dimanche 23 octobre 2022

Les Figures

Une vie, ça semble long, mais je me rends compte ce matin que je n'ai pas vécu plus de vingt-quatre mille jours, ce qui n'est tout de même pas beaucoup. La suite des jours est très loin d'être infinie. C'est en écoutant Segovia, à l'aube, que je reprends le fil. Je crois que j'avais oublié que j'étais vivant. Il y a des figures qui nous accompagnent toute une vie. On ne peut pas vivre sans elles. Moi en tout cas je ne peux pas. Segovia, Michelangeli, Richter, Pablo Casals, Dinu Lipatti, Debussy, Boulez, beaucoup d'autres, bien sûr… Ce sont plus que des musiciens, des interprètes, des instrumentistes ou des compositeurs, ce sont des figures, ce sont des visages, des vies, des morales, des pensées, des corps, des présences, ce sont des indices, des voix et des chemins qui laissent des traces dans le temps, dans un temps habitable, dans lequel nous nous incarnons. Ce sont même des langues, et des voix. Les écrivains, malgré tous leurs mérites, ne me font pas cet effet. Il leur manque une dimension. Je peux les aimer, les vénérer, même, je peux avoir infiniment de reconnaissance, pour eux, mais je suis incapable de me couler dans les figures qu'ils ont incarnées. Il n'y a pas de place pour moi. Il n'y a pas ma place.

« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate ; s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche de l'imagination particulière : tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale. Un beau livre, ce temple de l'individu, est l'acropole où la pensée se retranche contre la plèbe. » C'est André Suarès qui écrit ce qui précède et avec quoi je suis parfaitement d'accord, faut-il l'écrire. Mais je ne prétends pas être un homme libre. Je l'espère seulement, la liberté, ou le plus de liberté possible, et je fais en direction d'elle tous les pas que je peux faire, je crois que ma vie en témoigne, mais jamais je ne dirai que je suis un homme libre : la liberté n'est pas mon pays, ce n'est pas ma demeure. Cet esprit de liberté que je reconnais comme désirable, je ne peux pas l'habiter vraiment. Je me sentirais dépossédé de quelque chose de plus précieux, si c'était le cas. Il y a dans la musique une sorte de présence et de destin qui dépassent toutes les libertés humaines, une nécessité et une forme qui viennent de la nature. Le son ne se laisse pas dicter sa loi par les hommes. C'est lui qui préside à leur volonté de s'en servir de véhicule à la pensée. Ils ne seront jamais libres d'en faire ce qu'ils désirent. Le monde était là avant nous et ses lois nous précèdent. Nous ne sommes que ses invités. La portée musicale, ces cinq lignes droites sur lesquelles nous déposons des notes, le dit assez. Nous ne faisons que passer. Nous ne faisons que faire vibrer l'air que nous respirons, le temps d'un souffle, que noter, déposer des signes, des césures et des modulations dans la vibration universelle qui, elle, ne s'interrompt jamais. Nous ne faisons qu'imprimer fugitivement des figures dans le vivant. 

Les mains décalées


Il entre sur scène comme en flânant. Il prend tout son temps, une jambe après l'autre (il est déjà au tempo de l'adagio), il se fraye un chemin entre les musiciens de l'orchestre, comme s'il les découvrait, comme s'il découvrait l'endroit, et se disait : « Tiens, et si on jouait un peu de piano ? » Il salue de la tête les musiciens. Il a à la main son mouchoir, qu'il va mettre dans sa poche. Tout est dans la lenteur, et d'ailleurs, il ne faut pas marcher vite, ce qui serait grossier vis à vis de Chelibidache, qui a déjà du mal à se mouvoir. Il attend que le chef arrive au pupitre pour s'asseoir. 

