vendredi 21 janvier 2022

La Chose…

 


« Dites seulement "Je suis", et vous serez socialement sauvé. » 
(Roland Barthes, Le Bruissement de la langue)

J'ai vécu

Je ne suis que cette petite chose prise en photo et traînant dans un vieil album photo des années 50. Il ne restera que ça, de moi. Une petite poupée cajolée par son père et sa mère, dans un décor insignifiant. Deux petits carrés de papier conservés sous cellophane. Un bambin qui a vieilli, comme tout le monde, qui a pris part au jeu, qui a pris ce jeu au sérieux, et lui-même encore plus : Même ça, personne n'en saura rien. Les pages se referment plus vite qu'elles ne s'ouvrent, et ce ne sont pas ces quelques mots qui changeront quelque chose.

Avoir vécu. Vivre, au passé. Ce je ne retiendra rien, ce je n'empêchera pas l'effacement. Vivre ne peut pas se conjuguer au passé, sauf dans la littérature. Et la littérature m'évite. Elle et moi, nous ne nous aimons pas. Elle me rend bien mon mépris. 

Dire je est déjà d'un ridicule achevé. Mais se prétendre vivant… Parler en imaginant que d'autres nous écoutent… Le père et la mère m'ont poussé dans la vie, ils m'ont installé dans le cadre, ils ont immortalisé la scène, puis se sont enfuis. On les comprend. 

Je suis resté seul, barbotant dans un monde incompréhensible, un monde dont les habitants étaient si loin de moi que je n'ai pu les toucher que par accident, quand ils avaient le dos tourné. Je n'ai vu que leur fuite.

Est-ce que je suis ? Certainement pas. Je ne suis rien, je ne suis personne, je n'ai plus de profession, si tant est que j'en aie eu une un jour, je n'ai pas de famille (au sens où la famille est un milieu bien circonscrit duquel nous sommes dépendant, qui est dépendant de nous, qui nous soutient et nous aide), je n'ai pas de femme, et je n'ai que très peu d'amis. Je n'ai pas de projet(s), je n'ai pas de but, je n'ai pas de légitimité. Je ne possède pas de logement, non plus, ni d'actions en bourse, ni de "biens". J'achète mes fruits et mes légumes à trois kilomètres de chez moi, aux Halles bio de Vézénobres. Mon pain aussi. Je me balade entre la Payre et la Mayre. 

Je frissonne. Quelque chose qui n'est pas la vie me traverse souvent. Ce néant qui me traverse est sans doute ma vérité, la seule que j'aie rencontrée.

Il est indécent d'être soi-même, dès qu'on entretient un commerce avec autrui. Ou plutôt la conscience d'être soi est indécente. Mais l'indécence n'est-elle pas tout ce qu'on aime en autrui ? J'aime les femmes indécentes dont la décence supérieure est innée. 

« La littérature est là pour donner un supplément de jouissance, non de décence. » 

Si la femme est indécente et qu'en plus elle est littéraire, que son corps est allongé sur un feuilleté de phrases, qu'elle est consciente de la voix qui sourd de son corps, qu'elle sait en jouer comme d'un instrument, alors je suis conquis. Je voudrais dire les choses le plus simplement du monde mais j'en suis incapable. Elle s'est retournée sur moi, et m'a regardé dans les yeux. J'ai bredouillé. 

Je rentre bredouille. Mes mains sont vides et mon cœur plein de vide. Je suis un chasseur exécrable. Il n'y aura rien dans l'assiette, ce soir, et la lumière me fuit. Rien que ce je, opaque, qui ne me lâche pas, s'impose et m'empêche d'apercevoir l'Être. La Chose insiste. J'ai sa voix dans l'oreille. Elle veut me persuader. J'ai envie de l'être !

J'ai été.  / Elle est. 

Je suis un cliché.

mardi 18 janvier 2022

Le Sein (1)

