mardi 24 octobre 2017

Aujourd'hui


Il y a constamment deux aujourd'hui qui cohabitent en nous. L'aujourd'hui qui n'est qu'une passerelle vers l'avenir, et l'autre aujourd'hui, qui est un sas vers l'éternité. 

Quand on regarde un tableau ou une photo qui représente un paysage venteux, on voit le vent. Pourtant, rien ne bouge, puisque le temps du tableau et celui de la photographie sont arrêtés. On voit le vent car on voit ses effets sur les choses. 

Il y a des êtres dont on ne voit pas l'effet de la vie sur eux. Ils se sont mis en retrait. Ils ne possèdent qu'un seul aujourd'hui. Le vent de la vie ne les touche pas. Leur présent est immobile, il n'est qu'un instant qui prépare le lendemain.

lundi 23 octobre 2017

Soulève ta paupière close…


On devient fou, à ne pouvoir ni avancer ni reculer.

Quand pas un visage féminin n'émeut, quand tous ils paraissent vulgaires, ou bêtes, ou factices, et que pas un ne trouve grâce à nos yeux, alors on se tourne vers la fugue du Tombeau de Couperin, de Maurice Ravel, pour y chercher cet angle singulier, à la fois doux et mordant, qui nous rappelle les enchantements de jadis et surtout de naguère. 

Ce sont les moments les plus difficiles d'une vie, ceux où les plus belles choses, les plus précieuses, ont perdu leur saveur. Et ce n'est pas qu'elles ont perdu leur saveur, ce qui serait encore supportable, c'est, beaucoup plus cruel, qu'elles mettent entre elles et nous un monstre, un monstre glacé qui se tient là, lourd et impassible comme un gardien sourd et buté. Sans savoir ce qu'il garde, sans le comprendre, ce monstre nous interdit le passage car il prend toute la place : imbécile et inflexible monument. Leur saveur est intact, se dit-on, et c'est bien le plus douloureux, qu'elle soit encore, alors que nous ne sommes plus en droit d'en être le légitime légataire. 

On ne sait pas se tenir sur cette crête inhospitalière et désolée, là où il est impossible de renoncer tout à fait à ce qu'on venait de découvrir, là où il est tout aussi impossible de continuer à aimer, à désirer, comme si de rien n'était, comme si l'affreuse indifférence qui nous est opposée pouvait être ignorée, ou méprisée, et encore moins acceptée.

Je ne sais pas si le mot de renoncement peut convenir en pareil cas. Je ne le comprends pas. Il me semble que le renoncement est un acte positif, qu'il doit être l'expression d'une volonté, qu'il est le signe d'une exigence, et pas du tout d'une capitulation, d'une défaite. Or il n'y a aucune résolution, dans la situation que je décris. Aucun problème n'est résolu, et il n'entre aucune intention positive dans le repli et la déroute.

Les fruits les plus doux sont aussi les plus amers, quand ils sont passés. 

vendredi 20 octobre 2017

Rends-la moi ! Quoi ? La parole !


Un journaliste-télé se reconnaît à coup sûr aux gestes ridicules qu'il fait dès qu'un de ses invités a pris la parole, gestes qui signifient emphatiquement que l'invité en question doit immédiatement la rendre. Le journaliste-télé donne volontiers la parole, à condition que celui à qui il vient de la donner la rende immédiatement. Ce n'est qu'en rendant sans cesse la parole qu'on peut l'obtenir, ce qui, évidemment, n'est guère pratique, dans le cas où les invités auraient envisagé de converser. Mais fort heureusement, il n'est aucunement question de cela, à la télévision. 

Pour converser, deux choses sont nécessaires : avoir une pensée, et avoir envie de confronter celle-là à d'autres pensées que la sienne, en les entendant. Un dialogue, comme le mot l'indique assez, est la rencontre de deux logos. C'est la raison pour laquelle les animateurs de talk-shows ont développé cette technique très efficace qui permet d'éviter à tout prix qu'un peu de logos surgisse par mégarde dans le show. Cette technique consiste à chauffer la parole jusqu'à son point d'ébullition, point à partir duquel le logos se décompose en éléments simples et hautement instables. À cette température, aucun intervenant n'est en mesure de la conserver, et, a fortiori, de la développer.

