mardi 30 novembre 2021

Là où j'en suis


Tant qu'un homme n'est pas mort, on peut dire qu'il n'a pas vécu. Ayant vécu, je suis mort. C'est vérifiable. Je vois bien que le monde se comporte tout à fait comme si je n'existais plus, et même comme si je n'avais jamais existé. C'est en cela que réside ma chance. Il se peut aussi que le monde m'ignore parce que lui et moi ne nous trouvons pas dans le même plan de l'univers (ce que je prends pour le monde ne serait alors qu'un reflet inversé de mon absence). Cette hypothèse est à envisager sérieusement. 

Il m'a donc fallu attendre le trépas pour commencer à raconter la vie que j'ai empruntée pour arriver là où j'en suis. Cette vie — dont personne ne voulait, il faut bien le dire — n'était pas la mienne, mais il a pourtant fallu faire comme si. J'ai su donner le change. Dans ce domaine, au moins, c'est un sans-faute. Même mes plus proches amis ne se sont aperçus de rien. Ils continuent comme si de rien n'était de m'appeler Georges. Georges par-ci, Georges par-là, Georges a fait ci, Georges n'a pas fait ça, Georges aurait dû, Georges a tout raté, Georges était plus ou moins ce qu'il aurait voulu être, Georges pensait que, Georges ne manque à personne… Ils sont persuadés de m'avoir connu et d'avoir croisé une vie, une trajectoire inscrite dans le temps qu'ils appellent une vie, ma vie, une vie qui se serait croisée avec la leur, une vie qui aurait été contaminée et infléchie par la leur. Ils n'en démordent pas : nous nous sommes connus. Nous avons été des amis, des frères, des parents, des cousins, des relations de travail, des amants, des compatriotes, des contemporains. Nous avons interagi, comme ils aiment à le dire. Nous nous sommes parfois disputés, brouillés, détestés, et même aimés, nous nous sommes perdus de vue, puis retrouvés, puis reperdus, nous nous sommes oubliés, entendus, compris, ou méprisés. Bref, nous avons, selon eux, expérimenté ce qui fait qu'une vie humaine est une vie humaine, nous avons échangé des numéros de téléphone, des billets de banque, des gnons, des affects, des pensées, des idées, des sentiments, des souvenirs et des moments, et même quelques fluides et bactéries. Certains vont jusqu'à parler de gènes, mais cela dépasse mes compétences. 

Il paraît que le Georges qui écrit ces lignes aurait eu cinq frères et une sœur (c'est lui qui le pense, ou qui le croit, et c'est ce qui est inscrit dans l'état civil). Dans une autre version de l'histoire, il aurait eu six frères, ou même sept. Laissons ces détails de côté pour le moment. Disons qu'à l'heure où nous parlons il aurait cinq frères, puisque la sœur est morte, ce qui semble indiquer qu'elle aussi a vécu, contrairement aux autres qui ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Auront-ils vécu ? Auront-ils croisé d'autres vies que les leurs ? Nous le saurons bientôt. À ce point de l'histoire, on pourrait se demander aussi s'il doit être fait mention de l'Histoire, ou si nous devons l'ignorer autant qu'elle nous a ignorés. Les romans en général font entrer cette donnée dans leurs équations, mais avec quel bénéfice ? La question se pose. Je dirai seulement pour l'instant que l'Histoire et l'histoire ne sont pas seules à se croiser, qu'il faudrait tenir compte également des bêtes, des paysages, des forêts, des températures et des odeurs, de la qualité des sols et des coucheries de François Hollande. Si rien ne devrait être laissé de côté, il va de soi pourtant qu'on ne pourra pas complètement négliger certaines contraintes techniques ou physiologiques, comme le nombre de pages du volume et la santé du rédacteur. Il faut rester réaliste. 

(J'aimerais manier les guillemets comme on pavoise, comme on porte haut les oriflammes, comme enfin on habille sa maîtresse, j'aimerais citer sans relâche, pour porter ma voix parmi les nombres, j'aimerais me frayer un étroit chemin à travers les ombres et trouver là un peu de la lumière dont l'absence me brûle, j'aimerais ouvrir la bouche pour laisser parler les autres, rapporter, faire écho, laisser entendre, m'instruire enfin dans le bourdonnement infini de la conversation des écrivains, être l'oreille qui se fait bouche, être le mot de passe, la phrase de passage, la fenêtre ouverte sur l'intelligence.) 

Un tableau vivant nécessite des personnages, de la psychologie, des anecdotes, une certaine chronologie (qui peut éventuellement être retournée ou défaite), un rythme, une ou des intrigues, des descriptions, et une composition. Certains ajouteraient une direction, ou un terme, mais c'est précisément ce que nous voudrions éviter, sans savoir si la chose est possible. Ah, j'allais oublier le sens, mais de cela nous ne sommes pas comptables. S'il devait arriver que des lecteurs en trouvent dans ces pages, nous devrions décliner toute responsabilité, et renvoyer ces lecteurs à leur propre désir, ce qui ne devrait pas être très difficile, puisqu'ils ne connaissent que cela. Les lecteurs de romans sont bien trop silencieux. Ils devraient hurler à chaque page. 

On devrait peut-être se demander si le roman est bien le genre qui convient ici, mais j'aime bien ce vocable de "roman", et son grand avantage est de recouvrir aujourd'hui une somme considérable de formes. La cérémonie du roman nous séduit, même quand elle se réduit à un mot imprimé sur une couverture. Les apparences seront avec nous quoi qu'il arrive. 

Mais, me direz-vous : là où j'en suis, où est-ce ? C'est que je ne le sais pas très bien. Les choses ne sont pas si claires. Je suis ici, indubitablement, mais, tout à la fois, je n'y suis pas du tout. Ne croyez pas que j'essaie d'embrouiller volontairement la situation, afin d'échapper à mes responsabilités. Il n'est nullement question de cela, en vérité. C'est même tout le contraire. C'est justement parce que je veux être exact que je dois exposer la situation dans son paradoxe apparent. Écrivant les phrases qui précèdent, je ne peux nier que je suis là, puisqu'il faut être quelque part pour agir, mais tout en moi se révolte dès que j'écris que c'est moi qui écris. Et si ce n'est pas moi qui écris, où suis-je quand ce qui s'écrit ici s'écrit ?

Tout livre doit hurler à son lecteur… Eh bien, hurlons ! Le lecteur se tait, profitons-en pour parler plus fort que lui. C'est dur, de vieillir, vous savez ! Toute une vie pour en arriver là… Vraiment, si on avait su… Toute une vie pour apprendre ce qu'on savait déjà et ce que tout le monde sait dès l'origine. Quel temps perdu ! À chaque fois, recommencer à faire semblant de découvrir… Creuser derrière les apparences, en faisant mine de trouver ce qui est en peine lumière… Nos cris ne font peur à personne car tout le monde crie, nos paroles n'intéressent personne car tout le monde parle en même temps, chacun dans son tunnel. De temps en temps, une femme jouit avec grâce et nous croyons au bon dieu. Ça ne dure pas. On croit écrire une grande histoire, un roman fabuleux, mais nous trouvons dans le journal du matin la même histoire, le même roman, avec plus de détails, et qui semblent plus vraie et plus réussi. À quoi bon ? Alors le hurlement nous reprend. Quand on n'a rien à dire d'important, il faut crier, il faut barbouiller les murs de merde, il faut invectiver, étonner, surprendre, insulter, il faut chanter plus vite que la voix, il faut parler plus loin que le sens. Alors nous convoquerons la saleté, la trahison et le délire, le rire de l'idiot et la beauté ineffable, nous blasphémerons et nous profanerons ce que nous avons de plus précieux, bien sûr, comme à chaque fois que l'autre plonge son pieu dans notre cœur. 

On ne nous a pas appris à aimer. 

(…)

À Jean Quatremaille, fraternellement

dimanche 28 novembre 2021

D'un journal l'autre

Il ne [nous] arrive pas grand-chose (nous avons mangé [de la salade et des betteraves]), de sorte qu’on n’a rien de bien saillant à raconter, si tant est que [notre] vie soit beaucoup plus passionnante le reste du temps. Il n’y a guère que [l'angoisse et le désespoir], pour ne se relâcher point.

