lundi 25 juin 2012

À la musique


« Il n'y a pas d'alternative à la musique. »

Sergiu Celibidache

Vous êtes sourd !


Comme vous venez de le confirmer, vous êtes un adversaire du disque. Vous-même ne possèdez-vous pas le moindre disque ? 
Vous aussi vous en êtes un adversaire, seulement vous le savez pas. Vous êtes sourd ! Je ne le suis pas. Vous croyez que vous n'êtes pas sourd parce que vous pouvez parler avec moi. Vous n'entendez pas du tout de quoi il s'agit. (…) 
Il ne peut donc […] y avoir que vous. 
Pour l'amour de Dieu — je ne parle pas de moi, c'est déjà ainsi que j'ai commencé. Je ne dis pas que j'en suis capable. Je dis seulement que ce que j'entends n'est pas de la musique.  
 (…) 
Jusqu'à ce qu'une fois un professeur soit venu à moi et me dise : "Tu es un idiot."
 Qui était-ce ?
Je ne vous le dirai pas… "Tu es un idiot". J'ai perdu mon temps avec toi." Et qu'est-ce que j'ai fait ? Je suis parti en voyage pour l'Amérique et le monde entier parlait des succès extraordinaires du jeune C. Je flairais en un sens que c'était lui qui avait raison et non les autres. 

dimanche 24 juin 2012

Léger pincement à l'estomac


Et personne pour faire remarquer que les chefs-d'œuvre d'enfants, ces nains à demi fous, relèvent de la psychiatrie. Devant une gouache éclatante où gesticulait sur fond rouge une sorte d'arlequin qui avait un pied noir, l'autre blanc, un mollet noir, l'autre blanc, une cuisse noire, l'autre blanche et ainsi de suite jusqu'au visage divisé en quatre quartiers, le ministre marqua le pas. « Voilà », dit-il, « de la bonne peinture. Il n'y a pas de talent qui ne vienne du cœur, pas de génie sans âme. Méditons la leçon de ces enfants. » médita M. Jean Orelle, prix Nobel et ministre, conseiller des grands de ce monde, tandis qu'un léger pincement à l'estomac, une angoisse douloureuse, lui rappelait l'existence de son mas en Provence, douze pièces meublées à son image, un jardin frais, une chaise longue sous les tamaris et un million de squelettes gesticulant au portail…

mardi 19 juin 2012

Le Complexe du haut-parleur (boutonné sur le devant)



Ce qui avait visage de politique et s’imaginait être politique, se démasquera un jour comme mouvement religieux. (Kierkegaard)

Les plus déprimants à mes yeux sont les autochtones convertis, dont on voit beaucoup d'exemples des deux sexes. Dans la meilleure tradition néophyte, ils redoublent de signes d'appartenance : femmes voilées, garçons barbus à calotte. De plus en plus à la mode pour les uns comme pour les autres est la longue tunique tombant jusqu'aux babouches, et boutonnée sur le devant. 

C'est Renaud Camus qui parle ainsi, dans Septembre absolu, et on ne peut s'empêcher, dans un tout autre domaine, de penser à ses propres épigones — sur le site Flickr, par exemple, où c'est très visible —, qui singent le maître avec une application naïve et quasi religieuse. J'imagine que ça va même, chez certains qui sont de sexualité normale, à se rêver homosexuels, à envisager l'homosexualité, dans un petit coin de leur esprit, comme une sorte de solution au problème… Ah, comme la vie des fans est difficile !

On pourrait s'amuser à faire une liste de tous les signes qu'il convient d'émettre si l'on veut être perçu comme appartenant à la sainte famille. Signes littéraires, ou littéraux, plutôt (dans la manière de rédiger les phrases, les messages, les commentaires, d'utiliser certaines formules, d'en éviter absolument d'autres, de parsemer ses écrits d'expressions anglaises), signes vestimentaires, signes politiques, goûts affichés, quand ils sont en bonne conformité, signes sociaux et culturels (et je pense en particulier à la musique, et l'épisode drôlissime dit du Sansanot qui tentait désespérément d'écouter "de la grande musique" (comme la cigogne de La Fontaine tente de manger sa soupe dans une assiette) alors que son goût profond inclinait fortement vers la chansonnette), évidemment, qui forment le socle profond de l'appartenance. Quand je pense à la Camusie, aux admirateurs de Renaud Camus, il m'amuse beaucoup de les imaginer affublés de "la longue tunique tombant jusqu'aux babouches, et boutonnée sur le devant", attablés devant des mets princiers impossibles à attraper, faute d'instruments à leur convenance. 

On nous répondra que tout cela est très banal, qu'il y a toujours eu des admirateurs fanatiques, que le snobisme a toujours existé, et, qu'après tout, il vaut mieux imiter de bons modèles que de se laisser aller à la facilité du goût contemporain. Bien sûr. Reste tout de même que l'imitation, que je suis très loin de critiquer, puisqu'elle reste le plus sûr et le plus efficace moyen d'apprendre, se pratique normalement à l'adolescence, ou du moins au commencement de l'âge adulte (je parle de l'imitation intellectuelle), et que de voir des adultes déjà vieillissants se livrer à ces jeux de rôles laborieux est toujours un peu accablant et attristant, un peu comme lorsqu'on voit une vieille femme s'habiller de la même manière que lorsqu'elle avait vingt ans. Reste aussi que la morale agissante de Renaud Camus, si tant est qu'on puisse parler ainsi, va à l'encontre de l'appartenance, sur bien des plans. J'imagine que Barthes a connu en son temps le même genre de contresens, sans doute inévitable. En a-t-il été agacé, ou au contraire flatté, voire rassuré, je n'en sais rien. Les malentendus sont la grande part de l'amour, on le sait. 

Le plus triste est le sentiment qu'on a que la seule alternative est entre ces épigones un peu fades, un peu maladifs, un peu efféminés, et l'armée des brutes complètement déculturées et décivilisées qui leur font face. C'est bien le signe, un des signes en tout cas, de notre civilisation complètement décadente, que ce simplisme désespérant, que cette binaire et décevante opposition qui semble ne laisser de place à aucune échappée belle.



