgienne et professeur de piano. Elle avait été l'élève d'Alexandre Siloti (lui-même élève de Franz Liszt). Professeur d'Ivo Pogorelić, elle l'a épousé en 1980 bien qu'ils aient vingt et un ans d'écart. Elle est morte d'un cancer à l'âge de 59 ans. »

J'écoute les sonates de Scarlatti de Pogorelich. 

Hier, j'ai appris la mort de Carlos. Il est mort au mois d'août, mais je n'en savais rien. C'est en voyant qu'un concert hommage est programmé à la radio que j'apprends sa disparition. 

J'ai écouté les entretiens qu'Ivo Pogorelich a donné à Judith Chaine sur France-Musique. 

Un rêve atroce m'a réveillé ce matin à sept heures. Quand je dis “un rêve atroce”, ce n'est pas d'un cauchemar qu'il s'agit, et j'aurais préféré faire un cauchemar. 

J'écoute les Scherzos de Pogorelich.

Ce rêve était placé sous le signe du Blanc. Je revenais « à la maison », sans doute après une longue absence. Je retrouvais une maison familiale complètement différente de celle que je connaissais. Tout était impeccable. Impeccablement rangé, impeccablement propre et impeccablement élégant, impeccablement moderne, aussi. Le luxe était partout, mais c'était un luxe extrêmement sage, et même chirurgical. Le sol d'une des pièces de la maison était recouvert d'une moquette blanche et bouclée, très épaisse, ce qui constituait une surprise énorme, pour moi, car nous n'avons jamais été moquette, à la maison. Je passais de pièce en pièce avec un sentiment de malaise intense, plus même qu'un malaise : une infinie tristesse et une grande angoisse s'abattaient sur moi. Toutes les pièces étaient blanches, blanches du sol au plafond. Même les meubles étaient blanc, même la chaîne Hi-Fi, très sophistiquée, et qui fonctionnait à la perfection (ce qui, je ne sais pourquoi, me pinça le cœur), comme tout ce qui se trouvait dans cette maison. J'allais de pièce en pièce avec un sentiment d'irréalité et d'abandon douloureux. Je ne me sentais pas du tout chez moi, et pourtant je m'y trouvais, indubitablement. Je voyais mes frères et sœur, qui avaient l'air, eux, de trouver que tout cela était bel et bon, et, pire que ça, normal : ils semblaient affirmer, du simple fait de leur présence, qu'il était impossible de vivre autrement. Simultanément, je sentais une leçon de morale qui montait de toute part, qui émanait des murs même de la maison, et qui semblait dire : « Voilà la bonne manière de vivre, et la seule. Tu ferais bien de le comprendre, et de t'y conformer, si tu veux avoir une place ici. » Autant dire que leur regard sur moi était tout sauf bienveillant ou affectueux. Ils étaient les nouveaux maîtres, et j'étais un intrus, un pauvre hère qu'on accueille parce qu'il le faut bien, mais qu'on ne peut que tolérer. Et puis il y eut le moment le plus douloureux, qui m'a réveillé car je n'ai pas pu endurer cette souffrance : le face à face avec ma mère, qui avait un visage totalement inconnu, à la fois fade et neutre — mais pourtant maussade, c'est le moins qu'on puisse dire. Elle n'eut que quelques mots pour me reprocher de n'être pas masqué. Elle aussi était habillée de blanc. Il y avait un chien, je crois, mais il avait l'air malheureux. 

J'écoute les Tableaux d'une exposition de Pogorelich. 

« Premièrement, une perfection technique allant de soi. Deuxièmement, une intuition de la façon dont se développe le son du piano, tel qu’il a été perfectionné par les pianistes compositeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui concevaient le piano à la fois comme une voix humaine et comme un orchestre avec lequel ils pouvaient produire une grande variété de couleurs. Troisièmement, la nécessité d’apprendre à utiliser tous les aspects de nos nouveaux instruments, qui ont un son plus riche. Quatrièmement, l’importance de la différenciation. »

La journée avait pourtant bien commencé. Quand je parviens à dormir, tout va mieux. En plus, il fait beau, ce matin. Un beau temps froid et sec comme je l'aime. Extraordinaire Vieux Château ! On erre avec lui, hagard. Le sentiment du Froid… Le Chéran en hiver… La route de la Fuly en hiver, sous le soleil du matin, à pied, en arrivant de la gare, dans le dernier tournant… 

« Pour parler bêtement, c’est-à-dire comme un psychanalyste, vous avez un complexe d’illégitimité, c’est évident, mais le plus intéressant est que vous l’avez cultivé, sans vous en rendre bien compte sans doute. »

Après la mort de Jacques, il y a quelques semaines, voilà celle de Carlos. Il est mort en août, mais j'ai appris la nouvelle en voyant que France-Musique avait programmé un concert en hommage au compositeur. Le jardin est envahi d'une troupe serrée de très beaux oiseaux dont j'ignore le nom, gris cendré et bruns, ronds, au ventre parsemé de points plus foncés. Les feuilles du figuier blanchissent. Le vent est tombé. 

Quand j'écoute Pogorelich, j'entends le Po et le Go, mais pas le Relich. Il dresse des arrêtes dans le son, qu'il creuse au burin, faisant jaillir des gerbes d'étincelles (Bydlo). J'ai souvent du mal à savoir si son interprétation est très scolaire, ou très géniale. Un chariot polonais sur des roues énormes, attelé de bœufs. Ferme de Chavanod, en 1972. Je suis dans la salle de répétition, adossée à la cuisine, seul, je mets le disque d'Emerson, Lake and Palmer sur le tourne-disques : Promenade. La froideur et le tranchant des instruments électroniques me séduisent. C'est tout nouveau, impossible à comprendre. Je ne sais qu'en penser. Je garde mon plaisir pour moi. 

Jean-Claude Ellena parle de la mousse de chêne qui « sent le pubis féminin ». Les odeurs, voilà bien l'alpha et l'omega de la vie d'un homme, en effet. De là nous venons et là nous retournons. Du nez vers le nez, en passant par les oreilles. 

Carlos n'a jamais répondu à la lettre que je lui ai adressée au début de cette année. Il était peut-être déjà mourant, qui sait ? Je ne saurais jamais s'il l'a lue, cette lettre… 

Elle n'était pas belle, Aliza Kezheradze. 

« Le troisième mouvement ressemble à du rock and roll. C'est tellement amusant » dit Hilary Hahn du troisième mouvement du concerto pour violon de Sibelius. Je l'ai entendu à la radio par hasard, il y a quelques jours, ce troisième mouvement, et sa laideur m'a frappé. Que c'est lourd, bon dieu ! C'est drôle parce que j'aime beaucoup Sibelius (surtout ses cinquième et septième symphonies), et j'ai toujours aimé ce concerto, mais je n'entendais pas la laideur de ce mouvement, à cause ou grâce à ce qui précède. Je découvre que le musicologue anglais Donald Francis Tovey déclarait à propos de ce même mouvement qu'il s'agissait d'une « d'une polonaise pour ours polaires », et je ne puis qu'approuver. À bas le rock and roll ! À bas Johnny ! 

