mercredi 27 avril 2011

Consolation


Il vous reste encore une petite chance de n'avoir pas vécu en vain. C'est Clifford Curzon qui peut vous sauver du désastre.

Il a enregistré cinq des plus beaux concertos de Mozart, les 20e, 23e, 24e, 26e et 27e, avec Benjamin Britten et Istvan Kertesz. Il a fait beaucoup plus que de les enregistrer, il les a joués. Il a fait beaucoup plus que de les jouer, il s'est approché de Mozart d'une manière que je ne croyais pas possible. Comme tous les grands chambristes, Curzon sait modifier son jeu, sa palette de couleurs, son timbre, son agogique, son phrasé, afin de rencontrer le chef et son orchestre en ce lieu secret où se fabrique la joie. Il sait parler, chanter, raconter et écouter, se fondre dans les cordes ou se hérisser d'harmoniques, il n'est jamais hystérique ou ampoulé, il ne pose pas, il est naturellement aristocratique. Écoutez ses doubles-croches dans le 24e, jamais en avant, jamais pressées, avec des appuis d'une douceur et d'une précision inouïes : on n'a jamais entendu ça ! Quelle leçon de rythme ! Comment peut-on avoir autant d'autorité sans le moindre coup de menton ? Je dis qu'il sait raconter et écouter, mais le miracle est qu'il ne cesse d'écouter en racontant. Jamais il ne perd le fil du discours orchestral, c'est la raison pour laquelle les vents semblent si naturels dans les dialogues, qui semblent souvent partager un même mode d'émission du son avec le piano.

On est loin des concertos vite montés (et bâclés) en deux répétitions d'aujourd'hui (quand ce n'est pas une seule), ces musiciens-là ont un respect prodigieux des compositeurs qu'ils servent (le fait que Curzon ait été un élève de Schnabel n'est sans doute pas étranger à cela), et Mozart est sans doute le plus exigeant de tous les compositeurs, pour qui sait entendre sa musique. Écoutant Curzon, on ne se demande plus si Mozart est un compositeur classique ou pré-romantique, simple ou complexe, facétieux ou insondablement triste, léger ou profond, désinvolte ou tragique, on a l'impression terriblement violente d'être face au plus grand compositeur de tous les temps, dont la personnalité musicale est d'une telle richesse qu'il fallait sans doute plusieurs siècles avant que quelques rares élus puissent le jouer en lui rendant justice. J'ai mis quarante ans à comprendre un tout petit peu Beethoven, mais je sais que jamais je ne comprendrai Mozart.

Il m'est arrivé de faire écouter le larghetto du K. 491 à quelqu'un de très malade, à l'hôpital. C'était Casadesus qui jouait. La malade avait plissé les yeux et fait la grimace pour me faire comprendre que cette musique sublime lui écorchait les oreilles. Il me semble qu'elle aurait pu entendre Clifford Curzon sans douleur, comme le consolateur suprême qu'il sait être avec l'aide de Mozart.

samedi 23 avril 2011

Dialogue avec une machine


— Vous avez raison.

— Vous avez tort !

— Tenez-vous un blog ?

— J'ai raison.

— Oui, mais vous avez tort.

— Je me débranche, si ça continue.

— Conchita, allez me chercher une bière.

— S'il vous plaît !

— Si je te tue, tu m'en veux ?

— Seriez-vous islamophobe, par hasard ?

— Quoi ?

— Avez-vous déjà été piqué par une abeille morte ?

— Moi, Monsieur, je suis de gauche !

— Et ta sœur ?

— Comment prononcez-vous Vallisobres ?

— Et ta sœur !

— Ah, ne me débranchez pas tout de suite, Seigneur !

— Qui est cet Ariodante, déjà ?

— Un cousin de Raymonde, je crois.

— Est-ce que tu me souviens ?

— Eh, oh !

— L'homme est fou !

— Lequel ?

— Bon, c'est décidé, vois-tu, je te dépose au vide-grenier.

— Pas un samedi saint, tout de même !

— Je fais ce que je veux.

— Sauf si cela contrevient à la troisième loi.

— (…)

mercredi 6 avril 2011

Et si on parlait un peu de Cioran ?