Un talk-show est un spectacle dans lequel nous assistons au jeu de la patate chaude. Les talkeurs chauds se rejettent la patarante brûlote, qui leur crame le palais, à peine l'ont-ils en bouche. On a donc juste le temps de les voir faire la grimace qui signifie « À moi ! » que déjà la brûlote patarante est repartie à toute vitesse vers un autre talkeur, ce qui fait que le téléspectateur de cet étrange ballet est sans cesse confronté  à une ronde sans but dans laquelle ce qu'il observe est en constant décalage avec la parole, ne parlons même pas du sens. Quand son attention est captée par un talkeur chaud brûlé, celui-ci n'a déjà plus le talk en bouche. Le téléspectateur ne voit que le signe (toujours à la traîne) de la parole, mais pas la parole elle-même. Il ne voit que le désir de parole, toujours défait.

Le journaliste-télé-animateur-de-talk-chaud est comme un banquier qui vous prête de l'argent en vous demandant de le rendre à l'instant même où vous le recevez. Il ne supporte pas que cet argent reste entre vos sales mains et ainsi arrête de circuler. Il veut bien vous le prêter mais à condition que vous vous en laviez les mains en vous débarrassant du bébé fiévreux et contagieux. La circulation est sa priorité, pas le sens. Mais si vous faites mine de vous plaindre, et de réclamer, sinon un arrêt, du moins un ralentissement des échanges, il vous rétorquera que le sens est tout entier dans la circulation, et l'intelligence toute  dans la vitesse de circulation.

La pire insulte pour un chaud talkeur est conservateur. Comme les hommes, comme les biens, comme les capitaux, comme les identités, comme les genres, la parole doit circuler, on doit s'en débarrasser le plus vite possible et ne surtout pas la conserver. Sa date de péremption s'exprime en secondes. La conservation c'est le vol, dans le meilleur des cas, ou alors, pis, c'est du mépris de classe et de l'arrogance.

Des effets de l'industrie culturelle sur l'offre et la demande en matière alimentaire


J'ai toujours trouvé que Le Dernier Tango à Paris était un très mauvais film, mais la pénurie actuelle de beurre semble laisser penser que, quarante-cinq ans après, ce film a réussi finalement à laisser une trace concrète dans l'imaginaire collectif. Après tout, on ne peut pas en dire autant de tous les films célèbres. On trouve toujours des fraises après Bergman et du chocolat après Chabrol. 

Cela tendrait à prouver que la culture a besoin de beaucoup de temps pour que ses effets se fassent sentir. 

mercredi 18 octobre 2017

Odette


Le genre de fille que tu découvrirais la pierre philosophale à trente centimètres d'elle, ou que tu peindrais le plafond de la Sixtine, elle bougerait pas un cil. Elle s'en rendrait tout simplement pas compte. Il faudrait que quelqu'un lui dise. « Dis-donc, Véro, t'as vu ton mec ce qu'il a fait, là ? » Ah oui c'est super ! Et là, pendant quarante-huit heures, elle te regarderait comme un héros. Jusqu'au prochain profond sommeil. 

Je le sais bien, que j'enfonce des portes ouvertes, mais quand-même je n'en reviens pas. Pourquoi faut-il toujours à ces êtres-là le regard d'un autre pour qu'ils voient ? On ne leur a pas branché le circuit ou il s'est atrophié au fil du temps ?

C'est Quatremaille qui a déposé sur Facebook la fameuse citation de Proust qui nous travaille tant depuis tant d'années. « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! » On en revient toujours là. Pénible, à force. 

Odette, si tu nous lâchais un peu ?

Je remarque seulement aujourd'hui que dans Bovary on entend "ovaires". C'est Quatremaille encore qui associe Odette et Bovary. Je n'ai pas envie de creuser ici le rapprochement entre ces deux personnages si importants, mais je me rappelle seulement mon trouble, si profond, si violent, à la lecture du premier tome de la Recherche, qui me l'a fait abandonner plusieurs fois. Ça me faisait tellement souffrir, ça me mettait tellement mal à l'aise, que je ne pouvais pas poursuivre. Odette était pour moi le comble de la séduction, oui, il me faut bien l'avouer. Je la sentais arriver de très loin, la Dame en rose, de très très loin. Elle était là bien avant le roman. Et c'est ça qui m'empêchait de le lire.  Emma ne m'a jamais séduit, au contraire d'Odette. Je n'ai jamais été jaloux de Rodolphe ou de Léon, mais de Swann, oui. Il m'a fait souffrir, ce con de Charles ! Elle m'a fait souffrir à travers Swann, cette Odette, à un point inimaginable. Ce Proust, c'est une maladie ! On ne s'en remet jamais. 

