vendredi 30 décembre 2022

Z 925

Je baisse mon pantalon et j'entre dans l'anneau. Il y a un oreiller gonflable, assez confortable. Au plafond, il y a un faux ciel que je ne regarde pas. La technicienne (des profondeurs) est petite et pressée. Dépêchez-vous, Z 925, j'ai le X 679 qui attend, et j'en ai encore 57 à faire, aujourd'hui, avant d'aller chercher la gamine à la crèche. Elle voit que je ne réussis pas à me redresser mais ne fait pas un geste pour m'aider.

À l'accueil, on m'a offert un joli masque rose.

dimanche 18 décembre 2022

La Clef

 


Rarement j'aurai fait plus merveilleux rêve, et plus étrange, que ce matin. Et ce qui est plus prodigieux encore est qu'après une courte pause liée au besoin d'uriner, qui m'a réveillé, il a repris, sous un aspect un peu différent, mais sans que la principale protagoniste, l'indiscutable héroïne, ait disparu. Je voudrais tant parvenir à le retenir, ce rêve… 

Mais le noter ici, ce que je suis en train de faire, va paradoxalement le faire, sinon disparaître de ma mémoire, du moins l'annuler en tant que rêve. Je le sais, mais existe-t-il une autre solution ? Ne pas en parler serait pire encore. 

Au moment de l'éveil (le deuxième éveil), cette phrase s'est naturellement inscrite en moi : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner. »

Il avait commencé, si je ne m'abuse, par cette femme qui se trouvait sur un terrain de sport (un sport collectif, basket-ball ou handball), et qui faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve. Quoi ? Je ne saurais le dire, mais j'étais littéralement enthousiasmé. Elle réussissait quelque chose que personne avant elle n'avait réussi, ni même imaginé. Quelques moments après, j'étais avec un autre homme (il s'agissait peut-être de P. J., mais je ne peux en jurer), et nous tentions de faire l'amour avec cette femme, dans la rue, seulement séparés du « public » par une haie végétale. Comme la haie ne nous dissimulait pas suffisamment, nous avons abandonné l'idée de faire ça, ici et ainsi, et nous nous sommes retrouvés tous les trois devant l'entrée d'une soirée très huppée, et nous tentions d'entrer, d'abord sans succès, car il fallait porter le smoking, ce qui n'était pas notre cas, je le faisais remarquer à mes amis de circonstance. Pourtant, l'instant d'après, nous étions bel et bien à l'intérieur. (Je revois P.J. se présentant en haut des escaliers dans une sorte de costume militaire de grand apparat, blanc, rouge, vert. Il était à la fois très grand, très élégant et très ridicule.) À l'intérieur de l'établissement, les choses étaient très étranges, et même très bizarres. Tout était manifestement sexuel, chargé d'une sensualité brûlante, de ce côté-là, rien à redire, mais les corps des personnes présentes tenaient plutôt de la marionnette, et la plupart du temps, de la marionnette désarticulée ou démembrée. On pouvait voir des cuisses, des bras, des troncs, des pieds manquants ou bien en trop. Le jeu était un peu angoissant. Bref, ce n'était pas ça. Ensuite je me suis retrouvé seul avec la femme, et c'était sans aucun doute le moment le plus exaltant et le plus réussi de l'ensemble, mais, au moment de l'écrire, je m'aperçois que j'ai tout oublié. Était-ce à ce moment-là que la phrase notée plus haut fut prononcée ? Je ne saurais le dire. Il ne me reste plus que le sentiment d'une très puissante exaltation et d'une très vive satisfaction physique ET mentale. J'étais comblé. Ah oui, il ne faudrait pas que j'omette de parler du sexe de la femme, qui, à ce moment-là, s'est dévoilé à moi sous des traits qui, eux, sont restés très nets : c'était bien la vulve parfaite, que j'avais sous les yeux, à n'en point douter, du moins la vulve parfaite d'après mes critères personnels. Cette femme devait avoir quarante-cinq ans environ. Elle était brune, les cheveux courts, ou plutôt mi-longs, et nous nous entendions à la perfection. C'est à ce moment-là que je me suis réveillé pour la première fois. J'étais dépité, car je voulais que le rêve se poursuive, mais il était impératif que j'aille vider ma vessie, dans le froid glacial de cette nuit de décembre. Je suis revenu bien vite me glisser au chaud sous les trois couettes, en priant le rêve de bien vouloir continuer— ce qui advint. 