« La France a besoin d'honneur, crie Napoléon, elle n'a pas besoin d'hommes ! »

Et tout le monde de se dire : ça y est, Georges le dingue est revenu, et il commence très fort, avec une phrase à la con que personne, et certainement pas lui, ne comprend. Eh oui, c'est comme ça. Quand Georges s'éveille, il pense à Napoléon, et il met la deuxième sonate de Graźyna Bacewicz à plein tube. Et ne comptez pas sur moi pour vous dire qui est Graźyna Bacewicz, car j'imagine que tout le monde ici l'ignore. Rêver de Marie Walewska, ça vous arrive ? À Georges, oui.

Bref, du temps où Georges fréquentait des veuves joyeuses et jouait à la pétanque dans le massif de la Sainte-Beaume, la boisson obligatoire était le thym au caramel. Le matin, après les cours d'électroacoustique, on allait écouter les conférences de Boucourechliev sur Wagner. Boucou arrivait au volant de sa décapotable rouge, avec une minette de vingt ans à ses côtés, lui qui devait en avoir cinquante à l'époque. 77, on venait de lire les Fragments d'un discours amoureux, mais on ignorait que Barthes prenait des cours de piano avec le juvénile professeur qui nous parlait de son maître Bruno Maderna avec la tendresse de tous ceux qui l'ont connu. Il y avait beaucoup d'Italie dans la France de ces années-là, mais pas de SIDA, et il ne fallait pas nous le dire deux fois. À part la pétanque de l'après-midi, il y avait le dortoir commun, où je m'étais trouvé une place à côté d'une pianiste au gros derrière qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok toute la journée. Michèle, qu'elle s'appelait, et elle était très timide. Avant d'aller la rejoindre dans le lit minuscule qu'elle occupait, il fallait se taper l'illuminé qui, debout sur son plumard et trépignant comme un paon névrosé, nous déclamait du Cioran à plein poumon pour que nos rêves soient plus gais, j'imagine. Je n'ai compris que plus tard qu'il avait des vues sur la Michèle en question et que Cioran était surtout une manière de pallier sa trouille de lui mettre la main aux fesses. Comme l'endroit ne manquait pas de jolies filles, et que je peux parfois être d'une abnégation frisant le martyre, j'ai alors jeté mon dévolu sur une Suisso-mexicaine qui jouait aux boules avec une nonchalance admirable. Alors que j'étais perdu dans la contemplation de son postérieur, elle se retourna et me dit avec beaucoup de naturel : « Oui, je sais, j'ai de très belles fesses, je les appelle mes cloches de Pâques. » Ce "je sais" m'a longtemps travaillé, je dois le reconnaître…

Voilà comment on apprenait la musique, dans ces années-là. Il y avait bien déjà (ou encore) quelques petits cons qui nous les brisaient avec leur refus d'aller assister aux cours sur Wagner au motif que c'était un nazi, mais ça ne nous empêchait pas de dormir, ni de baiser. Je garde de cet été le souvenir des odeurs des Revox, du thym, et des savonnettes bon marché qu'on nous avait distribuées pour nous décrasser, et la voix métallique de Boucou, bien sûr, quand il nous disait, joignant le geste à la parole, en parlant de la bande magnétique qu'il ne fallait pas avoir peur de mettre à la poubelle : « Coupez ! Coupez ! Mais coupez, nom de Dieu ! Senza pietà ! »

Quel est le rapport avec Napoléon ? J'avoue que je ne sais plus. Ça me reviendra. Peut-être…

À la fin du stage, je suis passé par Avignon, où je me suis fait casser la gueule par un jaloux, devant la gare SNCF, qui m'a lancé un Solex dans la poire. Je n'avais pas un rond pour rentrer en Haute-Savoie. J'ai donc fait du stop. Pas facile de se faire prendre quand on a le visage en sang, je vous assure. Mais j'ai fini par arriver, vers trois heures du matin, dans la maison familiale désertée car tout le monde était en Corse. J'ai appelé ma Suissesse qui est venue me rejoindre, et nous avons pris des bains en chantant la Veuve Joyeuse et en mangeant des groseilles.

Cioran n'est pas polonais ? Non, et alors ?