Renaud Camus se plaint, quelque part dans Septembre absolu, mais il le fait souvent, de ce qu'on ne semble pas tout à fait vouloir admettre la thèse centrale de sa vision politique, qui est la prise du pouvoir, sans partage, par la petite-bourgeoisie, ou, en tout cas, qu'on émet certaines vives réserves à cette théorie pourtant décisive. Mais comment pourrait-il en aller autrement, puisque ses lecteurs (les rares exceptions ne tiennent guère à se montrer…) appartiennent tous à cette petite-bourgeoisie qui le désole tant ! Il n'est ni simple ni facile ni tentant de penser qu'on est la cause et l'origine du désastre, de ce même désastre qui nous désespère si fort. Comment résoudre ce paradoxe : nous aurions nous-mêmes scié la branche sur laquelle nous étions assis ; comment réussir à penser cela ? Et qui est ce nous, qui est ce on, au juste ? Si c'est bien la petite-bourgeoisie qui a pris le pouvoir, ce n'est pas sa branche qu'elle a sciée. Ce qu'on peut dire, c'est qu'elle a sciée la branche sur laquelle elle ambitionnait de s'asseoir, dans le mouvement naturel de son ascension sociale. Mais précisément, ascension il n'y a pas, ou il n'y a plus, puisque la petite-bourgeoisie a fait descendre à elle la bourgeoisie, a attiré à elle toutes les classes sociales, les a absorbées, en les vidant du même mouvement de leurs contenus. Plus la petite-bourgeoisie s'assoyait sur la branche à laquelle elle aspirait, dans le mouvement de radical égalitarisme dont nous avons pris le pli depuis qu'on s'est donné le droit de couper la tête du Roi, plus cette branche perdait ses attraits, ses vertus, et tout ce qui avait pu la rendre désirable autrefois. Sans tête, le coq court toujours, mais il est devenu ridicule, sa parole est inaudible, et l'on en vient, le regardant se dandiner gauchement, à se demander quel est le moment où nous avons commencé à ne plus nous supporter. La tête de la petite-bourgeoisie, c'est la bourgeoisie qui la portait, et celle-là aussi a roulé dans la sciure. La petite-bourgeoisie est une bourgeoisie sans tête qui crie d'autant plus fort qu'elle n'a plus de bouche, ou que sa bouche est légion, qu'on l'a disséminée, qu'elle s'est démultipliée à l'infini, sans mesure et sans maître (mais l'un ne va pas sans l'autre, précisément : il ne peut y avoir de maîtrise que parce qu'il y a (eu) maître). Tout ce caquet sublime, c'est la démocratie en phase terminale, qui hurle tant qu'elle peut, tellement effrayée par son propre écho qu'elle en rajoute énormément, dans une fuite en avant éperdue : le boucan est la foi (et la loi) nouvelle, le rap n'en est qu'un avatar parmi d'autres. Tout le monde y va de son ressenti, et des millions de ressentis en même temps et au même niveau, car personne ne veut en rabattre, car personne ne veut s'empêcher, ce n'est pas très joli, évidemment. « Il est temps d'abandonner le monde des civilisés et sa lumière. » La civilisation, c'est la symphonie, c'est le fait de ne pas parler (fort) tous en même temps. Et Georges Bataille d'ajouter : « Il est trop tard pour tenir à être raisonnable et instruit — ce qui a mené à une vie sans attrait. Secrètement ou non, il est nécessaire de devenir tout autres ou de cesser d'être. » Devenir tout autre ou cesser d'être… Bigre ! On dirait bien que nos sympathiques contemporains, et pas seulement les rappeurs, ont pris la leçon de Bataille au pied de la lettre. Renaud Camus dit à plusieurs reprises dans son journal qu'il donnerait beaucoup pour être dans la tête de ces gens qui claquent les portes, parlent tout fort, klaxonnent sous vos fenêtres, vous font partager généreusement leur "musique", vous imposent leur vie privée par l'entremise de leur téléphone portable, si possible à trois heures du matin. En effet, on aimerait savoir comment ça se passe là-dedans… Comment peut-on ne pas ressentir de gêne, de honte, quand on dérange — et le bruit est par définition la nuisance la plus insupportable —, quand on empêche de dormir, quand on rend les autres fous ? Est-on seulement plus gentil (ou moins méchant) que ces butors, ou bien est-ce autre chose ? Si ces choses-là ne les dérangent pas, eux, comme il semblerait, c'est donc qu'ils ne les entendent pas, c'est que leurs sens se sont atrophiés, que l'éducation qu'ils ont reçue (de  leurs parents, de l'école, de la société) a érodé une partie de leurs facultés d'entrer en contact avec le monde extérieur. Ils sont bien devenus "tout autres", comme Bataille le souhaitait, et ils ne nous demandent en contrepartie rien de moins que de "cesser d'être" ! La guerre sera en effet sans merci, entre les acéphales et ceux qui ont conservé leur tête, entre les sourds et ceux qui continuent à entendre, entre ceux qui voient et ceux dont le regard est radicalement troublé par l'idéologie. L'expression populaire dit : "taper comme un sourd". L'oreille et l'œil sont les organes de la civilisation, ceux qui sont sourds et aveugles nous tapent sur le système, à longueur de temps, que ce soit à la radio, dans les hôtels, dans les transports en commun, dans le jardin d'à côté. Sans doute ont-ils envie d'y être aussi, dans notre jardin, dans notre chambre à coucher, dans notre salon, et finalement dans notre âme. Ils trouvent sans doute qu'on n'est pas jamais trop, qu'on n'est jamais de trop. De là vient sans doute que dès qu'un vide, une absence, une vacance, un silence, se manifestent, si peu que ce soit, les circuits s'affolent, les connexions redoublent, la présence s'impose, c'est le cas de le dire. Combler le vide semble être une des manifestations préférées de la petite-bourgeoisie, dont un des passe-temps favoris consiste à "tuer le temps". Les interstices, les dénivelés, les différences (quoi qu'elle en dise) la rendent folle. (Le stylo à bille a sans doute été l'un des instruments les plus efficaces de l'aplatissement culturel survenu après-guerre. Avant lui, on faisait des pleins et des déliés, les lettres avaient un relief, une épaisseur, une capacité de modulation, elles n'étaient pas ce fil uniforme et égal qu'elles sont devenues après l'avènement du stylo-bille. Nos instituteurs savaient bien qu'à partir du moment où il serait autorisé à l'école, quelque chose de substantiel changerait dans la pensée de leurs élèves.) Après avoir décapité le Roi, et tué le temps, elle s'est mise en demeure d'assassiner les distances : la petite-bourgeoisie n'est jamais si à l'aise qu'en tenue de touriste. La poésie nous disait les paradis, jadis, et nous consolait de ne pas les connaître. La poésie d'aujourd'hui c'est Nouvelles Frontières (quel nom, quand on y pense !) : kérosène contre opium, à l'odeur, on sait qu'on a changé de civilisation. Il suffit de prendre l'avion aujourd'hui, d'être assis dans un aéroport, avant un embarquement, pour prendre bonne mesure de la nouvelle religion. Il est devenu normal de prendre l'avion, tous ceux qui sont assis là, l'oreille vissée au portable, la plupart du temps, tiennent très fort à nous le faire comprendre. Ils sont habitués, blasés, ils déambulent paresseusement, dans leurs bermudas bariolés, le verbe haut et la lippe lasse. On en jurerait : ce sont tous de bons citoyens, qui trient leurs déchets avec application, et qui sans doute récitent avec componction le catéchisme post-démocratique, deux à trois fois par jour au minimum, mais ce qu'ils ont de plus remarquable est cette dégaine de qui est partout chez lui. Étant donné que la petite-bourgeoisie, si l'on suit Renaud Camus dans son analyse, est la classe qui ne veut pas d'autre (et qui en cela a réalisé l'utopie marxiste de la société sans classes, "secrètement ou non"), il est bien naturel que ce soit aussi la classe sociale de ceux qui se sentent partout chez eux, puisqu'elle a annexé tous les territoires, s'est invitée dans tous les espaces, a privatisé toutes les langues, toutes les formes d'expression, tous les arts, a investi (comme elle aime à le dire) toutes les sexualités. Le monde est à moi, semble-t-elle dire constamment, et, lorsqu'on a vu Elton John serrer la main de la reine d'Angleterre, on comprend que ce n'est pas une plaisanterie. Rien ni personne n'est au-dessus de moi, proclame sans fatigue le petit-bourgeois planétaire. Et ce ne sont pas des paroles en l'air : il le prouve, dix fois par jour, vingt fois par jour !

On en revient toujours à l'histoire du jardin clos de hauts murs. C'est sans doute la métaphore la plus éclairante et la plus profonde que j'aie trouvée dans les écrits de Renaud Camus, celle autour de laquelle tout le reste pourrait s'ordonner. Notre époque a décidé qu'il valait mieux saccager un paradis plutôt que de le laisser en son état de paradis – mais un paradis inouï, invisible, inconnu, insu du grand public, de la masse, du peuple, de la foule, des gens, des citoyens, des clients potentiels que nous sommes tous. Moyennant quoi, bien sûr, le paradis est perdu pour tout le monde, et très vite. L'idée qu'il existe quelque part un territoire, un monument, une œuvre d'art, un paysage, une demeure, un jardin, une forêt, un lac, un flanc de montagne, qui échapperait à la possibilité démocratique d'être visité, dont la jouissance lui serait interdite, est littéralement insupportable au citoyen moderne, celui de la démocratie terminale. Il veut en être, toujours, partout. (L'Internet était inévitable, qui n'est que le prolongement de ce besoin maladif d'être partout, de tout voir, de tout savoir (de prendre connaissance de tout), d'être potentiellement en contact avec tous, de pénétrer dans toutes les demeures, fût-ce par le trou de la serrure, et qui bien entendu pour ces mêmes raisons est le contraire exact de la culture.) La petite-bourgeoisie veut en être, c'est bien cette pente, cette pulsion irrépressible, qui la distingue et qui lui donne cette physionomie si désagréable. Elle veut en être et elle veut y être. Chacun est devenu l'intrus de chacun. L'intrusion est un mode d'être (qui a aboli par contre-coup l'inclusion) se pratiquant autant à l'échelle de l'individu qu'à celle des peuples.

