mardi 28 février 2012

Patience



Quand-même vous n'allez pas me laisser comme ça !

Non. Alors quoi, on va vous prendre dans les bras et pleurer avec vous ?

J'ai mille raisons de souffrir.

Oui.

Ne commencez pas à me sortir la litanie de… Tout ça s'étale sur plusieurs générations ! D'abord, ne pas fuir. Supporter. Vous n'êtes pas foutu de me tirer de là. Vous êtes là ?


Attendre et voir ? C'est ça ?

Il faut du temps.

Je n'en ai pas !

On n'est pas là pour faire le bien à tout prix. On est là pour comprendre.

Vous n'allez pas prononcer de paroles magiques ?



dimanche 26 février 2012

Eurydice ou l'Inspiration


Tais-toi, je t'en prie ! S'il est un sujet à propos duquel il convient de se taire, c'est bien celui-là. Quoi dire qui ne soit pas immédiatement de trop, à côté, mal venu ? Oui, non. C'est à peu près tout. Comme dans l'amour, à part répéter qu'on aime, on ne peut rien dire d'intelligent.

Il y a pourtant des œuvres dont on se dit immédiatement qu'elles sont inspirées, plus inspirées que d'autres, que les autres. Surtout ne pas réfléchir. Ne pas se retourner sur ses pas. Ne pas la perdre…

La sonate pour flûte, alto et harpe, de Debussy, est l'une de ces œuvres, cela je le sais depuis toujours. Mais depuis quelques années, le premier quatuor de Bartok, au moins son premier mouvement, me paraît entrer dans le cercle très fermé des œuvres qui doivent presque tout à l'inspiration, c'est-à-dire presque rien au métier, au savoir-faire, à l'application des règles de composition, de l'élaboration et du développement, de la transition, et que sais-je encore. Cela c'est toujours par les interprètes d'une œuvre qu'on en devient conscient. Certains savent retrouver le fil du temps vivant, d'autres pas.

Mais à peine ai-je écrit ces quelques lignes que je les regrette, que j'en ai honte. À quoi sert de parler de ce qui est indémontrable, à quoi sert de dire à la femme qu'on aime qu'on l'aime ? À quoi sert de dire qu'on ne sait rien dire ?

samedi 25 février 2012

« En couleurs, en couleurs ! »


M.L. est un de ces abrutis qui ont trouvé avec Internet la force d'exister. Jamais en panne d'un jeu de mots aussi pitoyable qu'approximatif, il va jusqu'à intervenir sur le forum du 3.14, c'est dire l'absence complète de sens du ridicule consubstantiel à ce genre de personnages. Il en faut, me direz-vous, des M.L. ! Oui, certes, il en faut, comme il faut que même les génies aillent chier le matin.

Mais peu importent M.L. et les quelques semi-débiles qui parlotent chez D.G. On y lit (chez D.G.) que "des officiers allemands", visitant l'atelier de Picasso, rue des Grands-Augustins, durant l'Occupation, "tombèrent sur Guernica". Il paraît difficile que Guernica se soit trouvé rue des Grands-Augustins, dans l'atelier de Picasso, pendant la guerre, puisqu'il était alors à New York. Il s'agissait en fait des cartes postales que Picasso distribuait gaiement aux Allemands. Mais là encore peu importe.

L'intéressant est qu'on parle d'"anecdote controuvée", et qu'on réclame le tableau "en couleurs". Dès qu'il s'agit de Picasso, tout ne peut être bien entendu qu'"anecdote" ou "légende". On le déteste, celui-là. Et depuis qu'on a la caution de l'ancien directeur du musée Picasso, on se gêne encore moins qu'avant. Il y a les-femmes qui trouvent que ses dessins érotiques sont obscènes et idiots, il y a les amateurs-de-peinture qui trouvent qu'il ne sait pas peindre, que ses femmes sont laides, il y a les-citoyens qui trouvent que ses toiles sont trop chères, il y a les-homos qui trouvent qu'il est trop hétéro, il y a les-internautes qui trouvent que sa peinture n'est pas assez morale. Ajoutez à ça la corrida ! Bref, ça ne va pas. Ça ne va pas du tout ! Il est grand temps d'étudier à nouveau le cas Picasso !