Je crois que j'ai enfin trouvé la réponse à une question qui me tracasse depuis quelques années. Pourquoi est-ce que je rêve si souvent d'Anne, pourquoi elle ? Sans doute parce que c'est la seule femme que j'aie vue très régulièrement allaiter son petit. Ah, Julien, si tu savais comme j'ai aimé les seins de ta mère ! Annie, ta grand-mère, quand elle me voyait chez vous, alors, disait à la cantonade : « C'est curieux, notre cher voisin arrive toujours au moment précis où Anne donne le sein à son fils ! » Je devais avoir un sixième sens. Qu'ils étaient ronds et pleins, lourds, à la fois glorieux et pathétiques, la peau tendue à craquer, l'aréole un peu distendue et pâle, avec un mamelon proéminent et cabossé, framboise adorable, fragile et arrogante, quand elle les sortait de son soutien-gorge avec cette fausse désinvolture un peu gauche qui sied si bien aux femmes qui deviennent mères comme elles tomberaient dans un ravin, les quatre fers en l'air. Sa main, alors, me semblait une émanation de la grâce divine — la grâce divine qui se confond un instant avec l'érotisme le plus fondamental, et donc le plus violent — qui savait doser avec une précision miraculeuse le geste avec lequel elle offrait le sein à notre regard autant qu'à la bouche du bébé. J'aimais aussi qu'elle me parle, la mère, tandis qu'elle se laissait téter la mamelle avec ce mélange d'indifférence et de plaisir ramolli qui les caractérise dans ces moments-là. Je te montre mes seins sans aucune difficulté, alors que si tu me l'avais demandé en une autre circonstance, j'aurais été obligée de te refuser ce plaisir avec une offuscation emphatique. J'ai déjà raconté souvent cette anecdote qui me ravit. Du temps que j'étais professeur au conservatoire, un collègue guitariste était allé trouver le professeur de flûte, nouvelle dans l'établissement, et lui avait tenu ce langage : « Bonjour Machine. Je suis guitariste de jazz et je ne pars jamais en vacances. Tu veux bien me montrer tes seins ? » Je jure que l'anecdote est authentique. Eh bien cette brave fille, qui avait paraît-il des seins magnifiques (il n'avait pas choisi au hasard), avait soulevé son pull-over blanc sans aucune difficulté, et avait rendu mon ami heureux sans discours. J'ai trouvé son geste merveilleux. V et Y me comprennent, j'en suis sûr, eux qui demandent facilement à leurs correspondantes de leur montrer leurs seins, souvent avec succès, d'ailleurs. Cette offrande, quand elle est faite joyeusement, est si agréable à recevoir (et à offrir, j'en suis sûr) et celles qui refusent n'en sortent pas grandies, à mes yeux. 

Bref, j'ai longtemps rêvé des seins d'Anne. J'avais remarqué qu'ils étaient plantés un peu bas sur sa poitrine, ce qui les rendaient encore plus désirables, si c'est possible, je ne sais trop pourquoi, et j'avais gardé d'eux le souvenir que l'allaitement avait contribué à façonner dans mes visions savoureuses. Ils avaient en outre une qualité dont je ne me suis jamais lassé : ils bougeaient. Je veux dire que leur attache était souple. Quand Anne marchait, bien qu'elle n'eût pas des seins énormes, on les voyait remuer légèrement, et ce mouvement ample mais discret m'a toujours profondément troublé, et ému. Je n'aime pas les seins durs, qui me semblent contrevenir aux lois de la pesanteur avec une morgue que je réprouve. À ce propos, je dois révéler que j'ai peut-être été traumatisé par ma sœur aînée qui, un jour que je devais avoir une dizaine d'années, ou un peu moins, était entrée torse nu dans la chambre d'un de mes frères, où je me trouvais, en nous disant : « Vous avez vu, mes seins sont raides comme la justice ! » Sa fierté m'avait quelque peu rebuté — ou déçu. 

La nuit où j'ai fait l'amour avec elle, je me suis aperçu que les seins d'Anne étaient bien différents de la figure que ma mémoire et mes fantasmes avaient inscrite en moi et j'ai été un peu déçu, car, s'ils étaient moins singuliers que je ne le pensais, ils étaient presque parfaits. J'ai bien senti, alors, qu'elle était heureuse de me montrer ses seins dans l'état qu'elle jugeait le meilleur, qu'elle avait en quelque sorte à cœur de rattraper mon impression première, qu'elle pensait injuste à son égard et à leur égard. Mais la perfection n'a jamais provoqué en moi les remous inexplicables que j'aime ressentir à la vue d'un corps qui ne peut se reposer sur la conviction de son idéal. C'est ailleurs, c'est bien ailleurs, que se trouve le secret et la jubilation des formes, j'en suis convaincu. Il n'est pour s'en convaincre que d'ouvrir la partition d'un chef-d'œuvre de l'histoire de la musique ou de lire de la poésie. Les maladresses et les petits désordres sont très souvent à l'origine des plus beaux et des plus intenses moments qu'il nous est donné d'éprouver, quand nous sommes face à quelque chose de grand, et Dieu sait que le corps d'une femme peut être grand ! 