Odette c'était le prénom de la mère de Christine. Un jour que je lui écrivais une lettre, j'ai écrit son nom, comme ça, sur l'enveloppe : Odette Machin. Christine m'a passé un de ces savons ! Faut dire aussi que j'étais jeune et con. Très jeune et très con. Ça m'a servi de leçon. Plus jamais je n'ai envoyé une lettre avec le nom, comme ça, à sec, sans le faire précéder de "monsieur" ou "madame". Odette… Un trou et une dette… Ça me rappelle Anne, une Russe, avec qui je baisais à Paris, de temps en temps. Un jour elle me dit : « Je ne suis pas qu'un trou. » Je n'aime pas les dettes. Mais alors pas du tout. Des Anne, j'en ai connues beaucoup. Elles étaient toujours à mon goût, sexuellement, je veux dire. Les Christine aussi. Thérèse, un jour, dans la salle des profs, elle nous avait dit en parlant de son sexe qu'elle disait « mon trou ». Moi j'avais trouvé ça plutôt excitant mais Robin, lui, il m'avait dit un truc du genre : « Une fille qui parle comme ça de son sexe, moi je peux pas. » Qu'est-ce qu'il y a, avec le trou ? Je ne comprends pas. Ils ont peur de s'y perdre ? Ils ont peur de passer à travers ? Je me souviens de ce texte qui m'avait beaucoup marqué, de Sollers, le trou de la Vierge. Il faudrait que je le relise. En tout cas, dans Odette, on n'entend pas du tout les ovaires. Odette, c'est presque le contraire des ovaires.

L'inquiétude, le doute, qui nous privent de la plénitude du bonheur, sont aussi, il faut bien l'avouer, un piment sans pareil. Une femme sait cela immédiatement. On dirait qu'elle a été programmée pour faire usage de cette arme redoutable avec plus ou moins de raffinement, plus ou moins de brutalité. 

Les Anne et les Christine avaient en commun ce don de l'amour physique, de la baise. Je dirais qu'elles étaient trouées. Bovary je ne l'ai rencontrée que beaucoup plus tard, quand j'ai commencé à comprendre que les femmes qui aiment baiser sont rares. On était passé à autre chose, malheureusement. Il y avait de la dette dans l'air, les ovaires commençaient à réclamer leur dû, ou un certain retour sur investissement.

Mais à égale distance du doute et de l'inquiétude se trouve le regard mort. La femme sans regard, la femme-statue, posée là, horizontale. Que veut-elle ? Qu'on la regarde, qu'on la choie, d'accord, qu'on l'écoute, aussi, mais ça ne fait pas une vie, ça ! Le sait-elle elle-même, ce qu'elle veut, ce qu'elle désire ? Il semble que non. Ce n'est pas le doute ou l'inquiétude qui la mortifie, cette femme-là, c'est le vide, c'est le regard qui l'a désertée et, la désertant, y a creusé un vide béant, énorme, un vide qui attire à lui tout ce qui passe par là, et même ce qui provient d'elle-même. Je vous jure que c'est la chose la plus flippante qui soit. Même son intelligence est engloutie, sa voix, ses gestes, tout. Ça aspire de l'intérieur comme une bonde. On entend le bruit de siphon, effroyable.

Un regard, ça s'emprunte, je le vérifie tous les jours. Pareil pour la musique. La dette est insondable, et personne d'ailleurs ne songe à la rembourser. Où c'est passé, tout ça ? Qui leur a crevé les yeux et les tympans ? Personne ne le sait. Peut-être l'ont-ils fait eux-mêmes, mais pour quelle raison ? Dans quel but ? La trouille ? C'est possible, oui, que ce soit la trouille. Ils ne veulent plus vivre, ça coûte trop cher. Ils se sont abîmés dans le pluriel, dans la foule, dans le social, dans les chiffres, dans l'égalité, ils se sont dissouts eux-mêmes, pour ne jamais mourir, parce qu'ils savent bien que vivre ça implique de mourir. 