Mais le comble est atteint lorsqu'on essaie de nous refourguer une peinture en noir et blanc ! Là, l'internaute s'étouffe de colère ! L'internaute est né dans la-couleur, il y patauge toute la journée, il en avale depuis le petit déjeuner jusqu'au souper, de la-couleur, alors c'est pas à lui qu'on va la faire ! Un tableau, c'est en couleurs, y a pas à sortir de là. Sinon, c'est de l'arnaque. On n'a quand-même pas des écrans en millions de couleurs pour voir de la peinture en noir et blanc, bordel de merde ! Il s'indigne, l'internaute citoyen !

Résumons-nous. Le seul tableau valable de Picasso, c'est Guernica, parce qu'il traite d'un sujet réel, coté 9/10 sur l'échelle morale (pensez, une œuvre d'art qui dénonce explicitement les-fascistes, ça n'a pas de prix). Seulement, ce con d'Espagnol l'a fait en noir et blanc, ce qui rend le tableau tout de même un peu suspect. Ça ne va pas jusqu'à annuler sa superbe cotation morale, mais enfin, ça l'obère quand-même sacrément, faut reconnaître ! Quoi, l'avait pas assez de thune pour s'acheter des tubes de couleurs chez Adam, l'Espingoin ? Même de la Ripolin ? Ah, c'est pas sous Jack Lang qu'on aurait eu ce genre de soucis !

Pour réconforter le pauvre M.L., annonçons que Guernica a été "refait" en 3D, et que tout ça est gratuit ! Si M.L. n'est toujours pas content, car les Internautes sont exigeants et en veulent toujours plus, je me propose de coloriser Guernica. Mon prix sera modeste. Modeste en regard du prix du tableau, s'entend. M.L. aura alors le must du top sur son écran en millions de couleurs : un Guernica en couleurs et en 3D, et pourra continuer, rasséréné, à aligner sur le Net ses chapelets d'excréments tout chauds, et pourra peut-être, nous l'espérons du moins, parler d'autre chose que de peinture, à défaut de se taire tout à fait.

samedi 18 février 2012

La petite et la grande fournaise


Dites à Manet que la petite ou la grande fournaise, que la raillerie, que l'insulte, que l'injustice sont des choses excellentes, et qu'il serait ingrat s'il ne remerciait l'injustice. Manet a des facultés si brillantes et si légères qu'il serait malheureux qu'il se décourage. Jamais il ne comblera les lacunes de son tempérament. Mais il a un tempérament, c'est l'important, et il n'a pas l'air de se douter que, plus l'injustice augmente, plus la situation s'améliore à condition qu'il ne perde pas la tête.

(Baudelaire, 24 mai 1865)

vendredi 17 février 2012

Le Journal de Georges


C'est entendu, je vais tout dire. Comme je suis sûr que tout le monde connaît l'adresse depuis un moment déjà, ce n'est pas la peine que je la donne.

vendredi 10 février 2012

Les nouveaux gâteux


La même femme peut être enchantée ou affreuse, c'est selon son humeur, ses dispositions, ses règlements de comptes. Il sait ce qui est laid, il sait d'autant mieux ce qui est beau. Nous avons maintenant affaire à des corps restreints qui ne savent plus ce qui est vrai ou faux, laid ou beau. Donc, tout est laid, tout est faux.