Lui, en revanche, est très beau. Ses yeux sont protégés du regard d'autrui par des arcades sourcilières en promontoire, de chaque côté de la glabelle. Yeux verts, oreilles loin derrière le crâne. « Oui, nous avions des examens de gammes ! » Il parle, avec un sourire, du conservatoire de Moscou. Il a une voix douce, séduisante, à la fois enfantine et princière. Elle lui dit qu'il est très doué, mais qu'il va devoir travailler beaucoup. Peut-être est-ce cela qui a séduit Ivo, chez elle : qu'il doive beaucoup travailler ? Elle n'aime pas la position de ses mains : il est très tendu. Il la regarde étrangement : personne ne lui avait fait ce genre de remarques jusque là. Il demande à la nièce d'Aliza Kezheradze, qui se trouve là : « Qui est cette femme ? » Il lui demande si elle est pianiste. Elle rit et ne répond pas. Il la demande en mariage alors qu'il n'a que dix-huit ans, et qu'il n'a pris que dix ou quinze leçons avec elle. Comme elle lui demande d'arrêter de dire des bêtises, il s'en va en claquant la porte. Deux ans après, ils seront mariés. 

Je pense à Sarah, jeune élève de Carlos que je croisais très souvent au cours, et qu'il a fini par épouser. Blonde, fine, enfantine, presque transparente : tout le contraire des femmes qui m'attirent. Pauvre Alicia, qui est restée sur le carreau (Alicia, la mère sans enfants, qui avait construit patiemment son génie de mari durant des décennies)… Que de blondes je croisai, moi qui n'aimais que les brunes ! J'ai connu trois Sarah. Une rousse, que j'ai élevée comme ma fille, clarinettiste ; une blonde, pianiste, et une brune, violoncelliste, dont j'ai adoré le corps et le prodigieux humus sexuel. 

Con mortuis in lingua mortua… Quatre minutes de musique impalpable, aux limites du son et du sens, la vie passée glissant comme un tapis fuyant sous nos pas hésitants dans une brume légère et trop claire. Baba Yaga, maigre et unijambiste, se nourrissant d'enfants. Nous sommes sortis des catacombes et nous dirigeons vers la Grande Porte de Kiev, après l'attentat contre le tsar Alexandre II. 

Ce jour-là, j'avais joué la suite opus 25 de Schoenberg, et je m'étais interrompu dans le dernier mouvement, comme un âne qui refuse d'avancer ! Je n'étais pas prêt, mais Carlos avait insisté pour que je joue tout de même. À cette audition assistaient des pianistes de renom, dont Gérard Frémy, que j'admirais, et j'avais été profondément humilié. Ce n'est pas que j'avais mal joué, non, c'est que la terreur m'avait pris au plein milieu de la gigue, et que j'avais été incapable de continuer. Je crois que de ce jour-là m'est resté gravée une profonde entaille dans mon estime-de-soi-pianistique. Le pire avait été les discussions, après, autour de pâtisseries (Carlos était très gourmand et Alicia encourageait ce penchant). Je me rappelle que nous avions parlé ce jour-là de Pollini et de Zimerman. J'avais été scandalisé, car ils semblaient tous d'accord pour dire du mal de Pollini (et du bien de Zimerman, par comparaison). 

Depuis deux jours, j'écoute Ivo Pogorelich, que je n'aimais pas du tout (enfin, je veux dire que je n'aimais pas du tout son jeu de piano). Le simple fait de l'avoir écouté parler longuement m'a amené à réviser mon jugement, ou plutôt, à le suspendre, et à l'écouter avec une tout autre oreille. En tout cas, c'est un personnage fascinant. Il a épousé Aliza Kezheradze, son professeur de piano, qui avait 21 ans de plus que lui. Elle est morte d'un cancer, en 1996, ce qui a plongé Pogorelich dans un silence qui a duré de nombreuses années… Je trouve ça intéressant, ce jugement qui ne cesse de se modifier, une vie durant (et tant pis pour l'enfonçage de portes ouvertes). Le scandale du concours Chopin, en 1980, je l'avais très mal compris. Moi je me disais : Bon, Argerich le trouve génial (et aussi Paul Badura-Skoda et Nikita Magaloff), c'est bien son droit, mais c'est aussi le droit des autres membres du jury de ne pas aimer ce jeu-là. Mais j'ai appris depuis qu'il y avait eu des magouilles politiques, c'est du moins ce qu'il affirme aujourd'hui, et je veux bien le croire. La réaction d'Argerich, qui avait démissionné du jury, prend donc un tout autre sens. Rendez-vous compte : au concours Chopin, les pianistes sont notés sur une échelle de 1 à 25. Eh bien Pogorelich, à l'avant-dernier tour, avait récolté des 0, ce qui l'a empêché d'accéder au dernier tour ! C'est tout de même terrible… (Mais on le voit mâcher du chewing-gum, à ce même concours !)

« La musique de chambre, c'est très bien, à condition qu'il y ait une chambre. »

J'écoute les préludes opus 28 de Pogorelich. Je commence à comprendre… (En tout cas, quand il joue le troisième prélude, il ne mâche pas de chewing-gum.) Et son huitième prélude est admirable. Papa adorait le septième, en la. Je ne comprenais pas. Maintenant, je sais. L'élégance, la civilisation. Le tact. La galanterie. Tout est là, en quelques notes précises et impeccables disposées délicatement sur le clavier. Tout ce qui a disparu. C'est très bien, à condition qu'il y ait une chambre… À condition aussi que la femme ait l'intelligence des sens et des odeurs.

Jardin silencieux. Le jour se lève. Je suis seul à assister à ce rituel. Chopin murmure, il faut tendre l'oreille pour entendre. Tout est à sa place. Miracle !

Carlos est mort, donc. Un de plus qui va désormais se trouver juste derrière mon épaule, à lire ce que j'écris, à savoir ce que je pense. Je ris car Jacques et lui se détestaient cordialement. Ou plutôt, Jacques détestait Carlos, qu'il trouvait prétentieux et arrogant, et Carlos méprisait Jacques. Ces deux-là n'avaient pas un caractère facile, c'est le moins qu'on puisse dire. À côté d'eux, je crois bien que je suis un ange. Ma vie pourrait se résumer à ces quelques figures mortes, dont la théorie a commencé à mes seize ans, dans une voiture broyée. Les pères… Il en reste un. Paradoxalement, et contrairement à la légende, c'est le plus facile à vivre, le plus gentil : le seul qui n'a pas de liens directs avec la musique. L'autre jour j'ai rêvé de Jacques. Un rêve terrible dans lequel il me disait que j'avais déçu « le monde entier ». Rien que ça… Je cultive mes complexes. Je les arrose, je les soigne. Je les réchauffe, en hiver. La goutte d'eau, l'infatigable goutte d'eau du quinzième prélude, l'enharmonie qui ronge les sangs et les images. Elle finit par tout emporter, elle nous sauve du ridicule, mais aussi du succès. Le type de séduction qui nous séduit se trouve à l'intérieur même de la roche, de la matière, du son. C'est le vide sombre qu'entourent les éléments. L'odeur qui reste quand ça ne sent plus rien. L'image absente. Sostenuto

Pogorelich sait aller lentement. Ce n'est pas donné à tout le monde. Il sait aller lentement parce qu'il est là dans chaque fraction du son, il n'a pas peur. Il fait partie de ces gens qui croient à leur étoile. Il joue quand le Maître parle en lui, ce qui donne à son jeu une puissance incomparable, quoi qu'on puisse penser de ses choix. Il faut entendre la manière dont il fait sonner le ré grave du dernier prélude, celui que Carlos aimait tant, qu'il nommait « Scriabine », à la toute fin. Je ne vois que Cortot qui parvienne à cette hauteur de vue, avec bien entendu de tout autres moyens, et surtout avec une vision du monde entièrement différente. 

L'importance de la différenciation ne va pas sans le sens de l'unité, sans quoi elle sombre dans le délire. Promenade. Le Vieux Château. Les Catacombes. 