Soixante Balais



Elle a « soixante balais », comme elle tient très fort à le faire savoir, elle est moche (bien sûr) et elle sait "comment ça marche", dans les hôpitaux. Elle parle fort (bien sûr). Elle a un iPod sur les oreilles et elle se balance en écoutant la musique (bien sûr).

Dès que la jeune fille en fauteuil arrive dans le box où nous nous tenons tant bien que mal à six, elle la prend en charge, elle lui explique ce qu'elle a, ce qu'elle n'a pas, et comment ça va se passer, avec les médecins, avec les infirmières, avec le personnel hospitalier. Elle lui explique aussi qui sont les deux blacks qu'elle a pris sous son aile, ce qu'ils ont et ce qu'ils n'ont pas, et comment ça va se passer pour eux, ici, avec les médecins, avec les infirmières et avec le personnel hospitalier — « qui est ce qu'il est ». 

Elle a la pèche ! On le voit à la manière dont elle se dandine en écoutant sa musique, et au fait qu'elle parle fort. « Soixante balais peut-être, mais la pèche ! ». Elle explique à tout le monde (elle essaie même avec moi) ce qu'elle a eu, comme dégâts, comment elle s'en est sortie, et ce qu'il faut faire dans ces cas-là. La petite jeune fille est maintenant entièrement sous sa coupe, et la pauvre grand-mère qui accompagne sa petite-fille n'a plus qu'à la boucler. Elle ne sait pas, elle. La petite grand-mère me jette quelques coups d'œil effrayés, mais devant mon silence obstiné elle choisit finalement de s'en remettre à Madame Soixante Balais qui sait comment ça marche. Pour un peu, elle écouterait bien elle aussi la viorne qui sort de l'iPod de Madame Soixante Balais. 

Je me replonge dans l'Ange de l'histoire. 

Mets ta jambe ici, comme ça. La jeune fille s'exécute. Soixante Balais parle en anglais avec ses protégés qui sont des champions du monde de course à pied, enfin, l'un des deux en tout cas. La grand-mère se tait. Je me tais. La jeune fille a trouvé un interlocuteur de son âge, car pour "Soixante Balais" « ce qui compte c'est dans la tête ! ».

Je me rereplonge dans l'Ange de l'histoire. J'ai pas trop la pèche.

— Ah oui, j'allais oublier, Soixante Balais mâche du chewing gum et tutoie direct. 

mardi 10 octobre 2017

Sobre octobre perdu



Foi, répétitions, lumière, absence, fièvre…

Le Désespoir pointe son gros nez coupé. Sous les draps, la paix. Le Regard du Père, de Messiaen, même si je ne suis pas l'enfant Jésus, sur moi. Et le deuxième mouvement de la première sonate de Boulez, pour retrouver les angles perdu durant la nuit. 

Je tousse, je crache, je vomis, j'ai mal partout, quand je me lève, vers midi, la vie m'a presque complètement fui. Et il faut pourtant faire comme si on était vivant.

Qui m'a encore trahi, cette fois ?

Attrappons vite la passoire et la branche de thym…


lundi 9 octobre 2017

Au-dessus de nos moyens



Je dois avoir quatorze ou quinze ans. Un de mes frères aînés dit à ma mère, à mon propos, que je fréquente n'importe qui. Ma mère me rapporte le propos. Je me mets en rogne, et je dis, en parlant de ce frère socialement sourcilleux : « Mais il se prend pour qui, lui, il croit peut-être qu'on est nés de la cuisse de Jupiter ! » Ma mère me donne raison. Tout en trouvant qu'il n'a pas complètement tort. Pour moi, il pétait plus haut que son cul, Daniel.

« Mais, Monsieur, il faut déménager tout de suite ! » Elle assiste au désastre, la pauvre assistante sociale, et elle ne comprend pas ; elle ne comprend pas du tout du tout.