Après le feu, le bruit est devenu l'enjeu majeur et le symbole d'une certaine forme de pouvoir. (Je crois qu'on pourrait se passer désormais de l'arme nucléaire. Il suffirait pour cela de se doter d'énormes moyens de diffusion sonore qui, en quelques jours seulement, rendraient folles les populations de pays entiers. Ah, pardon, on me dit que c'est déjà le cas : Des essais sont d'ailleurs en cours sur les ondes de Radio-France…) Ces mariages musulmans qui font autant de boucan qu'une émeute le disent assez clairement. Occuper l'espace auditif suffit à en imposer, à intimider. Peut-être que l'espace sonore est le dernier espace réel qui reste, quand tout le reste a été défiguré ou réduit à sa plus simple expression. Nombreux sont ceux qui voudraient limiter la vitesse des automobiles, à l'origine, c'est-à-dire à leur construction, pour la sécurité de ceux qui empruntent la route. Mais personne, à ma connaissance, ne s'est jamais inquiété de ces amplis qui délivrent des puissances ahurissantes, de plusieurs centaines de watts, couramment, et ce dans un volume de plus en plus réduit (je parle des appareils, mais aussi bien des lieux dans lesquels ils sont censés déverser leurs ondes meurtrières). J'ai vécu dans un monde où les amplificateurs de chaînes Hi-Fi ne dépassaient pas une puissance de vingt watts, et même l'atteignaient rarement. Faut-il le dire, nous n'étions pas plus malheureux, et il était alors quasiment impossible d'importuner un immeuble entier avec sa collection de disques. Tout le monde peut désormais faire décoller un 747 dans son salon (et donc par conséquent dans la chambre à coucher du voisin), cinquante fois par jour, mais pas une personne sur cent mille ne trouve à y redire. Il est sans doute trop tard : ils sont tous déjà sourds, ceci expliquant cela.

Le petit-bourgeois post-démocratique porte en permanence sa divinité Haut-parleur sur l'épaule, comme d'autres portent le Christ. Enté de cet attribut, il parle fort, en toutes circonstances, en tous lieux, en toute heure, en toute compagnie, afin que nul n'ignore qu'il est là, à sa nouvelle place qu'il entend bien défendre, avec les dents s'il le faut. J'ai cru remarquer que souvent les grands timides, lorsqu'un beau jour ils perdaient cette timidité, par volonté, par hasard, par dégoût d'eux-mêmes, par imitation d'un beau modèle, devenaient extrêmement brutaux, envahissants, lourds, bruyants, comme si le complexe longtemps subi de cette timidité avait rompu d'autres digues en se défaisant d'un coup, qui étaient celles de la bonne éducation, de la distinction, de la discrétion, du tact, du souci de l'autre. C'est tout le bain qui fiche le camp, bébé compris… Revanche personnelle et revanche sociale sont à peu près indiscernables : le haut-parleur est le fétiche du petit-bourgeois. Il roule toutes fenêtres ouvertes, et sa musique (en plus de sa parole) doit se répandre alentour, c'est sa bonne parole, et il convient qu'elle se diffuse dans l'espace public sans rien qui soit autorisé à seulement la limiter. La bourgeoisie était la classe des beaux-parleurs, elle a laissé la place aux haut-parleurs. Il est plus simple (et donc plus démocratique) de parler fort que de parler bien. Je me souviens des années soixante-dix et des concerts de musique rock (ou jazz-rock), où l'on voyait, derrière les musiciens, ce qu'on appelait des murs d'enceintes. Les inconscients étaient à quelques centimètres de ce déferlement ahurissant de décibels, et la réussite d'un groupe se mesurait à la hauteur et à la puissance de son mur d'enceintes, ce qui rappelle d'autres féodalités. C'est bien d'une guerre qu'il s'agit : la guerre du bruit, celle qui enferme l'homme dans sa folie, et les casseroles d'huile bouillante qu'on déversait sur le crâne des assaillants paraissent en comparaison infiniment moins dangereuses que cette arme absolue qu'est le bruit, dès lors qu'il s'infiltre partout, dès la petite enfance, et qu'il est considéré comme l'aliment primordial, comme la vitamine indispensable à la reproduction d'une forme d'égalité radicale et monstrueuse : la surdité volontaire, à la fois subie et désirée, entretenue et donnée une fois pour toutes pour ce qu'elle est, l'horizon indépassable de la barbarie enfin retrouvée. J'ai raconté cent fois déjà le profond trouble ressenti par la strip-teaseuse lorsque pour une raison imprévue la musique s'arrête, au cours de son effeuillage. Cette scène m'a énormément marqué, qui semble montrer que le son est un vêtement, une protection, presque une armure. La nudité, la fragilité, la vulnérabilité, et le retour brutal et incontrôlable de la pudeur, semblent faire irruption dans une scène qui les avait toutes évacuées : c'est un événement, au sens propre. Tout à coup, il se passe quelque chose. La fille (la professionnelle) est renvoyée à son individu privé, et privé de son attribut le plus enveloppant, le plus total. Il y a quelque chose de touchant et de troublant à constater que l'humain peut être si rapidement et si radicalement renvoyé à l'animal en danger qu'il est fondamentalement. Ce n'est pas la Chine, qui l'inquiète, comme elle inquiète Mme de Guermantes, c'est le silence  !

vendredi 15 juin 2012

Éclats de rire


À midi était reçue Nathalie Stutzmann, à la fois contralto et chef d'orchestre, à présent. Elle a une voix superbe et parle plutôt bien, mais elle me déçoit quand elle dit :

« Moi je ne supporte pas les frontières, les catégories, les étiquettes… »

C'est un thème et une opinion tellement rebattus, dont le contraire est si peu envisageable, qu'on se demande chaque fois qu'on les entend si les gens qui les expriment sont sérieux ou bien « s'ils font du deuxième degré », comme dit si justement Houellebecq à propos des hérauts des droits de l'homme. Mais voici qu'à ma grande satisfaction le journaliste qui reçoit la chanteuse, Hervé Gardette, je crois, lui rétorque :

« Tous nos invités nous disent ça… »

Tiens, il a remarqué, lui aussi ? Commencerait-il à trouver que mieux vaudrait laisser reposer un peu les platitudes de cet acabit ? Ce serait une fameuse révolution culturelle ! Hélas il ajoute, très sérieux :
« C'est qu'on n'invite que des anticonformistes… »

Ah ça ! on peut le dire — des anticonformistes chevronnés, en effet, bardés de tous les plus hauts diplômes de l'académie anticonformiste ; et qui jamais ne varient d'un iota sur la bonne doctrine anticonformiste…

***

En politique ça ne va pas mieux : une promesse de parrainage pour l'élection présidentielle, pas une de plus. La consigne au parti est de parler d'une cinquantaine. Comme je protestais on a transigé à une trentaine. Mentir m'ennuie, et puis nous serons bien ridicules quand la vérité sortira de son puits. Or il y aura toujours ce journal pour lui lancer la corde.


Pas besoin de commenter le premier de ces deux extraits de Septembre absolu, le journal de Renaud Camus pour l'année 2011, sauf à dire qu'il est absolument délicieux.

On pourrait également s'abstenir de faire le moindre commentaire sur le deuxième, si ce n'est que ce parti (le parti de l'In-nocence, donc) ne cesse de nous surprendre. Comment parvient-il, le plus souvent, à incarner si parfaitement le paradoxe absolu, la contradiction patente, emphatique, c'est un grand mystère, pour moi. Qu'on se reconnaisse à peu près en chacun des principes et en chacune des morales qu'il défend ou promeut n'empêche pas que tout, ou presque, dans sa manière de fonctionner, me paraît du dernier ridicule, et surtout être absurdement en contradiction avec la morale qui sous-tend son action. Apparemment, ces contradictions n'ont pas l'air de beaucoup gêner ses membres, et c'est précisément cette absence criante de vergogne qui jure si fort. Le "on a transigé à une trentaine" est vraiment à mourir de rire, et donne un peu l'impression d'être en face d'un qui se serait mis sur son trente-et-un, serait rasé de frais, aurait ciré ses souliers avec passion, choisi sa plus belle cravate, disposé sa pochette avec un soin maniaque, mais qui ne serait pas avisé d'une belle et grande tache marron sur le fond de son pantalon blanc.