Mes deux élèves, Pierre et Bruno, mathématiciens tous les deux, m'ont apporté un disque de Pogorelich, qu'ils adorent. Je ne sais plus de quoi il s'agissait, mais j'avais détesté : anti-musical, avais-je lâché, méprisant. On est bête, quand on est professeur. 

Il y a des pianistes qui sont des peintres et d'autres qui sont des sculpteurs. D'autres encore qui sont des poètes. 

En récital, l'opus 111 de Pogorelich dure quarante et une minutes. 

« J’ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rire comme les autres ; mais, cela, étrange imitation, était impossible... »

Anti-musical toi-même ! Si au moins j'avais connu la gloire… Si j'avais pris le temps de souffrir avec intelligence… Si j'étais descendu en spéléologue dans les tréfonds du son et en avais remonté quelque chose comme une pierre noire… Si j'avais su… Le temps, lui, ne m'a pas raté. Il faut dire qu'il ne rate personne, ou presque. Et le plaisir s'oublie vite, au fond des vieux châteaux glacés… 

Je ne ralentis pas parce que je suis vieux et que mes forces m'abandonnent, au contraire, je ralentis parce que chaque nouvelle lecture s'enrichit : il y a plus à voir, plus à entendre, plus à comprendre. Chariot polonais sur des roues énormes, attelé de bœufs. Bydlo. Je laboure. La force de lutter contre le temps. La force des bêtes, la force des hommes. Soleil d'hiver. Si j'avais su. Sanglots des pierres que personne n'entend… 

Je rentre à la maison. J'écoute l'écho des voix passées. Je suis seul. Tant de blancheur m'éblouit. Toutes les images se confondent. Les vaches de la route de la Fuly, les noyers, les collines, les montagnes, plus loin, et ces odeurs qui m'emportent, déjà, le jardin, les arbres, la serre, les clapiers, les visages, l'escalier, la rumeur du matin qui monte à l'étage, dans la chambre calme et chaude. Il faut voir Karajan diriger Bydlo, le tuba au bout du bras, et les contrebasses qui remuent la lourde et tiède matière fumante : Où vont-ils, ces hommes ? Personne ne le sait. Il y a un chien, avec eux, je crois, mais il a l'air malheureux. Tout vient de la terre, tout monte de la terre, c'est comme une nuée lourde et lente. On se tient immobile, on attend quelque chose comme une transfiguration, l'apparition d'un visage, quelque chose qu'on reconnaîtrait ou dont l'incontestable vérité nous ouvrirait le cœur. 

À la fois comme une voix humaine et comme un orchestre avec lequel ils pouvaient produire une grande variété de couleurs… Même la plus belle des orchestrations, et Dieu sait que celle de Ravel est magnifique, ne nous offre pas la richesse contenue dans un piano joué par un véritable musicien, je m'en avise encore ce matin. Tout ce qu'on entend, tout ce qui passe à travers les mailles serrées du tissu pianistique sera toujours supérieur en qualité d'imagination, en richesse symbolique, en poésie, en ambiguïté et en absence, au plus merveilleux des orchestres qui nous oblige à entendre qu'une trompette est une trompette, un trombone un trombone, un violoncelle un violoncelle. 

Je commence seulement à entendre son legato, à le comprendre. Il parle d'objectivité. On sent qu'il cherche à se débarrasser de tout ce qui adhère trop facilement à l'interprétation, par paresse ou besoin de séduire. « Il ne respecte pas la musique. Il utilise les extrêmes jusqu'à la distorsion. Et il joue un peu trop la comédie » disait de lui Eugene List en 1980. Oui, il utilise les extrêmes, quoi qu'il s'en défende, mais c'est parce qu'il cherche à rejoindre le compositeur dans sa radicalité, car tous les compositeurs sont radicaux, on l'oublie trop souvent. On n'est compositeur qu'à la condition d'aller à la racine de ce qu'on entend, de ce que personne avant nous n'a entendu. On n'est interprète qu'à la condition d'aller à la racine de ce qu'on est, là où l'on oublie ce qu'on a entendu, où l'on se découvre dans le miroir sans se reconnaître. 

J'écoute son intermezzo en la majeur de l'opus 118 de Brahms. Quelle douceur ! Je le joue avec lui. Je m'épuise. 

Qu'aurait pensé Liszt, qu'aurait-il entendu ? Je ne sais pas. Alors je récoute sa voix, son rire, je regarde ses yeux, et je laisse flotter la musique autour de moi, sans plus penser. Elle prend toute la place.

dimanche 19 novembre 2023

Le dos de Pierre Monteux


« L'entrée de la maison est extraordinaire. Une véritable entrée de bordel. Tentures, moquettes, et un gros cordon de panne rouge servant de main-courante à l'escalier. Dans l'antichambre, une lampe mauresque de bazar, et tout cela feutré, silencieux, d'une discrétion sourde, équivoque et clandestine. » C'est le 21 avril 1913 que François-Paul Alibert (« Le supplice d'une queue ») note ces quelques phrases dans son journal, alors qu'il a rejoint Gide et Henri Ghéon à Rome. « La chambre de Gide donne sur un jardin intérieur, un véritable jardin suspendu, un puits retourné de feuilles et de fleurs, tout à fait surprenant à cette hauteur, et d'un retiré, d'un confiné, d'un mystérieux à vous plonger dans un abîme de rêveries : un véritable jardin de Bethsabée. » 

J'aurais voulu vivre en 1913. Être romain et français. 

Sa première composition s'intitule « le Jeune Faune et la bergère ». Il m'aura fallu attendre un âge mûr pour apprendre et surtout comprendre que les thèmes du Sacre du printemps, que je pensais être des thèmes originaux, sont empruntés (entre autres) au folklore lituanien. La haute création recherche l'obstacle.

« Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du printemps reste inférieur à la réalité. Ce fut comme si la salle avait été secouée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles, voire des coups ! Les mots semblent bénins, lorsqu'on évoque une telle soirée. Le calme reparaissait un peu, quand on donnait soudain la lumière dans la salle. Je ne cacherai pas que notre calme rivière était devenue un torrent tumultueux. On y voyait entre autres Maurice Delage, rouge, grenat, même, vraiment grenat d'indignation, Maurice Ravel, combatif comme un petit coq furieux, Léon-Paul Fargue, vociférant des épithètes vengeresses vers les loges sifflantes. Je me demande comment cette œuvre si difficile pour 1913 put être jouée et dansée jusqu'au bout dans un tel vacarme. On a tout raconté sur ce sujet : les danseurs n'entendant plus la musique, Nijinsky très pâle criant les temps des coulisses, Diaghilev donnant des ordres de sa loge, les horions donnés et reçus. Quant à moi, je ne perdis rien du spectacle qui se passait autant dans la salle que sur la scène. Debout entre les loges centrales, je me sentais très à l'aise au milieu de la tempête, et j'applaudissais avec mes amis. » (C'est Valentine Marie Augustine Hugo, née Gross, qui raconte.)

Le Sacre du printemps ne fut joué à l'époque que cinq fois à Paris, trois fois à Londres… et c'est tout. La carrière de Nijinsky, en Europe, n'aura duré que cinq ans. C'est pourtant encore à l'heure actuelle le danseur le plus connu du monde. 