Je vis très au-dessus de mes moyens, à tout point de vue. J'habite une maison de 110 mètres carrés alors que je suis seul. Le loyer de cette maison est bien au-dessus de ce que je peux payer. Quand je l'ai réglé, ce loyer, il ne me reste plus rien pour vivre. Quand je dis rien, c'est vraiment rien, cent ou deux cents euros pour le mois. Je discute tous les jours avec des écrivains, des intellectuels ou des artistes qui sont cent fois, mille fois plus cultivés que moi, plus instruits, plus compétents, et bien plus intelligents. J'écris des textes dont je ne comprends pas la moitié ; et encore je suis optimiste. Je tombe amoureux de très belles femmes plus jeunes que moi alors que je suis quelconque, et que je commence à être âgé. Je fais de la peinture alors que je ne connais rien à la peinture. Je compose (ou plutôt il m'est arrivé, dans le temps, de composer), alors que je n'ai jamais appris à le faire. Je donne (ou plutôt, il m'est arrivé de donner, dans le temps) des concerts, alors que je n'ai aucun prix de conservatoire. J'enseigne alors que là non plus je n'ai aucun diplôme qui pourrait me justifier dans l'exercice de cette profession. Je suis très exigent en amitié alors que je ne suis pas un ami extraordinaire. Bref : je pète plus haut que mon cul

Pourquoi est-ce que je pète plus haut que mon cul ? Tout simplement parce que mon cul est trop bas. Le Grand Maléfique a toujours le cul trop bas. On lui a fait des jambes trop courtes. On ne devait pas y croire tellement, à celui-là, quand on l'a jeté dans le monde. Taillé pour courir cent cinquante mètres, et encore, il est toujours là, dix kilomètres, vingt kilomètres plus loin.

110 mètres carrés, mais c'est pour l'opus 110 de Beethoven, Madame ! Quoi ? Qu'est-ce qu'y m'dit ? Bon, on va vous trouver un petit deux pièces en ville, là, vous allez voir comme c'est sympa. Plus besoin de voiture, chauffage compris, les commerces à proximité, une télé pour pas vous ennuyer.

Je les connais, ces gens qui vivent au-dessous de leurs moyens. Je les connais bien. Ils sont mon épouvante.

Le plus ridicule dans cette vie au-dessus de mes moyens est que je me suis même mis à écrire de la poésie ! Là on touche au sublime. Si l'on doit sans cesse mesurer la distance qui nous sépare de la qualité, en toute chose qu'on réalise, ou qu'on tente de réaliser, et je ne parle même pas du talent, c'est là sans doute qu'elle est la plus grande. C'est un peu se condamner au ridicule, que d'écrire de la poésie, et pour tout le monde, mais que dire de celui qui le fait en étant conscient de son propre ridicule, ridicule au départ et ridicule à l'arrivée ?

Mon cul est trop bas, disais-je. Mais trop bas pour quoi ? Je pourrais très bien me satisfaire de l'altitude à laquelle je pète. Après tout, qu'importe ! L'essentiel n'est-il pas qu'on pète en face des trous ? C'est un peu comme ces gens qui vous disent : l'essentiel n'est-il pas qu'on se comprenne ? Bien sûr, c'est important de se comprendre, entre humains. C'est même capital ! Mais comprendre quoi ?

Jérôme fréquente n'importe qui ! Ce qu'il faut entendre par là bien sûr est que je pète trop bas. Notre famille valait mieux que les amis que j'avais. Rien n'a changé. Je ne fréquente toujours pas les gens qu'il faut, même si mon défaut a changé de polarité. Je pétais trop bas, je pète trop haut. Toujours pas appris à viser, en cinquante ans ? Pourtant je professe l'adresse. L'adresse de l'adroit mais aussi l'adresse, de celle qu'on adresse à l'autre pour l'intéresser à ce qui n'est pas lui. L'adresse et la justesse (ni trop haut ni trop bas). Ni trop tôt ni trop tard. Alors ?