Dans un autre ordre d'idées, leurs positions face aux évolutions du "monde arabe" et de ce qu'il est convenu de nommer ses "printemps" (et des attentes qui les accompagnent), ont tous les attributs de la farce. On a envie de leur demander ce qu'il va leur falloir pour commencer un jour à tirer les leçons de l'expérience. Mais, là non plus, le réel et ses conséquences n'ont pas l'air de vouloir s'aventurer à des altitudes si extrêmes. Un des effets concrets, réels, pratiques, du parti de l'In-nocence, me semble être de décourager par tous les moyens ceux qui pourraient être tentés inconsidérément d'en grossir les rangs : "Vous avez les mêmes idées que nous ? Nous allons vous dégoûter de vouloir les défendre", telle pourrait être la devise de cet étrange parti.

samedi 9 juin 2012

Désolation


À la poste, ce matin, j'étais dans la fille d'attente, derrière une femme d'une quarantaine d'années ou un peu plus, blonde, cheveux courts, dont le pantalon blanc, s'arrêtant à mi-cheville, laissait apercevoir un tatouage (sans doute faux, du moins l'espère-t-on) en couleurs qui courait jusqu'aux boucles de ses chaussures. J'ai eu grand peine à réprimer un haut-le-cœur. Peu de choses sont aussi répugnantes que ces ornements ridicules chez des femmes qui ont dépassé les quinze ans. On passe déjà pour un horrible vieux crouton lorsqu'on n'aime pas les tatouages, les piercings, et autre bracelets aux chevilles, mais s'avise-t-on de trouver vulgaire les boucles qui percent les oreilles qu'on est immédiatement relégué au musée des vieilles barbes.

Le parfum, qui était, qui est l'un des plus merveilleux attributs des femmes, est en passe de me devenir tout à fait insupportable, et je m'en désole fort. Mais qu'ont-elles (et qu'ont-ils !), aussi, à toutes s'en asperger en toute occasion (c'est-à-dire en aucune) comme s'il s'agissait d'un désodorisant, et ce dès la puberté, et avec un manque totale de discernement quant à ce qui peut se porter ou non, en fonction de l'âge et des circonstances ! C'est répugnant ! Ont-elles si peur de leurs odeurs, sentent-elles si fort, qu'il faille absolument masquer ça ? Je me réjouis toujours beaucoup (mais secrètement : je suis en cette occasion parfaitement hypocrite) quand ma chienne renifle ostensiblement les entre-jambes de mes visiteuses, et que celles-là semblent s'en offusquer. Eh quoi ! Luna va directement à l'essentiel, pour savoir à qui elle a affaire, et j'aimerais bien faire de même, très souvent. Ça m'éviterait bien des déconvenues. 

L'Arme absolue ou la violence du sucré


Le flux actuel des immigrés clandestins — au demeurant fort peu clandestins : on ne voit qu'eux — aurait tous les caractères de la farce s'il n'était si lourd de menaces pour notre civilisation, ou ce qu'il en reste. Nous avons eu pendant trente ans les réfugiés de la dictature (nous disait-on), voici les réfugiés de la liberté (la plupart viennent de Tunisie, ces temps-ci). Toute référence au droit d'asile est à peu près abandonnée, comme un vieux prétexte devenu inutile. Les nouveaux arrivants quittent leur pays à la faveur des progrès démocratiques qui y ont cours, ils profitent du désordre entraîné par l'effondrement des anciens pouvoirs pour gagner des terres plus rémunératrices, et voilà tout. Leur patrie n'est pourtant pas misérable et il semble que ce serait le moment où jamais, pour eux, de contribuer à son développement historique, économique, institutionnel. Non, ils préfèrent venir jouir ici de notre développement à nous, quitte à le compromettre et à le paralyser par leur afflux et par leur mécompréhension des exigences de son bon fonctionnement (au premier rang desquelles le fameux moins pour le plus du pacte d'in-nocence : eux rêvent plutôt d'unplus pour le plus qui ne s'est jamais traduit, où qu'il ait sévi, que par un plus pour le moins).

Quand les Barbaresques se présentaient tout armés devant nos anciens parapets, sur leurs vaisseaux de course ou leurs chevaux arabes, on les repoussait tant bien que mal, en y mettant parfois sept ou huit siècles. Leurs descendants ont trouvé dans notre aberration idéologique le moyen de réussir là où leurs ancêtres avaient échoué. La condition est simple, quoique inattendue et paradoxale : il leur suffit d'aborder nos côtes et nos frontières non plus dans leur agressive splendeur, avec leurs oriflammes, leurs cimeterres et leurs arcs, mais dans leur misère à mains nues, au contraire, en partie jouée s'il le faut. Les mêmes qu'on accueillerait à coups de canon s'ils nous attaquaient pour nous conquérir nous conquièrent bien plus sûrement en faisant appel à notre bon cœur, à nos invraisemblables lois, à notre sentiment de culpabilité (qui leur est totalement inconnu), à la trahison enthousiaste et empressée de nos amis du Désastre. Ils n'en croient leurs yeux ni leur jambes. Oui, c'est bien comme on leur avait dit, si invraisemblable que cela leur ait paru : l'Europe n'oppose aucune résistance sérieuse à l'invasion qu'ils lui font subir. Tout au contraire, malgré quelques simagrées de surface, destinées aux plus ronchons, vieux-jeu et dépourvus d'humour de ses citoyens électeurs, elle accueille à bras ouverts ses humbles colonisateurs, elle met à leur disposition des autobus, des avions et des trains, afin qu'ils puissent s'avancer plus vite jusqu'à son cœur le plus désirable. Elle leur distribue des laissez-passer, elle les loge, elle les nourrit, elle leur alloue des allocations, des pensions, des indemnités pour le dérangement qu'ils ont pris en violant ses lois — des lois dont elle s'excuse en mettant en avant d'autres lois, qui réduisent à néant les premières et servent à les tourner en dérision.

Les bénéficiaires d'un si surprenant accueil savent qu'ils ne doivent surtout pas remercier, ni se montrer étonnés même s'ils le sont, et reconnaissants encore bien moins : cela pourrait réveiller le dormeur, faire naître la suspicion dans l'esprit du colonisé ravi. Les conquérants désarmés doivent au contraire se plaindre bien haut d'être reçus comme des chiens, c'est très important, on le leur a bien répété : il leur faut s'indigner que rien ne soit prêt pour les accueillir, même s'ils débarquent ininvités sur un rocher dénudé, et en appeler au droit des gens, eux qui n'ont jamais levé le petit doigt en sa faveur dans leur pays. Ils ont bien appris leur leçon : ils savent qu'aussi longtemps qu'ils se présenteront en mendiants atrabilaires et revendicatifs le pays leur sera soumis, par on ne sait quel charme inexplicable. Après le fantastique succès de leurs revendications de miséreux il sera toujours temps pour eux, plus tard, un peu plus tard, bien vite, lorsqu'ils seront les maîtres, de présenter des exigences de maîtres.


Renaud Camus, Journal 2011, Septembre absolu, p. 176 et 177

vendredi 8 juin 2012

Asie !




Asie, Asie. Asie
Vieux pays merveilleux des contes de nourrice  
Où dort la fantaisie comme une impératrice  
En sa forêt emplie de mystère.  
Asie, je voudrais m'en aller avec la goélette  
Qui se berce ce soir dans le port,  
Mystérieuse et solitaire,  
Et qui déploie enfin ses voiles violettes  
Comme un immense oiseau de nuit dans le ciel d'or.
Je voudrais m'en aller vers des îles de fleurs  
En écoutant chanter la mer perverse  
Sur un vieux rythme ensorceleur.  
Je voudrais voir Damas et les villes de Perse  
Avec les minarets légers dans l'air. 
Je voudrais voir de beaux turbans de soie  
Sur des visages noirs aux dents claires;  
Je voudrais voir des yeux sombres d'amour  
Et des prunelles brillantes de joie  
En des peaux jaunes comme des oranges;  
Je voudrais voir des vêtements de velours  
Et des habits à longues franges. 
Je voudrais voir des calumets entre des bouches
Tout entourées de barbe blanche; 
Je voudrais voir d'âpres marchands aux regards louches,
Et des cadis, et des vizirs  
Qui du seul mouvement de leur doigt qui se penche 
Accordent vie ou mort au gré de leur désir.
Je voudrais voir la Perse, et l'Inde, et puis la Chine, 
Les mandarins ventrus sous les ombrelles,  
Et les princesses aux mains fines,  
Et les lettrés qui se querrellent  
Sur la poésie et sur la beauté;  
Je voudrais m'attarder au palais enchanté 
Et comme un voyageur étranger  
Contemple à loisir des paysages peints  
Sur des étoffes en des cadres de sapin  
Avec un personnage au milieu d'un verger; 
Je voudrais voir des assassins souriant  
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent  
Avec son grand sabre courbé d'Orient. 
Je voudrais voir des pauvres et des reines;  
Je voudrais voir des roses et du sang;  
Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine. 
Et puis m'en revenir plus tard  
Narrer mon aventure aux curieux de rêves  
En élevant comme Sinbad ma vieille tasse arabe  
De temps en temps jusqu'à mes lèvres  
Pour interrompre le conte avec art ... 
Tristan Klingsor (1874-1966)

La pluie bienfaitrice


J'ai vu un président de la République mouillé, le sourire aux lèvres, à qui l'on tendait un micro, pour qu'on puisse entendre : « (…) Mais c'est une pluie bienfaitrice. » (Le bonheur de ne plus avoir de commentaires, ici, c'est que pas un crétin ne pourra venir me dire que Stendhal utilise l'adjectif hollandien de la même manière.) Ça m'a fait penser à la "plaintive", celle qui s'était fait violer par l'Enculé de Nabe. Hollande, comme Royal, comme France Culture, on croit qu'ils font du second degré, mais il n'en est rien. On ne connaît pas notre bonheur. Il n'y a rien de plus fatigant que ces gens qui font du second degré volontairement. 