Nous étions désormais chez elle. Elle habitait un appartement assez exigu, et sa chambre était pourvue d'une seule fenêtre carrée de petites dimensions (50 x 50 cm), avec des volets en bois hermétiquement clos. Comme j'avais dû faire une remarque à ce propos, elle m'expliqua que, même si elle habitait à un étage élevé, elle ne voulait pas avoir de mauvaises surprises. L'endroit était tout de même assez angoissant. Elle me laissa seul (peut-être devait-elle aller travailler, je ne sais pas), et je me rendis aux toilettes, qui se trouvaient au bout d'un très long couloir commun à plusieurs appartements. J'avais laissé la porte de son appartement ouverte, et je réalisai que c'était idiot car, à peine étais-je revenu que son voisin, rentrant du travail, passait devant la porte d'entrée que je venais de refermer (mais, même refermée, celle-là ne me dissimulait pas entièrement le voisin, et je n'étais pas non plus dissimulé à ses yeux (il y avait un léger jour entre le chambranle et la porte)). 

Peu après cet épisode, la femme fut là et nous reprîmes nos ébats, dans un état de plaisir intense et partagé. Le bonheur était privé d'images, et peut-être même de gestes. Mais alors, en quoi consistait-il donc ? Était-ce la personnalité de la femme, son physique, ses cheveux, son sexe, son odeur, sa voix, sa taille (elle était assez petite), autre chose que j'ai oublié ? Cette rencontre avait en tout cas un caractère SINGULIER, et je dois écrire cet adjectif en lettres capitales. Cette rencontre était unique. Unique à ce moment-là et unique dans ma vie et dans celle de la femme. Peut-être était-ce tout simplement LA rencontre que je dev(r)ais faire — et que donc je ne ferai jamais. 

Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Qui était cette femme ? Pourquoi est-elle venue me rendre visite cette nuit ? Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je allé la chercher ? Pourquoi ai-je eu besoin d'elle ? Pourquoi ce bonheur ? Pourquoi rêve-t-on ? Je n'aurai sans doute jamais de réponse. J'ai tendance à penser, au moment où j'essaie d'écrire ce rêve, qu'il s'agit de cette porte fermée depuis l'origine, porte qui s'est entr'ouverte cette nuit, ce matin aux aurores, afin que je sache à côté de quoi j'étais passé, à côté de quoi ma vie m'avait fait passer en étant qui j'ai été. Mais je n'ai aucune certitude. Il est très possible que je ne comprenne rien à ce rêve. Il est très possible qu'il ne reste plus que cette phrase : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner » dans quelques jours, phrase qui n'ouvrira aucune serrure, et ce sera comme une clef qu'on retrouve dans ses affaires, et dont on ne parvient pas à se rappeler quelle porte ou quel coffre ou quel tiroir elle pourrait ouvrir. C'est à désespérer : comme si nous n'avions pas assez de raisons comme cela ! Que cette femme ait eu l'idée (la volonté) de prononcer ces mots surprenants : « splendide sperme », c'est comme la révélation d'une vérité qui serait privée de toute contingence humaine, de toute racine. C'est beau, mais on ne sait pas pourquoi c'est beau. Vous me direz, les Kreisleriana que j'écoute en ce moment-même, joués par Radu Lupu, je serais bien en mal de vous dire en quoi c'est beau, pourquoi je m'accroche à cette musique comme un noyé à une planche de bois pourri, pourquoi j'ai la sensation qu'une fois la musique finie, dans une dizaine de minutes, je vais suffoquer, sauf si un rêve comme celui de cette nuit m'emporte vers une île où le désir et l'absence de noms (et d'impossible) créent à nouveau cette chose qui ressemble à un diamant noir, ce mystère parfait qui me révèle un monde auquel je n'aurai jamais accès, une figure et peut-être un être dont simultanément la puissance et l'absence mettent le feu à mes nerfs — ou plutôt à mon âme. 