Ah si, tout de même. Emmanuel me raconte qu'à l'Oncle Jérôme il avait avoué avoir raté son baccalauréat, ce qui lui a valu une verte réprimande de Tante Glyne, et même une gifle, dans la rue. Heureux homme qui appartient à une époque où il était encore possible de ne pas réussir son bac.

Ce sont de ces petites manies dont sont faites les grandes folies, et les œuvres abondantes.

L'expérience extérieure est réduite à presque rien, mais l'expérience intérieure, elle, est presque indicible. Nous voilà dans de beaux draps, comme disait Céline. 

La peur et l'angoisse, dont ordinairement on ne parle jamais (ou trop littérairement), en ont eu assez d'être les laissées-pour-compte du récit désarticulé qui serpente en ces pages. Car c'est bien d'un récit, qu'il s'agit, contrairement aux apparences. On l'ignorait au commencement, mais les morceaux, tels qu'ils se sont arrangés, à notre insu, dans la trame d'ensemble, ont fini par trouver une place qu'ils n'auraient pu échanger avec aucun autre. Il fallait être patient et écouter le chant des organes. 

Au fond je comprends ceux qui renoncent, ou qui d’emblée sont tout renoncement. 

Que ne donnerait-on pas pour renoncer — car le prix à payer est exorbitant, c'est un fait ? (Je me demande ce que ce serait, exactement, que de renoncer.) Ne sommes-nous pas trompés sur la marchandise ? Comment savoir ? Les publicitaires du renoncement sont très habiles, j'en suis convaincu, et surtout, ils ne se lassent jamais. Pourquoi désirent-ils si fort que nous renoncions ? Eux aussi pourraient se décourager, après tout ! Mais non, il semble bien qu'ils ne se résignent jamais à nous voir poursuivre. Ceux qui ont renoncé ne supportent pas qu'on ne soit pas comme eux.

Une femme marche rapidement dans la rue, en manteau rouge. Elle a les mains dans les poches. Elle voit un couple qui s'embrasse. Ça la remue, dirait-on. Elle n'a pas l'air d'aimer ça. Il faudrait la consoler. Mais arrête de pleurer, voyons ! Dans quel état tu te mets ! C'est ridicule mais elle ne veut pas renoncer. Elle veut aimer et être aimée, la folle. On la prend dans les bras, on la secoue un peu, on lui remonte le moral comme on peut, on la rabroue un peu, aussi, c'est pas sérieux, quand-même, hein. Quoi, qu'est-ce qu'il a de plus que nous, ce gars-là, hein ? Mais rien du tout ma Poulette, rien du tout ! Il a même pas son bac. Et on voit tout de suite qu'il est fauché. Un indigent, comme qui dirait… On laisse choir le mot comme un mégot mouillé et éteint qui nous tomberait du bec. Allez, embrasse-moi et puis c'est fini ! Elle se laisse faire, bien sûr. Allez, viens, on va danser, viens, je te dis. Musique !

Tu vois, il n'y a pas beaucoup d'angoisse, dans mon récit. Ça peut aller, de ce côté-là, non ? Je fais attention au lecteur, moi. Faut pas trop l'effrayer non plus. La femme en manteau rouge dans la nuit parisienne mouillée de pluie, c'était bien. Bonne séquence. Émotion. Mystère. Images. « Ça te plaît, cette musique-là, hein ? Tu peux remuer ton cul… »

Il a l'air jaloux. « C'est pas ça qui vous arrête, vous les bonnes-femmes. Vous êtes de vrais égouts à pattes. » Paf, il lui colle une beigne. Un peu d'action quand-même. Allez, viens danser, qu'une autre lui dit pour le calmer. Ça danse. Musique, toujours !

Ça ne vous donne pas envie de renoncer ? Danser, ç'a toujours été le pire, pour moi. Le comble du comble. À l'époque, je ne connaissais pas le Lysanxia, j'avais le nez collé à la vitre en permanence, et derrière la vitre, les bonnes-femmes se trémoussaient, quelle horreur ! Musique, qu'ils disent. Danse, musique, concert, light-shows, mains au cul, sueur, honte, odeur de chiottes. « J'en ai marre, de ce mec. »

Tu vois qu'il s'en passe, des choses ! Il y avait même des bagarres, le samedi soir, souvent. Je ne rêve pas, Isabelle Huppert a du poil sous les bras. C'était le bon temps. Ils baisent joyeusement ; ils cassent le lit. « Ben quoi, j'ai dormi chez Annie ! » [Fracas]

Une fois qu'elle a bien pleuré et reniflé, il s'attendrit et la pousse doucement vers le lit, la chatte morveuse. Elle va rester quand-même cette nuit, elle partira demain. Il la déshabille doucement, il lui parle gentiment. Elle a les yeux rouges. « Tu vas te reposer. » Retour de la femme en manteau rouge avec des tomates farcies préparées par sa grand-mère. Lacrimosa la reine des douleurs. Ça sent la mort. Alors tu viens pas ? Elle va retrouver l'autre, bien sûr, l'indigent ! Elle est plus blonde que rousse. Ils s'embrassent sans un mot. Il va s'acheter des Gitanes. Se reposer, c'est un truc que les hommes disent aux femmes, ça, tu vas te reposer, quand ils veulent les tenir tranquilles, à leur main. C'est ce que je disais à Isabelle quand elle venait me voir ici le week-end. Repose-toi. Dors. Elle restait couchée, longtemps, pendant que moi je faisais la cuisine ou le ménage ou les courses ou d'autres choses qu'on fait quand les femmes sont couchées là-haut à dormir. Moi aussi j'aime bien dormir. Elle était fatiguée, la pauvre, fatiguée par son travail, par sa vie, et peut-être aussi par elle-même. J'allais la voir, après, elle avait les yeux gonflés, elle était belle, comme ça, encore toute tiède et toute molle, toute parfumée de nuit concentrée. J'aurais pu faire ça mille ans, bien sûr — en compagnie de l'adagio de la neuvième symphonie d'Egon Wellesz ou d'une blanquette de veau, je ne m'ennuyais pas. 

Retour de la femme en manteau rouge. « Tu ne me feras plus jamais l'amour ? » Il ne sait pas. 

 Ils se disent que mieux vaut tenter de vivre à peu près tranquille, et que de toute façon se révolter ne servirait à rien. À en juger par les résultats d’un grand refus, ils n’ont probablement pas tort. 

« Sois pas malheureux ! » Qu'est-ce qu'il peut répondre à ça ? Il se démet. Il repart seul, les mains dans les poches. 

Il n'y a que les morts qui écoutent. C'est très sensible dans les réunions familiales, mais c'est vrai toujours. Il enfonce la porte, elle est étendue sur le sol, près d'une cheminée. Il se penche sur elle, soulève son bras droit qui gît dans une mare de sang. Il la prend dans ses bras, il a beaucoup de force. La tête de la jeune femme pend en arrière, elle a les yeux ouverts. Il regarde son visage, puis il descend l'escalier en la portant. Elle est maintenant allongée sur le marbre de l'autel. On le voit au-dessus d'elle, sa figure tout proche de la sienne (elle a toujours les yeux ouverts), puis il pose son visage sur la poitrine de la morte et l'on entend un cri strident. « Je voulais la rendre à Dieu. »

La musique veut nous rendre à Dieu, les pères veulent nous rendre à Dieu, le soleil veut nous rendre à Dieu, mais la pesanteur de la vie est si forte, si poisseuse, elle nous tire en arrière, elle nous arrime à la terre et à la femme, elle met en nos tripes toute la densité du désir qui s'écoule de nos yeux comme du plomb fondu. Le sang est une colle puissante et brûlante qui nous dicte les pauvres phrases que nous croyons inventer. Nous ne renonçons jamais à nous enfoncer jusqu'au délire dans ses ornières : dans nos draps l'ordure et la grâce se contorsionnent amoureusement. Cela crée beaucoup de jalousie. 