 Ce qu'il y a de bien, avec l'époque, c'est qu'elle se charge de se ridiculiser elle-même, en permanence, mais ce qui est ennuyeux, avec l'époque, c'est qu'on est privé de ce petit bonheur d'avoir à en dire du mal. On serait un peu redondant, un peu tireur-sur-ambulance, un peu lapideur-de-corbillard, un peu too much, quoi. Tiens, un exemple vocal qui me vient sous le clavier. Connaissez-vous Jean-Marc Lalanne ? Connaissez-vous la voix de Jean-Marc Lalanne ? Non ? Ah, c'est vraiment dommage…

mardi 5 juin 2012

Les Rôles


Ma vie est partie intégrante de ce que j'écris. Tout mon travail a consisté à ce qu'il n'y ait pas de solution de continuité entre ceci et cela. Bien mieux, il faudrait que la vie des lecteurs, une fois qu'ils m'ont lu, paraisse continuer ou creuser mes phrases, être prise entièrement dans les réseaux de mes mots, constituer une couche d'écriture supplémentaire. D'ailleurs je n'ai pas de vie. Je n'ai qu'une biographie.

On peut dire que Renaud Camus a été entendu, et même au-delà de ses vœux ! Ses lecteurs sont bien tels qu'il les désire, et, lisant ce qui précède, on ne sait même pas si la tête leur tourne de le lire, s'ils ne se sentent pas tout de même, au moins par moment, pris dans les congères formidables d'une vie qui ne leur appartient pas, ou plus, ou pas encore, une vie toujours remise au prochain chapitre. 

Si on comprend la farouche volonté de l'écrivain de n'exister qu'à travers ce qu'il écrit ("à travers" ne va pas, ce n'est pas à travers, c'est plus que ça, mais je ne sais pas comment le dire), d'écrire plus qu'il ne vit, ce qui constitue un projet artistique fascinant, évidemment digne d'intérêt et de respect, on comprend beaucoup moins celle de ses lecteurs d'entrer dans ce cercle morbide, et donne encore plus de prix à la phrase de Cioran citée par lui : « Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait dissuadé personne d'avoir une vie. » (Ce n'est pas seulement d'avoir un biographe, pour un vivant, qui peut le dissuader de persévérer à l'être, mais aussi d'avoir des lecteurs, pour un écrivain, et même pour des lecteurs d'avoir un écrivain à lire…) Quels que soient les buts des artistes et les voies employées par eux pour y arriver, il conviendrait toujours d'éviter de se trouver sur leurs chemins. Personne ne peut supporter qu'on écrive sa vie, et c'est très bien comme ça.

« Pour plus de sûreté, je tiens le rôle moi-même. », dit-il en parlant de la biographie qui s'écrit quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, quoi qu'on veuille. Comment ne pas le comprendre ? Mais les-lecteurs, eux, sont doublement dépossédés de leur vie, en tout cas c'est l'impression que très souvent ils donnent en remontant les pages du livre sur leur dépouille allongée en ces modernes caveaux que sont les blogs et les forums. Je sais bien que ce rapport étrange entre écrivains et lecteurs a toujours existé et existera toujours, mais auparavant on ne l'avait pas sous les yeux. Le savoir, le voir, entendre la musique que cela donne est terriblement déprimant (parfois aussi très drôle, il faut le reconnaître), et donne la plupart du temps envie de fuir. On a envie de leur dire, à ces emphatiques lecteurs : tenez le rôle vous-même, pour plus de sûreté.

Comme les musiciens ont de la chance, eux qui n'ont pas à se justifier auprès de leur public des sons qu'ils produisent, qui n'ont pas à en rendre compte, enfin, si, un peu tout de même, mais qui n'ont pas à expliquer, à s'expliquer sur telle phrase et encore telle autre, à l'infini de l'amour vengeur de leurs auditeurs. Bien sûr, cela n'empêche nullement le malentendu, mais au moins on le connaît bien, celui-là, il fait partie intégrante de l'équation, du rapport entre l'un et l'autre dont on sait depuis Lacan qu'il n'existe pas. Les compositeurs font de l'antique malédiction le fond de leur harmonie, ils y puisent la force de chanter, précisément, car le chant est ce qui en l'homme renonce aux explications. C'est pourquoi les compositeurs sont de si grands penseurs — en leur œuvre —, à qui l'on devrait rendre grâce de leur formidable mutisme, dès que la symphonie se tait.

« Ceux qui me cherchent savent qui j'étais, les autres n'ont pas besoin de le savoir. »

lundi 4 juin 2012

Un magnifique portrait

« C'est un magnifique portrait (…) »

Jérôme Reybaud

Le Registre


Je dois dire que le terme de "lopettes" m'a choqué, il me semble du registre sexiste voire homophobe... cela dit avec une telle spontanéité par de présumées étudiantes en cinéma. Fallait-il leur faire remarquer qu'elles pouvaient tomber sous le coup d'une plainte pour injure homophobe ? Quel est le statut du terme "lopettes" ?

Voilà les questions que certains se posent à l'In-nocence. « Quel est le statut du terme "lopettes" ? » Mais bien sûr, tout ceci est négligeable, ça n'a aucune importance, et, comme le disent en chœur tous les blogueurs : nous sommes par rapport à la question des revendications homosexuelles tout à fait neutres, on n'y pense pas tous les jours, ça nous laisse complètement indifférents, etc.

Etc.

dimanche 3 juin 2012

"(…) le bonheur d'être aimé comme j'aime."



Palast Hôtel, Berlin, W.
14 décembre 1903
Samedi après-midi, après avoir chassé tout le monde pour être seul avec toi.

Ma tendrement aimée !

Comme je la désirais, cette lettre ! Elle est arrivée aujourd'hui et a rendu la journée si belle et si heureuse ! Tu saurais à quoi ressemble un saint si tu pouvais voir mon visage quand j'arpente les rues de Berlin. Je crois que tout le monde le constate à mon expression ; à moins que cela ne soit le fruit de mon imagination. Ils me regardent tous avec étonnement. "Tous s'arrêtent, étonnés, en voyant les yeux de ma bien-aimée" – voici donc une légère inversion à cette phrase de Goethe (qui ne devrait pas te déplaire à toi, virtuose du contrepoint). J'ai toujours rêvé et espéré, mais jamais jusqu'à présent je n'avais réalisé que tu étais ma source de chaleur et de lumière. Sinon, j'aurais renoncé à mon rêve qui consiste en cela : pouvoir atteindre un jour le bonheur d'être aimé comme j'aime. Chaque fois que mon chemin a croisé celui d'une femme, j'ai toujours été mis à la torture en constatant l'abîme qui sépare les rêves de bonheur de la bien triste réalité. Je m'en suis toujours blâmé et puis au fond de mon cœur je me suis résigné. 

Aussi jeune que tu sois, Alma, (…)

Je lis tout cela, vois-tu, ma chérie, dans ta dernière letre. Pourquoi, Alma (…)

Chaque fois que l'on pose un dessert devant moi, j'ai envie (…)

Tu sais, ma chérie, il m'arrive souvent (…)

Je t'en prie, Alma (…)

Ne crois jamais que tu pourrais (…)

Ce que je trouve si éternellement attachant en toi (…)

Ah, Alma, ma (…)

J'ai écrit hier (…)

Carl (…)

Salue ta mère (…)

Sache, mon Alma (…)

Je t'embrasse maintenant, toi qui m'es si précieuse, pour te dire à quel point il est divin d'avoir le droit de t'appeler "mienne".