***

Elle faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve… Je sais bien ce que vous vous dites. La plupart des gens sont incapables de parler des organes sexuels des autres sans que leur discours ne sombre dans l'effroi ou le ridicule, la pitrerie ou l'angoisse. Il y a immédiatement une panique ou une grossièreté qui leur vient comme spontanément. Ça leur tort les phrases et la pensée et l'on en a tellement l'habitude que le contraire semble étrange. Le rêve est peut-être le seul territoire dans lequel on peut avoir avec la sexualité un rapport délivré de la bêtise. Il faut, pour avoir le droit d'en parler, empiler les certificats les uns sur les autres (je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela), il faut commencer par se justifier, par se mettre à l'abri, dessiner un cadre inattaquable. Merde à la fin ! C'est leur regard qui est vicié. Nous n'avons pas à nous mettre à leur place, qui n'est ni enviable ni intéressant. Le miracle de la sexualité est qu'elle nous amène à nous consumer sur place, qu'elle nous déporte, qu'elle nous brutalise. Ce n'est plus tout à fait nous qui sommes là, à nous débattre avec notre corps, et toute notre parlotte (celle à l'abri de laquelle nous nous présentons à autrui) est à chaque fois défaite, c'est ce que j'aime. Il y a un savoir qui vient de la sexualité comme il y a un savoir qui vient de la phrase en train de s'écrire, et je me demande si, dans les deux cas, ce n'est pas en contrariant le sens (donc le sens commun), que ce savoir nous est délivré. Le sexe est une des dernières maladies de la liberté, il est la forme que prend cette bête féroce qui en nous échappe au regard que l'autre implante en notre surmoi comme une caméra indébranchable. 

Il n'y a plus de particularité, dans le monde d'aujourd'hui. Tout doit être soumis au regard général, au regard commun, et comme la sexualité ne pourra jamais être commune ni générale, elle garde quoi qu'on en pense quelque chose d'irrattrapable et d'inexcusable. Je devrais convoquer toutes les femmes que j'ai connues dans mon existence, du moins toutes celles dont j'ai frôlé la chair, et leur demander de témoigner contre moi. Il y aurait forcément des choses à raconter, je vous jure, des choses qui me cloueraient définitivement au pilori. Les fanatiques se serrent tellement les coudes qu'ils en ont des inflammations purulentes ; quant aux autres, ils passent leur temps à s'excuser — les chemins sont pavés de leurs rotules ensanglantées. Le désir d'égalité emportant tout, la sexualité, la littérature et la musique sont lessivées, réduites à des osselets inoffensifs que tout le monde peut emporter avec lui partout où il va, c'est de la monnaie propre — c'est l'idéal arthritique qui s'est abattu sur nous depuis quinze ans. 

Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'égalité sexuelle. « Cette sauvagerie ne se négocie pas de manière quantifiable. On n'est pas dans le fifty-fifty d'une transaction commerciale, on plonge dans le chaos de l'éros et la déstabilisation radicale qui le rend si excitant. La domination change de camp en permanence, on vit en porte-à-faux. Tu vas voir à quoi mène la domination, tu vas voir à quoi mène la capitulation. » C'est Philip Roth qui écrit ça, et je pense que son discours est dorénavant inaudible. Il n'y a plus que dans un rêve qu'on peut être pleinement investi dans l'éros en même temps que satisfait du chaos qui nous emporte. 

