dimanche 31 décembre 2017

Bonheur



Il existe plusieurs sortes de bonheurs qui sont très loin de se valoir. On reconnaît le médiocre à ce qu'il se satisfait d'un médiocre bonheur et le bonheur médiocre à ce qu'il choisit un médiocre pour y reposer — à l'abri de lui-même.

Le médiocre est heureux de son bonheur car son bonheur est un tout qu'il épouse complètement, auquel il se confond. Il n'en sort pas, il ne va jamais voir de l'extérieur à quoi il ressemble, ce bonheur, il lui semble qu'il est incomparable, et il l'est, bien sûr, c'est même ce qui le rend médiocre. 

Le médiocre heureux vous dit toujours que vous ne pouvez pas savoir comme il est bon d'être heureux — heureux à sa manière bien sûr — car le savoir vous rendrait heureux comme lui (ce qui est sans doute et heureusement impossible), et il aurait reconnu en vous un frère. Le médiocre heureux aime se reconnaître en l'autre. Il aime que l'autre soit comme lui en tout, qu'il aime la même musique, les mêmes divertissements, les mêmes villas, il aime être à l'étranger comme chez lui, son bonheur est de se croiser lui-même à chaque instant et en chaque figure du monde. En cela, on peut dire que le médiocre heureux vit entouré de ses semblables, y compris quand ceux-là sont malheureux. Même ses souvenirs, il vous les prête, car il pense que vous ne pouvez pas en avoir d'autres. Même sa solitude éventuelle n'existe pas. 

La vérité du bonheur médiocre — ou du médiocre heureux, puisqu'il semble que les deux choses se recoupent presque parfaitement — se tient tout entière dans le signe égal. L'égalité est son nirvana, le même son idéal, et son imagination n'atteint son apogée que lorsqu'elle disparaît sous les coups de boutoir de son contraire et se met à ressembler à ce qu'il faut bien appeler une infirmité de l'esprit. 



J'allais écrire qu'un des bonheurs les plus bas est celui qui s'appuie sur le mensonge et l'ignorance, mais je me ravise. Nommer mensonge l'infirmité dont on parle plus haut me paraît lui faire beaucoup d'honneur. Ignorance, en revanche, paraît convenir, car ne pas savoir, ne pas voir, ne pas entendre, et, conséquemment, ne pas dire, est l'un des plus grands plaisirs de l'heureux médiocre. Tout se passe comme si son bonheur ne tenait qu'au fil qui lui sert à séparer la vie d'elle-même, à n'en laisser qu'une pantelante défroque, sans corps et sans âme, aussi impeccable qu'une motte de beurre. Dans le fond il est si ignorant de ce bonheur qu'il met en vitrine comme une péripatéticienne hollandaise qu'on a envie de le consoler d'être si heureux. 

jeudi 28 décembre 2017

La Boîte



C'est une boîte en bois de trente centimètres de long sur vingt centimètres de large environ, qui doit mesurer une quinzaine de centimètres de hauteur. Sur son dessus, un interrupteur métallique. Actionner cet interrupteur en le poussant vers le centre de la boîte a pour conséquence que le couvercle de la boîte se soulève, juste assez pour qu'un doigt en sorte et actionne l'interrupteur en sens inverse, ce qui referme la boîte. Quand le couvercle se soulève, l'intérieur de la boîte s'éclaire d'une lumière verte. Quand le couvercle se referme, la lumière passe au rouge. 

Ça ne sert rigoureusement à rien. 

Je connais une femme, comme ça. Elle est exactement comme cette boîte. Elle fait en sorte que l'envie d'actionner l'interrupteur soit irrésistible, mais actionner cet interrupteur provoque immédiatement et immanquablement la même réponse : elle sort un doigt de sa boîte et la referme. Rouge, vert, rouge, vert, rouge, vert. C'est la seule alternative. 



dimanche 24 décembre 2017

L'Impasse



Le matin de Noël, il était arrivé à la fin du chapitre vingt-cinq. Il se leva et prépara son petit déjeuner. Des œufs au jambon, un jus de pamplemousse, un morceau de fromage et des tartines au miel. Une fois son déjeuner terminé, il se mit au soleil, dans la véranda, bien installé dans le grand fauteuil de cuir jaune. Il resta un moment à regarder la mer en écoutant les Fantasiestücke de Schumann. La chienne ne bougeait pas. Il reprit son livre mais, au moment d'attaquer le chapitre vingt-six, il eut un doute sur ce qu'il avait lu quelques heures auparavant, et décida de reprendre un peu avant la fin du chapitre.  