M. parle des "gâteux de l'académie". Il faut aujourd'hui, de la même manière, parler des "gâteux de l'art contemporain". Académie contre académie, rien n'a changé. Ils se vendent entre eux, suspendent des homards au château de Versailles, bavent sur leurs toiles, se bouchent les yeux et les oreilles, ont le sexe en berne, prennent de la cocaïne et surfent sur Internet, quand ils ne sont pas reçus dans les ministères ou ne passent pas à la télé. Ils sont partout chez eux, fabriquent du même à longueur de journée, entre la salle de sport et l'agence de voyage. Ils se montrent, pour se rassurer, les uns les uns, perclus d'oubli, vêtus en permanence de bruit, de buzz, d'images.

jeudi 9 février 2012

Dormir !


La seule grande affaire de ma vie aura été de dormir. Dormir, toujours plus, toujours plus longtemps, toujours plus profond. Je plains les imbéciles qui ne comprendront pas et c'est à peu près le monde entier. Pour être vivant, ici, là, maintenant, il faut dormir, s'enfoncer dans le sommeil, comme une planète qui s'enfonce dans le soleil. Être au cœur du réacteur, leur donner des taches, se laisser porter par les vents solaires, passer en rafales au-dessus de leurs têtes, voir leurs grands yeux ouverts et morts, vitreux, sales, éperdus, mais surtout ne pas s'arrêter, ne pas ralentir. Être au centre du feu, écouter le 24e concerto de Mozart, celui qui n'a pas de fin, celui dont l'ut mineur brûle les nerfs, l'écouter à l'intérieur, le rejouer sans cesse. Je suis aveugle, je suis sourd, je suis impotent, paralysé ? Qu'importe ! Mon corps est plus vivant que celui de tous ces insomniaques suintants dont les gestes affolés et lourds les éloignent un peu plus à chaque instant de la Joie.

samedi 4 février 2012

Ne pas tourner autour du pot…


Chostakovicth est vraiment un étrange compositeur. On pourrait presque dire que ce n'est pas un compositeur, précisément. Il ne compose pas avec son désir. Il met tout ce qu'il entend, il ne gomme pas, il n'enlève rien, sa musique est du pur entendement, au sens où il se laisse guider par ce qui le traverse, sans surmoi, dirait-on. J'imagine qu'il devait composer très rapidement, car ce qui prend du temps, en général, dans la composition, c'est justement le retrait, l'enlèvement des ordures. Composer, c'est avant tout mettre en perspective, déplacer, emboîter les idées les unes dans les autres, faire entrer le son dans la forme, au besoin par la force. Lui n'a pas le temps (ou pas le désir) de passer le rabot sur la matière accumulée. Ça vient comme ça vient. Il laisse tout, ce qui donne très souvent ces mélodies hérissées de partout, hirsutes, mal coiffées. D'ailleurs il suffit de regarder l'homme Chostakovitch, de voir son visage et son corps, pour comprendre sa musique. Il y a du cahot dans ce personnage, il habite les angles, il est cabossé, je n'aimerais pas avoir un corps comme le sien. C'est sans doute ce qui l'a sauvé. Les Soviétiques ne savaient pas par quel bout le prendre, il n'entrait dans aucune catégorie, un peu comme ces dingues qu'on renonce à sermonner, ce serait peine perdue. Il y a de ces personnages dans la littérature russe, ils fascinent mais on ne s'y frotte guère, dans la vie réelle. Oui, il est bien russe, à sa manière étrange qui dément catégoriquement (en apparence) ce qu'on appelle "l'âme slave".

À chaque fois que j'écoute sa musique, je me dis que c'est catastrophique… Mais génial. Comment cette profondeur terrible, noire, brûlante, arrive-t-elle à percer, sous ce masque grimaçant et désarticulé? Chostakovitch fait partie de ces compositeurs qu'il faut aimer après de longs détours, avant de retourner à la poussière : l'aimer immédiatement serait suspect. On ne peut pas aimer Mozart ET Chostakovitch, tout de même ! Sauf à être fou. Chostakovitch n'a jamais le temps de tourner autour du pot, il y met tout de suite la main, et le corps tout entier, jusqu'à y disparaître.

vendredi 3 février 2012

Bruits




Maintenant que Georges a fait (d'après Alexis) un excellent teasing pour cette revue, éditée par David Reinharc, il est temps de vous en donner un avant-goût très modeste et de vous inciter à l'acheter. Rendez-vous compte, une revue dans laquelle interviennent côte à côte Dijon Bourdier et Georges, on va dire que ce n'est pas tous les jours que vous trouverez une chose pareille dans votre librairie !