jeudi 15 décembre 2022

Vertige



La civilisation ne peut s'observer que depuis l'extérieur d'elle-même. Il n'existe aucune manière de voir la forme de la vie à l'intérieur de laquelle nous évoluons si l'on reste entièrement dans cette vie, malgré tous les efforts intellectuels qu'on pourra faire et toute l'imagination qu'on pourra déployer. Il faut se décoller d'elle pour en avoir une idée qui ne soit pas dévoyée par un regard enfermé, borné par les perspectives et les angles que cette vie nous impose, quoi qu'on fasse. La forêt, les animaux et l'espace nous dictent nos songes. Le bilan est impitoyable. Sorties des pages des livres les phrases se défont très vite et redeviennent poussière. Le vertige est là, à chaque pas, quand nous croyons marcher sur un sentier, quand nous croyons emprunter des routes et produire du sens en parcourant le monde. À flanc de montagne ou dans la nuit glacée, la rationalité perd de sa superbe. Encore une cabane au bord d'un lac, se dit-il, exaspéré. Et il rit de cette phrase absurde. Mais il doit garder une porte ouverte vers les hommes, même si cette porte est minuscule et délabrée. La civilisation avance à toute vitesse, et la montagne, les forêts, la nuit restent immobiles et silencieuses. Ces deux temps ne se rencontrent pas. Ils coexistent sans personne pour constater leur fragile intersection. Il faut se demander pourquoi la blancheur de la neige, pourquoi le silence d'un lac, pourquoi le regard de l'aigle, pourquoi le poisson qui vient mordre l'hameçon, pourquoi le feu. Du riz, des champignons, des bougies, la chair animale cuite. La gratitude et le sommeil. La lune pour soi. Les pensées inutiles. Les mille bruits du temps et de la vie alentour, secrète et mystérieuse. La brume sur les eaux froides, l'esprit soudain trop apaisé, un abandon qui peut être mortel, les souvenirs qui flottent comme des lambeaux épars, tout peut en un instant flamber comme l'étoupe. Voir plus loin que le présent est un mirage. Les heures sont du plomb fondu, quand une porte s'est ouverte sur l'absence. Il faut oublier à nouveau, se détacher de la présence encerclante, marcher sur la fine corde vibrante sans savoir quand nous tomberons. Le bruit de l'arbre qui s'abat dans la forêt, seule vérité. C'est toujours par les gestes qu'on voit comment la vie s'est faufilée dans le corps d'autrui, comment elle l'a traversé, et l'a conduit à ce qu'il est ou croit être. C'est un amoncellement de gestes et de phrases et de rêves qui a produit la musique qui nous tient secrètement en vie. Le danger est en soi, la nature ne fait que rendre possible la faiblesse. Écoute le bruit de l'eau, de la pluie, du vent, du feu, de tes os qui craquent et de la bête qui depuis un moment t'observe sans que tu le saches. Il ne s'agit pas de se confronter à la mort mais d'épouser l'infini : mon humanité fond à vue d'esprit, quand je tends l'oreille au Mystère. Dans la solitude se pose à un moment donné le problème de la survie. Le monde est toujours plus vaste, quand on comprend que celui qu'on espère ne donne pas tout. 

Oui, mais la mélancolie ?

mercredi 14 décembre 2022

Rencontres

Hier, au cours de ma sortie, j'ai rencontré deux êtres vivants. 

Un homme au volant de sa voiture s'est arrêté sur le bord de la route, a baissé la vitre, et m'a demandé s'il pouvait me conduire quelque part. Étonné, je l'ai remercié chaleureusement et j'ai décliné sa proposition, puisque la balade que j'effectuais n'avait aucun but, à part la création d'un peu de chaleur intérieure. 

Peu de temps après, entre les rayons d'un Carrefour Contact, j'ai rencontré un gros chien blanc, un labrador, qui errait, visiblement seul. Je l'ai caressé, j'ai regardé ses beaux yeux sans pouvoir déchiffrer ce qui s'y lisait, et il m'a suivi un moment dans le magasin, avant de faire d'autres rencontres.

Je ne sais pas ce qui relie ces deux rencontres mais je sais qu'elles n'ont de sens que l'une par rapport à l'autre.

dimanche 11 décembre 2022

Méchantes

La vie est un échec. 

