dimanche 8 décembre 2019

Aujourd'hui


Hier, je me suis entendu dire « au jour d'aujourd'hui », au téléphone, à quelqu'un qui n'a même pas réagi, tellement elle devait être étonnée de m'entendre parler ainsi. Elle a peut-être pensé que je le disais au second degré, mais ce n'était pas le cas. Le processus par lequel nous sommes parfois contaminés par des expressions que nous réprouvons de toutes nos forces est assez mystérieux. Cependant, ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive d'utiliser la langue de l'ennemi. Ce n'est même pas que nous sommes "parfois" contaminés par l'atroce parlure du siècle ; nous le sommes toujours, mais nos défenses cèdent parfois, à l'improviste, sous la poussée d'un élément psychologique qui soudain vient mettre en défaut les barricades que sans cesse nous élevons entre nous et… Et quoi ?

Au moment où j'ai interrompu la rédaction de ce texte, sans savoir quoi répondre à ma dernière question, j'ai entendu la très célèbre Sicilienne de Fauré, dans sa version pour violoncelle et piano. Fauré est un des meilleurs exemples que je connaisse pour illustrer ce à quoi nous tenons, nous qui refusons de manière un peu désespérée l'irrésistible abâtardissement de la langue française. L'élégance, la juste distance, le naturel patiemment construit, et toujours l'intelligence au service de l'expression, la clarté, le charme et la pudeur, qui n'empêchent pas un certain romantisme et une flamme réelle, il faut parfois entendre cette musique interprétée par des étrangers pour en sentir la profonde francité, cette chose mystérieuse à laquelle de plus en plus nous sommes attachés. Si l'on devait résumer toutes ces qualités en un seul mot, je choisirais celui de "culture", car c'est elle, appliquée au génie français, qui leur permettait de s'épanouir dans une chair commune. Cette culture française, oubliée, moquée, caricaturée, quand elle n'est pas tout simplement niée, ou ridiculisée par le culturel, qui n'existe plus qu'à l'état de réminiscence vague, de rêve évanescent, de larmes amères, de poussière de fin de nuit, je sais qu'à travers la musique, et peut-être elle seule, elle continuera de vibrer, fût-ce sourdement, à travers les âges sombres qui viennent. 

C'est étrange de vieillir, mais c'est sans doute une chance dont on a du mal à mesurer toute la portée, tellement elle nous dépasse. Je n'aurais jamais cru qu'il me serait donné d'éprouver une telle émotion, une émotion qui provient du dépôt quasi invisible en moi de générations et de générations de ceux qui ont fait ce pays et sa mémoire. Il faut du temps, pour ressentir cela, il en faut beaucoup. Il faut avoir entendu cent fois le Requiem de Fauré ou celui de Duruflé, il faut avoir mis son âme et son intelligence dans les pas de ces immenses compositeurs, il faut les avoir aimés comme on aime un frère aîné, comme on aime celui qui nous montre le chemin de la vie, celui qui nous initie à l'amour, celui qui nous montre la Beauté, il faut avoir aimé, avoir été aimé, avoir été désaimé, abandonné, oublié, il faut retrouver en soi l'enfance jamais éteinte, il faut écouter, et écouter encore, il faut avoir connu la mort des très proches, la déréliction, la terreur, l'angoisse et la douleur, il faut se rappeler ce concert au Château d'Annecy, avec Leslie Whright au piano dans le quatuor opus 15, il faut retrouver en soi cet ut mineur si profond, si intense, si large, dont la pulsation, inscrite pour toujours en nous, continue d'ouvrir notre poitrine et notre souffle, il faut parcourir à grandes enjambées des siècles et des humeurs, se souvenir du corps de ses amantes, il faut se laisser envahir de nostalgie jusqu'à en suffoquer, il faut entrer dans la vie silencieuse des organes, il faut laisser venir les parfums, les sons, les caresses, la morsure de l'absence, et il faut inscrire dans de grands cahiers des phrases qui ne nous ressemblent pas, les laisser là, les oublier…

La musique, la langue, le temps et l'amour sont aussi inséparables que les quatre instrumentistes dans le finale du quatuor opus 15, ils échangent leurs voix, leurs couleurs, leurs chants, leurs rythmes, leurs corps, cordes frappées et cordes frottées, apnées, souffles, appuis, réponses, poursuites, simulacres, désir, échos, renvois, enroulements noirs, perspectives troubles, affolement, joie bandée, pincements, griffures, plaisir ample, diminution, mon amour, augmentation, plage le soir, elle marche, on entend le vent, elle va retourner danser, je me noie… Deux nuits et puis c'est fini.