(…)

samedi 15 janvier 2022

Un souvenir gênant


Je n'ai jamais raconté cette histoire parce qu'elle me fait honte. Elle se passe au début des années 80, alors que je venais de m'installer en Bourgogne, la Bourgogne du nord, dans une grande maison, en un minuscule village nommé Planay. J'y étais seul, dans cette maison, seul avec mon chat et mon piano. J'y suis resté cinq années, et je crois bien que ces cinq années furent les plus heureuses de ma vie. Je prenais le train une fois par semaine pour aller donner mes cours de piano au conservatoire, à Paris, où je restais deux jours. Nous avions eu la chance incroyable d'avoir un des tout premiers TGV de France, qui, à peu près inexplicablement, s'arrêtait à Montbard, ce qui mettait la Capitale à une grosse heure de mon village, alors que celui-ci se situait à deux cent-cinquante kilomètres de Paris. À cette époque j'étais avec une femme dont j'étais encore très amoureux, mais elle avait refusé de me suivre au fin fond de la campagne française. Elle venait parfois m'y rejoindre, cependant, mais ne restait jamais plus de quelques jours. Et moi, cette vie partagée entre Paris, la femme, la vie sociale, et la solitude bourguignonne, m'allait très bien. Comme je l'ai dit plus haut, c'est par le train que je me rendais à Paris, mais je devais encore prendre ma voiture, une Opel Rekord qu'un de mes oncles corses m'avait légué, pour me rendre à la gare, située à vingt kilomètres de chez moi. J'aimais beaucoup cette auto, qui me donnait l'impression de rouler "en américaine". Un de mes grands plaisirs, alors, était de circuler dans la campagne bourguignonne, à l'automne, fenêtres ouvertes, en compagnie des quatuors de Beethoven (surtout ceux de l'opus 59) diffusés à plein volume. J'ai eu très peu de visiteurs, durant ces cinq années de rêve. Barbara King, une pianiste de jazz américaine, mon maître Alsina et sa femme Alicia, Christine, la femme dont je parle plus haut, et sa fille, une ex petite amie de mes vingt ans, Catherine, ma mère et l'un de mes frères, Françoise, celle qui m'avait vendu la maison (qui avait bien connu les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo, Hara-Kiri et la Gueule ouverte, qui y avaient passé beaucoup de week-ends), c'est à peu près tout. Une fois, pourtant, j'ai pris la voiture pour aller à Paris. Là-bas se trouvant un de mes meilleurs amis et la meilleure amie de mon amie, qui tous deux habitaient dans le sud, il avait été décidé qu'ils feraient étape chez moi avant de poursuivre leur chemin vers leurs domiciles respectifs, Montélimar dans la Drôme et Domazan dans le Gard. Nous ferions donc le voyage de retour tous les trois. En voiture. 

Ici, il faut entendre la musique de Scriabine, ses accords magiques suspendus et désarticulés, son attente incertaine, sa pâleur fiévreuse, son éparpillement foudroyé. Nous étions heureux, tous les trois, sur la route. André était devant, à mes côtés, Michèle derrière, qui se penchait par-dessus le siège pour nous parler (j'aimais plaire à Michèle (je me souviens d'elle, à Annecy, qui m'avait dit, en parlant de Christine, qu'elle avait bien raison de montrer ses seins, qui étaient jolis, alors que moi je faisais semblant de désirer qu'elle les montre un peu moins)). Enfin, moi j'étais heureux, en tout cas. Pour une fois, je ne rentrais pas seul, pour une fois je n'arriverai pas seul dans la maison glacée, pour une fois on m'aiderait à rallumer le feu, on se tiendrait chaud, on parlerait jusque tard dans la nuit, et le petit déjeuner, le lendemain matin, serait joyeux. Il y avait dans la voiture une exaltation tranquille et une chaleur qui me portaient. La route était belle, dans la nuit tombée. Nous n'étions pas pressés. 