« Mais il y a dans le Sacre du printemps quelque chose de plus grave encore, un second sens, plus secret, plus hideux. Ce ballet est un ballet biologique. Non pas seulement la danse de l’homme le plus primitif ; c’est encore la danse avant l’homme. Dans son article de Montjoie, Stravinsky nous indique qu’il a voulu peindre la montée du printemps. Mais il ne s’agit pas du printemps auquel nous ont habitués les poètes, avec ses frémissements, ses musiques, son ciel tendre et ses verdures pâles. Non, rien que l’aigreur de la poussée, rien que la terreur “panique” qui accompagne l’ascension de la sève, rien que le travail horrible des cellules. Le printemps vu de l’intérieur, le printemps dans son effort, dans son spasme, dans son partage. On croirait assister à un drame du microscope ; c’est l’histoire de la karyokinèse ; profonde besogne du noyau par quoi il se sépare de lui-même et se reproduit ; division de la naissance ; scissions et retours de la matière inquiète jusque dans sa substance ; larges amas tournants de protoplasme ; plaques germinatives ; zônes, cercles, placentas. Nous sommes plongés dans des royaumes inférieurs ; nous assistons aux mouvements obtus, aux va-et-vient stupides, à tous les tourbillons fortuits par quoi la matière se hausse peu à peu à la vie. » (Jacques Rivière)

« Ce n'est pas là simplement une nouveauté négative. Stravinsky ne s'est pas simplement amusé à prendre le contre-pied de Debussy. S'il a choisi des instruments qui ne frémissent pas, qui ne disent rien de plus que ce qu'ils disent, dont le timbre est sans expansion et qui sont comme des mots abstraits, c'est parce qu'il veut tout énoncer directement, expressément, nommément. Là est sa préoccupation principale. Là est son innovation personnelle dans la musique contemporaine. Plus d'écho, parce que plus rien ne doit être exprimé par simple allusion. Dans le sujet qu'il se propose, il veut qu'il n'y ait aucun détail qui soit atteint par la seule diffusion des ondes sonores, qui soit seulement touché par les franges de l'orchestre. Il s'interdit d'utiliser l'ébranlement. Il ne veut pas compter sur ce que la symphonie entraîne en passant, par une adhérence fortuite et momentanée. Mais il se tourne vers chaque chose et la dit ; il va partout ; il parle partout où il faut, et de la façon la plus exacte, la plus étroite, la plus textuelle. Sa voix se fait pareille à l'objet, elle le consomme, elle le remplace ; au lieu de l'évoquer, elle le prononce. Il ne laisse rien en dehors; au contraire il revient sur les choses : il les trouve, il les saisit, il les ramène. Son mouvement n'est point d'appeler, ni de faire un signe vers les régions extérieures, mais de prendre, et de tenir, et de fixer. Par là Stravinski opère en musique, avec un éclat et une perfection inégalables, la même révolution qui est en train de s'accomplir, plus humblement et plus péniblement, en littérature: il passe du chanté au parlé, de l'invocation au discours, de la poésie au récit. » (JR)

1913, c'est une année avant la naissance de mes parents, une année avant la Grande Guerre, dont l'Europe ne se remettra jamais tout à fait. Concentré de création (et de remous politiques) comme jamais, année miraculeuse et tragique, mouvement prodigieux interrompu brutalement. Danse sur un volcan…

« L'image du dos de Monteux est plus présente aujourd'hui à mon esprit que le spectacle sur scène. Encore maintenant, il me semble incroyable qu'il ait réussi à tenir l'orchestre jusqu'au bout. Quand le vacarme se déchaîna pour de bon — dès le début il y avait de petits bruits — je quittai ma place et me rendis en coulisses pour aller rejoindre Nijinsky côté jardin. Debout sur une chaise, juste hors de la vue du public, il criait des numéros aux danseurs. Je me demandais ce que ces numéros pouvaient avoir affaire avec la musique, car il n'y avait ni 13 ni 17 dans la partition. » (Stravinsky)

Le futurisme de Marinetti est essentiellement contre l'Italie de 1909. L'idéal futuriste est un idéal prométhéen : « La guerre est la seule hygiène du monde. » La vitesse est née là, avec ceux qui avaient les musées et le repos en horreur. La vitesse, chère à Paul Morand…

Et Varèse, et Webern ? Et Nadia Boulanger, amoureuse de Raoul Pugno (éditeur des œuvres de Chopin et Schumann pour les éditions Universal) qui avait joué la Fantaisie pour piano et orchestre de “Mademoiselle”…

L'image du dos de Monteux… On voit la photographie célèbre de Stravinsky, en noir et blanc ; il est assis devant un piano, une partition manuscrite sur le pupitre ; il est tourné sur le côté, le bras gauche posé sur la piano, il ne regarde pas le photographe : très élégant, une front énorme, en deux parties étagées, une fine moustache, de petites lunettes rondes, des sourcils très fins et très dessinés, la bouche à demi-ouverte, un gros nez terrien. J'aurais voulu voir le dos de Monteux. On est à la veille de la Grande Boucherie. Stravinsky touche la terre russe de ses ancêtres. Violence et élégance. Creuset où se sont déversées les pulsions de l'époque. Vieillards et jeunes filles. Ballet ou symphonie ? Ni l'un ni l'autre. La danse est rattrapée par la musique, ô combien. Mais il faut néanmoins regarder la chorégraphie originelle, celle de Nijinsky, à la création, pour comprendre qu'une autre partition s'est à l'époque surimposée à celle de Stravinsky : les pieds des danseurs étaient des instruments de percussion. Ça change tout et depuis que j'ai vu cette chorégraphie, je n'entends plus cette musique de la même oreille.

Stravinsky aurait pu être Premier ministre, ambassadeur, écrivain ; à dix-huit ans, il ne sait pas très bien ce qu'il va devenir. 

Wagner ? « Je dois avouer que je trouve ses créations sans importance. »

Je n'arrête pas de me demander comment il se fait qu'après le Sacre il n'ait plus jamais fait ce genre de musique. Il y est monté très rapidement, au Sacre. En quatre ans et trois ballets. Les marches étaient très hautes. L'Oiseau de feu, encore d'inspiration tchaïkovskienne, puis Petrouchka, qui abandonne tout romantisme, et déjà le Sacre surgit ; de rien, dirait-on. Il a construit ses propres armes et les a utilisées jusqu'à leurs dernières cartouches. Il ne restait plus rien. Est-ce la guerre et ses limitations qui a interdit au compositeur de poursuivre ? La guerre, la révolution… Et puis la rencontre miraculeuse avec Ramuz, bien sûr. L'éloignement. Des mots simples, tranchants, rares. Paris est loin, alors. Et puis, comment dépasser un chef-d'œuvre de l'ampleur du Sacre ? Il faut faire autre chose si l'on ne veut pas péricliter. Quand on écoute Stravinsky, on apprend à écouter aussi bien Beethoven que Mozart que Ravel. Il déshabille la musique. On se met à en voir le squelette, on descend au fond des cellules, on glisse d'un organe à l'autre, des oreilles neuves nous poussent un peu partout sur le corps. Ça râpe et ce n'est pas aussi douillet qu'on l'imaginait. Les combinaisons musicales que nous croyions connaître comme notre poche, il nous les présente sur une table de dissection et nous ne les reconnaissons plus. La grammaire, sa grammaire, est inouïe. Il peut prendre une musique du XVIIIe ou une chanson populaire lituanienne, ça n'a aucune importance, ce sera du Stravinsky. Il s'adapte à tout, même au dodécaphonisme, et il pratique la cure d'amaigrissement. Impossible d'imaginer un Stravinsky ventripotent. La tonalité, bien que transparente, a pris elle aussi un air nouveau : on se met à la regarder autrement, comme si elle venait d'être inventée. Stravinsky a voyagé à l'intérieur de l'histoire de la musique. Il en a effectué un relevé d'apprenti. En quelques années seulement, nous avons tout le paysage, et même le jazz. Et pourtant…