On pourrait s'arrêter là. Ça pourrait tenir en une phrase, cette histoire-là. Oui, Monsieur. Frémis au quart jactance : Tu ne peux pas me demander plus. Je dis ce que je veux parce que je parle de ce que je suis le seul à connaître. Merde ! T'es pas content ? Va lire ailleurs. Va foutre les yeux aux culs de leurs sales phrases et fous-moi la paix. Regarde-toi le ventre si tu veux, mais laisse le mien tranquille. J'écris si je veux. Pas pour toi. Pas pour eux. Pour les autres. Ceux que je choisis — les traîtres et les maîtres. J'ai encore rêvé de foie, cette nuit. Y avait que du foie à bouffer, dis-donc ! Toutes sortes de foies bien différents les uns des autres, certains en tas bombés, d'autres en saucisses longues, d'autres plats, mais toujours du foie de veau, pourtant — c'était dégueulasse, alors que j'aime ça, le foie de veau, j'en raffole, même. J'étais leur invité, à ces experts en foie. Ils m'avaient reçu dans leur établissement et j'en avais des nausées horribles. J'essayais de faire bonne figure, pourtant, mais la chose avait bien du mal à passer ; rien que d'y penser, là, j'ai envie de vomir. J'étais au centre de l'échec, dans cette taverne puante et rose. Tout ce rose-brun, un peu gélatineux, tiède, ça me tournait l'estomac, mes yeux se rétractaient au-dedans, je les avais au fond de la tripe et je ne pouvais pas me plaindre. J'étais l'invité d'honneur. J'étais venu avec toute ma vie ratée, pourtant, bien tassée, et je devais faire comme si de rien n'était, car ils m'attendaient au tournant, les rustres aux babines suintantes. Le vin n'y pouvait rien, je crois. On marchait sur les toits, c'était rose, brun, jaune, ocre et verdâtre, on essayait de ne pas glisser. On se dirigeait vers la gare. Les trains nous attendaient. Il fallait rentrer au pays, après les agapes de novembre. Je ne dors toujours pas. J'y arrive plus. La paix je n'y arrive plus. Les autres me foutent la trouille à me regarder marcher et tituber. Je voudrais écrire en une phrase toute l'impossibilité de continuer mais je ne sais pas le faire. Il y avait de la famille encore, là-dessous. La sale famille qui nous asphyxie et nous tient à l'œil, même quand on a réussi à les semer dans la pagaille et les phrases tirées d'outre-tombe. Il faut bien dormir seul, quand on est vieux. Mais c'est qu'ils ne nous oublient jamais, ces salauds ! Moi j'ai essayé de parler à ma manière, mais ils ricanent comme des cons, alors on est tout penaud, quand la fatigue nous prend, vers la fin. C'est vexant. Parce qu'on ne peut pas se battre contre tout le monde, quand-même. Ils ne dorment jamais, ces salauds-là. Et même quand ils dorment, ils rêvent de nous, encore. On entend leurs rêves, ça nous tient dans la fièvre, ça nous précipite dans un tourment et un délire vibrant qui psalmodie salement. On slalome entre ses organes tassés sur eux-mêmes, on tente quelques sorties à l'air libre, on ouvre la gueule, mais c'est chaque fois un échec. La terreur et la honte. Effroyable. Je ravale ma morve. J'étouffe sans bruit, entre deux crépuscules glacés. Quelques échos blêmes de Schubert me parviennent encore, mais ça ne va nulle part, et je confonds tout, comme si je n'avais pas encore commencé à vivre — pas vraiment conçu ni espéré, l'être-là. On pourrait s'arrêter là ? Même pas. On est dans un train fou, ça va trop vite pour descendre. On va se casser le cou, c'est sûr. Ça finira mal. D'ailleurs je vois bien que je suis à contresens. Plus on a peur plus la vitesse augmente. C'est un paysage à la Escher, avec des branchages saccagés. Les escaliers tombent sur eux-mêmes, au cube. Les