D'autres écrivants plus honorables sont au sommaire, Richard Millet, Robert Redeker, Xavier Raufer, Jean-Gérard Lapacherie, William Paris, Marcel Meyer… L'objet est très beau, carré, blanc et gris, bien mis en page (ce qui devient rare), la typographie impeccable, bien qu'un peu grosse, peut-être, c'est le seul minuscule reproche que je ferais quant à moi à cette publication dont le contenu est hautement recommandable. Je ne parle même pas de l'article introductif de Renaud Camus, fort, inspiré et courageux, ce qui ne surprendra pas, et qui donne envie de lire tout le volume sur la lancée, mais il est d'autres articles qui tranchent avec l'habituelle bouillie cléricale des publications françaises, dès qu'elle se mettent à parler de la réalité qui nous entoure, qui nous étouffe.

Il nous paraît plus qu'indispensable, par exemple, de se précipiter sur l'article que Marcel Meyer consacre au bruit, et j'ajouterai à son propos une note en bas de page, consécutive à la vision d'un film terrifiant sur Outreau. Le film s'intitule Présumé coupable, et relate, de manière extrêmement réaliste, autant qu'il me soit permis d'en juger, l'effroyable mésaventure d'un huissier de justice, accusé à tort dans ce procès dont on n'a pas fini de voir qu'il préfigure un monde tout proche. Je veux parler de l'arrivée en prison d'Alain Marécaux. Ce qui frappe, ce qui indique l'Enfer, dans cette arrivée, c'est le Bruit. L'Enfer est bruyant, il l'est terriblement, et il l'est à toute heure du jour et de la nuit, comme on pourra le constater dans la suite du film. J'ai souvent eu la tentation d'être mis en prison, d'être soustrait au monde social, mais à la condition expresse et "non-négociable", d'y être seul, rigoureusement, et dans un silence complet. À ces deux conditions, j'aimerais assez passer une année de ma vie en prison, je l'avoue, si je peux y emporter un carnet et quelques livres. Mais voilà, la prison, ce n'est pas ça du tout ! C'est même tout le contraire. La prison, en ce début de XXIe siècle, c'est le bruit et la foule, c'est le bruit porté à son paroxysme et c'est la foule portée à son paroxysme, c'est l'impossibilité sans trêve du privé (vous n'êtes privé de rien, contrairement à ce qu'on pourrait croire, vous avez accès à tout, en permanence, sauf à la privation). La prison, donc, est aujourd'hui très exactement un processus d'intense surexposition au social, sa brûlure inguérissable. Nul retrait, nulle retraite. Impossible de penser, impossible de mettre sa vie entre parenthèses, impossible de faire retour sur soi, ce qui semblerait pourtant le but (éminemment social, lui) d'une telle privation momentanée de liberté. C'est tout le contraire, encore une fois : vous êtes assommé du cri des damnés, on vous plonge dans une fournaise hurlante, sans jamais la possibilité, même brève, d'un repos, d'une halte, d'une clairière (même sombre). On nous rebat les oreilles de la dignité des prisonniers qui serait malmenée (et elle l'est, en effet !), mais pour de très mauvaises raisons. Il leur faudrait la télévision, les portables, la sexualité, la communication, la compagnie !? Et ceux qui osent contester ces "avancées du droit" sont évidemment taxés de fascistes inhumains, sont soupçonnés de vouloir le malheur de ceux qui ont une fois manqué à la Loi. Je dis que c'est tout le contraire, et que ceux qui veulent ces "biens" pour les prisonniers sont les pires bourreaux qui se peuvent concevoir : à strictement parler, des salauds ! N'importe qui d'à peu près normal deviendrait dément, en quelques jours de ce régime, et s'il ne le devient pas, c'est qu'il l'est en entrant, et qu'on désire qu'il le reste. Il existe une excroissance de la prison moderne, dans la société "libre", c'est la boîte de nuit, qui en est la version volontaire et sacrificielle. Entrer dans un "Macumba", j'imagine, est tout aussi traumatisant que d'entrer dans une prison française. Et pourtant les "Macumbas" sont pleins, chaque fin de semaine. On en redemande…