Quand j'étais enfant, nous avions le disque du Concerto en sol, par le même Michelangeli, accompagné du Philharmonia dirigé par Ettore Gracis. J'ai donc grandi avec ce son, avec ce phrasé, mais c'était tellement naturel que je n'y prêtais pas attention. Le Concerto en sol, c'était Michelangeli, un point c'est tout. Avoir écouté ce même concerto, toujours joué par lui, mais accompagné d'un autre chef, m'a enfin fait comprendre la beauté inouïe de ce jeu, de cette interprétation, de cette musique. Il était temps. Michelangeli me manque. Il me manquera toujours. Je serai toujours derrière lui, à tenter de l'apercevoir, à tenter de comprendre comment ses mains et son corps… La distinction

Jouer l'adagio assai, comme le fait Michelangeli, avec des décalages entre les deux mains, est très mal vu aujourd'hui, alors que c'était chose courante au XIXe et au début du XXe siècle. Il y a plusieurs raisons à ce décalage des mains. D'abord, jouer la main droite juste après la main gauche, ou, plus exactement, la main gauche avant la main droite, est une manière de donner plus d'emphase au son produit par la main droite. Comme les harmoniques ne se mélangent pas — ou moins —, le son de la mélodie acquiert un relief accru, elle "ressort" mieux. Il faut pour comprendre cela imaginer un dessin au crayon noir sur une feuille blanche. Si le trait est clair, si le tracé est simple, la ligne unique, la forme que l'on dessine a moins de présence que si chaque ligne est composée de plusieurs traits, car alors il acquiert une profondeur, une présence dans l'espace supérieure, d'un ordre plus élevé, il se met à "vibrer", il diffuse sur la feuille de papier, son temps est plus complexe que le seul présent. C'est un présent qui contient du passé, et de l'avenir. Le dessin se met littéralement à avoir une mémoire, et il est indéniable qu'il nous touche plus, même s'il est, littéralement, moins parfait. Ce très léger bégaiement, cette infime disharmonie rythmique, ce trouble maîtrisé, donne une profondeur supplémentaire au discours, à condition, bien entendu, qu'il soit plus qu'un maniérisme mécanique et sans âme, ce qu'il fut souvent par le passé. Il existe une autre raison, à ce décalage des mains, que je crois ici très opérante. Il consiste à donner l'impression à l'auditeur que la mélodie se détache du rythme et de l'harmonie, qui sont dans ce mouvement parfaitement synchrones, qu'elle flotte librement au-dessus du tissu sonore qui la sécrète, comme une vapeur au-dessus d'un cours d'eau. Cette équivoque (ce reflet (cet écho (cette apnée sourde))) est ici particulièrement en situation, puisque la matière musicale même est tout entière dédoublée, équivoque. Deux temps ou trois temps ? Adagio ou andante ? Selon qu'on bat la noire (de la mélodie) ou la noire pointée (de l'harmonie), le geste change. À la main droite le rythme (binaire) est à trois temps, à la main gauche, le rythme (ternaire) est à deux temps. On peut donc constamment passer de l'une à l'autre de ces deux manières d'envisager la matière temporelle, sans oublier une troisième manière, qui est de compter à six (croches) par mesure. On sent que Celibidache se régale de cette pâte rythmique qui lui permet de passer entre les gouttes des temps, tout en les marquant implacablement (car il ne s'agit évidemment pas, pour ces deux musiciens, de se complaire dans un rubato mou et indécis qui devrait tout à l'instant (c'est même tout le contraire)). Comme les deux mouvements extrêmes du concerto sont extrêmement tenus rythmiquement, que le rythme est leur élément caractéristique, et presque leur essence, le deuxième mouvement propose une étude sur le rythme qui semble disloquer celui-là, le fragmenter, en montrer ses rouages intimes, et, surtout, laisser voir ce qui se passe entre les temps. Les deux mouvements rapides mettent en exergue les arêtes, les lignes, les angles, d'une matière sonore dont le mouvement lent va révéler ce qu'ils contiennent : la couleur et le temps, le temps et la couleur, dans leur complot. 