À peine était-il plongé dans sa lecture que quelque chose la chiffonna. Il devait reprendre légèrement plus haut encore, afin de comprendre ce qu'il était en train de lire. Il jeta un regard sur la chienne, prit une grande inspiration, et se mit en devoir de se concentrer. Cette fois-ci il reprit au premier tiers du chapitre vingt-cinq car il avait la sensation que c'était à ce moment-là qu'il avait raté quelque chose. On entendait Warum ("langsam und zart") et la chienne qui, en train de rêver, sans doute, poussait de petits jappements étouffés. Il alla péniblement jusqu'à la fin du chapitre, mais il était mal à l'aise. Il posa le livre et regarda à nouveau la mer, tentant de rassembler ses esprits. 

Il resta un moment perdu dans ses pensées. Il était déjà onze heures, la pendule venait de sonner. Le livre était sur ses genoux et il passait machinalement ses doigts sur la couverture. Il le feuilleta, sans intention particulière, alla à la table des matières, mais sans lire un seul mot, puis porta le volume à son nez, pour en sentir l'odeur. Il se dit alors qu'il avait des choses urgentes à faire. Derrière les vitres de la véranda, la mer était désespérément vide, grise et muette. Sans savoir pourquoi il pensa à cette femme, si morne, si triste…

Alors il reprit sa lecture, mais cette fois-ci il recommença le chapitre vingt-cinq à son début, pour être bien certain de ne pas laisser quelque chose de côté. Il lui fallait absolument comprendre. Il était allé débrancher son téléphone pour être sûr de ne pas être interrompu. Rien ne devait rester dans l'ombre, s'il voulait pouvoir continuer ce roman passionnant. Il savait — et il le savait avec une certitude absolue — que quelque chose, là, devait être lu, devait être compris, devait être élucidé, s'il voulait pouvoir avancer dans l'histoire. Il lut lentement, avec une application exagérée et, dès qu'il eut lu le dernier mot du chapitre vingt-cinq, tourna la page rapidement et entama le chapitre vingt-six. 

Il n'avait pas terminé la cinquième phrase qu'il s'arrêta. Il lui fallait admettre l'évidence : il ne comprenait pas ce qu'il lisait ! Quelque chose empêchait les phrases d'arriver intactes jusqu'à son esprit, ou plutôt, elles lui parvenaient tellement intactes qu'elles n'avaient de rapport qu'avec elles-mêmes ; c'était des phrases pures, absolues. Ce qu'il lisait lui donnait l'impression d'être barré, de flotter dans un éther. Il reconnaissait les propositions, les mots, les lettres, mais ça ne lui apprenait rien, ni sur l'histoire qu'il était en train de lire, ni sur lui, ni sur le monde, et ces phrases semblaient ne pas appartenir au livre qu'il tenait entre les mains, elles paraissaient avoir été placées là uniquement dans le but de lui nuire, ou de le divertir de sa lecture.

Il lui sembla évident que la raison en incombait à ce vingt-cinquième chapitre, qu'il avait sans doute mal lu, malgré ses efforts, qu'il n'avait pas suffisamment compris, et qui se vengeait en lui interdisant de poursuivre sa lecture. Il lui vint une autre idée, qui était que, peut-être, l'auteur avait volontairement placé là comme une faille de sens, un trou noir littéraire, quelque chose comme une anacoluthe géante, une cabale, une aporie de lecture. Et si après tout ce chapitre vingt-cinq était la vraie fin du livre ? D'accord, mais alors que faire du reste, des cinquante derniers chapitres ? Aurait-il fallu les lire avant ? L'auteur aurait quand-même dû nous prévenir ! Il lui semblait assez peu probable en tout cas qu'un écrivain passe du temps, beaucoup de temps, à écrire une cinquantaine de chapitres destinés à ne pas être lus, qu'il conçoive un livre dont les deux tiers seraient inutiles, ou peut-être pas inutiles, mais en tout cas destinés à rester lettre morte. Pourquoi ne pas tout simplement arrêter son livre au chapitre vingt-cinq ? Une raison éditoriale ? Un pari ? Un coup de génie littéraire ? Non, ça ne tenait pas debout. La faute ne pouvait en incomber qu'à lui, au lecteur qui ne savait pas lire ce vingt-cinquième chapitre, et dont il avait bien senti à sa lecture que quelque chose obscurément se refusait à lui. 