La prison est sortie de ses murs, comme l'école est sortie des siens. Par un processus également démocratique et compensatoire, on y a fait entrer le Démon. Pas de raison que celui-ci ne s'occupe que des citoyens "libres" ; les pauvres en avaient assez d'être les seules proies du Malin, et voulaient en faire profiter les proscrits. On pourrait aussi penser, ce qui revient au même, que la démocratie radicale n'aime rien tant que l'in-différence : puisque les uns souffrent, tous doivent souffrir. C'est sa conception de la justice. Vous êtes condamnés au social, toute la semaine, toute l'année, vous êtes sous la surveillance active et intraitable des mamans, des juges, des journalistes, et certains, en prison, y échapperaient, à l'abri de la déchéance ? Pas question ! Tout pour tous et tous contre tous, le malheur — et sa redistribution générale, c'est comme l'impôt, il doit s'inviter partout, toujours, et vous appuyer sur la tête jusqu'à ce que vous la rentriez dans les épaules. La Liberté, depuis la Révolution, est devenue sans doute la plus grande farce inventée par les hommes, c'est une pièce de théâtre qui se joue à guichets fermés, qui cartonne à longueur d'année, sur tous les boulevards. (Vous vous demandez à quoi ressemble la Liberté ? Observez par exemple le flux des voitures sur le Périphérique parisien, vers 6h du soir.) Il est assez facile d'en percer le petit mystère grimaçant : plus celui que vous avez en face de vous vous jure qu'il est libre, plus il est enfermé, tassé, tenu, aliéné, surveillé. C'est une loi qui ne souffre pas d'exception, c'est une loi qui se trouve comme chez elle dans le monde panoptico-numérique que vous adorez.

Et le bruit, dans tout ça ? Mais il est bien sûr le lubrifiant pestilentiel dont le Démon aime à se parfumer afin de se glisser partout, pour qu'on l'acclame comme le héraut de la Liberté qu'il n'est surtout pas ! La liberté est silencieuse, elle ne hait rien tant que les tambours et les trompettes, le moindre bruit la fait fuir, et son oreille est fine. Si j'affirme que la liberté s'est trouvée plus souvent et plus intensément en prison que sur les plages et sur les ondes, il faut comprendre que cette liberté-là n'existe plus qu'à l'état de miracle individuel, qu'elle coûte très cher, bien qu'elle soit tout à fait gratuite, et qu'elle ressemble à s'y méprendre à la grâce. Le bruit est un vêtement, un habit qui nous rend tous semblables, c'est un uniforme. Pas un hasard si cette société qui aime tant le bruit aime tant également le parfum : la caissière de Super U porte Jardins de Bagatelle, comme la femme que vous aimez, elles écoutent toutes les deux les tambours du Bronx, s'épilent le pubis, se trouent les oreilles et le bout des seins ? Eh bien voilà, vous y êtes, vous voilà à votre tour embarqué sur le manège de la Liberté, cette noble conquête sociale qui s'ébroue, transe sèche, de McDonalds à Séphora en passant par la FNAC et retour. Mais puisqu'ils vous disent qu'ils sont libres !