(Michelangeli, c'est un poète qui flâne à une vitesse supersonique.)

dimanche 16 octobre 2022

Seul et nu (monodie)


Qu'est-ce qu'une mélodie ? Et, plus exactement, qu'est-ce qu'une monodie (une mélodie non accompagnée) ? J'y pense en écoutant le prélude de la deuxième suite pour violoncelle de Bach. Pourquoi a-t-on le sentiment d'assister à un miracle, à quelque chose d'impossible ? Il ne s'agit après tout que d'une suite de notes qui dessine une ou plusieurs courbes dans une géographie imaginaire, dans le temps et l'espace. Ça monte, ça descend, ça se creuse, ça se tend, ça se détend, mais chaque note a l'air reliée à la précédente et à la suivante selon une logique simple, une logique qu'on ne saurait pas raconter mais qui paraît évidente. On ne s'arrête jamais sur une note, sauf peut-être sur celles qui terminent les phrases. Chaque note est un passage, un seuil, une ouverture, mais on ne peut pas dire qu'elle est uniquement cela, on sent bien qu'elle a aussi une existence en soi, même si nous sommes incapables de la fixer, d'y être avec elle, de nous trouver dans son “en soi” au même moment qu'elle. Nous ne pouvons qu'en avoir une sorte de souvenir (ou d'anticipation, ou d'imagination). C'est comme si chaque note faisant partie de la mélodie était inscrite dans le grand catalogue de notre vie et que les phrases allaient chercher une à une ces notes pour les disposer selon un schéma qui réactive partiellement des gestes, des pensées, des rêves, des douleurs et des désirs. Tout est déjà là, mais en dormance. Le grand art fait revivre la vie, la redouble, la fait frissonner. 