Il fallait trouver une issue. Il décida de faire une pause et de consulter Internet, à la recherche de locations à Phuket, en Thaïlande. Il avait besoin de soleil, de soleil et de repos. Oui, c'est ça. Un peu de repos, de détente, de joie-de-vivre, et ce chapitre vingt-cinq ne serait plus qu'un mauvais souvenir. Aucun livre ne résiste à un lit de soleil, à l'air marin et à une boisson fraîche, à 31°, au pays du Sourire. Lucien et Marinette lui avaient souvent dit qu'il ferait bien de venir les rejoindre dans ce qui est pour eux le paradis sur terre. Quinze jours au paradis ne pourraient que lui faire du bien. Il passa une heure à éplucher les propositions de vacances — il avait posé le livre sur la table basse du salon —, puis il alla faire caca et prendre sa douche. 

Que signifie bien lire, se demanda-t-il, en sortant de la salle de bains, après s'être lavé les dents. Il savait bien qu'il ne partirait pas à Phuket avant d'avoir achevé le livre. Il lui semblait de toute façon impossible de rester sur cet échec humiliant. Il rouvrit Marelle, de Cortazar, pour voir si une idée ne lui viendrait pas, mais il se sentit comme un nageur sans eau. Il fit quelques notes dans sa trompette, alluma la télé, puis alla courir sur la plage avec la chienne. En courant, il pensait à Isabelle, à Christine, à Sarah, à Céline, à Anne, à Raphaële, à Catherine, à Véronique, à Ettie, à Sophie, à Elisabeth, à Sylvie, à Pauline, à France, à Maya, à Malika, à Barbara, à Brigitte, à Pascale, à Valérie, à Lakshmi, à Juliette, à Mathilde, à Edwige, et toutes ces femmes qui lui revenaient en effluves, en feuilletés, en surimpressions, le désespérèrent sans qu'il sût pourquoi. Essoufflé, en nage, il s'assit sur le sable et se mit à pleurer à chaudes larmes. La chienne vint lui lécher le visage et ses pleurs redoublèrent. 

De retour à la maison, il entra dans une fureur folle. Il avait envie de tout casser, de brûler tous ses livres. Il eut l'idée de taper "chapitre vingt-cinq" sur Google, pour voir si par hasard ce problème était connu, si d'autres avant lui avaient buté sur ce même chapitre, mais sa recherche ne donna rien. Il but deux verres d'alcool de poire coup sur coup, et s'affala dans le canapé. Après être resté prostré durant une bonne heure, le souffle rauque, le regard vague, il finit par s'endormir. Dans son rêve, il était sujet à une panne sexuelle, face à la femme aimée, et celle-là riait à gorge déployée, mais l'étrange est que son sexe était énorme, et c'est cela qui  provoquait le rire de la femme, qui avait l'air d'une poupée fatale et qui n'avait pas de bras.

C'est la chienne qui le réveilla en lui léchant les mains. La nuit tombait déjà. Il avait faim, et la chienne aussi. Tous les deux, ils se sustentèrent, côte à côte, à la cuisine. Le livre n'avait pas bougé, il était toujours sur la table basse du salon. Le téléphone sonna, mais il ne répondit pas. Il entendit ensuite que quelqu'un lui envoyait un mail. Il n'alla pas non plus le lire. 