Et c'est là que je me suis entendu dire à mes deux compagnons cette chose dont encore aujourd'hui j'ai honte. Je m'adressais plus directement au garçon, en le prenant à partie, mais en réalité mon discours s'adressait surtout à Michèle, dont, peut-être, j'imaginais qu'elle allait répéter mes mots à Christine. « Ah, si tu savais, André, comme c'est agréable d'avoir une sécurité sexuelle, comme c'est bon de ne pas se demander tous les trois jours de qui l'on est amoureux, qui l'on désire ! » Bien entendu, c'est de moi que je parlais, car à l'époque j'étais amoureux tous les trois jours, et je voulais ainsi montrer que ma nouvelle stabilité amoureuse me plongeait dans un bonheur enviable à tout point de vue. Mais je n'étais pas dupe, et je savais pertinemment que cette stabilité amoureuse, j'aurais aimé que Christine la ressente au même degré, que je puisse enfin être un peu tranquille ! J'étais en train de faire tranquillement l'apologie de la fidélité benoite et casanière, du "ça-me-suffit" petit-bourgeois que nous avions tant raillé et méprisé jusque là. 

Au moment-même où ces quelques mots sont sortis de ma bouche, le rouge m'est monté au front (heureusement, il faisait noir). C'est surtout le ton de crétin avec lequel j'avais proféré ces paroles que je trouvais humiliant. J'étais satisfait. Confit et ridicule. Pitoyable. J'aurais voulu disparaître. Je ne sais plus du tout de quoi nous avons discuté ensuite, mais la fin du voyage en a été gâchée, même si, très charitablement, mes deux amis ont fait semblant de n'avoir rien entendu, ou peut-être de ne pas me prendre au sérieux. J'avais vingt-cinq ans, et mon rêve dans la vie était d'être tranquille — sexuellement tranquille ! Je voulais être serein. Je voulais être peinard. J'avais les études de Chopin en tête, et ne voulais pas être dérangé par des histoires de cul ! Pauvre couillon… La sérénité, il me faudrait encore trente ans, avant de comprendre de quoi il était question. L'amour aussi. 

Quelques années après, j'ai accompagné une soprano  dans le célèbre Abendempfindung, de Mozart. On traduit souvent ce titre littéralement, par "sentiment du soir". Mais en français, le "sentiment du soir" porte un nom, c'est le serein. Et ce serein n'est pas si serein. Il est mouillé, il est humide, il est froid, on peut attraper la mort. J'ai toujours pensé, non, j'ai toujours senti, plutôt, que le crépuscule était le moment de la journée où l'on pouvait passer insensiblement dans l'autre monde, dans un autre monde que le monde visible et familier que nous nous racontons sans cesse : c'est un seuil. Comme toujours chez Mozart, les larmes sont proches de la joie, on ne sait pas exactement ce que l'on ressent, on ne sait pas si l'on doit avoir peur ou être confiant, si l'on doit avoir le cœur dilaté ou oppressé. Cette belle sérénité, qui semble si désirable, ne me fait pas envie, je l'avoue. Je préfère souffrir d'amour, je préfère perdre que gagner. Je préfère laisser la sérénité à ceux qui ne savent pas aimer — qui sont presque toujours ceux qui vous prodiguent des leçons sur l'amour et l'existence. Bien entendu, la sérénité, la vraie sérénité, la sérénité profonde, est le but ultime d'une vie, mais, un peu comme l'authenticité, tant qu'on n'a pas atteint ce niveau-là, tant qu'on n'est pas arrivé à leur terme, ces états ou ces qualités ne sont que des signes de mort cérébrale ou de radinerie spirituelle. La plupart de ceux qui nous parlent de sérénité ne sont, comme je l'étais, en voiture, avec mes amis, que des trouillards. Et, dans ces moments-là, je préfère écouter Granados ou Albeniz, je préfère mordre que sourire, je préfère pleurer que bailler. 

Je t'aime

Je vais passer pour le dernier des imbéciles, mais je ne peux pas envisager la vie sans amour. Et je ne parle évidemment pas d'un amour universel et éthéré qui étendrait son empire à l'humanité entière. Non, j'ai besoin d'aimer, et d'aimer une femme, de l'aimer tendrement et de l'aimer sexuellement. C'est sans doute complètement débile, surtout à mon âge.

Il fait froid. Je pourrais finir ma vie en regardant de vieux films pornographiques des années 60 et 70. Sur XHamster, on peut en voir autant qu'on veut, c'est agréable. Il y avait une telle joie de vivre, une telle douceur, même, dans ces années-là… Quand on retombe sur ces images, on en croit à peine ses yeux. Où sont passées cette joie de vivre et cette douceur — et même cette tendresse, oui, on peut le dire ? Tout à heure, je suis resté quelques instants à regarder les visages de ces actrices, un peu au hasard. Quelle nostalgie est montée en moi ! Je n'ai pas seulement regardé leurs visages, mais leurs visages m'ont beaucoup touché, je dis la vérité. 