En réalité, je n'ai aucune idée de ce qui se passe dans une mélodie. J'ai pourtant lu beaucoup de livres théoriques sur la question, j'ai analysé des centaines de partitions, j'ai essayé d'écouter de toutes les fibres de mon être, j'ai composé moi-même des dizaines de monodies, j'en ai improvisé des milliers, et je ne suis pas plus avancé. Je ne sais toujours rien. Rien du tout. J'écoute ce prélude de la deuxième suite de Bach joué par Yo-Yo Ma et je suis comme un nouveau né émerveillé qui ne sait même pas qu'il y a quelque chose à comprendre mais qui jouit de tout son être, simplement parce qu'il est en vie, qu'il sent, qu'il voit, qu'il entend. Je ne sais pas pourquoi ces notes sont en vie, mais elles le sont, indubitablement. Je ne peux qu'accompagner cette vie, ce son, ces interactions sonores qui plongent directement en moi, je ne peux que prendre place à l'intérieur de ce véhicule. Même ce mot (le son), j'ignore sa signification réelle. Ça passe par l'oreille, ça vibre, c'est l'air que je respire qui prend le pli, qui entre en moi, qui m'informe, soit, mais tout cela ne me dit rien de cette réalité sensible, de ce bouleversement qui me transforme ou qui m'amène à moi, qui me ramène à la maison. C'est la voix de quelqu'un qui est mort il y a 272 ans, quelqu'un que je ne reconnaîtrais sans doute pas si je le croisais aujourd'hui dans la rue. Comment les mélodies qu'il composait venaient à Bach ? Personne ne peut répondre à cette question. Pourquoi lui ? Pourquoi lui plus que tout autre ? Pourquoi ce sentiment de plénitude, de perfection, de grâce ? Je suis encore plus impressionné par une suite pour violoncelle seul ou pour violon seul que par l'Art de la Fugue. Bien sûr, l'Art de la Fugue est sans doute un tour de force incomparable et inégalé, indépassable, mais justement : c'est tellement difficile à composer que je crois mieux comprendre. Alors que ces suites ne sont que des mélodies d'une simplicité biblique : une note à la fois, que chacun peut suivre, sans difficulté. Même un enfant peut écouter cela, c'est comme de marcher en compagnie de quelqu'un qui connaît le chemin : il suffit de l'accompagner. Du temps que j'étais à mon piano huit heures par jour, je jouais beaucoup les sonates et partitas pour violon seul, mais je les jouais comme on joue un exercice, pour le plaisir naïf de la virtuosité. Je ne m'interrogeais pas sur le fil que je déroulais sans y penser, tout au plaisir digital (et puis j'avais du plaisir à jouer ce que mon père avait joué sur son violon). Il aurait fallu s'arrêter sur chaque note, ou plutôt sur chaque paire de notes, car c'est bien le passage d'une note à l'autre qui est le siège du miracle, c'est la force et la couleur et l'amour contenus dans ce rapport qui crée la musique ou la non-musique, l'art ou le non-art. Une note seule ne dit rien, ou presque rien, c'est un point qui ne dessine aucun trait, il en faut au moins deux, pour savoir où l'on va. Pourquoi est-ce dans Bach, toujours, que le sentiment de l'évidence mélodique et harmonique est le plus fort ? Pourquoi cet enchaînement de notes nous paraît-il si impérieux, si bénéfique ? On peut penser, et c'est un truisme, que c'est parce que Bach est précisément le compositeur chez lequel l'intrication mélodico-harmonique est portée à un point de perfection jamais atteinte, mais ce n'est qu'une théorie. Une théorie qui me semble valide et qui me satisfait intellectuellement mais qui ne m'explique rien de ce que je ressens. Chez Bach, on ne sait jamais, en effet, ce qui ressortit de la mélodie ou de l'harmonie, du vertical ou de l'horizontal, car aucune de ces deux catégories n'existe sans l'autre. Mais dire cela me semble si réducteur que j'en ai honte, car on peut le dire à peu près de tous les compositeurs qui se sont succédés depuis l'époque baroque. Loin de diminuer la valeur de l'autre, chacune de ces catégories renforce l'autre : si les mélodies de Bach sont si belles, c'est parce que ses harmonies sont parfaites et parfaitement nécessaires, et si ses harmonies sont si merveilleuses, c'est parce qu'elles provoquent ou permettent des mélodies qui sont à la fois extraordinaires et indiscutables. Jean-Sébastien Bach prouve, à chaque phrase, qu'il parle une langue qui n'a rien de forcé, rien d'artificiel. C'est la rencontre entre la Nature et l'Homme, entre la Science et l'Art, entre la Beauté et la Nécessité, qui fait que Bach n'est pas un compositeur parmi d'autres, et c'est dans ces monodies que nous le ressentons avec une incontestable évidence. La musique de Bach nous nettoie en profondeur parce qu'elle enlève tout ce qui n'est pas indispensable, qu'elle nous montre par l'exemple que la simplicité et la complexité ne sont nullement antagonistes, car ici aussi il est parvenu à un point d'équilibre parfait. Ceux qui connaissent mieux la littérature que moi seraient sans doute capables de citer un écrivain qui aurait inventé une langue de ce niveau ; moi je n'en connais pas. Bach démontre que l'homme est capable d'être un surhomme, mais un surhomme qui n'a aucun des attributs du surhomme, un surhomme qui se contente de l'être dans son art et qui laisse le reste à ceux qui n'entendent pas ou qui ne comprennent pas.