À la même époque se tenaient Debussy et Schoenberg, qui avaient choisi des voies radicalement autres. Le croisement de ces trois là, en 1913, est l'un de ces carrefours d'où partent toutes les routes que nous arpentons aujourd'hui sans y penser. J'aime imaginer ces trois cerveaux mélangés en un seul : quelle musique aurait pu en sortir ? Sans doute aucune. Il fallait qu'ils empruntent des chemins tout à fait séparés, qu'ils se regardent de très loin, pour qu'ils restent bons amis, ou bons ennemis. Il est impressionné par la « grandeur impassible » du catholicisme. On fait les choses, on les fait bien, et après on passe à autre chose. Il orchestre l'hymne américain. Il se prend très au sérieux. Il est radin. Il habite à Hollywood. Schoenberg aussi. Craft fait le va-et-vient entre les deux compositeurs, mais ils ne se rencontrent pas. Craft montre à Stravinsky les partitions de Webern. Le cabinet de travail du Russe était une pièce extraordinaire (dix mètres sur douze), le bureau le mieux organisé et le mieux installé qu'on puisse imaginer : deux pianos (un piano droit et un piano à queue), deux grandes tables, une petit bureau élégant et une table de dessinateur, deux armoires à rayonnages, contenant des livres, des partitions et du papier à musique. Il y avait en outre plusieurs autres petites tables, dont l'une d'elle était réservé au fumeur, sur laquelle étaient posés de nombreux paquets de cigarettes, de fume-cigarette et de cure-pipe, cinq ou six chaises confortables, et un divan sur lequel il faisait sa sieste. Il va poliment attendre que Schoenberg meure pour écrire de la musique dodécaphonique. Il a besoin de structurer rigoureusement sa pensée, comme son bureau. Il ne finira jamais d'expérimenter, il passe à travers les styles en y laissant sa marque et il déclare que seuls les compositeurs sont de bons chefs d'orchestre : « Richard Strauss, Pierre Boulez et moi ». Aucune technique de direction mais une aura hors du commun… Il était impitoyable avec les chefs qui dirigeaient sa musique, même les meilleurs, comme Ansermet ou Monteux. 

« Les artistes qui représentent des corps ont certaines mesures selon lesquelles ils composent leurs œuvres comme il convient ; ils utilisent leurs instruments pour faire en sorte que l'objet extérieur corresponde le plus exactement possible à cette lumière d'harmonie qu'ils sentent en eux, et que l'œuvre, par la voie des sens, plaise à ce juge intérieur qui contemple les nombres supérieurs. » (Saint Augustin)

Pour ses quatre-vingts ans, il fait un pèlerinage en Russie. Rencontrant Tikhon Khrennikov, le secrétaire général des compositeurs soviétiques nommé par Jdanov en 1948, et alors que celui-ci veut lui serrer la main, Stravinsky refuse et lui tend sa canne, dont l'autre attrape le bout en caoutchouc, faute de mieux. Le vieux avait de la mémoire. 

« Comme la beauté, Nijinsky est un drame. » C'est Cocteau qui parle ainsi. « Tout lui était danse, l'immobilité comme le saut, et le geste, et le regard, et la manière de tourner la tête de droite à gauche et de gauche à droite, et même le salut final, qui était encore un spectacle dont le public ne se lassait pas, le rappelant et l'acclamant, jusqu'à ce que ses aides et son domestique Vassili le douchassent, le frottassent et le soignassent dans la coulisse comme un boxeur après le match. »

Les compositeurs qui comptent ne gardent pas le silence mais sont gardés par le silence, qui fait un écrin profond à leur musique. C'est dans ce silence-écrin que le drame de leur musique peut se déployer sans arrière-pensée. 

« On me dit souvent que la musique moderne n'est pas mélodieuse et qu'il ne saurait y avoir de musique réelle sans mélodie. Quelle sottise ! » « Il m'est difficile de dire lesquels, de mes amis ou de mes adversaires, m'ont fait le plus de mal. » « Le jazz, tant critiqué par les partisans de la musique “sérieuse”, a une importance proprement considérable. Je l'ai devancé dans mes premières œuvres, avant que personne en Europe eût entendu parler du jazz. » 

« Francis Poulenc, voulant s'excuser et excuser les musiciens de son entourage, d'avoir ignoré, négligé et mal compris l'importance d'Arnold Schoenberg, avait dit : “Que voulez-vous, nous étions tous éblouis (aveuglés ?) par le soleil du génie Stravinsky… Le surnaturel ne lui a jamais manqué.” » (Pierre Souvtchinsky)

Les sauts célèbres de Nijinsky, on les entend dans la musique de Stravinsky. C'est peut-être ce qui déplaisait tant à Glenn Gould, qui parlait des « éjaculations sarcastiques » du Sacre. Le Russe n'était pas un puritain, lui. Il ne craignait pas de sortir du cercle, et, en matière de cercle, il en connaissait un rayon. La structure et le dogme lui étaient aussi nécessaires que la géométrie. Sa musique est une (dé)monstration de l'espace plus que du temps. Son partenaire intérieur fixait les distances et les angles, et le compositeur choisissait les couleurs et les textures qui habillaient au mieux ces figures abstraites, leur donnaient une physionomie simple et efficace, dénuée de pathos. « Si je crois en Dieu, Dieu doit croire en moi. » Stravinsky se sépare de lui-même et se reproduit selon des rites précis, élégants et hautains. 

Il ne crée pas de la violence, il la canalise et la maîtrise. Il lui donne un cadre et une forme. Elle est là, même quand elle reste dans les coulisses, comme dans les Symphonies d'instruments à vent. La douceur trompeuse de la consonance, prise non pas dans son sens harmonique, mais plus radicalement de ce qui sonne ensemble, en même temps, de ce qui sort des consonnes qui font vibrer le son, qui lui donnent un point de départ, une origine, qui frappent l'air pour le mettre en mouvement. Il y a chez Stravinsky une qualité percussive (un souvenir ou un écho de la percussion) même dans les sons tenus. C'est ainsi qu'il faut comprendre le titre : « Symphonies d'instruments à vent », la deuxième des œuvres de Stravinsky dédiées à Claude Debussy. « En composant mes Symphonies, je pensai naturellement à celui à qui je voulais les dédier. Je me demandai quelle impression ma musique lui aurait faite, quelles auraient été ses réactions. Et j'avais le sentiment net que mon langage musical l'aurait peut-être déconcerté… Mais cette supposition, je dirais même cette certitude que ma musique ne l'aurait pas atteint, était loin de me décourager. Dans ma pensée, l'hommage que je destinai à la mémoire du grand musicien que j'admirais ne devait en rien être inspiré par la nature même de ses idées musicales ; je tenais au contraire à l'exprimer dans un langage qui fut essentiellement le mien… Je ne comptais pas et je ne pouvais compter sur un succès immédiat de cette œuvre. Elle ne contient pas de ces éléments qui agissent infailliblement sur l'auditeur moyen ou auxquels il est accoutumé. On y chercherait en vain un élément passionnel ou l'éclat dynamique. C'est une cérémonie austère qui se déroule en de courtes litanies entre différentes familles homogènes. Je prévoyais bien que des cantilènes de clarinettes et de flûtes reprenant fréquemment leur dialogue liturgique et les psalmodiant tout doucement n'étaient pas un attrait suffisant pour le public qui, encore tout récemment, venait de me manifester son enthousiasme pour le “révolutionnaire” Sacre du Printemps. » L'œuvre date de 1920 (à l'époque de sa liaison avec Coco Chanel) et lui a été commandée par la Revue Musicale. Elle est crée à Londres le 10 juin 1921. Plus d'éjaculations sarcastiques, ici, plus de déchainements cataclysmiques, mais une tonalité douce-amère et astringente qui nous plonge dans un état second. Les timbres frôlent nos nerfs et les litanies placides des instruments à vent nous portent au bord d'une sorte de tétanie qui contraste avec le calme apparent de la musique — calme qui ne contredit pas l'âpreté, puisqu'il n'existe pas de transitions, dans cette musique austère : les sections s'enchaînent directement ou plutôt ne s'enchaînent pas, elles sont juxtaposées les une aux autres, par blocs. Ces sections hiératiques ne s'influencent pas les unes les autres, elles restent de marbre, ou presque ; identiques à elles-mêmes, elles constituent des moments, au sens où Stockhausen a employé ce terme plus tard. Mais si l'on oublie un peu cette forme nouvelle, et peut-être choquante, le caractère qui prédomine est celui du rituel