Gustav

Ich bin der Welt abhanden gekommen



Je réalise seulement aujourd'hui, en écoutant les Rückert Lieder chantés par Violeta Urmana et dirigés par Pierre Boulez, à quel point l'écriture vocale de Mahler a la capacité unique, non pas de déformer, mais d'informer le timbre de ses interprètes. Peut-être plus en ce qui concerne les chanteuses que les chanteurs. À chaque fois qu'on écoute une femme chanter Mahler, on entend le "timbre-Mahler" plus que le timbre d'X ou d'Y. Des cantatrices aussi différentes que Schwartzkopf, Ludwig, Norman, Otter, Kožená, Flagstad, Baker, Urmana, et même Ferrier, semblent se défaire en partie de leur signatures vocales lorsqu'elles abordent le chant mahlérien. Quel plus bel hommage que celui-là pourrait être rendu à un compositeur ? Que des femmes se défassent un instant, ne serait-ce qu'un peu, de ce qui les rend uniques, de leur puissance de séduction la plus essentielle, me paraît constituer un trait unique de l'interprétation musicale. Mahler serait le compositeur qui débarrasse les femmes d'elles-mêmes… Il faut croire que Mahler touche là quelque chose de très profond, au plus profond de l'être humain. 

Le début de ce merveilleux Lied, mais surtout la fin, je voudrais la graver sur ma tombe : « Je suis mort au tumulte du monde et repose dans mon tranquille domaine. Je vis seul dans mon ciel, dans mon amour. dans mon chant. » On sait que Mahler, en parlant de cette pièce, disait : « C'est moi-même. » C'était bien lui-même, en effet, dans cette sorte d'extase mystico-amoureuse qui le caractérise si souvent et si profondément. Gustav Mahler, pour moi, restera avant tout l'Amoureux. Amoureux d'Alma, amoureux du monde, amoureux de la nature, amoureux de la musique. 