Pris d'un léger vertige et le cœur battant, il retourna au salon, attrapa le livre sans le regarder, et alla s'installer dans la véranda. Il régla la lumière de telle manière à ce qu'il n'eut aucune difficulté de lecture. Le vent se levait. Il rouvrit le volume, alla au chapitre vingt-cinq, attendit quelques instants, puis se mit à lire, avec une ardeur soutenue. Parvenu au terme du chapitre, il comprit enfin ce qui n'allait pas. C'était pourtant simple ! Il n'avait pas compris le chapitre vingt-quatre.

samedi 23 décembre 2017

Au labo



« Oui, une vague de douleur s’éleva, déferla, se maintint… puis retomba, et l’on commença à regagner sa table, et – furtivement d’abord, puis ouvertement – on but un petit coup de vodka et on mangea un morceau. Allait-on, en effet, laisser perdre des croquettes de foie de volailles ? En quoi pouvons-nous aider Mikhaïl Alexandrovitch ? En restant affamés ? Car enfin, nous, nous sommes vivants ! » 

Robert Wilhelm Bunsen, contemporain de Robert Schumann, est un chimiste né le 30 mars 1811 à Göttingen en Allemagne, qui découvre l'oxyde de fer hydraté, antidote encore utilisé contre l'empoisonnement à l'arsenic. Il a contribué à identifier le césium et le rubidium. La poudre de lycopode est très inflammable, et produit une sorte d'explosion, quand on y met le feu. Est-ce la raison pour laquelle on l'appelle le souffre végétal ? Dans le laboratoire, je tordais les tubes de verre sur les becs Bunsen, pour en faire des sculptures. Il y avait deux alambics, un ancien et un moderne. 

Juste après les Quatre-Chemins… La 504 était bien amochée, et l'autre voiture, je crois que c'était une dauphine. Ils étaient tous morts, là-dedans, toute une famille. Sur cette même portion de route, quelques semaines plus tôt, j'avais été pris en stop par un jeune type qui conduisait une Alpine, en revenant de mon BEPC. Il roulait très vite — je me souviens que dans la descente, on était à 160 km/h — et il avait visiblement du mal à maitriser son petit bolide bleu. Le type n'en menait pas large, et moi non plus.

Sans Noël, beaucoup ne connaîtraient pas le vrai désespoir. Maman aimait énormément les fougères. J'aime beaucoup le mot "alcaloïde". Car enfin, nous sommes vivants ! Je suis vivant, encore. Encore un peu.

Il faisait beau, ce jour de juin, nous étions dans le jardin, et Dominique est venu nous chercher. Nous nous sommes précipités sur le lieu de l'accident, il n'arrêtait pas de dire : « Papa saigne, c'est donc qu'il est vivant. »

La douleur me réveille. Et aussitôt elle m'isole. C'est elle qui m'éveille, à deux heures du matin. C'est extrêmement précis, un point à gauche, dans le bas-ventre, je peux mettre le doigt dessus, c'est rare une douleur aussi localisée, elle n'est pas plus grosse que la surface de mon pouce. Elle vient, dure trois ou quatre ou cinq secondes, c'est fulgurant, à crier, puis disparaît pendant trente secondes, ou vingt-cinq, et revient, exactement semblable. Dans mon ventre le verre se tord. Ça dure un quart d'heure, puis ça disparaît. J'attends car je pense que ça va revenir, mais ça ne revient pas. Le bec me mord. Je vois la pie dans le jardin, qui prend un morceau de jambon, puis un deuxième, puis un troisième, et s'envole. La poudre s'enflamme, avec un petit bruit, un "pop", et quelques étincelles. J'aurais aimé savoir : ça fait mal, de mourir ? Oui, sûrement. Ces coups qu'on reçoit dans le visage, dont on sent bien qu'ils abîment quelque chose en nous, tout au fond, qui créent une onde de choc. Ça craque. Trauma. Traum. Je clique sur la vocalisation et j'entends : « Traum », puis je clique sur la traduction, et j'entends : « rêve ». Et si je me levais pour aller manger ? Pendant que je suis encore vivant. Qu'y a-t-il au-delà de la douleur ?