Si l'on écrit au raz de la ponctualité, on prend le risque de ne pas être compris,  mais si on est compris, on l'est complètement, car on rencontre des survivants de la vérité. Il faut prendre ce risque, quitte à ne pas être entendu. Pour ne pas être en retard sur la réalité, il ne faut surtout pas être de son époque, qui, elle, est toujours en retard, il faut plonger dans le passé et s'y cramponner ferme. De la neige à Montmartre en 1945, une boulangerie, cinq ou six personnes dans la rue, ils vaquent à leurs occupations, ne s'occupent pas du photographe, que peut-être ils n'ont pas vu. Il fait froid…  

Ces filles sont vieilles aujourd'hui, peut-être sont-elles mortes. On les a aimées, on leur a fait l'amour, elles ont marché dans les rues de Paris, en hiver, au printemps, en manteau, en mini-jupes, elles ont été blondes, elles ont été brunes, puis elles ont perdu leurs cheveux, elles ont eu des cancers, des enfants, des maris et des amants, des ennuis, des souvenirs, et des joies aussi, et même des petits-enfants. J'espère qu'elles ne connaissent pas ce temps, le temps où j'écris ces mots, ou, si elles le connaissent, j'espère qu'elles ont tout oublié, et qu'ainsi elles ne souffrent pas, ou pas trop. Je voudrais les prendre dans mes bras, je voudrais leur dire que je suis comme elles, que je les ai connues quand elles étaient fraîches, joyeuses, insouciantes, et que même si elles ne se souviennent pas de moi, j'étais là à les regarder, à les aimer, à les attendre dans un bistrot ou à la gare de Lyon. J'entends encore les carillons des boulangeries où nous allions, je sens encore les odeurs des pharmacies, celles du métro, celles de leurs corps souples et tendres. Je les emmène avec moi, je les couche près de moi, je les écoute raconter ce qu'elles ont envie de raconter, peu importe quoi, je pense à leurs jambes nues, à leur joues, à leurs cheveux défaits sur l'oreiller, à leurs yeux trop maquillés, à leur rire. Je me suis réchauffé contre leur ventre et j'ai pleuré avec elles. Il fait froid. Il y a de la neige à Montmartre, il y avait de la neige rue Joseph de Maistre, en 1979, et je regardais les fenêtres éclairées de l'appartement. Christine y était avec Hans. Et moi je restais là, dans la rue, en face de l'hôpital Bretonneau, dans le froid. C'était ainsi. Les yeux me sortent des orbites. La vie est passée par là, elle est passée dans ces rues, elle est passée par moi, par elles, nous ne nous sommes pas toujours connus, mais ce soir je suis avec elles et c'est encore mieux que si j'avais connu chacune d'entre elles. Pour la sérénité, on verra ça en enfer. 

dimanche 2 janvier 2022

Épiphanie

Une fois n'est pas coutume, je publie aujourd'hui un texte qui n'est pas de moi, mais d'un de nos grands astrophysiciens, Jean-Pierre Luminet.

 

« Les douze jours dans lesquels nous sommes, qui s'insèrent, dans le calendrier chrétien du moins, entre Noël et l'Épiphanie, soit entre le 25 décembre et le 6 janvier, n’ont été définis qu’en 567 par le concile de Tours. Mais cette période, nichée au cœur de la nuit hivernale tandis que le monde est figé dans le froid et l'obscurité (dans l’hémisphère nord seulement), n'est pas propre au christianisme, qui comme toute religion  ou toute idéologie a tendance à se réapproprier l’histoire : on en retrouve la trace aussi bien dans l'ancienne Mésopotamie qu'en Chine ou dans l'Inde védique. Sur le plan astronomique, indépendant de toute doctrine, ces 12 jours représentent le hiatus entre le calendrier solaire de 365 jours et le calendrier lunaire de 12 mois de 29 jours et demi chacun. Ils correspondent alors au rattrapage nécessaire, à une période effectivement hors calendrier, entre deux temps, permettant tous les ans de retomber "juste". Il en résulte une sorte de passage à vide, une période de béance, un temps d'incertitude soumis à tous les dangers, un moment qui met en communication le mondes des vivants et celui des morts. Le réveillon à minuit est d’ailleurs, dans certains pays, un repas offert aux morts. 