falaises défilent, on frôle des précipices à angle droit. Je vois des routes enneigées, des jambes rouges, des cuisses sillonnées de veines, des R16 et des 404 en travers, une cuisinière à bois et à charbon, un village savoyard recouvert par la brume, un type qui a les mains sous les jupes d'une femme, un mosaïste devenu myope cherchant une place de paveur, une machine à écouter le silence, Jérôme Bonaparte photographié appuyé à une petite table, une paire de fesses collées à un rideau de douche, une femme en formes pleines qui joue au billard, un message ignoble écrit par une connasse qui croit parler, une peinture en bâtons de Kandinsky, Catherine Langeais et Raymond Oliver penchés au-dessus d'un poulet, la virgule de Baudelaire, une citation de Proust, quelques phrases de Stendhal, deux autres de Schopenhauer, Babar et Marius, ivres et enlacés, en Thénardier, une partition de Bach annotée par Gould, des étoiles mortes qui continuent à briller, l'homme pressé dans l'eau froide , des canons aux étoiles, un mot de Philippe Pétain à sa maitresse, une comparaison entre Bach et Schoenberg, le Coq de Picasso, une citation érotique de Marlène Schiappa, Chou-Pinette qui attend les résultats de sa purge, un crétin qui parle de la perfection de son style, une astuce pour satisfaire sa femme après 69 ans, une aspiration à la liesse éternelle, Jean-Pierre Raffarin qui parle de « grande gravité » et les quatre premières mesures de la deuxième ballade de Chopin. « La vie est trop courte pour s'épiler la chatte. » Puisque tu ne bandes pas je me débine. Se taire, non, il n'en avait plus les moyens. De la pluie venue entre deux fruits verts, d'une surprise en triolets durcis, boas constipés aux antipodes, une longue nuit commence, blanche, mijotée, trop pour un drame en tweets, par le couloir secret, Malraux, toi et le piano fermé, à l'hôpital désert. Elle minaude, elle développe, la salope, elle module. Elle se peigne dans son bain, vers la flamme, elle aspire toute la nuit par son cul, elle ment avec un aplomb formidable et tout à coup, plus rien, elle disparaît dans la brutalité féroce de quelques mots comme lancés au hasard. Nous seuls avons cette patience de dément hébété — cadavre saisi à la flamme du matin, comme aujourd'hui. On l'aurait dit en une phrase ! On écoutait, imbécile ! Tremblement de haine — esclave et tyran elle était, comme une chienne qui ne connaît pas l'amour. Mon pénis avait gelé, je m'étais cassé le nez sur le pare-brise de la Dauphine. J'étais une vache dans un pré, comme à l'origine — je regardais passer le monde, mais myope. Je l'ai supprimée de mes amis Facebook : elle a appelé les pompiers — le poison qui rend fou. La pensée de l'infini nous poursuit jusque dans les chiottes. Que faire donc quand on est malade ? Rien, mon frère. Je ne vois bien qu'entre vos cuisses pour connaître l'heure de ma mort. Il faudrait apprendre à aimer, peut-être, mais il est bien tard. Ne devrait-on pas revenir à la foi ? Sorcière ! Je monte l'escalier du diable. Elle était bien jolie, cette Annie Cohen-Solal. On pourrait s'arrêter là, mais la violence du sens nous contraint de continuer, sans espoir. Alors je mets le quintette de Brahms sur le tourne-disque, par Pollini et les Italiano. Elizabeth va encore m'engueuler. Le soleil entre, ici, là où je me tiens, à l'attendre. C'est dimanche, comme tous les dimanches. Pas de messe. Du café et des phrases. Méchantes. Si j'écris que la vie est un échec, je sais bien que je mens, mais il faut tout de même que je l'écrive. Aujourd'hui. Après on repassera dessus et on verra bien ce que ça donne. 