samedi 2 juin 2012

Paris-beurre




Sans réfléchir, François s'assit à la table du salon. Il plongea la plume dans l'encrier et commença d'écrire quelques notes. N'ayant aucune idée préconçue, il ne porta aucune altération à l'armure : on verrait. D'un seul mouvement, il écrivit un thème, puis un second thème, puis une transition, et le début d'un développement. Il allait commencer à instrumenter son exposition, lorsqu'il s'avisa tout à coup qu'il ne savait pas écrire la musique. Machinalement, il ajouta quatre dièses à la clef, et continua négligemment la rédaction du développement, tâche qui s'avéra facile, beaucoup plus facile qu'il ne l'imaginait. On verrait plus tard pour l'orchestration. La nuit était tombée depuis un moment déjà, on entendait un chien aboyer au loin. François se leva et se servit un verre de whisky, revint à la table, posa le verre près de la partition, se pencha sur elle et commença de lire ce qu'il avait écrit, debout, appuyé sur ses deux mains. Ce n'est pas mauvais du tout, se dit-il ! Il s'agit d'une mesure à 12/8, se dit-il, prenant la plume pour ajouter cette indication en tête de la partition. Il y avait un piano dans le salon, un piano fermé sur lequel on avait posé toutes sortes d'objets, et même un vase empli de fleurs. Il eut l'idée d'aller à l'instrument et, soulevant le rouleau, commença à enfoncer quelques touches au hasard, sans y penser. Il regrettait beaucoup que ses parents ne lui aient pas fait donner des cours de piano dans son enfance. Il s'était toujours dit qu'un jour il s'y mettrait, mais le temps avait passé, et avec lui les occasions de réaliser ce désir. Ce jour n'était pas venu et puis il était trop tard, maintenant. Tout en regardant les fleurs, il jouait ce qu'il avait écrit, et, arrivant à l'exposition, il dut s'asseoir car la musique devenait plus complexe. Il ne s'étonna point de ce qu'il était en train de faire, absorbé qu'il était dans une sorte de rêverie polyphonique et polychronique. Le son aigre de la sonnette de la porte d'entrée interrompit la musique parvenue à la réexposition. Il posa ses lunettes sur le pupitre et alla ouvrir.
Le Voyageur posa ses bagages dans l'entrée et vint le rejoindre dans le salon. Il alluma une cigarette, chaussa ses lunettes et se mit en devoir de lire la partition dont l'encre était encore fraîche et qu'il avait apportée sur la table. Prenant la plume de François, il fit quelques corrections minimes, quelques observations mineures, se moucha bruyamment dans un mouchoir blanc et brodé. Il n'avait prononcé que quelques mots depuis son arrivée, et chacun d'eux était pour parler de la musique écrite par François ; il n'avait pas pris la peine de saluer, de poser quelque question que ce soit sur la santé de François, sur les semaines qui venaient de s'écouler, sur le froid crépuscule qu'il venait de traverser pour arriver jusque là. Enfin, il ôta ses lunettes, écrasa sa cigarette dans le cendrier, et demanda à François s'il était certain de la barre de reprise à la cinquième mesure et du la dièse des cors à la fin du développement. « Comment voulez-vous que je réponde ? Je ne sais même pas lire la musique et vous me demandez si un la bécarre serait préférable à un la dièse ? Voyons, tout cela est absurde ! » Le Voyageur ne prit pas la peine de justifier ses questions, se rendit au piano, et rejoua la musique avec les quelques changements qu'il avait suggérés à François. Celui-ci dut se rendre à l'évidence : même si la reprise à la première mesure introduisait dans la composition un sens qu'il n'aurait pas osé imaginer, il s'agissait bien d'un coup de génie. Le la bécarre, en revanche, sonnait encore trop, à son oreille inexercée, comme une faute d'harmonie, pour qu'il admette avoir commis une erreur avec son la dièse.
La bécarre, la dièse, quelle importance ? François se rendit à la salle de bains et observa son visage dans la glace. Il se rendit compte que le Voyageur et lui avaient le même visage exactement. Il fit quelques grimaces, sourit, prit un air triste, furieux, ouvrit la bouche, la tordit à droite, à gauche, fit bouger ses oreilles (il était très fier de savoir faire bouger ses oreilles), puis resta ainsi, immobile, un long moment, les yeux écarquillés face au miroir. Il aurait aimé fuir, mais pourquoi, et puis où aller ? Il se passa de l'eau sur le visage, en évitant son reflet dans la glace, s'essuya, but un verre d'eau.
Quand il revint au salon, le Voyageur avait disparu. En réalité, il n'avait peut-être pas disparu, mais là se trouvaient réunies plusieurs personnes, parmi lesquelles il se pouvait que le Voyageur fût, comme il se pouvait qu'il n'y fût pas, il aurait été incapable d'affirmer quoi que ce soit à se sujet. La discussion était très animée, et il comprit rapidement qu'elle portait sur la musique qu'il venait de composer. Au piano se trouvait un musicien qui faisait toutes sortes de gesticulations, en même temps qu'il jouait et parlait et fumait la pipe. François remarqua que le pianiste avait posé un verre plein près du pupitre, ce qui l'irrita. Et s'il le renversait ? Avec les grands gestes qu'il faisait, cela ne l'étonnerait pas outre mesure. À l'autre bout de la pièce, une femme bien en chair se mit à claironner à pleine poitrine son second thème, comme s'il s'agissait d'un air d'opéra, jusqu'à ce que son voisin lui mette un doigt sur les lèvres. Sur le canapé étaient assis deux hommes qui répétaient un passage du développement sur leurs bassons en se jetant des coups d'œil complices. Quand ils arrivèrent au fameux la litigieux, ils s'arrêtèrent subitement, comme frappés d'effroi. Un grand silence se fit dans la pièce.
Dans un coin, assise, seule sur une chaise étroite, un peu à l'écart, une dame entre deux âges, au regard sec mais aux lèvres très rouges, prit alors la parole. Elle fit un discours sur l'égalité, sur l'élitisme, sur la discrimination, sur l'exclusion, sur le lien social, sur la fraternité, sur le racisme, sur le sexisme, sur les quartiers, sur l'islamophobie, sur l'Europe, sur les marchés financiers, sur l'égoïsme, sur le pouvoir, sur les contre-pouvoirs, sur l'écologie, sur l'Afrique, sur le quart-monde, sur la contraception, sur le cumul des mandats et la double-peine, sur la liberté de la presse, sur les sans-papiers, sur l'hospitalité, sur le droit d'asile, sur la prostitution, sur la répression, sur les prisons, sur le travail le dimanche, sur les rythmes scolaires, sur les sex toys, sur la parité, sur la laïcité, sur l'homophobie, sur le tri sélectif, sur la corrida, sur les énergies renouvelables, sur la colonisation, sur l'art pour tous et la culture pour chacun. Elle n'avait pas de notes, elle parlait avec une évidente maîtrise de son sujet, de ses sujets, qu'elle avait l'air de connaître intimement, par le menu, en détail, en profondeur, en diagonal, et elle en parlait avec une conviction qui forçait le respect, qui impressionnait, qui en imposait à tous, à toutes et à tous. Quand l'experte s'arrêta de parler, tous se sentirent coupables, pour une raison ou pour une autre. Tous baissèrent la tête et le silence se fit plus épais, si épais que ceux qui étaient debout n'avaient aucun effort à faire pour se tenir droits. La culpabilité coite leur tenait lieu de principe musculaire, leur assurait un équilibre, une tenue, qu'ils n'avaient jamais connus jusqu'à présent. François, le plus discrètement possible, cherchait son double des yeux, parmi l'assistance médusée et comme minéralisée. Il ne rencontrait que regards baissés, fronts moites, il ne voyait que des corps, semblables les uns aux autres, interchangeables, des statues de cire aux traits figés par le souffle tiède du Bien qui venait de prendre possession du lieu. Il eut l'impression de comprendre, pour la première fois de sa vie, ce que signifiait le mot de "morale", qu'il se répétait intérieurement car il sentait qu'il tenait là une des clefs du monde, qu'il ne pouvait laisser passer cette occasion unique de saisir ce pour quoi il faisait partie de l'humanité, à quoi il servait, à sa place, à son infime place, dans la chaîne infinie des femmes et des hommes de bonne volonté. Il eut la certitude alors de faire partie d'une église, d'une communauté de destins, d'une fraternité, d'une famille qui ne laissait personne sur le bord du chemin, il sentit le sang lui monter à la tête, il eut tout à coup chaud, très chaud, trop chaud, et il s'évanouit.
Lorsque François revint à lui, il était seul. On l'avait allongé sur son lit, il était habillé, il portait un costume sombre, des souliers vernis, une cravate lie de vin et une chemise blanche à boutons de manchettes nacrés. De chaque côté du lit brûlaient des chandelles qui produisaient une faible lueur tremblante semblant à chaque instant sur le point de s'évanouir. Au mur, une photographie encadrée du maréchal Pétain, un crucifix, et un tableau représentant un personnage vêtu de violet, bouche ouverte, assis sur un siège jaune à haut dossier. Une étrange odeur emplissait la pièce, une odeur qui ne lui était pas inconnue mais qu'il eut du mal à identifier, ne retrouvant le nom de "papier d'Arménie" qu'au prix d'un effort intense qui lui paru très exagéré. Il eut froid et un long frisson parcouru son échine. Il remarqua qu'on lui avait retiré sa montre. François se redressa et resta un moment assis sur le lit, sans bouger, à écouter. Il lui semblait entendre des voix étouffées qui provenaient du bas de la maison mais il n'était pas sûr de lui, peut-être s'agissait-il plutôt d'une sorte de rumeur venant du dehors, ou bien d'un bruit de fond qui émanait de son propre cerveau, de sa circulation sanguine, de ses viscères, de ses muscles, qui sait, bruit auquel jusqu'à présent il n'aurait jamais prêté attention, bruit qui serait en quelque sorte sa signature sonore, ce à quoi les autres le reconnaissaient sans qu'ils en soient conscients, avant même de l'apercevoir. « C'est idiot ! » se dit-il. En prononçant ces mots à voix haute, il repensa au Voyageur, son sosie. Il regarda les chaussures vernies qu'il avait aux pieds, qu'il n'avait pas portées depuis des lustres, et qui semblaient neuves. Il pouvait apercevoir son visage tellement leur surface était lisse, d'un noir brillant et glacé. Il remua légèrement les pieds, s'amusant des déformations que ses mouvements provoquaient dans la figure qui lui apparaissait telle un minuscule spectre grimaçant. À nouveau, il vit la face du Voyageur qui le scrutait avec une intensité troublante et pourtant fraternelle. Il frappa ses deux pieds l'un contre l'autre, remua la tête horizontalement et se mit debout en expirant l'air de ses poumons.
Est-ce le bruit qu'il fit en posant brusquement ses pieds sur le parquet ou est-ce une coïncidence, toujours est-il qu'à peine s'était-il levé, à peine son corps fut-il en contact avec le sol, que la rumeur enfla rapidement jusqu'à devenir assourdissante : en quelques petites secondes le crescendo atteignit le fortissimo et s'y maintint. François se précipita sur la porte, l'ouvrit et descendit l'escalier en toute hâte en se récitant ces vers : « Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile / Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! »