« De tels excès sont d'un autre âge. » La sagesse est le vice des vieillards, lui répond l'abbé. Ils ne s'écoutent pas, c'est impossible. Chacun s'adresse à son abîme propre et la vie des hommes suit son cours. Il ne nous arrive pas grand-chose, hormis les petites manies qui nous arrachent au linceul de l'existence somnambulique. Tu vas te reposer. N'aies pas peur, je suis là, il ne peut rien t'arriver. Je l'entends ronronner dans le Grand Refus de la mort. 

lundi 22 novembre 2021

[ Ì∂†]

[Tout ce que j'écris ici est barré d'avance, et s'efface du même mouvement que je l'écris. Ce qui fait qu'on devient fou, c'est qu'on ne peut ni arrêter ni continuer. Je n'ai personne à qui parler. Dans ces conditions, pourquoi continuer à vivre. À quoi sert de crier, seul dans sa chambre ? Les murs sont trop épais. Tout ça n'aura servi à rien. À rien du tout. Il n'y a rien. Il ne subsiste rien — et il n'y avait rien au départ, c'est le plus cruel. Tout est bâti sur du faux, tu toc, du mensonge, de la bouillie, des mots, des phrases creuses, des grimaces. Tout ce que je dirai sera retenu contre moi, je le sais.]

[Je ne sais pas me faire comprendre. Le désespoir me serre le cœur. Plus j'écris pour essayer de dire ce que je pense moins j'y arrive. Ces trois phrases, je viens de les écrire à un ami très cher, et je les ai retirées avant qu'il puisse les lire. J'ai eu honte de moi. Et aussitôt, le vieux désespoir de l'enfance m'a sauté au visage. On ne peut pas parler. C'est impossible. Personne n'est là, personne ne nous écoute.] 

[Parler, mais à qui ? Il n'y a que les morts qui écoutent. Il n'y a rien, rien que soi et rien qui soit. Si tu n'es pas mort, tu ne m'entends pas. Si je ne suis pas mort, je ne parle pas vraiment. Quel cirque ! Quel asile !]

[Oh, je sais ! Je sais bien que je ne dis rien d'original, allez, et que vous n'entendrez que l'atroce banalité que je suis en train d'énoncer maladroitement. La vérité est qu'il n'y a rien d'autre à dire, et qu'il faut faire semblant de dire autre chose, sans cesse, qu'il faut continuer à faire semblant, pour ne pas s'attirer la haine des vivants. Mais je n'ai plus la force de jouer. Qu'ils me haïssent donc !]

[J'écris, et je vois mes phrases disparaître à mesure que je les écris. Ce n'est pas drôle. Ce n'est pas un écran, sur lequel j'écris, c'est un crâne mou que mes mots traversent. M. me racontait tantôt qu'il avait voulu récupérer un peu de la poussière de son frère jumeau, dans le caveau familial, et qu'il l'avait couchée, cette poussière, sur un mouchoir, pour, plus tard… Ce geste admirable et dérisoire, je le comprends tellement que j'ai l'impression de le reproduire ici à longueur de pages, comme un dément arc-bouté sur son cauchemar. Sable qui vomit la mer — les oiseaux me fuient. Encore un peu de poussière, s'il vous plaît, encore un peu de terre pour mieux m'étouffer. Y a-t-il quelqu'un ici qui ne mente pas, quelqu'un qui ne soit pas conçu dès l'origine pour mentir ? Pauvre fou !]

[Il y a très longtemps — pauvre fou — que je me demande ce que ça fait de sombrer dans la folie. Je n'ai jamais oublié ce soir d'hiver, à Paris, il pleuvait, je revois la chaussée luisante, en face du Théâtre des Champs-Élysées, où j'avais eu la sensation fugace et terrifiante que j'étais en train de devenir fou — c'était il y a quarante-cinq ans. Je pense à Schumann, toujours. Je le vois au bord du Rhin, avec son petit mouchoir blanc. Je pense à Clara, cette salope, qui a eu peur d'aller le voir à l'asile. Mais c'est surtout à lui que je pense toujours, dans ces moments-là. À lui et à Papa. Tous les trois nous nous tenons silencieusement au bord du Rhin, un petit mouchoir blanc à la main. Terreur… Oui, terreur. J'imagine qu'il existe plusieurs façons de perdre la raison, mais la mienne, c'est ce que je dis plus haut. Cette certitude, d'une violence inouïe, qu'il n'existe plus personne sur Terre qui soit en mesure d'entendre ce que j'ai à dire. Aucune échappatoire. Les mots, à peine ont-ils quitté ma bouche, ou ma pensée, ou mon clavier, me reviennent en pleine face. On ne peut même pas se plaindre. De quoi se plaindrait-on ? Le monde « n'habite plus à l'adresse indiquée », c'est tout.]
[Ils ont tous tourné les talons. Ne reste que la nuit et la pluie, l'eau et le noir. Pourtant nous avions eu une famille, jadis, des parents, des amis. Des bras et des mains nous avaient tenu, bercé, caressé, des voix s'étaient adressé à nous, des yeux nous avaient vu, des bouches nous avaient baisé, mais on dirait que tout cela a eu lieu dans un monde et un temps qui n'ont jamais existé ou qui ont été radicalement abolis. Le monde et toutes ses paroles ont été gobés par une bouche géante qui n'a pas voulu de l'incomestible que je suis.]

[J'en suis à ne plus oser écrire ce que j'écris, à ne plus oser penser ce que je pense, à ne plus oser dire ce qui se dit en moi. L'écrire, le penser, le dire, c'est porter à incandescence la pointe du tison qui me brûle les paupières de l'intérieur, c'est donner des clous pour me crucifier, c'est me pousser vers le gouffre cellulaire. Mes viscères sont retournées, à vif, ce n'est plus avec mes yeux et mes oreilles que je perçois le monde, mais avec le tissu conjonctif, avec les épithéliums, avec les lames basales ; je ne pense qu'avec l'escalator mucociliaire, avec le péritoine, je ne rêve qu'à travers mon gel turgescent amorphe. Ce n'est pas ma faute : si je vous parle chinois, c'est que vous êtes encore à distance de la substance fondamentale et que la compaction n'a pas encore affecté vos membranes séreuses, ignorants béats de l'apocalypse somatique que vous êtes.]

[À quel moment et pourquoi mes pensées se sont elles transportées dans mes poumons ? À quel moment et pourquoi mes idées ont-elles quitté la substance grise pour aller se loger dans mon diaphragme et dans mon pharynx — ces idées et ces pensées qui se percutent sans cesse à une vitesse folle, qui s'agacent mutuellement, qui rebondissent les unes contre les autres, dès que j'ouvre un livre, regarde un film, et dont l'enchaînement est aussi fou qu'une réaction atomique incontrôlable ? Mon cœur est en train de fondre car le présent est trop chaud. Il y a là une présence qui est trop présente, qui prend trop de place, qui chasse l'air de mes poumons.]

[Ces idiots de médecins parlent de fonctions cérébrales. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. Il n'y a pas de fonction cérébrale, rien n'est fonctionnel, là-dedans. Il n'y a pas un chef d'orchestre qui distribue des tâches qui seraient effectuées dans des bureaux ou des ateliers. Tout communique, tout est interdépendant, tout est relié. La Voix se diffracte contre d'invisibles parois ; ses échos transpercent les matières les plus résistantes ; elle est plus intense à l'arrivée qu'au départ ; la caverne est surpeuplée ; mille paires d'yeux rutilent dans l'obscurité ; le sang coule comme de l'acier fondu ; la peur bande.]

[Il n'y a que les morts qui écoutent.] 

(J'écris entre crochets car j'espère que mes phrases ne seront pas lues par celui qui en moi a pris le contrôle de mon souffle. Il faudrait lui échapper, mais il voit tout, il entend tout, le Salaud.)

samedi 20 novembre 2021

BONJOUR, d'abord ! Eh !