samedi 3 décembre 2022

J'ai raison

 

Dans la fausse interview d'Arthur Rubinstein, réalisée par Glenn Gould alors qu'il avait quinze ans sept mois et trois jours, il lui fait dire que, parmi ses bis de prédilection, les Variations opus 27 de Webern occupent une place centrale. Le passé n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. Tant qu'il y aura des hommes, et des femmes aussi. Ils ont eu la main lourde. Aux ratés ! Vous dansez le twist ? Clap ! Allez, venez ! La blonde est si jolie que j'en oublie la nuit. La frousse ? Oui, oui, j'ai la frousse, c'est vrai. À chaque fois que je pourrais être heureux, je prends la tangente. La robe bleue vole. Et quand je me ravise, il est trop tard. On était une bonne équipe. Je serai de retour dans une heure, deux au maximum. Attendez-moi, ma jolie. Vous vous souvenez de Lee Harvey Oswald ? Il était né le 18 octobre 1939 à La Nouvelle-Orléans, il est mort assassiné par Jack Ruby le 24 novembre 1963 à Dallas, une des premières dates de mon enfance. Lee était intelligent, mais c'est son nom, Oswald, qui m'est resté dans l'oreille. Il achète le Capital et le Manifeste du Parti communiste. Il a une orthographe déplorable, Oswald, mais il apprend le russe. Il épouse Marina Proussakova. Ils rampent dans les combles comme des cafards. Je t'ai dit ne ne pas fumer dans la maison. Où est mon livre ? Le passé n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. Clap ! Depuis que nous ne nous servons plus de bandes magnétiques, je vais beaucoup moins bien, c'est une évidence. Je ne suis pas une garce ! Vous dansez le rock ? La mère de Lee devrait être contente qu'il ait une jolie femme. Et voici que Georges entre en scène. Fais tourner le magnéto, petit. Il faudrait apprendre le russe. J'ai aimé danser avec vous. Et quand je me ravise il est trop tard. Clap, clap ! J'ai posé les mains sur le piano, comme vous me l'avez dit, vous voyez. Pourquoi ne me regardez-vous pas ? Parce que vous me regardez trop. La brune est peut-être moins jolie mais c'est celle qu'on désire absolument. Non, je ne danserai pas. Vous aimez Nathan Milstein ? Car mille ans sont à tes yeux comme la journée d'hier : elle passe comme le quart de la nuit. Tu les emportes, semblables à un rêve qui, le matin, passe comme l'herbe. Ils sont entre les tombes, nous sommes à la mi-novembre, j'ai sept ans, l'âge de raison. Je sens mon cœur battre lentement. Si je devais aller dans le passé chercher une journée pour y revivre à l'abri de ma mémoire, je poserais les mains sur le clavier de l'Érard, six jours avant le drame. J'ai mal à la tête. Peut-être a-t-il peur ? Un homme qui n'a plus de but est un homme terrifié. Il est épuisé. Ne l'abandonne pas. Ce jeune garçon savait sourire. Il est tombé sur un Oswald. Elle est dans la mer et elle se noie. Je dois la regarder mourir. Encore combien de fois ? Durant près de quarante ans, j'ai été persuadé que je devenais ce que j'étais, selon la belle formulation de Nietzsche. Il n'en est plus rien aujourd'hui, que j'envisage très sérieusement d'être dans une impasse. J'écoute le Concerto italien, de Bach. J'entends Alexis Weissenberg accélérer, est-ce une blague ? (Vous me direz, j'ai bien entendu Anne Queffélec jouer l'opus 111 de Beethoven…) Le passé n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. Six jours avant le drame, c'était encore moi. Érard, Kawaï, Yamaha, Feurich. Il fait sonner la basse comme un nouveau riche conduit sa Bugatti à Dubaï. Je n'aurais jamais cru le trouver aussi ridicule. À ce niveau, ce n'est plus avoir la main lourde. Pauvre Bach ; tout ce qu'il a entendu depuis sa mort… Mieux vaut n'y pas songer. Mais j'y songe, justement, et je pense aussi à ce que doivent entendre (et subir) les parents, de la part des enfants qu'ils ont imprudemment mis au monde. J'ai fait des chips de chou kale (je dis ça pour détendre l'atmosphère). Anne Queffélec… La vie est pleine de mystères. Clap ! Ah oui, j'oubliais le Fender Rhodes, bien sûr ! Et l'orgue Baldwin. Quelle terrible impasse ! C'est sinistre. J'ai cru en l'érotisme, par exemple… On ne peut pas accuser Schoenberg d'avoir mal écrit pour le piano, mais on ne peut pas non plus l'accuser d'avoir bien écrit pour le piano. Je ne connais rien de plus drôle que la Marche turque de Mozart jouée par Glenn Gould. La loi du programme minimum. Puissance ce concentration maximale. Elle a rédigé sa thèse (PhD) à l'Université de Paris