Dans la cuisine était réunis une dizaine d'Arabes, buvant et parlant très fort. La pièce était enfumée et sale et sentait affreusement mauvais. Dans le salon, les femmes, parlant bas, autour d'un thé à la menthe, les pieds nus dépassant de longues tenues sombres, le regardèrent avec étonnement, puis éclatèrent de rire. L'une d'entre elles avait un enfant au sein. Il vit un grand plateau couvert de friandises posé à même le piano duquel on avait retiré la couverture qui le protégeait habituellement. Il se précipita au dehors, les yeux exorbités, le souffle court. Dans le jardin, sur la pelouse, une voiture de luxe, une autre un peu plus loin, et plusieurs jeunes garçons qui s'affairaient autour d'elle, sans prêter attention à l'homme qui sortait de la maison, sans doute à cause du tintamarre vociférant, méchant, brutal, rauque, qui rendait les lieux méconnaissables. François se mit à marcher, comme pris par une transe. Il ne pensait qu'à une chose : s'éloigner au plus vite de ce vacarme, ne plus entendre ce qui martyrisait son corps et son esprit, fuir, rentrer chez lui
Quand il eut arpenté en tous sens les rues de la ville, il comprit que le désir qu'il avait de "rentrer chez lui" était précisément ce qui n'avait plus de sens, et que c'était sans doute cette révélation insensée qui le mettait dans un état proche de la démence. Il aurait voulu parler au Voyageur, afin que celui-ci lui dise quoi faire, qu'il lui raconte comment c'était ailleurs, et si ailleurs existait encore, puisqu'il voyait bien que l'ailleurs s'était invité ici, dans cette minuscule partie du monde qui avait été chez lui, naguère.
En un sens, c'était bien des sosies qu'il apercevait dans les rues, et c'était bien des voyageurs également. Tous les individus qu'il croisait se ressemblaient d'une façon extraordinaire, et tous avaient l'air de voyageurs fatigués qui ont renoncé à courir le monde. C'était le monde, dorénavant, qui leur courait après, courait après ces nomades immobiles, fixés, solidifiés, installés, en tout cas leur monde à eux, oui, avait bel et bien rappliqué, comme s'il sentait qu'un nouvelle vie commençait ici et maintenant, qu'il lui fallait abandonner le vieux pays qui lui collait aux basques.
Partout le bruit, partout le monde, partout du monde, de la foule, des gens, des hommes, des femmes, des enfants, c'était une explosion humaine, c'était beau comme l'enfer, fiévreux, dense, intense, tous les vides étaient comblés, les corps se touchaient littéralement, non pas par désir, mais par impossibilité de faire autrement. François repensa à l'experte aux lèvres rouges, à son beau discours qui ne laissait rien dans l'ombre, et il comprit qu'elle était, cette femme, la déesse qui avait permis l'éclosion fulgurante de ce nouveau monde, et qu'elle avait choisi François (pourquoi lui ?) pour annoncer la bonne nouvelle, qui était tout simplement l'avènement de l'Amour sur Terre, de la Jeunesse, le règne du Bien, intransigeant, exclusif, total et définitif.
Ah ! il n'avait rien vu, rien compris, il avait été aveugle, sourd, engoncé qu'il était dans son quotidien routinier et banal, provincial, terriblement provincial. François !… C'était hier qu'il s'était mis à la composition musicale… Cela lui semblait si dérisoire, tout à coup ! Il entendit intérieurement la musique qu'il avait cru inventer hier et il fut prit d'un fou-rire irrépressible et interminable qui le laissa exténué et rouge, sur le trottoir où il s'était laissé tomber, des larmes coulant sur ses joues où une jeune barbe commençait à pousser.
Un moment plus tard, il entra dans un bistrot, commanda à boire, mit ses mains sur ses oreilles, et resta là, longtemps, sans bouger. Il entendait un la, un la qui se répétait, de plus en plus lentement, comme la goutte d'eau tombant d'un robinet mal fermé, la, la,, la,,, la,,,, la,,,,, la,,,,,, la… Puis il arrêta de penser. C'était une sensation nouvelle, agréable, comme un alcool doux et insipide qui ne procurait pas d'ivresse mais qui évidait l'homme de l'intérieur et permettait au monde d'entrer en lui, d'y trouver place, de se déployer infiniment dans le corps et l'esprit qui étaient siens encore quelques instants auparavant ; une sorte de dissolution, un splendide éploiement, l'arrivée de l'arrivée, le contraire exact de l'isolement, l'accueil-en-soi, la porte ouverte sans mur autour. Toute sa vie, François s'était posé des questions et avait désiré par-dessus tout être singulier, et il comprenait enfin (mais ce n'est pas comprendre dont il s'agit, c'est savoir) qu'il n'y avait aucune question, qu'il n'y avait rien à comprendre, rien à connaître, rien à espérer, rien à vouloir, rien à conserver, tout à laisser, et que ce lais était la clef de tout, du tout aussi bien que du rien, du rien qu'il était désormais avec gratitude, avec reconnaissance. Alors il commanda un jambon-beurre.
(…)
[Quelques semaines plus tard, dans un bureau très éclairé]
— François Jambon, vous n'êtes pas Irlandais.
— Non, c'est vrai, je ne suis pas Irlandais.
— Vous n'êtes pas peintre, non plus.
— C'est vrai, je ne suis pas peintre.
— Cela dit, vous auriez pu l'être.
— Absolument !
— On dit que vous n'aimez pas l'agneau.
— Je n'aime pas spécialement ça, mais enfin je ne déteste pas non plus.
— Est-ce que c'est un motif de fierté, chez vous, une preuve de singularité ?
— Non, pas vraiment, non. En fait, j'essaie de m'accepter tel que je suis sans me poser de questions, vous savez.
— Vous n'avez aucun regret ? Vraiment ? Être français, ça ne vous gêne pas un peu ?
— Non, enfin, je ne crois pas. J'aurais pu être afrikander, par exemple !
— Vous auriez aimé ?
— Non, non, bien sûr que non !
— Auriez-vous pu être allemand ?
— Oui, bien sûr, pourquoi pas ?
— Vous êtes un citoyen du monde, alors !
— Non, je ne crois pas. Je ne me sens pas citoyen du monde, non.
— Vous ne nous facilitez pas la tâche, François Jambon !
— Ah bon ? Mais quelle tâche ?
— Eh bien, l'entretien. Il faut bien qu'on en arrive quelque part, vous et nous !
— Ah oui, très bien, allons-y !
— Bien. Avez-vous déjà pensé à votre mort, François Jambon ?
— Oui, ça m'est arrivé, oui.
— Et vous voyez ça comment ?
— Oh, je ne sais pas trop. J'ai un peu peur de souffrir. Par exemple de mourir en étouffant, vous voyez ?
— De mourir enfermé ? Vous avez peur de l'enfermement ? Vous voulez mourir libre ?
— Non, c'est pas ça, je veux seulement ne pas trop souffrir.
— Vous voudriez vous faire incinérer ?
— Ah non, non. J'aimerais être inhumé, comme tout le monde, quoi.
— Mais c'est complètement passé de mode ! Et c'est égoïste.
— Ah bon ? Mais pourquoi ?
— La place, François Jambon, la place, et puis l'égalité. Pas de grosse tombe en marbre, tout ça…
— Oui. Peut-être. Mais non, je ne préfère pas. Je voudrais être avec les miens.
— Les vôtres ? Comment ça, les vôtres ? Vous parlez de vos compatriotes ?
— Non, je parle juste de mes parents, de ma famille.
— Enfin, les vôtres c'est le genre humain !
— Ah bon ? Non, je ne crois pas, je préfère mon chien.
— Ah…
— Oui, si je pouvais, je me ferais enterrer avec lui.
— Et on jouerait du Schubert à votre enterrement commun ? Gute Nacht, Franz ?
— Non, pas de Schubert, non. Plutôt Debussy. Ou Mozart, à la rigueur.
— Décidément, vous êtes très franco-français !
— Ah bon, vous trouvez ? Peut-être, après tout, si vous le dites…
— De toute façon, vous savez, quand on est mort, hein, on s'en fiche pas qu'un peu, de savoir à côté de qui on est en train de pourrir ! On sait plus rien du tout, quand on est mort. Et on n'aime pas plus Debussy que Madonna, quand on est mort.
— Oui, oui, je sais bien, je sais bien. Mais quand-même, je préfère…
— Et un petit morceau de djembé, ça vous dirait ?
— Non, vraiment, sans façons… Mais j'y repense, là, à votre idée d'incinération. Vous êtes sûr, il y a des gens qui se font incinérer ?
— Évidemment, la plupart des gens se font incinérer, aujourd'hui. Ne me dites pas que vous ne le saviez pas !
— Je vous assure que non. Mais enfin, comment ça se fait ? Je croyais qu'on ne brûlait que les sorcières et les pestiférés ! C'est terrible, de faire brûler son corps !
— Dites-moi, François Jambon, rassurez-moi, là : vous savez qu'on n'est plus au Moyen Âge, tout de même !
— Oh oui, bien sûr, je sais. Je suis né au XXe siècle, au siècle d'Einstein et de Hitler.
— Curieux rapprochement !
— Vous avez raison, au siècle de Staline et de Picasso.
— Vous avez été communiste, certainement ?
— Communiste ? Non, jamais. Quelle drôle d'idée !
— Vous savez, il y en a eu de très bien !
— Oui, peut-être, mais non, communiste, alors ça jamais !
— Vous êtes de droite ?
— Vous savez, je ne me pose jamais la question.
— Donc vous êtes de droite.
— Eh bien soit, si vous voulez. J'ai beaucoup admiré le Général de Gaulle.
— Voilà. Mais vous avez bien un tempérament artiste, au moins ?
— Non, je n'en ai pas l'impression. Je n'ai aucune imagination.
— Revenons à la peinture. Donnez-nous des noms.
— Watteau, Manet, Titien… Oh, j'en connais très peu !
— Et la musique, alors ?
— Beethoven, Schumann, Mozart…
— Encore des Allemands ! Vous n'avez rien de plus intéressant ?
— J'ai déjà parlé de Debussy, mais j'aime bien Chausson, aussi.
— Qui ça ?
— Chausson. Ernest Chausson. Un compositeur…
— Ah oui, Chausson, bien sûr. Un compositeur aux pommes…
— …
— Je plaisante, je plaisante. Vous n'aimez pas rire, François Jambon ?
— Si, si, j'aime bien rire, si, mais…
— Mon humour ne vous plaît pas, on dirait…
— Écoutez, je ne sais pas où vous voulez en venir.
— Mais nos abonnés veulent vous connaître, tout simplement !
— Drôle d'idée !
— Ne faites pas le modeste, François Jambon !
— Dans ma situation…
— On s'intéresse à vous !
— Oui, ça je vois bien…
— Mais ?
— Mais je ne suis pas certain…
— Dites-nous, dites-nous, livrez-nous le fond de votre pensée, François Jambon !
— Le fond de ma pensée ? Vous voulez vraiment le fond de ma pensée ?
— Mais oui, parfaitement, le fond de votre pensée, François Jambon !
— J'aimerais que vous me détachiez, j'aimerais que vous enleviez cette serviette mouillée de mon visage, et j'aimerais vraiment beaucoup rentrer chez moi, voilà le fond de ma pensée. Et puis mon chien doit avoir faim.
— Allons allons, soyez beau joueur, François Jambon, vous serez très utile à nos abonnés, vous savez, en acceptant de parler. Ils ont le droit de savoir qui vous êtes.
— Je ne suis rien, ni personne. Je n'ai rien fait.
— Mais justement, c'est précisément la raison pour laquelle il nous faut absolument élucider votre cas. Vous n'êtes rien, ni personne, vous n'avez rien fait, et pourtant vous ne nous aimez pas. Avouez que c'est étrange. Personne ne peut comprendre une chose pareille. Tout le monde nous aime. Tout le monde sauf vous.
— Je ne suis pas le monde.
— C'est bien ce qui cloche avec vous.
— …