 « Par de fréquentes anatomies, tu iras à la découverte de cet autre monde qu'est l'homme. »

Il s'est endormi devant la télévision. Quand il se réveille, il voit cette fille qui le regarde. Elle est assise sur un canapé, comme lui, et semble le regarder. Il la regarde. Elle ne bouge pas. Elle fixe la caméra. (La caméra ou l'écran ?) Elle semble attendre quelque chose. Il se surprend à dire : « Eh ? » Elle répond : « Eh ! » Il éteint la télé.

Bonjour ! BONJOUR ! BONJOUR d'abord, qu'il fait, l'autre ! Il y tient, à son bonjour. L'autre autre l'avait précédé dans l'émission, bien entendu : « Bonjour ! » Et Finkielkraut s'était cru obligé (comment faire autrement ?) de lui répondre « Bonjour ! ». Ils se bonjournent, tous. Ils s'entrebonjourisent de concert. Ils ne peuvent pas survivre sans ça. Eh ! Bonjour, d'abord ! Je dis bonjour à la fille qui est de l'autre côté de l'écran, mais elle me regarde avec un sourire narquois, la conne. Il faudrait anatomiser ce bonjour petit-bourgeois, voir ce qu'il a dans le ventre, mais j'ai peur que ça pue la déjection, que ça putréfacte grave. Alors je me contente de les regarder s'entrebonjouriser comme des adjudants, les adjudants putréfactorisés d'une armée étrangère qui occupe mon sol. Ils ont leur langue, quoi de plus naturel, en somme ! Chacun son truc. Nous nous regardons, de chaque côté d'un écran immaculé que chacun fait semblant de ne pas voir. Me rappelle les peep-shows… Filles, garçons, mères, infirmières, garçons d'écurie, septuagénaires sous Lexomil, tous ils veulent me dire « Bonjour » et ils y tiennent, les salauds. Sans ce viatique, ils ont l'impression d'être nus comme des vers, ils ont l'impression qu'on ne les voit pas, qu'on va par mégarde mettre le pied sur leur foie ou leur pancréas. Écrivains, qu'ils sont, paraît-il. Eh bien même un écrivain dit « Bonjour ! » quand on l'invite à parler de son livre. J'imagine que les nouveaux-nés d'aujourd'hui, quand ils sortent du vagin de leur mère, disent aussi : « BONJOUR ! » avant même de se mettre à hurler, je ne sais pas, je ne vais pas dans les maternités. Et les défunts, quand ils arrivent devant saint Pierre, ils lui disent « Bonjour, d'abord ! », à saint Pierre ? 

Moi je ne peux pas éteindre la télé. Je suis branché dessus H-24, moi. Moi et vous ! Je parle de l'Hyper-Télé, bien sûr, je parle de ce Machin qui n'arrête jamais de nous perfuser, jour après jour, heure après heure, qui ne nous quitte jamais de l'œil, et qui, même dans la douleur et l'exténuation, vient nous dire comment nous devons réagir, ce que nous devons ressentir. Je vois son œil pulsatile même dans la nuit noire. Il est là et il observe. Il ne dort pas, jamais. Il a les mots, les phrases, il a toutes les clefs. On peut compter sur lui. C'est le roi-secret qui dicte sa loi à Dieu. N'a peur de rien, ce serpent-capitaine. Oh, j'ai essayé, de me débrancher, figurez-vous, j'ai tenté le coup, mais même dans l'hyper-solitude, je l'entends, ce « Bonjour d'abord ! » qui me rappelle à l'ordre. Faites l'essai, si vous ne me croyez pas, déboulez chez votre voisin de réseau-social sans lui dire « Bonjour » et vous allez voir… Vous m'en direz des nouvelles ! Je sais pas. Qu'ont-ils à l'intérieur, ces Bonjourisés d'abord ? Si on les scalpelisait en coupes, on trouverait quoi, des chansons, du boudin, des épisodes de Plus belle la vie, des carburateurs double-corps, des frites-mayo, des diplômes ? Qu'ont-ils entre le sternum et le coccyx, entre le voile du palais et la glande pituitaire, les programmes de France-Cul, la voix d'Arnaud Laporte, les ménisques de Laure Adler ? J'ai envie de les insulter mais ce serait insulter la terre entière, n'est-ce pas ! J'ai déjà assez d'ennuis comme ça… « Qui sont Laure et Clément, Maria Pourchet, et comment caractériser leur amour ? — Bonjour ! » « Alors Abel Quentin, à vous d'intervenir, que pensez-vous… — Bonjour, d'abord ! » Tellement urgent, tellement important, ce Bonjour !, qu'il faut couper la parole à Finkielkraut pour le placer, vite vite vite ! Ça le brûle, ça le démange. Avant de penser, il lui faut bonjouriser en urgence. On dirait que le souffle va leur manquer, sans cette main sur le col de l'autre pour lui souhaiter le jour bon.


lundi 15 novembre 2021

Sieste et lingots

Nous étions confiants. La parole et les gestes qui s'échangeaient là restaient parmi nous, dans la fosse où nous étions plongés et confits dans une sorte de marmite sous-marine sans lien avec la surface active du monde. Ça ne durait pas, bien sûr, mais alors nous nous mouvions dans un absolu indiscutable. Les quelques phrases qui se prononçaient remuaient lentement des tonnes d'eau lourde. Elles mettaient du temps à prendre forme. C'était d'abord des sons, des syllabes, des mots, qui remontaient à la surface de la réalité comme de grosses bulles pleines d'indifférence. Nous n'étions pas pressés de les comprendre. Nous nous agitions au ralenti.

De bagout je suis totalement dépourvu, comme Laura le faisait observer. Comme tous les estropiés du verbe, j'ai aimé fabriquer des phrases. C'est là que j'entasse mon bien. Depuis longtemps, je les amassais, les mots et les phrases, et je savais qu'un jour j'allais pouvoir les dépenser comme un nouveau riche incontinent. 

C'est curieux, tout de même. Il me semble que les lumbagos devraient frapper ceux qui possèdent des lingots. Ça leur pèse sur le dos, tout cet or planqué sous eux, ça leur tire sur les lombes. Or, des lingots, moi je n'en ai pas un seul, et j'ai quand-même mal au dos : c'est une des choses qui me font dire que je me suis mal débrouillé dans la vie. Il y en a qui entassent les œuvres d'art, les fourrures, la vaisselle fine et les voitures de luxe, moi j'ai entassé des paroles non dites, ravalées, couchées dans les mêmes draps que mes cauchemars, même pas pensées, la plupart du temps. Il arrive que je me réveille en sursaut la nuit, et que mes membres soient agités de secousses verbeuses. 

« Penser ne fait pas seulement appel à l'intelligence et à la profondeur, mais avant tout au courage ». Il y a du courage, oui, pour construire une phrase qui survit plus de deux heures, qui répond à plus de deux phrases écrites ou prononcées, et qui donne du sens à plus de deux vies humaines. Une phrase peut tirer sur les nerfs, mais elle peut aussi calmer une rage de dents. Le style est capable de débusquer le mal, là où il est silencieux, où il se roule vicieusement en tumeur. Les phrases, pure dépense, sont à couteaux tirés avec l'or amassé, la monnaie du discours combat l'amoncellement… Laura massée, trésor fumant, est à coup sûr tôt tirée, mais par quelle main invisible ? Ça commence à l'enfance, toujours ; il faut voir ça. 

Papa avait planqué son or en Suisse. René le savait, puisqu'il l'avait aidé à passer la frontière. René débonnaire mafieux jovial et sa R16 si authentiquement française, accompagné de sa Jeanne flamboyante et française, avait passé les frontières les doigts dans le nez avec son frère, sans doute, mon père. Imaginez les trois Français bien inspirés, sages, avec leurs mines de paysans conspirateurs. Et Maman le savait, ou le supputait, sans être sûre. On ne la mettait pas dans la confidence. René tirait sur sa Gitane en souriant, sur les départementales, la femme était à l'arrière. On regardait le paysage. On préparait l'avenir. 