IV-Paris Sorbonne sur "Les dynamiques raciales au sein de la production de Michael Jackson (1979-2001) : aspects commerciaux, stylistiques et visuels". Le 30 novembre 1974, c'était un samedi soir, et il n'y avait aucun programme de remplacement. J'aurais dû être musicologue ; j'aurais aujourd'hui une maison chauffée à 20° et ma femme saurait préparer un pot-au-feu ou une blanquette de veau. Je ne garantis aucunement l'authenticité des anecdotes (je dis ça pour détendre l'atmosphère). Je tiendrais une chronique dans le magazine Pianistes et j'aurais acheté des Bitcoins. J'aurais également fait une seconde psychanalyse (peut-être avec un homme, cette fois-ci). Un des moments fondamentaux de ma vie a été celui où j'ai cessé d'aimer les seins en pomme pour me mettre à aimer les seins en poires. Des enfants ? Non, quand même pas. J'aurais pu soutenir une thèse sur la musique de Jimi Hendrix — je crois que ça ne m'aurait pas demandé trop d'efforts. J'ai vendu 79 livres. Mon prochain s'intitulera “Poires” et se vendra à 790 exemplaires. Ils ont la main lourde, je vous assure. Peut-être serai-je inscrit dans le même club de tir qu'Isabelle Petitjean. On ne peut jurer de rien. Aux ratés les mains pleines de merde. Soyons optimiste ! Clap, clap, clap ! Ce que j'admire le plus, ce sont les gens riches qui continuent d'écrire ou de composer. Rendez vos armes ! Rendez votre système immunitaire ! On s'occupe de tout. Nous allons mettre la Russie à genoux, et Tatie Danièle en tôle. À chacun son regret : il pratique le tir à l'art, même en fin de semaine. Il existe de petits ustensiles en plastique que l'on colle sous ses chaussures pour ne pas glisser sur le verglas en hiver, il me faudrait la même chose pour mes phrases — elles glissent souvent dans des directions imprévues. Je ne maîtrise rien. L'assemblée nationale est déserte et tout le monde s'en fout. Rendez-moi mes bandes magnétiques et mon tube de lait concentré. C'est la fin du muscat. J'aime pas. Nous avons Mozart ils ont moi : je circule à bord de ma trottinette à vapeur dégenrée, muni de ma télécommande magique qui éteint en douce les postes de télé qui diffusent les matches de la Coupe du monde. Je diffuse Queffélec en mono par tranches de 11 secondes insécables. On m'attend au tournant mais je ne tourne pas. Je file tout droit sur le désastre. Enculé ! Le froid est mon ami. Macron est au fond de son sous-marin, il fait un scrabble avec l'admirable amiral en buvant du Coca light. C'est la lutte minable. Je condamne fermement le passé qui n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. La patiente violée à Cochin l'aurait un peu cherché quand-même. Qu'on lui balance de la soupe en boîte sur la tronche ; la prochaine fois, elle baissera le chauffage. L'OTAN m'inquiète, aurait dit madame Verdurin, si Marcel Proust n'avait pas été si snob. Encore un qui n'avait pas lu le Capital ! Ou alors seulement sur fiches de lecture. “Poires”, ou “Aréoles” ? Je consulterai une musicologue avant de faire mon choix. Les soldats ont faim et froid, en Roumanie ? Qu'ils jeûnent et prennent des douches froides, ça leur fera du bien. Et tes trompes de salope, tu t'en sers tant que ça ? C'est que ça consomme, ces machins… Quand je me ravise, il est toujours trop tard. Plus jeune, je n'ai pas assez étudié les dynamiques raciales dans l'œuvre de Frank Zappa, et on peut dire que ça se ressent dans mon quotidien. On ne naît pas Brigitte, on le devient. Aujourd'hui 3 décembre, nous fêtons l'anniversaire d'Anton Webern. Écoutons son concerto pour neuf instruments, l'opus 9. Une série merveilleuse. Pas d'occupation ??? Annulons l'occupation, Caporal. Mais tout le monde s'en branle, Général ! Raison de plus. Juste avant de mourir, il lui dit qu'il veut divorcer. Elle voulait qu'il vive, mais s'il avait vécu… (Lui, de son côté, aurait bien aimé vivre quelque chose comme le retour à la bien aimée, mais il sait qu'il en crèverait. — Comme il va crever de toute manière, tout va bien.) J'ai raison, dirait C. Et moi je répondrais que moi aussi j'ai raison, moi. On serait bien avancés, nous. Demain, un ordinateur quantique suffisamment puissant sera capable de casser toutes les couilles du monde d'un seul coup. La bombe démographique enfin désamorcée ! La forêt respire, et Madonna s'endort sur l'intermezzo en la majeur de l'opus 118 de Brahms. Vladimir, lui, entame sa purge hivernale à l'huile de ricin. Ne le dérangeons pas.