Je n'ai jamais réellement pensé être un dissident, ni un rebelle, ni un révolutionnaire, sauf peut-être à seize ans, quand j'ai fait partie très brièvement du Parti Communiste International, et encore était-ce plus à cause des jolies militantes que du "Programme communiste" et du "Prolétaire" que je n'ai jamais réussi à comprendre ni même à lire en entier, aussi est-il assez curieux de réaliser, à cinquante ans passés, qu'on n'arrive plus à se sentir partie prenante de ce qu'est devenu notre pays, et qu'on retrouve à cet âge avancé les réflexes et les sentiments de l'adolescent qui n'a pas envie de regarder là où on lui demande de regarder, même si ceux qui lui font cette demande aujourd'hui portent les noms des rebelles d'autrefois. Dans la France de De Gaulle, et même dans celle de Pompidou, et même encore un peu dans celle de Giscard, nous devions lutter contre le réel, avec sa pesanteur, sa lourdeur, son noir et blanc officiel. Nous devrions aujourd'hui, si nous étions conséquents et courageux, lutter pour le réel, car la grande marche du simulacre dépasse désormais son modèle, et de très loin, et menace d'en effacer jusqu'au souvenir. C'est cela la guerre d'aujourd'hui, contrairement à ce que continuent de psalmodier machinalement nos archéo-gauchistes en opposition de phase, mais l'armement de l'ennemi est autrement plus lourd et plus efficace que jadis, et les héros plus discrets, à moins qu'ils ne soient distraits.

mercredi 1 février 2012

Là : la guerre paisible.


Depuis que Megaupload a fermé, il faut aller en ville pour trouver des filles. Avec le froid qu'il fait et le peu de pulls non troués qu'il nous reste… Aujourd'hui, fiasco complet, il faut bien l'avouer : la première était moche, la deuxième était folle, et la troisième est morte à peine dans l'auto. J'en ai bien aperçu une quatrième qui trainait près d'une maison des jeunes, mais visiblement elle était sourde. Les gens ont terriblement vieilli, depuis la dernière fois que je suis sorti de chez moi. Ils sont tous barbus et enveloppés de torchons. Ils sont maussades. Ils sont laids. Ils ont le regard fuyant et la jambe molle. Leur sang est brûlé d'alcool et leurs paroles inaudibles. Ils avalent les mots sans les mâcher et n'ont aucun souvenir des vieilles phrases. De toute manière, je roule les fenêtres fermées, et dès que je vois quelqu'un traverser la rue, je l'écrase. Ce n'est pas que cela me procure le moindre plaisir, notez-le bien, mais c'est une question d'hygiène de vie. Si on les évite, ils se vengent, tôt ou tard, de ce qu'ils prennent pour de la faiblesse. Il convient de s'en tenir aux règles élémentaires de la vie en société. Les exceptions existent, mais elles doivent le rester.

En ce moment, nous avons quatre présidents de la république, c'est plutôt rare car d'habitude ils sont cinq. Comme les élections se tiennent chaque semaine, personne ne connaît les noms des titulaires de la fonction suprême, et eux-mêmes n'ont pas réellement le temps de s'installer dans leurs meubles. Tout juste s'ils prennent quelques décisions qui leur tenaient à cœur, bien qu'ils sachent parfaitement que leurs successeurs pourront abroger les décrets pris pendant leur mandature, à peine arrivés à l'Élysée. Reconnaissons que cela rend la politique plus légère qu'elle ne le fut jamais. Personne ne s'inquiète vraiment des changements de cap continuels, et, de fait, de cap, il n'y a pas. Les guerres ont disparu de la scène internationale, puisque plus personne ne peut affirmer ce qui serait souhaitable pour un pays ou pour un autre. Il n'est d'ailleurs pas sans exemple qu'un président de la République française soit quelque temps après élu président de la République espagnole, ou tchèque.