Laura me gardait, silencieuse et maussade vigie qui ne s'entendait qu'avec Laïka, la chienne fauve, et durant mes siestes se servait un verre en douce. Emmanuel venait y mettre la main, descendu du galetas quand je faisais semblant de dormir. Laura était moins allongée que moi quand le frère, le plus grand, le plus artiste et le plus sournois, venait perdre ses longs doigts au plus près du buisson ardent, ayant un instant délaissé sa guitare pour des accords moins étudiés, remuant une poisseuse lumière dans la dorure des cuisses, tandis qu'elle, assise et rêveuse, le bras amolli, lasse et méprisante, portait lentement le petit verre à ses lèvres, une jambe trop largement découverte par-dessus le bras du fauteuil. Sa mollesse traumatisante m'a fait longtemps croire que les vraies femmes se reconnaissaient à cette souveraine absence de tenue. 

J'écoutais, affolé et dévot. Les sons étaient suspendus, moites, épais comme une glaire ondulée qui venait s'interposer entre le divan et mon visage. Les odeurs du drap me tournaient les sens autant que si j'avais eu mon museau entre ses seins. J'étais sonné, béat, plus immobile qu'un mort. « Cet enfant est-il passé ? » disait drôlement l'alanguie de sa voix traînante, sans obtenir la moindre réponse du virtuose aux doigts attendris. J'imagine qu'elle me regardait, quand il ne se laissait pas distraire par des questions aussi vaines. « Le petit est toujours silencieux. Il a perdu sa langue ? Il fait dodo, Jojo ? » Elle ne voyait que mon dos, mais elle savait bien, elle, de quelle vie perpendiculaire j'étais remué, tandis que l'après-midi avançait en nous. L'éternel présent poussait en notre trio sa longue pointe morne. On aurait pu durer mille ans.

Au jardin parlaient la mère et sa sœur. Elle se faisaient peu de confidences, mais l'aînée était venue de Paris avec des idées et des paroles pour remettre la cadette dans le droit chemin, dans la tranquillité de la vie partagée, dans ce qu'on est censé désirer, si l'on n'a pas le regard qui s'affole. (Une mère n'est pas seulement mère, ni épouse, et il arrive qu'elle perde le nord, par moments, à cause du sentiment d'irréalité qui la prend quand elle se met à voir sa vie avec les yeux de l'enfant qu'elle est encore.) Elle était pourtant solide, celle que le père appelait l'Hercynienne. C'est elle, bien sûr, qui tenait tout l'édifice. Hormis les sept siens, les hommes n'étaient que ces enfants qu'elle n'aurait jamais, qui avaient poussé par hasard dans un monde parallèle qui ne la concernait pas. Ce sont les autres femmes, par les miasmes purulents que toutes elles laissent derrière elles, qui avaient introduit cette irrégularité dans le regard que ma mère portait sur son office. Mais c'était affaire de quelques jours, et les choses rentreraient dans l'ordre, comme à chaque fois que la structure avait été troublée. 

(…)

dimanche 14 novembre 2021

Cervelle de boue


 

Vous êtes épuisé. Vous êtes allé au bout de vos forces. Il faut patienter. Un bon remède, la patience ! Reposez-vous sur moi. Je suis votre ami. Je vous aime tendrement. 

Je n'ai pas d'ami. 

Repose-toi. [Il allonge son ami sur le talus.] Je t'ai bien cherché. Bien chassé. Le baiser d'un ami. Ne t'effraie pas pour si peu. J'en ai baisé d'autres. Beaucoup d'autres. Tu veux que je te dise ? Je vous baise tous. Vous me portez dans votre chair. Aucun de vous ne m'échappe. 

Reste dans ton entêtement stupide. Si tu savais le sort que te réserve ton maître… Nous seuls ne sommes pas dupes de Son amour ou de Sa haine. Nous avons choisi Sa haine. Mais pourquoi t'éclairer là-dessus, cervelle de boue. Chien couchant. Bête soumise. Je ne te crains pas, toi et tes prières !

Retire-toi, Satan.

Comme tout le monde, tu ne saisis qu'une seule pensée à la fois. Vous ne vous voyez que comme énigme

Vois. VOIS. Ici c'est l'ensemble et le détail de tes pensées. Le réseau infini qui les relie entre elles. Tu connais toute ta vie. 

Va t'en, Satan.

Quel homme es-tu pour refuser pareille vision ?

Je ne veux pas me connaître de cette façon.

j’écris — je penserai après. 

Ce pauvre C. n’est jamais si bête (et il est d’un crétinisme abyssal, malgré son intelligence) que lorsqu’il dit : mon bouquin…, mon bouquin…, c’est c’que j’explique dans mon bouquin… 

Il dit : « Certaines voix sont bêtes, et on pourrait s’arrêter là. » Chien couchant, bête soumise. Penser, c'est s'écarter de soi-même. Ils connaissent trop leur propre vie : la boue dans leur cervelle. Ils ne se voient même pas comme des énigmes. Une seule pensée à la fois, alors même que leur langue part dans tous les sens, comme une bête traquée. Ils n'ont pas le temps de patienter, ils sont assis sur le siège éjectable de la syntaxe, entre deux extases extorquées au désespoir. Satan, logé dans leurs intestins, les pousse à être eux-mêmes, à tout connaître de leur propre vie. Sa morsure suave leur est un baiser : le rideau s'ouvre sur un festin d'immondices. Les maîtres se toisent du regard, au profond de la chair, énigmes doucereuses pétries de haine très calme, sereine.

Que je vive un jour ou vingt ans, je devrai t'arracher ton secret. Je te l'arracherai même s'il faut que je te suive. Je ne te crains pas.

Cette nuit, une grâce t'a été faite. Il faudra la payer cher.

Ta curiosité t'a redonné à moi. Comme tu t'es vu toi-même, tu verras quelques autres. Je t'ai bercé. Combien de fois encore tu vas me dorloter, en croyant dorloter l'Autre ? Tel est sur toi le signe de ma haine. 

Je ne peux pas dormir, la nuit. 

Une seule pensée à la fois, je vous prie. N'allons pas de ce côté-là, c'est préférable. Ma langue est pauvre. Je ne suis pas serein. En moi il agite ses ardeurs de pastiche, bien que je ne reconnaisse rien de ma vie. Autrefois, je fus indien, stalactite, berceau de glaise, et je n'avais pas à l'intérieur de moi toute cette sale nuit qui obstrue ma gorge. 

Qu'est-ce qui vous prend, vous, un saint homme de Dieu, de vous cacher au coin des haies pour surprendre les filles ? Vous n'aimez pas la plaisanterie ?

Elle le regarde : « Nous n'avons pas grand-chose à nous dire. » Vient-elle de quitter son amant ? Vite, il faut rentrer avant l'aube. Son sourire de bête. Meurtrière gracieuse, elle n'est pas du genre à patienter. Il lui dit : « J'ai fait un long détour pour vous rencontrer, un très long détour. » Entend-elle ? Dans une autre vie, on aurait répondu que oui, bien sûr qu'elle entendait. Mais ce qu'elle fait de cette parole… C'est la mort qui parle. L'Énigme sourde et muette. Le Corps supplicié qui resplendit, tel un morceau de radium abandonné à la nuit. « En vous voyant, j'ai vu Dieu dans votre cœur. » Ce n'est pas une plaisanterie : la foi dépasse la chimie. Elle a vécu comme une enfant, jusqu'à présent. Il a pitié d'elle. « Et quand on se lève pour Le maudire, c'est encore Lui qui nous soutient. » Il voit en elle le signe de la haine, une haine qu'elle a cru éviter par le rire et l'étude. Il l'aime tendrement. Il lui dit : « Je vous VOIS, maintenant. » Sa cervelle de boue, il la porte dans sa chair. Il l'entend crier, quand elle ferme les yeux. Il sait bien qu'elle se réfugiera dans les bras des puissants. Elle rentrera avant l'aube, après le plaisir, pour retrouver le Père. Comment lui en vouloir ? Sa curiosité l'a clouée au sol, comme une chouette sur une porte. Ce n'est pas la peine de la condamner. Bête soumise, elle a parfois des convulsions de liberté, mais ça ne dure pas. Sa patience a des limites. 

mardi 9 novembre 2021

Douche froide

Depuis six mois, je prends une douche froide chaque matin. Ça remplace le café. Autant cette pratique était facile, aux beaux jours, autant, la froidure venue, elle devient pénible. Prendre une douche froide, quand la température dans la maison ne dépasse pas 13°, et que l'eau est aux alentours de 10°, c'est brutal. 