Tu peux bien aller au bout du monde, tu peux bien te tapir sous tes couvertures, te faire aussi petite que tu peux, tu peux bien te laisser fondre au soleil sur la plage, tu peux bien te confier à ta coiffeuse ou à ta manucure, tu seras toujours avec cet encombrant toi-même que tu ne veux pas reconnaître, avec ce corps, cette voix et cette langue qui eux n'ignorent rien de toi et qui sont extrêmement bavards. Ce qui s'écoule de toi, c'est la vie qui fuit. Le temps, qui est la vraie révélation (la musique sert à se mettre sous la seule lumière qui nous accorde au temps), efface à la fois la peine et le mensonge. Personne ne peut tromper durablement son monde. Cette vie qui fuit te revient en miroir comme un reproche sensible qui sera de plus en plus acide et corrosif, au fur et à mesure que les voiles dont tu recouvres ton âme se donneront pour ce qu'ils sont et perdront leurs pouvoirs.

« Elle se tut alors et parut concentrée dans une de ces jouissances infinies qui récompensent ces pauvres créatures de tous leurs chagrins passés, de leurs malheurs, et qui développent dans leur âme une poésie inconnue aux autres femmes à qui ces violents contrastes manquent, heureusement. » 

Ce n'est pas parce qu'il est mort qu'on doit se laisser mourir ! Quand elle crie, au moment de la jouissance, son cri est tellement puissant que j'ai les tympans qui sifflent. Elle crie parce qu'elle s'appelle. Se cherche. Veut vérifier qu'elle est là. 

Quand une douleur intense, brutale, inconnue, nous réveille en pleine nuit, sans s'être annoncée, elle nous isole d'une manière terrifiante. La vie s'enfuit, d'un seul coup, ça tombe, et en même temps cette douleur nous rend si vivants, si cruellement et si bêtement vivants, vivants comme des bêtes dont la cruauté consiste à vouloir continuer à vivre, à tout prix, à tout prix c'est-à-dire que vivre ça signifie prendre la vie des autres, passer par-dessus leur vie, sans vergogne. Il y a toujours cette pointe, cette flamme qui sort du bec : on est unique au monde et pour préserver cette unicité-là on passe par-dessus tout, même la mort des autres. Croquettes de volaille et vodka pour tous ! Les autres, c'est du verre qu'on tord sur la flamme. La cruauté mon petit c'est la vie. « Pop ! » Quelques étincelles, un feu de joie, et c'est déjà fini. Reste la poésie, mais ce reste est en-deça du pire. 

Bunsen, ça me fait bien sûr penser aux Davidsbündlertänze, de Schumann. Schumann, c'est la douleur, et c'est le père, et c'est le risque de la folie. C'est le Rhin, la nuit, la tentation de se jeter à l'eau. Une vague de douleur s'éleva, sortit de son lit, et nous emporta dans la nuit. Dans ces moments-là, il y a ceux qui sont emportés, et ceux, les spectateurs, qui sont au spectacle et qui vont ensuite souper, tranquillement, parce qu'il faut bien continuer à vivre malgré tout. Il y a ceux qui boivent la tasse jusqu'à la suffocation et ceux qui balancent les comprimés sous le lit en mettant la Nuit transfigurée sur le tourne-disque. Les spectateurs et les acteurs, rien entre.

Mais qu'est-ce qu'elle comprend à la poésie ? On devrait toujours demander à une femme qu'on veut aimer si elle est capable de diriger du Schumann, là, tout de suite, avec sa main droite (le "nicht schnell", la septième pièce). Et puis, tu as mal ? Où ça ? Montre-moi. La plainte. Il faut que la plainte soit séduisante. Montre-moi. Il y a des compositeurs qui sont incontournables. Tu n'aimes pas Schumann, tu n'aimes pas les sonates pour violon et piano de Mozart ? Au-revoir. On le sait, pourtant ! Elles nous poussent dans le Rhin, ces salopes, elles ne veulent pas se mouiller.