Pour en revenir au Sacre (autre rituel, si l'on veut), et donc à l'année 1913, il faut absolument citer Stravinsky lui-même : « Dans le Prélude, avant le lever de rideau, j'ai confié à mon orchestre cette grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance, s'élargissant dans tout l'orchestre. C'est la sensation obscure et immense que toutes les choses ont à l'heure où la nature renouvelle ses formes ; c'est le trouble vague et profond de la puberté universelle. » Tout est dit, et magnifiquement dit, il me semble. On peut voir une analogie avec cette année 1913, où toutes les choses renouvellent leurs formes. Et Stravinsky n'était pas le seul à y concourir, même si sa musique a eu le retentissement le plus considérable. La crainte est donc inscrite au cœur de la création de Stravinsky, et cette crainte nous met par contagion en état d'alerte : le mystère sonore parle une langue dont les accents incongrus et imprévisibles viennent agacer notre identité étale, nous nous sentons pris par une métamorphose incessante dont nous sentons bien que nous ne sommes pas seulement les spectateurs, qui ronge notre moi de l'intérieur. À la même époque, James Joyce écrivait : « Certaines pages sont laides, obscènes et bestiales, certaines sont pures et sacrées et spirituelles : je suis tout cela. » Stravinsky est tout cela, quand il compose le Sacre : il fait confiance à son oreille qui retient tout ce qui vient à elle, et il dispose ensuite ces éléments hétérogènes dans un cercle magique qui les tient ensemble en une ronde sacrée et extatique ; c'est par le rythme et la répétition qu'il administre la forme. Son développement à lui, c'est la variation des figures au sein d'un tissu orchestral fait d'accumulations successives et de superpositions stratifiées. La puberté universelle… Ça pousse, là-dessous ! Prendretenirfixer, disait Jacques Rivière. À l'heure où tout change, où tout se transforme, il faut fixer et tenir, prendre appui sur le sol, revenir à la terre, mettre ses pas dans ceux de la nature, et également de la tradition, celle de la liturgie orthodoxe byzantine, audible entre autres dans les Symphonies d'instruments à vent. En étudiant le Sacre du printemps, on s'aperçoit que beaucoup de choses qu'on prenait pour des fulgurances de la modernité étaient plutôt des archaïsmes. En cela, Stravinsky n'est pas si éloigné qu'on pourrait le penser d'un Béla Bartók, son exact contemporain, qui lui aussi a beaucoup puisé dans le folklore de son pays pour élaborer un vocabulaire neuf. 

1913 est une année décisive dans la vie de Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, puisque les éditions du Mercure de France éditent Alcools, somme de son travail poétique depuis 1898, premier recueil de la poésie lyrique moderne — recueil dans lequel Apollinaire avait supprimé toute ponctuation (même si la décision de ne pas ponctuer doit beaucoup au hasard, puisqu'il est dû en partie aux épreuves que le poète avait reçues, qui étaient involontairement dénuées de ponctuation : « C'est pas la peine de la mettre, ça ira très bien comme ça »). Apollinaire, lui aussi faux (ou vrai) moderne…

En 1913, Bartok a 32 ans, comme Picasso. Il compose de la musique pour piano, sa Danse orientale Sz 54, Mondrian a 41 ans et peint sa Composition XIV, Webern a 30 ans. Debussy a 51 ans, cette année-là, un cancer du rectum le fait beaucoup souffrir mais il part tout de même en tournée à Saint-Pétersbourg, où il rencontre son amour de jeunesse, Sonia von Meck, devenue la princesse Galitzine, qui lui dit : « Il semble que nous avons beaucoup changé. » À quoi Debussy répond : « Oh non, Madame, nous n'avons pas changé, c'est le temps qui a changé. » L'année précédente il a composé Jeux, un ballet commandé par Diaghilev, qui sera créé le 15 mai au théâtre du Châtelet deux semaines avant le Sacre. Sa musique, extraordinaire, prophétique et d'une finesse inouïe (beaucoup moins tapageuse que celle de Stravinsky) est accueillie froidement. Assez réticent quant à la chorégraphie de Nijinsky (« Il paraît que cela s’appelle la “stylisation du geste”… C’est vilain ! c’est même Dalcrozien »), il écrit un texte très drôle : « Je ne suis pas homme de science ; je suis donc mal préparé à parler de danse, puisque aujourd'hui on ne saurait rien dire de cette chose légère et frivole sans prendre des airs de docteur. Avant d’écrire un ballet, je ne savais pas ce que c’était qu’un chorégraphe. Maintenant, je le sais : c’est un monsieur très fort en arithmétique ; je ne suis pas encore très érudit, mais j’ai retenu pourtant quelques leçons… celle-ci par exemple : un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq, six ; un, deux, trois ; un, deux, trois (un peu plus vite), et puis on fait le total. Ça n’a l’air de rien, mais c’est parfaitement émotionnant, surtout quand ce problème est posé par l’incomparable Nijinsky. Pourquoi je me suis lancé, étant un homme tranquille, dans une aventure aussi lourde de conséquences ? Parce qu’il faut bien déjeuner, et parce que, un jour, j’ai déjeuné avec Monsieur Serge de Diaghilev, homme terrible et charmant qui ferait danser les pierres. Il me parla d’un scénario imaginé par Nijinsky, scénario fait de ce “rien du tout” subtil dont j’estime que doit se composer un poème de ballet : il y avait là un parc, un tennis, la rencontre fortuite de deux jeunes filles et d’un jeune homme à la poursuite d’une balle perdue, un paysage nocturne, mystérieux, avec ce je ne sais quoi d’un peu méchant qu’amène l’ombre ; des bonds, des tours, des passages capricieux dans les pas, tout ce qu’il faut pour faire naître le rythme dans une atmosphère musicale. D’ailleurs, il faut bien que je l’avoue, les spectacles des “Russes” m’ont si souvent ravi par ce qu’ils ont de sans cesse inattendu, la spontanéité naturelle ou acquise de Nijinsky m’a si souvent touché, que j’attends comme un enfant bien sage à qui on a promis le théâtre, la représentation de Jeux dans la bonne Maison de l’avenue Montaigne — qui est la Maison de la Musique. Il me semble que les “Russes” ont ouvert, dans notre triste salle d’études où le maître est si sévère, une fenêtre qui donne sur la campagne. Et puis, pour qui l’admire comme moi-même, n’est-ce point un charme que d’avoir Tamar Karsavina, cette fleur doucement infléchie, pour interprète et de la voir avec l’exquise Ludmila Schollar jouer ingénument avec l’ombre de la nuit ?… » Mais aussi : « Le génie pervers de Nijinsky s’est ingénié à de spéciales mathématiques ! Cet homme additionne les triples croches avec ses pieds, fait la preuve avec ses bras, puis subitement frappé d’hémiplégie, il regarde passer la musique d’un œil mauvais. »