Dans un tel contexte, on parvient difficilement à comprendre pourquoi on a décidé de fermer Megaupload, cette société plébiscitée par une grande partie du monde. Même pour le service de l'Élysée, il faut désormais faire venir des jeunes femmes qu'on va chercher dans la rue, comme n'importe qui le fait, comme je l'ai fait aujourd'hui. Le fait que les femmes aient déserté les foyers et se tiennent dorénavant exclusivement dans les lieux publics facilite les choses, bien entendu, mais je trouve que ce n'est pas bon pour le prestige d'un chef d'état que de participer (même par le truchement de son chef de cabinet) à cette pêche miraculeuse. Il est alors soumis aux mêmes aléas que le citoyen de base, et doit souvent se contenter d'une qualité douteuse, pour ne pas parler de l'hygiène et du risque sanitaire. On voit à leur maigreur, quand ils passent à la télévision, que, souvent, ils préfèrent s'abstenir, ce que je peux comprendre. Même si les avantages des présidents sont finalement assez minces, la vie est tout de même plus dure lorsqu'on ne l'est pas, et chacun sait qu'il faut s'économiser, en prévision de l'après présidence.

Je ne possède pas une de ces nouvelles autos qui sont pourvues d'un détecteur de femmes. Leur prix est trop élevé pour moi. Je dois faire avec les seuls sens dont je dispose naturellement : la vue, l'odorat, l'ouïe, plus celui qui a l'air de s'être développé très rapidement chez à peu près tous les hommes, depuis que les femmes sont devenues la seule source de nourriture. Ce sens n'a pas de nom, et certains doutent encore de son existence. Pas moi, en tout cas, et je me félicite d'en avoir hérité aussi rapidement, car je pense que sans lui je serais déjà mort de faim.

Que certains parviennent à consommer des moches, des folles, et même des mortes, voilà qui est pour moi difficile à croire, bien que la rumeur soit insistante. J'envie ceux qui seraient capables de pareils exploits et je regarde les (rares) hommes atteints d'embonpoint que je croise ça et là avec circonspection et curiosité. Je les scrute longuement, comme si cette observation minutieuse allait me révéler leur secret, mais je suis toujours déçu : je ne vois que des gros. Sans doute cachent-ils bien leur jeu.

Il est devenu impossible de se procurer les livres d'Issei Sagawa car dans les premiers temps les gens ne savaient pas trop comment cuisiner la chair humaine. Je ne me rappelle plus comment tout cela a débuté, mais lorsque son nom a commencé à circuler sur Internet, en quelques heures, tout le monde n'a plus parlé que de ça. On raconte que celui qui a lancé le buzz avait vu sur Youtube une vieille publicité pour une chaîne coréenne de restaurants de viande. Quoi qu'il en soit, en quelques semaines, Sagawa est devenu la personne la plus connue et la plus riche au monde. L'émission de télévision "Master Chef Issei", où l'on pouvait voir des cuisiniers amateurs de tous âges essayer les recettes du Japonais, les accommoder selon les pays et les coutumes régionales, a très rapidement battu tous les records d'audience. En Belgique, un grand concours a été lancé, qui récompensait le meilleur "cuisinier" par une semaine à la cour, semaine au cours de laquelle était servi (au déjeuner seulement) des plats dans la confection desquels entreraient des morceaux royaux (on parle d'Astrid et de Mathilde, même si rien n'est confirmé officiellement).

Même si tout cela prend parfois des allures de fêtes (les humains ont bien de la ressource, et la nourriture, quoi qu'on dise, a toujours été, dans toutes les civilisations, une occasion de convivialité), nous vivons des moments très durs. Je ne parle pas des femmes, qui, après tout, ont bien cherché ce qui leur arrive, non, je parle de ce que nous sommes devenus, après des siècles et des siècles d'opulence et d'accumulation, dans tous les domaines : une race de chasseurs inquiets, au front moite et aux mains tremblantes, qui ne savent jamais s'ils pourront manger la semaine prochaine, ou demain, ou ce soir.