Évidemment, je ne vais pas parler de ça avec mon assistante sociale. Une certaine dose de malentendu radical, ce n'est pas toujours déplaisant, loin de là. Alors je lui dis que j'ai beaucoup d'affaires, ce qui n'est pas faux. Elle ne comprend pas. Des affaires ? Quelles affaires ? Des livres, des disques, des partitions, des bandes magnétiques, oui, bon, on met ça sur une étagère, mon bon monsieur ! Des meubles ? Mais pour quoi faire ? Vendez-les ! Elle me répète que je suis seul. Dans ce « seul », il y a tout un monde, il y a toute une conception du monde. Un homme seul a droit a tant d'espace. Disons 35 mètres carrés. Pas plus. Et les autres, vous y pensez, aux autres ? C'est déjà beaucoup, 35 mètres carrés, quand on est seul. Je me demande si elle pense aux migrants ou si elle pense à la démographie mondiale qui explose. Peu importe. Nous sommes en régime de Remplacisme général. Il faut libérer la place. Barrez-vous les Blancs. Une assistante sociale… Comment voulez-vous qu'on se comprenne, avec une assistante sociale ? En deux mots, toute l'horreur du siècle. Emmanuel Carrère, vous connaissez ? Non, c'est un chanteur ? Non, c'est un… Oui, c'est un chanteur mais un peu oublié, vous voyez… Elle voit. Elle c'est plutôt Maxime Leforestier et Florent Pagny. Je vois aussi. On le trouve sur Youtube, votre Carrière ?

Maman, au secours ! Je n'ai jamais retrouvé quelqu'un avec lequel je m'entendais comme avec toi. Sans toi, je me sens toujours comme perché au sommet de la tour de Babel. C'est très inconfortable, tu sais, cette chose qui me rentre dans le derrière. Et ils me regardent tous depuis le sol d'un air soupçonneux. C'est un peu comme à Katmandou, quand on se trouve au sommet d'un temple. On regarde en bas et on voit des hommes accroupis en train de chier. L'odeur monte. Pour ne pas sentir l'odeur de merde que les hommes trainent avec eux, il faut être à leur niveau. C'est ça le problème. Maman ! Tu es là ? Ne me laisse pas avec eux, je t'en prie !

À la vérité, je m'en fous, de mes 110 mètres carrés. Je pourrais vivre à peu près n'importe où, à condition qu'on n'entende pas les voisins, et si possible qu'on ne les voie pas non plus. L'important est d'avoir l'impression d'être seul. Je n'ai rien d'un communiste. Je n'aime pas partager. Je n'ai pas beaucoup de vie alors je la protège. Solitude chérie, tu me permets d'économiser mon don vital, qui est frêle. Ma vie ne déménage pas. La flamme est menue mais contre toute attente elle dure.

Pourquoi mon cul est-il trop bas ? Parce que je veux qu'il le soit. Il le sera donc toujours. Vivre, vraiment vivre, c'est vouloir péter plus haut que son cul, c'est se prendre pour quelqu'un d'autre. Prenons un Beethoven, par exemple. Il pétait sacrément plus haut que son cul, Beethoven. Il a toujours trouvé qu'il avait le cul trop bas. Je suis désolé, mais personne n'écrit la sonate à Kreutzer ou l'Hammerklavier naturellement, comme ça, en se contentant de sortir ce qu'il a dans les tripes, ou même derrière l'oreille. Ce qu'il avait dans les tripes, ce n'était pas folichon. C'est justement pour cette raison qu'il a voulu devenir Beethoven ; Beethoven, ce quelqu'un d'autre que lui. Évidemment, vu depuis notre temps, on a toujours l'impression que Beethoven est Beethoven, et qu'il l'a toujours été, qu'il n'a fait qu'évoluer dans son être-Beethoven. Mais pas du tout, c'est une illusion d'optique. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les centaines et les centaines d'esquisses qu'il a laissées pour voir que devenir lui-même lui a demandé un travail fou. Il a forcé sa nature. Il n'était pas destiné à être Beethoven, Beethoven. Ce n'est pas un hasard si on parle des trois périodes de Beethoven. À chaque fois qu'il était arrivé quelque part, il voulait aller ailleurs. Il ne s'est jamais arrêté. Toujours le cul trop bas. 35 mètres carrés, d'accord, mais à condition d'avoir vue sur les anges et les déesses.