Au printemps de l'an 2000, j'avais demandé à Sarah de me jouer la sarabande de la cinquième suite en ut, dans la petite chambre de bonne que j'occupais à Paris, rue Racine. Je lui avais demandé d'être nue, pour la jouer. Elle avait accepté. Je n'oublierai pas ce moment où chaque note de la sarabande semblait sourdre de son corps. Il était cinq heures du soir, il y avait du soleil, et Sarah, à son insu, provoquait dans le monde où mon corps entrait sans le savoir une petite apocalypse privée qui allait changer ma vie. Elle était la mélodie, l'harmonie, elle était Bach, elle était l'amour et le désir, elle était le temps personnifié, la rencontre du vertical et de l'horizontal, le mystère, la plénitude, la paix, l'abandon, la grâce, la science et l'art, le savoir charnel, la discipline vivante, la pulsation du monde depuis que le monde est monde, elle était le feu et l'air, le sang et les larmes, la caresse et l'oubli, la présence et l'incarnation, la Beauté. Je ne l'ai pas suffisamment remerciée de ce cadeau, de cette révélation. J'ai mis très longtemps à comprendre ce qui s'était passé ce jour-là, la chance qui fut la mienne, la Chance avec un c majuscule, c'est-à-dire la chance qui ne doit rien au hasard, la chance qui est ce point vertigineux et insondable où tous les moments d'une vie se précipitent pour invoquer le Sens et l'Irréductible, ce qu'on ne pourra jamais expliquer mais dont la vérité est irrécusable. Entre le Son, la Pensée, le corps de Sarah et le moment, il y eut ce flamboiement nu qui mit pour toujours en moi autre chose que moi, que je n'ai jamais oublié : une vie calme, profonde, éternelle, une voie à nulle autre pareille ; une fenêtre s'ouvrait — je pouvais voir au-delà. Un au-delà, un autre temps s'ajoutaient à ma vie. Ils ne me quitteraient plus jamais. 

En y pensant, aujourd'hui, je me dis qu'il s'agit d'une inscription. La musique de Bach nous inscrit dans le temps, elle favorise la rencontre entre notre nuit et l'éternité, elle ouvre la porte du Mystère. Il faut oser la franchir. Être nu et seul dans l'inconnaissable, entre deux mondes. Laisser le temps entrer en nous et nous dissiper, sans rémission.

vendredi 7 octobre 2022

Haro sur Ernaux

À droite, nous allons avoir droit à un bel unanimisme comme nous en avons l'habitude. Annie Ernaux a obtenu le prix Nobel : haro sur Annie Ernaux. Ça donne envie de la défendre. Les droitards sont des gauchistes en miroir. Ils se conduisent exactement comme ceux qu'ils adorent détester, et ils ne se rendent même pas compte qu'ils sont aussi caricaturaux que leurs ennemis. 

Je suis loin d'être ravi que Mme Ernaux ait obtenu ce prix prestigieux (et très bien doté), mais enfin, tout le monde sait bien que le Nobel ne couronne pas la grande littérature (du moins dans ses récentes occurrences), que c'est un prix d'abord et avant tout idéologique (la déclaration du prix Nobel ne laisse aucun doute à ce sujet, qui prétend récompenser « un écrivain ayant rendu de grands services à l'humanité grâce à une œuvre littéraire qui, selon le testament du chimiste suédois Alfred Nobel, a fait la preuve d'un puissant idéal »). Les grands écrivains contemporains sont tous passés à côté — on pense ici tout particulièrement à un Philip Roth. Il aurait été surprenant qu'il en aille autrement en 2022, même si, quand on observe la liste des lauréats depuis l'origine (1901)*, on est bien obligé de constater qu'il y eut aussi de très grands écrivains.