« Ces 12 jours et 12 nuits échappent à la durée profane en attendant que le temps reprenne son cours normal. Ce statut hors de l'année conférait à cette période une nature divinatoire : l'an qui venait y était en germe, et dans certaines traditions il était possible de prévoir ce que seraient les 12 mois à venir, le temps qu'il ferait à tel ou tel moment, ou le succès des diverses récoltes. Mais plus que d’annoncer l’avenir, il s’agissait de "créer" l'année nouvelle, de la construire, de décider ce qu'elle serait : c’était le moment où les autorités programmaient les actions politiques ou militaires. On voit que rien n’a changé en 2021 avec les annonces gouvernementales.

« Mais il n'est pas de re-création qui ne s'exerce à partir du chaos, du retour à l'unité indifférenciée. C'est ainsi qu'il faut considérer les charivaris et toutes ces "fêtes des fous" qui, dans cette période, bouleversaient jadis les conventions et l'ordre social, et que l'Église a choisi de condamner au XVe siècle. Dans la Rome antique, les Saturnales prônaient déjà, du 17 au 24 décembre, l'inversion : l'esclave se faisait servir par le maître, le roi s'inclinait devant l'enfant pauvre ... Les fêtes des fous étaient coutumières. Outre les fous, le Moyen Âge occidental fêtait successivement l'âne le 25 décembre (jour de Noël, où l'on honorait l'humble âne de la crèche), les sous-diacres et le petit clergé le 26 décembre (jour de la Saint-Étienne, historiquement le premier des diacres), et les enfants le 28 décembre (jour des Saint-Innocents). C'était à chaque fois l'occasion de bouleverser les préséances, de faire porter à l'animal des habits sacerdotaux, de donner raison au fou, d'introniser l'enfant, d'élire l'évêque ou le roi d'un jour qui régnait sans conteste, comme celui de la fève dans la galette (pensez-y cette année et parlez-en à vos enfants avant de leur mettre la couronne). Il s'agissait, pour les plus humbles et les plus démunis, de passer au premier rang, et, au moins une fois l'an et dans la plus grande licence, de prendre le pas sur les autorités légitimes … Les plus fous furent peut-être les représentants de la Révolution française, qui cherchèrent à abolir ce qui persistait de ces pratiques sous le prétexte qu'il n'y avait plus de roi… De la "culture de l’annulation" avant la lettre !

« Mais revenons à l’Épiphanie. Pour la plupart d’entre nous (enfin, j’espère), au-delà de la galette des rois ludiquement partagée avec les enfants, c’est la fête chrétienne qui célèbre la visite et l'hommage de trois rois mages au présumé Messie incarné dans le monde. Elle a lieu le 6 janvier. Cette date a été choisie au IVe siècle par le Père de l'Église Épiphane de Salamine, pourfendeur obsessionnel de toute forme d’hérésie, aujourd’hui considéré comme piètre théologien et mauvais écrivain, bien que béatifié puis sanctifié par une Église rarement regardante dans ses choix. Dans son "Panaron", Épiphane voulait replacer la date de naissance de Jésus proche de l’ancienne fête païenne du solstice d’hiver, alors que certains exégètes jugés hérétiques la plaçaient au printemps ou l’été. L’Évangile de saint Luc indique par exemple qu’à l’époque de la Nativité les bergers, dans la région de Bethléem, vivaient aux champs et y gardaient leurs troupeaux durant la nuit, ce qui suggère que l’événement ait eu lieu pendant l’été. Si tant est, bien sûr, que l’événement ait bien eu lieu et que le personnage de Jésus tel que l’a construit l’exégèse chrétienne ait réellement existé, ce qui est largement débattu sur le plan historique (j’espère ne pas choquer les croyants en mentionnant ce fait). 

« Le vrai sens de l'épiphanie est ailleurs, il est plus ancien et plus général. Le terme grec epiphaneia (manifestation, apparition soudaine) désigne la compréhension subite de l’essence ou de la signification de quelque chose. Le terme est utilisé dans un sens philosophique pour signifier qu’une personne ou un groupe de personnes, par une nouvelle information ou expérience éventuellement insignifiante en elle-même, est illuminée de façon fondamentale sur l’ensemble de sa conception du monde et de la vie.

« Cette épiphanie d’un peuple majoritairement plongé dans les ténèbres d’un pouvoir pernicieux et pervers est tout ce que j’appelle de mes vœux pour ce 6 janvier 2022, où démarrent précisément les pires et plus délirantes restrictions de liberté et de pensée que notre pays ait jamais connues. La France termine 2021 avec le record du monde de contaminations  — en très large proportion non pathogènes — et un taux de vaccination parmi les plus élevés (source : John Hopkins University, Jan 1, 2022). »