Dans la première minute, c'est une commotion, une secousse cruelle, on a du mal à respirer, le cœur cogne très fort, on a l'impression d'être martyrisé, battu, de recevoir des coups, et l'on pense que c'est folie, que c'est la dernière fois qu'on s'inflige ça. 

Et puis arrive ce moment prodigieux, toujours surprenant, où la douleur se transforme en plaisir, où le corps modifie sa réponse, et se met à digérer le froid, à l'absorber, à le retourner. D'ennemi qu'il était, il en a fait un allié viscéral. Alors ce ne sont plus des coups sur la carcasse, mais de l'eau qui coule sur la peau. Quelque chose s'est transformé, s'est inversé. L'être reprend le dessus, et l'on peut rester deux ou trois minutes, sans souffrir. Une forme de joie intense et profonde se manifeste. 

Mais le meilleur moment est celui où la douche prend fin. Alors on perçoit très directement la forge (et la force) merveilleuse qui est en nous, travaillant à plein rendement, et l'on peut rester ainsi, nu, un long moment, sans avoir froid ; la chaleur vient de l'intérieur et irradie jusqu'aux extrémités. 

Toutes sortes d'émotions jaillissent en nous au contact de l'eau, à condition qu'elle ne soit pas tiède. L'eau, c'est comme la vie : la tiédeur est l'ennemi mortel. À bas les douches sympa ! 

dimanche 7 novembre 2021

Divisi


Encore une nuit affreuse. Combien de nuits affreuses comme celle-ci serai-je capable de supporter ? À chaque fois la pensée me vient que c'est la dernière. Il n'est pas possible d'endurer ça deux fois de suite. L'étouffement est ma crainte suprême, depuis que je me suis noyé, en Corse, quand j'avais une vingtaine d'années. Je ne conçois pas de mort plus atroce que celle d'être privé d'air pour respirer. Mais l'étouffement se conjugue, de manière extrêmement vicieuse, avec la privation de sommeil. En réalité, celui-là ne survient que lorsque je tombe dans le sommeil, et m'en tire avec une sensation de suffocation terrifiante. Les tuyaux sont bouchés. Ça ne passe pas. La mort est là, qui dit : STOP. Ensuite, éveillé, épouvanté, on ne sait que faire. La seule idée qui vienne est de se jeter par la fenêtre et l'on se maudit de vivre dans une maison qui n'a qu'un étage. Je comprends pourquoi Houellebecq habite dans une tour du XIIIe arrondissement. Il est si simple d'en finir, alors. Cela ne demande que d'ouvrir une fenêtre. Boulez aussi habitait très haut dans le ciel, à Paris. Dans des moments tels que ceux-là, il faut que la mort arrive très vite. Le suicide aux barbituriques est impraticable, car il doit être programmé

Il y a quinze ans que je ne compose plus. Mes dernières compositions étaient électroacoustiques, mais la seule musique qui me donne encore envie de m'asseoir à une table est celle qu'on couche sur du papier rayé. Depuis plus de dix ans, j'ai en tête une partition d'orchestre que je n'ai jamais commencée, à cause de la certitude que la musique ne fait plus partie de ma vie — plus sous une force active, en tout cas. J'ai laissé la musique envahir ma vie d'une autre manière, plus insidieuse, plus effrayante et plus définitive. Et c'est comme si la musique, sous cette forme-là, avait jeté sur la musique (concrète, instrumentale, en actes) un grand manteau noir qui rend celle-là impossible. La partition dont je parle s'intitulerait "Écran" ou "Masque" ou "Paravent", ou encore "Seuils". Il s'agit d'une musique qui fait apparaître ou disparaitre des harmonies, à travers un tissu extrêmement serré et opaque, qui, peu à peu, se déchire, ou au contraire se reforme. L'écriture des cordes est en divisi, ce qui signifie que chaque instrumentiste parmi les violons, les altos, les violoncelles et les contrebasses, a une partie en propre. De cette manière on peut obtenir plus de soixante sons simultanés différents dans la masse des cordes d'un orchestre symphonique, et encore plus dans un orchestre philharmonique. Ce phénomène du divisi, de l'écriture divisée, me terrifie, et c'est cette terreur liée à la musique, que cette partition chercherait à provoquer, ou à reproduire. Dans toute musique, il y a l'apparent et le caché, et les compositeurs jouent sans cesse de ce qui sépare ou réunit ces deux ordres. Plus l'on multiplie les sons, plus il est simple de masquer les phénomènes sonores, que ceux-là soient du domaine de la mélodie, de l'harmonie, ou du rythme, de les rendre si difficiles à distinguer que l'auditeur a la sensation de passer à côté. Il sent que quelque chose est là, mais il n'y a pas accès. C'est une manière de faire apparaître le négatif, de montrer qu'on cache, un peu à la manière de ces rêves dont on sent bien qu'on n'atteint jamais à leur vérité. Tout, alors, est dans la transition, dans le passage de l'apparent au secret, du voilé au révélé, du clair à l'obscur, du su à l'insu. Ce sont les moments où l'on passe d'un état à l'autre qui deviennent des révélations ou au contraire des offuscations. À quoi tient l'angoisse de vivre, sinon à ces moments où le soleil cesse de nous éclairer… Savoir que la vie est là (simple et tranquille), mais que, tout à coup, on cesse de pouvoir y participer, que notre corps a rompu ses liens avec elle, que l'air ne remplit plus nos poumons, que nous sommes divisés (retirés) de la masse chantante (et harmonique) des vivants. Passer à côté de la vie… 

J'ai été profondément marqué, quand je l'ai découverte, il y a près de quarante ans, par une œuvre de Richard Strauss intitulée les Métamorphoses. Cette œuvre est écrite pour 23 cordes solistes (5 quatuors à cordes et trois contrebasses). Strauss a composé cette pièce au soir de sa vie, alors qu'il était déjà octogénaire. Elle fut créée le 25 janvier 1946 sous la direction de Paul Sacher, à la tête du Collegium Musicum de Zurich. La destruction d'une partie de son pays l'avait bouleversé, et l'un des thèmes de l'œuvre est une citation de la marche funèbre de l'Héroïque de Beethoven, la symphonie des symphonies. Je crois bien qu'aucune musique ne me bouleverse à ce point. Le désespoir de Strauss pénètre en moi en 23 points différents simultanément : l'effet est prodigieux. Aucune issue ! Il faut absolument citer les vers de Goethe que le compositeur connaissaient bien, puisqu'ils les avaient mis en musique dans une œuvre, un chœur mixte, commencée au même moment :

Personne ne se connaîtra soi-même,
ne se séparera de son moi propre ;
Qu'il essaie chaque jour,
De savoir enfin clairement,
Ce qu'il est et ce qu'il était,
Ce qu'il peut et ce qu'il désire.

Personne ne se connaîtra soi-même… Il faut entendre ce que cela peut signifier, charnellement, dans une vie qui se termine ! Ne pas pouvoir « se [séparer] de son moi propre », ne pas être en mesure de se voir véritablement du dehors, rester prisonnier de soi-même, c'est la Défaite ultime, c'est l'enfouissement dans les ténèbres, après qu'on a cru connaître la lumière de la vie. Quoi qu'on fasse, on en viendra là, à l'étouffement de la raison. La clarté n'est que transitoire. L'homme vit non pas dans la clandestinité, mais dans la furtivité. Tous autant que nous sommes nous passons sous le radar de l'autre, impuissant à nous trouver, dans la nuit de l'être. Personne ne se connaîtra soi-même parce que personne ne connaît autrui. Les corps se frôlent mais ne se touchent pas. C'est la raison pour laquelle la sexualité est à la fois si émouvante et si décevante : elle nous donne l'illusion, un instant, d'être à l'intérieur de l'autre, et que l'autre est à l'intérieur de nous, et cette sensation, si enivrante et toujours déçue, nous fait un instant entrevoir le paradis, ce lieu du monde qui se referme dès qu'on l'approche. Quand Orphée se retourne sur Eurydice, il la perd définitivement. Se retourner sur celle qu'on aime, c'est pourtant la définition de l'amour. Qui n'est pas happé par le séjour des morts ? Pourquoi ai-je aimé ? Pourquoi ai-je cru être en mesure de connaître celle que j'aimais ? 