Personnellement, Annie Ernaux m'est antipathique, pour de nombreuses raisons, mais cela ne m'a pas empêché d'aimer certains de ses livres — ce n'est pas la première fois que j'aime la prose de quelqu'un que je n'estime pas ou qui a des opinions politiques qui me déplaisent. Quel rétrécissement de l'âme cela indique, que d'être incapable d'aller plus loin que soi ! J'ai par exemple entendu, cet été, de larges extraits des Années, et j'ai été souvent admiratif. Pour le reste de ses romans, lus il y a fort longtemps, j'ignore si je les aimerais encore aujourd'hui. Peu importe, à vrai dire. Ce n'est pas tant Annie Ernaux, qui m'intéresse, ici, que les réactions pavloviennes et patibulaires qui déferlent en vague. Ceux qui hurlent depuis hier font exactement ce qu'ils reprochent à Annie Ernaux : ils lui en veulent d'être ce qu'elle est, et se foutent éperdument de ce qu'elle a bien pu écrire. Ils l'accusent d'être une idéologue, et ils sont en plein dans l'idéologie. Parmi tous ceux qui hurlent au scandale, il y en a certainement moins de 30% qui ont ouvert un livre d'Annie Ernaux, mais ça ne fait rien, il est tellement agréable de se jeter tous en même temps sur la même proie. Oui, Annie Ernaux est une femme assez déplaisante, c'est vrai, oui, elle a été singulièrement ignoble avec Richard Millet, mais elle est aussi capable de décrire une époque avec justesse, et je lui en suis reconnaissant comme à n'importe quel écrivain qui sait trouver les mots justes pour parler des choses et des êtres — ce n'est pas si fréquent. Est-ce si difficile à admettre ? Être capable de « sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais », c'est déjà beaucoup. Et je ne parlerai même pas des crétins qui s'amusent à citer trois phrases et à en tirer des conclusions définitives sur un auteur qu'ils ne connaissent manifestement pas ; c'est tellement bête qu'on a honte d'en faire état, même si le procédé est plus que jamais d'actualité, malheureusement. Les Français adorent depuis toujours jouer au chamboultou. Tout y passe, à intervalles réguliers. Le nouveau roman et l'autofiction sont évidemment à jeter, par exemple : c'est une affaire entendue, pour ces hommes au goût très sûr. Ils me font penser aux imbéciles qui condamnent en bloc le dodécaphonisme ou le sérialisme, sans s'être donné la peine d'entendre les œuvres de génie qui ont été composées dans ces styles passés de mode. Ils ont une conception de la littérature ou de la musique, et il serait malvenu de leur demander de se questionner davantage, puisqu'ils sont arrêtés en eux-mêmes pour l'éternité. 

“L'idéal” d'Annie Ernaux n'est sans doute pas le mien. J'aurais largement préféré qu'un Milan Kundera, par exemple, soit couronné par le Nobel. Qu'elle soit une femme et qu'elle défende les positions politiques et sociales qui sont les siennes a à l'évidence joué un rôle considérable dans cette élection — c'est regrettable, je suis d'accord — mais cette curée saturée de bêtise et de hargne revancharde est lamentable. Pour un peu, on aurait presque l'impression que la France est encore une patrie littéraire ! 




(*) Sully Prudhomme, Frédéric Mistral, Rudyard Kipling, Maurice Maeterlinck, Rabindranath Tagore, Romain Rolland, Knut Hamsun, Anatole France, George Bernard Shaw, Henri Bergson,  William Yeats, Thomas Mann,  Luigi Pirandello, Eugene O'Neill, Roger Martin du Gard, Pearl Buck, Hermann Hesse, T. S. Eliot, William Faulkner, Pär Lagerkvist, François Mauriac, Winston Churchill, Ernest Hemingway, Albert Camus, Boris Pasternak, Saint-John Perse, Ivo Andrić, John Steinbeck, Georges Séféris, Jean-Paul Sartre, Yasunari Kawabata, Samuel Beckett, Alexandre Soljenitsyne,  Pablo Neruda, Heinrich Böll, Saul Bellow, Isaac Bashevis Singer, Czesław Miłosz, Elias Canetti, Gabriel García Márquez, Claude Simon, Naguib Mahfouz, Octavio Paz, Kenzaburō Ōe, Günter Grass, V. S. Naipaul, Imre Kertész, J. M. Coetzee, Elfriede Jelinek, Harold Pinter (je m'arrête en 2005). 

mercredi 5 octobre 2022

Ne rien foutre !