Pousse-toi, laisse-moi vivre, à ta place !

jeudi 21 décembre 2017

Facebook


Facebook est un instrument que j'adore. Plus je le connais plus je l'aime. Il permet de voir, très rapidement — d'un seul coup d'œil et transversalement, pourrait-on dire — la bêtise dans ce qu'elle a de plus banal, de plus ordinaire. Celle-là, par exemple, qui ne cesse de se contredire d'un commentaire à l'autre sans jamais s'en rendre compte. Celui-ci qui ne comprend pas ce qu'il écrit lui-même (ou devrait-on dire qui ne comprend pas lui-même ce qu'il écrit ?). Cette autre encore qui étale en couches épaisses son contentement de vieille petite fille gâtée qui pense abuser le monde. Les experts (politiques, artistiques, météorologues), les philosophes, et bien sûr les sages… 

Tout le monde se plaint de Facebook. Moi je m'en régale. Nulle part ailleurs je n'aurais accès à la société dans son ensemble, à toutes les classes sociales, à tous les genres, à tous les âges, à tous les types humains, à toutes les fantaisies et à toutes les pathologies mentales. Pour quelqu'un comme moi qui ne met jamais le nez dehors, c'est irremplaçable. Les premiers-degrés, les seconds-degrés, les troisièmes-degrés, les spiraleux du sous-texte, les citationneurs compulsifs, les "Pauvre-France", les perroquets éventrés, les ventriloques aphasiques, les aboyeurs à cholestérol, les filandreux, les pies-voleuses, les mussoliniens sans guillemets, les guévaristes à tampons, les extatiques à séquence, les esseulées du clitoris, les hystériques à turbo, les salonardes bio, les moralistes des cavernes, les étriqués du béret, les sociologues fidjiens, les "la terre-est-ronde-et-je-vous-le-prouve", les artistes en surcharge pondérale, les mamans restées fifilles, les fifilles puputes, les strip-teaseuses au rabais, les alanguies coriaces qui se mettent en vitrine, les raidis du poireau, les alarmes-à-l'œil, les très-ralentis, les patriotes numériques, les revenues-de-la-messe, les incontinents du ressenti, les déchiffreurs du grand-livre, les notoirement notoires, les mémoriels immatures, les jaloux éternuants, tout ce peuple fantomatique et trop réel qui vient froufrouter en concertos ou en chambre des ventes privées me fascine et m'instruit. Tout est écrit, inscrit, il suffit de lire, il suffit de regarder, il suffit d'écouter. 

Le XIXe siècle avait les Galeries de bois, nous avons Facebook. 

Quelle marée ! Quelle vitrine ! Je suis le professeur faisant sa visite au CHU, avec les externes sur ses basques. Personne ne moufte. Le professeur a de la température. Il s'ennuie mais il a remarqué dans la petite troupe une jeune femme dont les avantages se sont imprimés dans son dos, par deux fois qu'il se reculait d'un malade, horrifié de s'y reconnaître. Il a senti deux éponges tièdes lui chauffer les omoplates. Cette frénésie silencieuse et molle perturbe légèrement les échanges gazeux alvéolo-capillaires du mandarin écartelé. Sa température grimpe encore. Il confond les noms. Nadine, Isabelle, Berthe, Laura ? On s'en tape, il like. ❤️❤️❤️❤️


mardi 5 décembre 2017

Froid



Couvert de deux couettes superposées, je dors avec des chaussettes, deux t-shirts enfilés l'un sur l'autre, un pantalon de pyjama, et un bonnet, et pourtant j'ai encore froid. 

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J'ai reçu une très belle lettre de "Joseph Valet". Une lettre qui m'a fait monter les larmes aux yeux. C'est le retour, quarante ans après, du Jeu des perles de verre… ce roman qui aura décidé de ma vie. 

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Au tour de James Levine, maintenant… À quand le mien ? 

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Le froid m'a toujours fait souffrir. Enfant, je détestais le ski à cause de ça. Avoir froid aux doigts, aux pieds, était une souffrance insupportable. Je détestais tous les sports qui se pratiquent en hiver, dehors. Je rêvais d'avoir des gants et des chaussures qui m'épargnent une fois pour toutes cette souffrance. Cette douleur me paraissait une punition terrible et terriblement injuste. C'est pourquoi me fascine ce que je n'ai appris que récemment : mourir de froid est sans doute l'une des manières de mourir les plus douces qui soient. Je pense à ce SDF mort il y a quelques jours, ici, dans le Gard, juste devant le local du Samu social. Déjà, il y a quarante ans, j'avais eu froid, dans le Gard. Pas de chauffage dans la maison, à Valliguières, pas d'eau chaude. Mais il y avait une grande cheminée dans la cuisine. 