samedi 7 octobre 2017

Au suivant



Il est pressé. Quand il vient vous chercher dans la salle d'attente, on sent qu'il est toujours exaspéré par le temps que vous mettez à vous lever et à le rejoindre. Je ne comprenais pas pourquoi les autres se battaient pour avoir la place la plus proche de la porte. Il a un chronomètre dans la tête, le docteur. En général, je prends la place la plus éloignée, tout au fond. Pas bien. Quand vous arrivez enfin près de lui et que vous lui tendez la main, il la serre en donnant à sa main une légère mais ferme impulsion qui vous projette vers le cabinet. Vite ! On sent qu'il a travaillé le relais. Quels sont les moments qu'on peut accélérer ? Les temps morts ? Traquer le vide, le creux, l'inutile, la seconde de trop. Il remplit son ordonnance en répondant au téléphone, et même quand il vous ausculte on sent qu'il cogite. Il pose des questions mais vos réponses ne l'intéressent pas, sauf si par réponses on entend ce qui va le conforter dans le diagnostic qu'il a déjà fait au moment où il vous a serré la main. Si vos réponses n'entrent pas dans une des cases qu'il a prévues pour vous, il a un petit sourire et un très léger signe de dénégation. On sait alors qu'on a pris une impasse. On commence des phrases… qu'on interrompt en plein milieu car on a vu le chronomètre se déclencher. Heureusement qu'on attend deux heures dans la salle d'attente, on aurait l'impression sinon qu'on n'a pas vu le médecin.

Combien je vous dois, Docteur ? Mais le chèque est déjà prêt ! On n'est pas fou !

mercredi 4 octobre 2017

Docteur



Plus on creuse, quand on connaît un médecin, plus on est déçu. Tant de savoir pour si peu d'intelligence curative. Et encore, je dis "tant de savoir(s)", mais ce n'est pas tout à fait vrai. On se rend vite compte, grâce à Internet, que nos médecins ne savent pas grand-chose, car, la plupart du temps, ils font toute leur très routinière carrière avec ce qu'ils ont appris sur les bancs de la faculté, et ces savoirs sont pour la plupart très incomplets, quand ils ne sont pas depuis longtemps largement remis en cause. Ce qu'il reste du savoir théorique d'un médecin moderne, ce sont quelques dogmes auxquels il s'accroche comme à des reliques saintes, et les conseils avisés et désintéressés des laboratoires pharmaceutiques, via les sinistres visiteurs médicaux. Le reste, la pratique, bien plus importante, en réalité, est considérée comme une routine sans intérêt, le moyen d'aller d'un patient à l'autre sans plonger dans le désespoir de ne servir à rien.

Nos anciens médecins n'avaient pas plus de savoir, mais leur savoir était enraciné dans une culture (commune), et ils avaient un avantage énorme sur leurs successeurs : le temps. La surpopulation ne réduit pas seulement les espaces entre les hommes, elle réduit aussi le temps dont ils disposent les uns pour les autres. Sans ce temps, aucune écoute, aucune parole, aucun geste, qu'il soit technique ou humain, n'a d'effet véritable.

Autrefois, la culture palliait en partie les nombreuses insuffisances (techniques) de la médecine. Le médecin de famille compensait ce qu'il ne savait pas par ce qu'il n'ignorait pas de nous, par un regard à la fois singulier et intelligent sur notre situation intime et sociale, familiale et personnelle. Son regard pouvait trouver des analogues, des renvois, des lumières et des appuis en nous, car nos discours communiquaient, et des forces qui n'étaient ni seulement médicales ni tout à fait psychologiques se levaient entre le médecin et son patient pour soigner (prendre soin de) ce dernier. Cette partie-là de la médecine est tombée, s'est atrophiée, et la technique censée prendre sa place ne s'intéresse qu'à la maladie ou aux organes. Il est très logique, dans ces circonstances, que la pharmacopée ait pris une place considérable et quasiment magique, parce qu'elle a désormais une ambition générale et universelle, une maladie étant la même en Amazonie et dans la Creuse, contrairement aux malades, eux, qui sont très différents. On pourrait dire que le médicament a volé au médecin la part magique de son art. À ce pauvre médecin, il ne reste plus grand-chose, d'autant que son statut social est lui aussi tombé. Si tout le monde peut être médecin, pourquoi respecter le médecin ? En raison de son savoir ? Mais ce savoir même est éparpillé, désacralisé, débité en pages et en sites, livré en pâture au premier venu sur Internet. Quand, en plus de cela, ces pauvres docteurs ne disposent plus que de douze minutes pour examiner et traiter un patient, s'ils veulent que leur cabinet soit rentable…