Parfois on se prend à jouer avec ses souvenirs. Ce n'est pas recommandé, bien sûr, mais il n'est pas toujours possible de s'en empêcher. Il m'est arrivé récemment, je l'avoue, de me remémorer des instants passés avec des femmes, des instants plein de douceurs, et même de tendresse. C'est difficile à croire pour les plus jeunes, peut-être, mais les femmes n'ont pas toujours été ce gibier indispensable à notre survie. Il fut un temps où elles n'étaient pas indispensables, où on les rencontrait pour passer avec elles des moments agréables, et ces moments pouvaient être considérés comme du luxe. Le luxe, voilà un mot qui n'a plus aucun sens désormais. Tout est gris, sombre, privé de lumière. Les jours sont bas, graves. Nous habitons un hiver perpétuel. Cela fait des années que je n'ai entendu rire personne. Les gens s'économisent, ils ne font que les gestes nécessaires à leur survie. C'est sans doute la raison qui a conduit la parole à se réduire ainsi au strict minimum : on ne se parle plus que pour échanger des biens, des renseignements, des informations, des adresses, sauf à la télévision où elle est au contraire hypertrophiée, envahissante, bien que tout à fait privée de sens. Les plus jeunes d'entre nous, ceux qui n'ont pas connu d'autres temps, allument compulsivement la télévision comme s'ils cherchaient à retrouver une part d'eux-mêmes qui est perdue à tout jamais, comme mus par un instinct immémorial. Ce ne sont pas les divertissements qu'ils cherchent, c'est une parole qui ait un sens autre que purement informatif. Là, dans ces émissions idiotes et bavardes, ils entendent peut-être, au-delà des mots, une sorte de musique qui est comme la trace furtive d'un autre monde. Plus ça parle moins ça dit, la télévision est devenue obreptice : en montrant tout, elle montre surtout que plus rien n'est visible, que plus rien n'est dicible, qu'elle n'est, au sens propre, qu'un écran.

La nuit est aiguë. Depuis que les femmes se mangent, on vit avec la sensation constante d'habiter dans des angles. Peut-être que la disparition du ventre rond des anciennes femmes enceintes y est pour quelques chose. Un artiste contemporain a d'ailleurs fait fortune en exposant des cadavres de femmes enceintes, les corps étant conservés ad infinitum grâce à une résine infiltrée qui leur donne bel aspect (du moins pour autant que nous puissions en juger, n'étant plus guère habitués à voir des femmes autrement que fuyantes et apeurées et très agressives). Le ventre, une fois débarrassé du fœtus et des entrailles, dispose d'une fente munie d'une fermeture éclair, et les spectateurs peuvent y déposer des messages, des lettres dans lesquelles ils laissent libre cours à toutes sortes de désirs inavouables par les temps qui courent. Le gouvernement a décrété que cet artiste était une sorte de génie, et qu'il convenait de le célébrer avec faste. Toutes ses "sculptures", il les appelle des "Là", jouant sans doute par là de l'ambiguité entre la note et l'adverbe de lieu. Là : vous y déposez un message, une note, que personne ne lira jamais. Par ce geste idiot, vous faites le deuil de la Femme et vous entrez dans la peau du Minotaure, vous engrossez (virtuellement) celle avec laquelle vous n'avez plus de commerce sexuel, la sexualité étant désormais considérée comme le plus grand des crimes (on a préféré la vente au ventre), vous faites sonner (et trébucher) la femme, à défaut de la faire jouir, car à l'instant où vous déposez votre missive dans son ventre, se déclenche un cor des Alpes qui vomit son cri inutile. Pourquoi l'artiste a-t-il associé le cor des Alpes au cri que pousse le Minotaure au moment où il va dévorer ses proies ? Personne ne le sait. Peut-être est-ce simplement manque d'imagination. Toujours est-il que nous en sommes .

J'ai lu quelque part que le paradis ressemblait à ça : un perpétuel, fait d'angles aigus, d'où la femme avait été chassée. Le ciel est par dessus le toit, si bleu, si calme