Si l'on me demandait, là, tout de suite, à quoi j'aspire, pour les années qui me restent à vivre, je répondrais sans hésitations : NE RIEN FOUTRE.

Non, vraiment, ne rien foutre, rester allongé à glander et à scruter les heures qui passent, oui, c'est à ça que j'aspire. Oh, je ne prétends pas avoir fait tout ce que je voulais faire dans la vie, je ne crois pas du tout que j'ai même accompli quoi que ce soit, très loin de là, mais c'est ainsi, je suis fatigué, j'en ai ras le bol. Je voudrais que mon cerveau arrête de m'envoyer des impulsions et des messages codés, qu'il arrête de me forcer à réfléchir, tout simplement, qu'il me foute un peu la paix. Qu'il m'oublie. Lui et moi, nous avons passé suffisamment de temps ensemble, je crois que nous pourrions divorcer à l'amiable, sans faire d'histoires. 

Tu m'diras : y Alzheimer, pour ça. Oui, oui, d'accord, mais non. Non, vraiment, sans façon. Alzheimer, c'est pas trop mon genre, on va dire. Ce type-là ne m'est pas sympathique du tout, pour tout vous dire. Il a même franchement une gueule de con, si vous voulez tout savoir. 

(Cette nuit, j'ai rêvé d'Alain Finkielkraut ! Il me téléphonait et je ne comprenais pas un fichu mot de ce qu'il me racontait. Il avait dû avoir une attaque, le pauvre, un avécé, comme on dit aujourd'hui, et il n'arrivait plus à articuler correctement, ce qui rendait sa parole complètement imbitable. Moi je faisais semblant de comprendre, évidemment, et je répondais un peu au hasard, en espérant ne pas faire trop de gaffes.) 

Vous me dites que Dieu ne serait pas content ? Qu'il serait même un peu vexé ? Je ne vois pas ce qui vous permet d'affirmer une chose pareille. Vous ne le connaissez pas mieux que moi, et moi, il ne me dit rien de tel. Il me dit, au contraire : Repose-toi, mon grand, repose-toi, tu as fais bien assez de conneries comme ça. Laisse ça à d'autres. Laisse-les faire les conneries que tu as en tête, passe le relai, ne te mêle plus des affaires, elles courent bien assez vite sans toi. Les affaires… À faire par qui et pour quoi ? Quel est le but ? Ça va continuer comme ça encore longtemps ? Ce n'est pas raisonnable, je vous assure. Il n'y a qu'à voir un Macron, pour se persuader que tout cela ne rime à rien. Si ça ne vous saute pas aux yeux, je suis inquiet pour vous et pour le monde. On devrait organiser une réunion, je n'ose pas dire au sommet, entre Macron, Napoléon, Emil Cioran, Balzac, Joan Miró et Ernst Krenek. On verrait ce qu'on verrait… Didier Raoult ? Non, il n'est pas intéressé par la table ronde. Louis XIII a décliné aussi. Moi j'aurais bien eu quelques velléités, mais, non, vraiment, je préfère encore glander en pantoufles sur mon canapé. Et puis je ne suis pas bon, à l'oral. À la rigueur, dans le rôle du troll, peut-être, celui qui pose éternellement la même question, indépendamment de ce qui se dit. D'ailleurs, Dieu m'a dit… Non, je ne peux pas vous le répéter, vous ne me croiriez pas. Vous penseriez encore que j'affabule, ou que j'exagère, ou que je veux faire mon intéressant. Pourtant, je sais ce que je dis ! Je n'invente rien, moi. Même si je le voulais, je ne pourrais pas : je n'ai pas été conçu pour ça. 