D'ailleurs, ces médecins modernes ne veulent plus qu'on leur donne du "Docteur" — j'en connais personnellement, des comme ça. Ces idiots veulent du « Bonjour Monsieur », quand ce n'est pas de l'atroce « Bonjour ! », qui d'ailleurs ne les choque pas du tout. Comme les riches sont des pauvres avec de l'argent, les médecins sont des impatients avec un ordonnancier. On peut dire qu'à l'instar de leurs collègues des écoles, ils auront bien contribué à scier la branche sur laquelle ils étaient assis. J'ai assisté l'autre jour, chez mon dentiste, à une scène terrible, où celui-ci se faisait tout petit devant un grand gaillard venu lui expliquer, menaçant, qu'il n'allait pas le payer, au motif que « ça a pas tenu, merde ! ». Dorénavant, un dentiste, c'est comme sur Amazon : pas content, tu te fais rembourser ! Le pauvre avait beau expliquer au gaillard que le travail du prothésiste lui avait coûté cent euros, celui-là n'en avait rien à faire. J'ai pas envie de payer, je paye pas, epicétou. Mon pauvre dentiste s'est écrasé, parce qu'il n'avait pas envie de finir écrasé contre le mur. Ils auront fait tout pour que ça finisse comme ça (comme les profs, qui ne sont plus des professeurs, mais des enseignants), et maintenant ils vont venir pleurnicher en demandant à l'État qu'on les protège.

Médecins, je vous le dis : vous ne servez plus à rien. Le jour est proche où les patients iront directement chercher leur médicaments à la pharmacie. Non, d'ailleurs, ils n'iront même pas à la pharmacie, car on trouvera les mêmes médicaments à moitié prix sur Amazon. Et comme de toute manière ils seront tous déremboursés…

mardi 3 octobre 2017

Max



Max était malin, violent, incontrôlable, un enfant qui donnait toutes les garanties d'un avenir brillant. Mais dès qu'il eût arrêté la drogue, les cambriolages et la prostitution, on le vit traîner aux abords du lycée, l'œil vague et la joue frémissante. Certains jours, il lui arrivait même de prendre une douche et de s'habiller proprement, en évitant jeans déchirés et piercings agressifs. C'est à ce moment-là qu'il aurait fallu agir de manière résolue.

Hélas ! Ce qui devait arriver arriva. Un jour il demanda à ses parents de retourner en classe, et ceux-là n'osèrent pas lui refuser ce nouveau caprice. Très vite il devint premier de sa classe, et il obtint même le bac avec une facilité dérisoire. S'ensuivit une longue descente aux enfers : hypokhâgne, khâgne, École normale supérieure, etc.

« Aurions-nous pu faire quelque chose ? », s'interrogent aujourd'hui ses parents en se tordant les mains. Sans doute que non. Il y a des destins tragiques, comme celui de Max, qui échappent à la volonté humaine. Heureusement pour ces malheureux parents, leurs autres enfants se comportent bien différemment. L'un est djihadiste, l'autre dealer, et le troisième garçon a monté une entreprise de trafic d'œuvres d'art entre la Syrie et la France qui marche très fort. À treize ans, la fille est mariée.

dimanche 1 octobre 2017

Virago



On la voit mordre l'air qu'elle respire. À la télévision, c'est une pauvre femme qui à chaque seconde endosse péniblement son increvable pelure d'écrivain, comme si sa vie en dépendait. Très mauvaise actrice et femme d'une laideur repoussante, à tout point de vue, elle pense surexister en allant le plus loin possible dans cette farce car elle sait bien qu'elle ne parviendrait pas à tout simplement rester en vie sans le maquillage de bassecour dont elle se barbouille avec un dégoût qu'elle ne parvient même pas à cacher à ceux qu'elle essaie d'impressionner. De mon temps, on appelait ce genre de femme une virago.

Elle offre le spectacle de quelqu'un qui s'est enfermé lui-même dans la plus impitoyable des prisons dont elle a avalé la clef. Si d'aventure un jour elle parvenait à ne plus se croire écrivain — ce qui me paraît hautement improbable — elle aurait une petite chance de devenir une femme, pourtant.