Quatre chefs-œuvre de cette époque (Jeux, de Debussy, le Sacre, de Stravinsky, le Prince de bois, de Bartok, et les Six Bagatelles pour quatuor à cordes d'Anton Webern) pourraient suffire à en faire la plus passionnante de toutes (Ravel décrira ce temps comme le plus heureux de sa vie), mais il faut encore y ajouter tant de créations et tant d'esprits incomparables, tant de subtilité et d'espérance, et la grande ombre de Proust… Lorsque nous nous penchons rétrospectivement sur l'année 1913, il nous semble que toute l'intelligence, tout l'esprit, tout le raffinement d'une civilisation s'étaient donné rendez-vous en ce point de l'espace et du temps. Cent-dix années se sont écoulées depuis lors, et ces cent-dix années nous semblent, avec la Grande Guerre qui les a ouvertes, les portes du Désastre mondialisé et déculturé au fond duquel nous suffoquons. Nos aïeux côtoyaient des génies, nous côtoyons des larves. Ils vivaient au printemps, nous vivons au fin fond de l'hiver. En août de cette année-là, Guillaume Apollinaire, déprimé, qui venait de se séparer de Marie Laurencin (il a « le vin trop mauvais »), fit un séjour à la villa Printania, à La Baule, au 27, avenue de Chateaubriand. « Chère petite Marie, je suis parti pour La Baule au lendemain de mon arrivée à Paris, Achète-toi le chapeau de feutre, je te rembourserai en rentrant. (…) Il paraît qu'il y a un monde fou, mais comme la plage a douze kilomètres de long, on dirait qu'il n'y a personne. (…) Soigne-toi, Coco chérie. Je te baise partout et pense à toi sans cesse. C'est toi mon souvenir et c'est toi ma richesse. » Marie Laurencin, qu'Apollinaire surnommera Tristouse Ballerinette, morte en 1956, se fera enterrer, vêtue de blanc, avec les lettres du poète sur son cœur.

André Gide, dans son journal, à la date du 26 juin 1913 : « Il me semble parfois que je n'ai rien écrit de sérieux jusqu'ici, que je n'ai présenté qu'ironiquement ma pensée, et que si je disparaissais aujourd'hui je ne laisserais de moi qu'une image d'après laquelle mon ange même ne pourrait me reconnaître. (…) Peut-être après tout cette croyance en l'œuvre d'art et ce culte que je lui voue empêchent-ils cette parfaite sincérité que je voudrais obtenir de moi-même. Qu'ai-je à faire de la limpidité qui n'est qu'une qualité de style ? » 

« Le particulier importe plus que l'essentiel. » C'est Gide, encore, qui note cela dans son journal, le 21 mai 1913. « Ce soir mon encre est bourbeuse et ma plume émoussée. Avant d'écrire le premier mot de ma phrase, j'attends qu'elle soit toute formée dans ma tête. Déplorable… Plutôt l'incorrection ! » Le particulier importe plus que l'essentiel… Voilà qui fait une belle devise pour qui veut noter ce qui passe. Ne pas attendre que la phrase soit formée pour entamer son écriture, la prendre au saut du littéraire. Oser écrire. Écrire plus et penser moins. Oser, tout simplement, comme on ose avec une femme. 

Journal de Roger Martin du Gard, ami d'enfance de Gaston Gallimard, 9 avril 1913. Il trouve un brouillon de lettre, dans les papiers d'Hélène, sa femme : « Le passé ne me donne que du regret, et je n'attends plus rien de l'avenir, alors quelquefois je n'ai plus aucun courage. » Cette lettre lui a sauté au visage car il croyait son épouse heureuse au sein de leur ménage. « Tout un commerce à mon insu. [Une lettre] écrite [à qui ?] depuis que nous sommes ici, certainement. Et c'est ça qui m'affole. Depuis que nous sommes ici, Hélène paraît gaie et heureuse. Elle me dit même souvent combien elle est tranquille et combien elle aime cette villa. Et je découvre à quel point elle dissimule son désenchantement, à quel point elle me dupe en jouant le calme bonheur. C'est effroyable. (…) Nous avons l'air non seulement d'un ménage heureux, mais même d'un ménage très uni et très tendre, et voilà les abîmes que recouvre un pareil ménage. Hélène est malheureuse, atrocement déçue par la vie, et pourtant, quand je pense à toutes les concessions que j'ai faites, je ne peux pas croire que j'aurais pu la rendre plus heureuse. (…) Le physique, pour elle, n'existe pas. C'est la chair. C'est le péché. » L'effroi ressenti par Roger Martin du Gard le fait littéralement sortir de la paix, et ce qu'il découvre par hasard c'est un monde inconnu, insoupçonné et inquiétant. Je vois l'année 1913 comme la dernière (bien sûr, il s'agit en partie d'une illusion) d'un monde heureux et d'une civilisation en paix avec elle-même. Nous ne pouvons, comme Hélène, que regretter les heures heureuses, même si elles furent tumultueuses et parfois obscures, et, comme elle, nous ne pouvons pas en parler ; il nous faut sans cesse imiter la béatitude tranquille de ceux qui adorent le présent comme on adore un dieu possessif : leur torpeur est un sauf-conduit dont le prix est trop élevé pour nous. Nous n'avons pas changé, non, c'est le temps qui a changé, comme le dit Claude-de-France. 

« Juillet. Dimanche 27. Vite, avant le déjeuner, je trouve un moment pour m'isoler un peu et épancher mon cœur. Tout le monde est en bas. Maman et Simone sont en bas avec Mme Bohé et Mlle Marguerite Jeay. Elles organisent la course de mardi. Grand-mère est partie dans le village pour chercher du champagne. On espère que cela fera du bien à la pauvre Marie-France qui, étendue dans la chambre de Maman, ne peut plus respirer. Son état est toujours tellement épouvantable qu'on ne sait qu'y faire. Il lui faut un calme extraordinaire. Au moindre mouvement, elle pleure, et tout à l'heure j'ai été remballée de la belle façon ! » « J'ai très bien goûté et puis Odette et moi avons causé. Simone a merveilleusement chanté. Papa a joué la Sonate au clair de lune de Beethoven. Ensuite il a joué une symphonie de Beethoven à quatre mains avec Maman. Puis nous avons dîné. À table, on a dit beaucoup de mal des sports. » (Une jeune fille de treize ans tient son journal.) Il existe un livre qui recueille des lettres et des écrits plus ou moins anonymes de l'année 1913. « J'ai dit à Nadia que je n'épouserai qu'un homme capable de me porter dans ses bras. » « Chère Coco, c'est jeudi ta première communion, je suis content et je penserai à toi ce jour-là. D'ailleurs j'y pense tous les jours. Le jour du grand événement, je serai sans doute à cheval dans les champs. Prie bien le don dieu pour ton papa et ta maman. Ton grand-frère qui t'aime bien. » Il suffit de lire ces gens et de les écouter parler pour avoir les larmes aux yeux. La banalité ici est à la fois salvatrice et déchirante. 