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Pourtant je ne rêve que de pays froids, de neige, de glace, d'obscurité. Le grand nord me fait rêver, pas du tout les îles du Pacifique. Allemagne, Suisse, Autriche, Russie, Finlande, Canada, Hongrie, pays de l'est… Aller finir sa vie dans les Alpes suisses, à mille mètres d'altitude.

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Le froid est lié à cette répugnante odeur de jambon blanc enveloppé de matière plastique, mélangée à celle de la mandarine, au fond d'un car, et rehaussée de vomi. Les sièges de l'autocar, les tournants, le froid, et la journée en perpective, sur les pistes, un dimanche de cauchemar. Pourquoi cette torture ? 

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Une des premières fois que j'ai couché avec elle, c'était dans la maison de la grand-mère, à Planay. Comme elle était inhabitée et que nous étions en hiver, il faisait un froid de canard à l'intérieur de la bicoque, dans ce village où les températures atteignaient régulièrement les moins vingt degrés. Elle avait demandé à y dormir, comme ça je pouvais la rejoindre et passer la nuit avec elle. Sa famille, à cinquante mètres de là, ne se doutait de rien. Anne était notre Brangäne et venait nous réveiller le matin pour que je ne sois pas bêtement surpris en compagnie de la jeune fille.

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(Il est des hommes qu'on assassine pour d'autres méfaits que ceux qu'ils ont commis, et qu'on tabasse pour des idées qu'ils n'ont jamais professées.)

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Jean d'Ormesson est mort en écrivant « Je suis encore vivant ». Je suis vivant en écrivant que je suis déjà mort. Le froid conserve. Le Perreux-sur-Marne, la ravissante Suzy et son mari Jean, tout ça c'est du passé…

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Alors, bande de salopes ! Quand venez-vous me chercher pour me porter au bûcher ? J'ai froid. Si j'étais un démon, je serais heureux comme tout. J'ai des flèches dans la tête, c'est l'amour qui me dévoie. J'ai froid et je brûle. Je prends ses pieds entre mes mains, comme deux inestimables trésors, et, par la fenêtre, je vois l'horizon qui s'enflamme.

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Et le rugby alors ? Parlons-en, du rugby. Le rouge de la peau, la vapeur qui sort des groins, les coups dans les tibias, la boue. De toute manière on ne connaissait même pas les règles de ce jeu de brutes et on portait un short "prince-de-Galles". Mais le pire est encore de se tenir au bord du stade et de piétiner dans le froid durant une heure et demie.

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« Ses mots, ses jets de pensée ont une saveur inouïe. Il est éloquent et sait aimer, mais avec ses caprices, qu'il porte dans les sentiments comme dans son faire. »

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On pourrait se réchauffer en tuant. Mais tuer quoi, qui ? Pourquoi ? Avec quelle arme ? Au moins si je me branle, j'ai chaud durant cinq minutes ; mais je pourrais aussi faire du sport ? Non, quand-même, on a des principes. 

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Cette corde ne vibre plus — ou bien elle n'a jamais vibré, je ne sais pas. 

samedi 2 décembre 2017

Brahms et Schumann



Il est un peu vain de vouloir établir une hiérarchie entre deux compositeurs de génie — dans l'absolu, en tout cas. Mais rien n'interdit de comparer, en soi, l'effet que deux artistes immenses produisent sur nous. Dans le cas de Brahms et de Schumann, la comparaison est tentante, et pas seulement parce que ces deux-là se connaissaient bien et entretenaient des rapports passionnants à maints égards, elle l'est aussi parce ce que leur musique se situe à une hauteur comparable. 