À côté — ou en face — de la partition des Métamorphoses, il y a les Atmosphères, de György Ligeti (1961). Il y a deux manières d'abolir la consonance : par la raréfaction ou par la surabondance. À l'inverse d'un Webern, Ligeti fait le choix de la pléthore. Là encore, un divisi extrême. C'est une couleur sans trait qui se répand dans l'être et le dissout, le suffoque. Ce n'est pas pour rien que Stanley Kubrick a utilisé cette musique, en 1968, dans son film 2001: Une odyssée de l'espace. Dans l'espace il n'y a ni atmosphère ni gravité, et si des hommes peuvent malgré tout y respirer et s'y tenir debout, c'est grâce à des aménagements artificiels. Rien ici n'est prévu pour eux. Il n'y a ni haut ni bas, ni temps ni direction, le sens est alors radicalement autre, inhumain, au sens propre. Il n'y a que des couleurs qui se croisent dans le vide, et la vie, au sens où nous l'entendons, semble absente. Difficile pour moi d'écouter cette musique sans ressentir un profond malaise. Ce que montre cette œuvre, c'est qu'une texture sonore extrêmement dense (trop) plonge l'auditeur dans un sentiment de panique absolue, car la densité de la texture produit paradoxalement l'effet du vide. Plus rien à quoi se raccrocher. Tout vacille en permanence. C'est inhabitable : le contraire d'une demeure. Les hommes ont besoin de gravité, sinon ils sont perdus. C'est Dieu qui leur a donné le sentiment de la gravité, qui les a reliés à la Terre, qui les a mis debout. De gisants, il en a fait des dressés — mais aussi des séparés. Si l'amour existe, c'est parce que nous sommes distincts les uns des autres. L'amour n'a plus aucun sens, dans un monde indistinct, où tous les corps seraient non plus contigus mais fondus les uns dans les autres. Pour aimer il faut désirer rejoindre celui dont nous sommes séparés, c'est un mouvement. Dieu a créé l'amour et la gravité pour la même raison : pour que le monde tienne debout et pour qu'une force relie les hommes entre eux sans les confondre. Nous aurons bien assez de temps, dans l'infini, pour rester allongés et indistincts, confondus dans le temps aboli. Je serai toi, tu seras moi, plus personne ne pourra dire "je", et même le souvenir du moi sera effacé : nous aurons cessé d'être divisés. Nous serons immobiles et insensés, comme la musique de Ligeti. 

samedi 6 novembre 2021

Savoie

Tous ils trouvent ça normal : avancer parmi la foule d'une exposition, se tenir droit sur leurs jambes, dans leurs costumes, dans leurs manteaux. On les voit saluer des amis, serrer des mains, en continuant d'avancer. Ils ont des amis, ils connaissent ces gens qu'ils saluent, qu'ils embrassent, parfois, ils sont connus d'eux, et ils avancent toujours, ils marchent tranquillement, comme si marcher dans une exposition était la chose la plus naturelle du monde, comme si se tenir sur ses jambes, debout, était une chose naturelle, dont il n'y avait rien à dire. 

J'ai mis un scotch en forme de croix sur mes lèvres et je regarde un film sur l'ordinateur. 

Ils sont debout. Ils ne perdent pas l'équilibre, ils ne tombent pas sur le flanc, ni dans les bras de leurs amis, ils ne s'affaissent pas soudainement contre un mur, rien de tout cela n'arrive, tout va bien, la manifestation se déroule normalement, sans incident. 

Je regarde la scène qui m'étonne et me trouble. Je m'étonne que personne ne s'étonne, que tout le monde fasse comme si tout cela était naturel, indiscutable, irréfutable, comme si les choses ne pouvaient pas se dérouler autrement, comme si le dénouement d'une telle scène était compris dans chaque geste, dans chaque moment de la soirée, comme si rien ne pouvait troubler l'ordre tranquille des choses, comme si l'événement n'existait pas — et le temps, finalement, si peu. 

Le mari pose la main à plat sur le dos de la femme qui avance d'un pas mesuré, ample, vers un des tableaux ; il accompagne ainsi le mouvement du corps de sa femme, il va du même pas, à la même allure, ils avancent au même rythme, comme s'ils n'en connaissaient pas d'autres. Ils ne sont pas pressés. Ils ne vont pas mourir ; ils ne mourront jamais. Ils sont debout, à la différence des morts. Ils vont. Ils sont. Ils vont parler, manger, serrer des mains, se laver les mains, ils vont aller aux toilettes, ils vont se dire des choses, agréables ou désagréables, ils vont aimer et mépriser, ils vont mentir, ils vont rentrer chez eux, se déshabiller, prendre un bain, enfiler un pyjama, lire un livre, ou regarder un film à la télé avant de s'endormir. Même couchés, ils sont debout dans leur vie. Ils ont trouvé un équilibre. Ils savent où ils vont. Ils savent à quoi s'attendre, le plan de leur vie sous leurs yeux. Leur appartement ne les surprend pas, ni la salle de bains, ni la table de la cuisine, ni les odeurs, dans la chambre. Même couchés, la plante de leurs pieds est bien agrippée au monde et leurs mains ne font pas de mouvements désordonnés, ils ne se précipitent pas soudainement sur le balcon (car ils ont un balcon) à moitié nus comme des déments. 

J'aurais dû me raser, avant de coller ce sparadrap sur ma bouche. Hier-soir, couché, j'ai parlé longuement au téléphone avec une jeune femme. Elle avait une jolie voix, aiguë, fine, et douce. Elle parlait un peu vite, quand elle parlait, mais elle écoutait avec attention, avec beaucoup d'attention, m'a-t-il semblé, et j'en avais les larmes aux yeux. À deux reprises, il y eut un silence, un très long silence. J'ai cru que la communication était coupée, mais non, elle ne l'était pas. Je ne sais pas ce qu'elle a pensé, silencieuse. Peut-être ne pensait-elle à rien. Mais elle était là, à l'autre bout du fil, qui n'est plus un fil, et elle écoutait toujours. J'aurais voulu que ce moment dure longtemps. Était-elle debout, assise, couchée ? Je l'ignore. Je n'ai pas posé ce genre de questions. Je crois que j'ai beaucoup parlé. Trop, peut-être. Cela m'arrive si rarement, de parler, d'être écouté. Si rarement.

J'entends le pays qui se tait, le pays d'où je viens, la Savoie. Sa voix s'est tue. Je suis resté trop longtemps seul avec cette voix silencieuse. J'écoute, et c'est le temps que j'entends, le temps solidifié, le temps figé. Les fibres de mon passé, je les sens encore dans mes entrailles, elles me tirent vers l'abîme. Il y a longtemps que je ne suis plus debout. Obliquement, je flotte entre la vie et la mort, parmi les lâches. Mon équilibre est précaire, c'est le moins qu'on puisse dire. Le rêve me gouverne.  

vendredi 5 novembre 2021

Apnée

Il y avait de la musique dans l'air et cette musique évoquait Schubert. Le temps était merveilleusement beau, merveilleusement clair, nous étions en calèche, Jacques et moi, et j'étais d'excellente humeur, à ses côtés, tandis que nous traversions un Paris somptueux. Nous nous entendions si bien ! L'audition des élèves, un peu plus tôt, s'était très bien passée, j'avais trouvé qu'il y avait d'excellentes choses, qu'ils jouaient bien, et que tous avaient du plaisir à jouer. Je respire à peins poumons. Bleus, jaunes, ors, me traversent ; le temps est léger et accueillant. 