Devant nous, le dos tourné de Pierre Monteux, imperturbable, muet, indéchiffrable. À côté de nous, (et parfois en nous) le vacarme, les cris et les coups, les discours et le ressassement ; les guerres en cours ou qui approchent (comme en 1913). Loin en arrière, et tout proche, un siècle où les gens s'écrivaient, au deux sens du verbe. Ça ne cliquait pas encore. Ça ne scrollait pas non plus. Ça n'était pas branché en permanence sur le monde planétaire et ses soubresauts inarticulés. Je rêve, sans doute, mais les heures de ce temps-là me semblent des heures véritables, au sein desquelles chaque seconde était à la fois vécue et rêvée, révélée : le printemps vu de l'intérieur, le printemps de la poésie la plus réelle, la plus exigeante — la fragilité et l'intense beauté de la vie révélées par l'art. 

L'année 1913 a vu naître le réfrigérateur et le soutien-gorge, les meetings aériens, ou encore le travail à la chaîne : la Modernité fait son entrée dans les foyers, accompagnée de l'individualisme. La modernité, c'est bien, quand on est à son commencement. C'est nettement moins bien quand on se trouve à son dénouement et qu'on aperçoit tout le meurtre qu'elle portait en elle. Aller au cinéma, posséder une voiture, se saouler de publicité grisait. Tant que la nouveauté n'est pas émoussée, tant qu'on a la sensation d'être libre, tant que ce mode de vie parvient à cacher les chaînes qu'il apporte avec lui, il y a une euphorie indiscutable à épouser la dynamique d'une époque. L'année 1913 est l'année du surgissement du présent : le sentiment exaltant de pouvoir en découdre avec ce qui contraint, dans la société, avec ce qui ralentit, avec ce qui pèse. On sort de l'hiver, la sève jaillit, les individus se sentent partie prenante d'un mouvement général, d'une accélération générale. L'Avant-garde, tout le monde veut en être. 

Bien sûr, le présent porte sa perte en lui-même, mais cette perte est d'abord souterraine, asymptomatique. Seuls les visionnaires ou les poètes savent ce qu'on perd en gagnant. Seuls les véritables modernes connaissent le danger de la modernité (ici, pensons à la « grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance » de Stravinsky), et donc s'y opposent de toute leur âme, même et surtout quand ils sont en avance sur les autres. L'attitude d'un Schoenberg est à cet égard édifiante, lui qui, dans ses œuvres les plus audacieuses (je pense en particulier à la suite pour piano opus 25, déjà pleinement dodécaphonique), ne cesse de revenir à des formes anciennes strictement codifiées (ici, la suite de danse baroque, avec ses préludes, gavottes, musettes, menuets, gigues). On ne peut pas mettre au même moment ses deux pieds dans la modernité sans risquer le déséquilibre qui conduit à la chute. La conscience de ce qui se perd est essentielle, quand on prétend innover, ou découvrir, ce qui n'est pas tout à fait synonyme. La conscience de ce qui se perd est aujourd'hui perdue. « La modernité, ce n'est pas l'illusion progressiste », dira, beaucoup plus tard, Antoine Compagnon. 

Il faut relire la déclaration de Hugo Ball et Richard Huelsenbeck, du Manifeste littéraire, à Berlin, seulement deux années après 1913, qui se prétendaient « négativistes » : « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. Nous ne nous occupons, avec amusement, que de l’aujourd’hui. Nous voulons être des mystiques du détail, des taraudeurs et des clairvoyants, des anti-conceptionnistes et des râleurs littéraires. » C'est à partir de cette déclaration que s'élabore le Dadaïsme. Le Futurisme naît en Italie autour du poète Filippo Tommaso Marinetti (Manifeste du futurisme, 1909). Auteurs de deux manifestes en 1910, les premiers peintres du mouvement, Giacomo Balla, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Gino Severini, Luigi Russolo, empruntent à la technique divisionniste et au cubisme pour faire interférer formes, rythmes, couleurs et lumières afin d'exprimer une « sensation dynamique/énergique », une simultanéité des états d'âme et des structures multiples du monde visible. Comme Rabindranath Tagore, avec sa diplopie, les hommes de ce temps-là voient et entendent double, mais aussi triple, quadruple, ils sont à la fois dans plusieurs états, dans plusieurs perspectives, dans plusieurs langages, c'est le monde sensible qui s'ouvre, dans toutes ses dimensions simultanées. Ils ne croient pas dans le progrès, ils sont le progrès, et, comme tels, n'ont que faire du progressisme. Ces mystiques du détail, ces clairvoyants ont les yeux et les oreilles grand ouverts, ils se situent entre l'invention du magnétophone, en 1877, et celle du microscope électronique, en 1931 : ils ont pleinement intégré l'importance des dispositifs techniques (radio, photographie, enregistrement) dans notre perception du monde (« Nouvelle Vision »). 

Futurisme (1910), Cubisme (1911), Dadaïsme (1916), Neues Sehen, en Allemagne (1920) et… en 1913, proclamation d'indépendance du Tibet vis-à-vis de la Chine, le 23 janvier, coup d'état à Constantinople, le 17 janvier, Raymond Poincaré est élu président de la République française, arrestation du révolutionnaire Joseph Staline, le 23 février à Saint-Pétersbourg, le 4 mars, victoire des Grecs sur les Ottomans à la bataille de Bizani, le 13 avril, attentat anarchiste contre le roi Alphonse XIII à Madrid, le 11 juin, les femmes obtiennent de droit de vote en Norvège, le 7 juillet, création du ministère de l'Instruction publique au Portugal, le 26 octobre, le Kaiser annonce à son chancelier Berchtold que « la guerre entre l’Est et l’Ouest sera inévitable à la longue », le 25 novembre, en Irlande, création de la milice des Irish Volunteers pour l’application du “Home Rule”, le prix Nobel de littérature est décerné à Rabindranath Tagore (« le lion du soleil ») dont les poèmes inspireront à Alexander von Zemlinsky (qui a tellement influencé Arnold Schoenberg (et Alban Berg, dans sa Suite lyrique, de 1926)) sa Symphonie lyrique, composée en 1922. En cette même année 1913 naissent Richard Nixon, Witold Lutosławski, Rosa Parks, René Leibowitz, Paul Ricœur, René Clément, Jacqueline de Romilly, Irène Joachim, Charles Trenet, Maurice Ohana, Aimé Césaire, Gérald Ford, Roger Garaudy, Madame Soleil, Menahem Begin, Jesse Owens, Félicien Marceau, Gilbert Cesbron, Claude Simon, Robert Capa, Klaus Barbie, Burt Lancaster, Albert Camus, Lon Nol, Benjamin Britten, Willy Brandt. 

Voici l'incipit du premier chant de la Symphonie lyrique de Zemlinsky, que j'aurais pu utiliser comme épigraphe : « Je n'ai pas la paix, je suis assoiffé de choses lointaines ». Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du printemps reste inférieur à la réalité, disait Valentine Hugo. Tout ce qu'on pourrait écrire sur 1913 reste bien en deçà de la réalité, cela va de soi, et je ne prétends pas résumer ce qu'il faut en retenir — seulement donner mon sentiment quant à ce qu'il m'en est parvenu. Notre époque nous semble riche et agitée ? Comme je la trouve plate et ennuyeuse, comparée à 1913 ! Comme je la trouve paresseuse, léthargique, anémiée, même dans sa violence la plus tapageuse ! Si 1913 était l'acmé de la civilisation, 2023 en est la sortie patibulaire, bête, bornée et brutale. Dans la forêt des corps trébuchants et dévitalisés qui m'entourent, je cherche vainement le dos imperturbable d'un Pierre Monteux et les sauts émancipés d'un Nijinsky. 

« Échangerais vacarme de 2023 contre tumulte de 1913. Stop. »