Non, le plus sûr, c'est encore de pas bouger, de rester là, bien peinard, à pas se faire remarquer, à fermer sa gueule, à faire celui qui n'y est pour personne. 

dimanche 2 octobre 2022

Ploucs & bigots

À égale distance d'un centre vide comme leur esprit, les bigots de la modernité et ses détracteurs pavloviens, idéologisés jusqu'au trognon, qui se targuent de ne surtout pas aimer la musique ou la peinture modernes, clamant ici ou là qu'on ne leur fera pas gober cette supercherie destinée aux enfants gâtés (gâtés à tous les sens du mot) d'un monde trop perdu ou pas assez, sont les deux faces d'une même médaille : la paresse mentale et la peur obsessionnelle d'être seul face à son propre goût.

Les uns et les autres sont aussi bêtes, qui croient être déliés de l'état culturel dans lequel ils barbotent sans en avoir conscience. Les uns et les autres sont animés d'un ressentiment piteux qui balbutie ou éructe, et parfois les deux à la fois. Ils sont fiers d'être ce qu'ils sont : fiers d'aimer ou fiers de détester, peu importe, dans le fond ; la fierté tautologique tient dans l'affirmation de soi, et même de soi-même. Ce qui leur importe avant tout, c'est de pouvoir dire « je ». Je suis comme ça et rien ne me fera changer, surtout pas une quelconque étude. Quand on est cerné de soi-même — aliéné, comme on disait jadis — on parle de liberté sans savoir de quoi il retourne. 

Il faut du courage pour juger les (œuvres des) contemporains, mais c'est indispensable. L'idéologie sert avant tout à rassurer ceux qui n'ont pas assez de personnalité pour se risquer à avancer solitairement dans le brouillard du goût ; regardez-les jeter des regards en coin avant de se prononcer. Remarquez, on les comprend, et même on les approuve, en un sens. Comme ils n'ont pas de goût, et qu'ils le savent, ils ont besoin d'emprunter aux autres des jugements de valeur auxquels se raccrocher. Mais cette timidité justifiée a des effets paradoxaux. Très souvent, le plus souvent, ceux qui en sont affectés deviennent arrogants et péremptoires, car il est toujours plus facile de l'être quand on ne défend pas ses goûts propres, quand on se sent justifié et encouragé par l'autre ou les autres. C'est l'effet de masse. L'idéologie est d'abord un panurgisme. On a les dents acérés et le cœur dur, quand on sait qu'on peut compter sur le groupe, quand on est fermement tenu par des limites imposées. Haïr ou aimer seul demande du courage. Qu'on ait peur de se tromper est normal, mais il vaut toujours mieux se tromper que de se taire et d'attendre le verdict du sens commun : seuls ceux qui se sont trompés sauront développer un goût propre, et c'est une chance inestimable, la seule qui donne le droit de se renier — liberté suprême.

Il serait facile, et surtout ce ne serait pas drôle, d'attaquer ceux qui sont béats devant les niaiseries de l'art contemporain, les ravis de la brèche — dès que Télérama et Le Monde leur donnent le signal de la frénétique prosternation. Tout le monde le fait, à droite. Beaucoup plus intéressant est d'insulter les péquenots qui se dressent de toute leur fatuité d'hommes-de-bon-sens à qui on ne la fait pas. Ils sont légion sur Facebook, où l'on sent bien que leur ressentiment peut enfin trouver l'écho qui les rassure. Les « Ah, je me sens moins seul » vont bon train et montrent s'il en était besoin quelle est la sourde angoisse qui les agite. Le talent inspiré est une insulte à la médiocrité et le goût, c'est la guerre, une guerre permanente et sans merci. Il faut le savoir. Je crois que Talent et Goût sont deux personnages qui n'existent pas l'un sans l'autre — ils se tiennent par les fils du sens et de la sensation. Être vivant, c'est se tenir entre les deux, dans une tension permanente. L'ordre esthétique est un impératif : il faut entendre le substantif “ordre” dans ses deux sens simultanément : il ordonne le et au réel. Il l'empêche de se coucher devant la disgrâce et de dormir la bouche ouverte. C'est donc de morale qu'il s'agit. Une morale à la fois tenace et flottante, car vivante et indexée sur la culture.