J'ai toujours aimé Brahms. Depuis que je fais de la musique, et même avant que je le joue au piano — enfant, j'adorais la troisième symphonie —, je m'en sentais proche, et ses œuvres ont toujours provoqué une immense vague de tendresse et de nostalgie en moi. Mon rapport à Schumann est plus complexe, plus difficile, plus ambivalent. J'ai mis du temps à l'aimer, à le comprendre, il m'a fallu passer par des seuils multiples pour arriver jusqu'à lui, et, bien entendu, sa pratique très régulière a été déterminante, notamment dans le domaine de la musique de chambre. Il y a dans la musique de Schumann quelque chose qui m'en rend proche et qui m'en éloigne à la fois. Peut-être que la proximité est souvent trop grande pour être supportable, et qu'elle crée d'elle-même un besoin d'éloignement, mais je crois aussi qu'il s'agit plus d'une musique de musiciens que celle de Brahms. Brahms est beaucoup plus classique. Chez lui, les formes sont presque toujours heureuses, il ne semble pas devoir lutter contre la matière musicale pour produire l'œuvre, il trouve naturellement la voie où déployer ses voix. Rien de tout cela, chez Schumann, qui paraît à chaque fois contraint de construire à neuf un habitat particulier pour y faire entendre l'œuvre. Même quand elle est minuscule, elle réclame sa forme propre. 

Et puis, surtout, il y a tant et tant de choses qu'on ne comprend pas, chez Schumann ! Qui heurtent. Qui sont comme des échardes. Des rayures. Des défauts. Des incongruités. Des choses qui semblent se trouver là presque par hasard. Qui sont comme jetées dans la matière sonore, comme des grumeaux, qui n'ont pas le même degré de cuisson que le reste de la pâte. Des angles morts, des perspectives abandonnées, des fenêtres obstruées. Tout cela devrait normalement gêner, produire un malaise, dérouter, et c'est bien le cas. Cela crée un déplacement perpétuel de ce qui en nous écoute, ou se sent concerné par l'histoire racontée. L'habit nous paraît malséant, la position inconfortable, la vue malaisée. Tout devrait nous éloigner de la musique de Schumann, et c'est par là qu'elle nous attrape au plus profond, et qu'elle nous étreint jusqu'à la suffocation. Elle ne parle pas une langue maternelle, elle parle une langue paternelle, une langue qui nous fait sortir de nous-même dans le même temps qu'elle nous y enfonce jusqu'à l'asphyxie, elle s'adresse à nous depuis quelque chose qui en nous est absent mais dont l'absence crie et brûle et mord. Il y a un froid glacial dans la musique de Schumann. L'inconnaissable s'adresse à nous directement depuis nos nerfs. 

J'ai passé trois jours avec les Études symphoniques, et avec les Davidsbündlertänze, mais je pense bien sûr aux Kreisleriana, aux Novelettes, aux Fantasiestücke, aux Scènes de la forêt, aux Bunte Blätter, aux Chants de l'aube, et à tant d'autres chefs-d'œuvre. Ce qui me frappe est que cette musique, inspirée au dernier degré, dépasse le discours, qu'elle sort d'elle-même, comme quelque chose d'inanalysable. Je pense entre autre à cette onzième étude (variation 9) des Études symphoniques (1837) qui me bouleverse. Les voix sortent d'une tourbe effrayante, semblant planer au-dessus de ces vapeurs et se poursuivre l'une l'autre, sans paraître avoir le moindre rapport avec ce qui pourtant les a produites, dans une apesanteur rythmique affolante. Au-dessous d'elles, les harmonies tourbillonnent dans un halo qui fait perdre tout repaire et tout espoir. Bien entendu, on reconnaît le thème, mais il a subi de telles métamorphoses qu'on peut à peine parler de variations. Comment cette musique arrive-t-elle jusqu'à nous ? Je n'en ai pas la moindre idée. 

Je ne trouve rien qui s'approche de cela chez Brahms, malgré toutes les qualités de sa musique.

Sociologie



Balzac, sociologue ? Mais oui. Seulement c'est de la vraie sociologie, qu'il fait, pas de la socio des facs, qui reste là où on lui dit de rester, qui traite des sujets dont on lui dit qu'ils sont de vrais sujets, qui ignore ce qu'il faut ignorer, et qui surtout fait taire ceux qui voient ce qu'ils voient. Balzac est l'inventeur sans descendance de la sociologie. Il a dû les terroriser, ceux qui sont venus après lui, qui font sous eux comme les déférents agents d'entretien du pouvoir qu'ils sont, bien que leur production démontre plutôt qu'ils sont des constipés au long cours. Balzac dans la langue officielle de 2017, ce serait une fanfare dans le confessionnal ou un rocher dans la pantoufle.