Il y a même du soleil, aujourd'hui, qui entre par la fenêtre grand ouverte et me chauffe le visage. Au loin, un avion et un camion dans une phrase sans verbe. 


mercredi 3 novembre 2021

Avant le demi-tour


« Je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour. »

Elle m'avait dit : « J'espère que son avion va tomber ». L'avion de son mari. 

Dans l'Ombre du soupçon, avec Harrison Ford et Kristin Scott Thomas, celui-là dit à celle-ci : « Je vais te poser une question brutale. Es-tu heureuse que l'avion soit tombé ? » Est-ce qu'il a vraiment parlé ainsi ? Je ne suis pas sûr. Il faudrait que je regarde à nouveau. Est-ce qu'elle a vraiment dit « J'espère que son avion va tomber » ? Oui, elle a vraiment dit ça. Et moi, couillon, je l'ai engueulée de parler comme ça. Ça ne se fait pas, j'ai dû dire, ou un truc comme ça, ou alors, peut-être, tu vas regretter de m'avoir dit ça. 

Est-ce qu'elle s'est dit  « je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour », le premier soir, quand elle a fait deux cent cinquante kilomètres en voiture pour venir me voir, le 14 septembre ? Non, non, sûrement pas, je ne crois pas qu'elle se soit dit ça. Sa détermination était entière. Le père de Kristin Scott Thomas était pilote de la Navy, comme celui d'Isabelle était pilote de chasse — ce père dont elle était si fière, et dont, un jour (elle était en train de conduire, seule sur l'autoroute, elle revenait d'une escapade en Normandie — encore une fois, elle était allée rejoindre un homme, loin de chez elle), elle m'a dit que pas un des hommes qu'elle a connus ne pouvaient rivaliser avec lui. Moi non plus, donc…

Qu'elle est belle, Kristin Scott Thomas, quand elle dit : « Personne ne sait plus qui je suis, maintenant », quand elle rejoint Harrison Ford dans sa retraite. Elle ajoute : « Non, personne ne sait à quel point il m'est facile de faire ça. » Et lui répond : « Moi je sais qui tu es. »

Quand Harrison Ford demande à Kristin Scott Thomas si elle est heureuse que l'avion soit tombé, elle réagit mal à la question. La question, je l'ai récoutée, c'est : « Est-ce que tu regrettes que l'avion soit tombé ? » Elle répond : « Qu'est-ce que tu fais ? » Et lui : « Réfléchis un peu. Tout peut redevenir comme c'était avant… Mais il faut prendre tout le paquet. » Merveilleux, cet « il faut prendre tout le paquet »… Tu viens à moi avec la mort de celui que tu aimais et dont tu pensais qu'il t'aimait. Isabelle venait à moi avec un désir de mort. Sur le coup, bien sûr, j'ai fait comme si cela me choquait, mais je savais bien, au fond de moi, qu'il en va toujours ainsi. Nous voulons toujours être débarrassés du regard de l'autre, de celui qui reste en arrière, de celui qui nous retient captif, de celui qui garde notre parole, de celui qui nous a crus. Kristin Scott Thomas dit à Harrison Ford : « J'en ai fini avec eux ». Lui n'en a pas fini. Il n'en aura jamais fini, car les hommes, eux, croient ce qu'on leur dit. Ils ne peuvent pas admettre qu'une parole soit vraie un jour et fausse le lendemain. Peut-être parce qu'on leur a mis dans le crâne qu'ils avaient une responsabilité, qu'ils se devaient d'être fiables. Mais fiable et faible, c'est presque la même chose. Se fier est se lier. Les hommes ne sont pas libres. Ils ne sont pas libres, puisqu'ils dépendent d'une femme qui peut dire : « Personne ne sait à quel point il m'est facile de faire ça. » Les femmes ne regrettent pas d'être ce qu'elles sont. Elles sont, c'est tout. Elles ne connaissent pas ce regard qui pèse sur nous, de là-haut, et qui nous juge en permanence. Il n'y a pas à regretter d'être ce qu'on est, puisqu'on ne peut pas être autre que soi-même. « Personne ne sait plus qui je suis, maintenant », personne, non, pas même elle, ne le sait. Elle est dans une dimension qui échappe à tout regard, à toute morale. Et quand Harrison Ford lui répond qu'il sait qu'il elle est, il dit la vérité. Il sait parfaitement qui elle est, comme on sait que le soleil est le soleil, mais ce n'est pas pour cela qu'on peut regarder le soleil en face. Ce « Moi je sais qui tu es » est admirable, vraiment, car à ce moment précis ils savent tous les deux ce que cela signifie, et tous les deux ils font comme s'ils entendaient le contraire de ce qu'ils sont en train de dire. La vérité et le mensonge se mêlent inextricablement, échangent leurs apparences, se retournent, et s'annulent, en définitive, pour permettre aux sentiments de prendre toute la place. À ce moment-là, chacun se dit : « Je fais encore un kilomètre et puis je fais demi-tour », mais on sait bien que personne ne fera demi-tour. Ce n'est pas le moment. La route du sentiment est en pente. 

« Peut-être que tu n'as pas tellement perdu » dit l'homme qui vient de perdre sa femme à la femme qui vient de perdre son mari, au moment où celle-là est en train de le trouver, lui, celui qui dit qu'il sait qui elle est. « Le soleil se couche. Il faut que je m'en aille. »

J'aime pas l'avion. 
J'ai des soupçons, 
Quant à la mousson. 
J'aime pas l'avion, 
Je préfère le saucisson.

Elle n'avait sans doute pas dit : « J'espère que son avion va tomber », mais plutôt « J'espère que son avion va se crasher ». Tomber, c'est trop beau, c'est trop biblique, on ne voit pas assez la boîte noire, les secours, les flashs d'information, les photos, les anxiolytiques. Personne ne sait plus qui elle est ? Non, c'est vrai, personne ne sait qui elle est, et je ne suis pas certain qu'ait existé une seule personne qui ait eu ce savoir, dans le passé. Pourtant, moi aussi, comme Harrison Ford, je peux lui dire : « Moi je sais qui tu es ». Ce n'est pas de la prétention, non, c'est seulement que j'ai voulu regarder le soleil en face, et que j'y ai perdu la vue. C'était facile, pour toi, de faire ce que tu as fait : tu ne pouvais pas faire autrement. Tu n'as pas pu être une autre que toi-même. Comme moi, tu es née dans l'insue stupeur d'être toi-même. 


lundi 1 novembre 2021

L'imagination

Je crois de plus en plus que pour voir la réalité telle qu'elle se présente à nous, il faut de l'imagination. Ce que nous sommes en train de vivre, avec la Pandémie, me semble inédit, dans l'histoire humaine. C'est la raison pour laquelle la plupart des gens ne voient pas : ce que notre cerveau n'a pas d'abord conceptualisé, ou intégré, ou vécu, nous ne le voyons tout simplement pas — ça ne peut pas exister. Le neuf n'est jamais à l'ordre du jour, pour l'humain. Sans références, sans exemples, nous sommes perdus. Pour percer la porte blindée de la vérité, cette paroi épaisse qui nous sépare (et nous protège) du réel, il faut une force que, faute de mieux, j'appelle imagination. C'est pourquoi, le plus souvent, ce sont les artistes qui voient la réalité avec un peu d'avance. 

L'imagination s'oppose à la lucidité, dans la pensée commune. Ceux qui se croient lucides valorisent volontiers leur absence d'imagination. Pourtant, sans imagination, on ne voit que ce qu'on a déjà vu. La lucidité lucide suppose une force dynamique, un mouvement.

L'important, quand on prétend voir un phénomène en train de se réaliser sous nos yeux (et tout est phénomène, dans la vie vécue), est de ne pas d'abord l'interpréter. Dès que l'on pense connaître le but d'une action, le regard se referme, et se limite à ce qui corrobore ce que nous prenons pour la finalité. Il ne faut pas avoir le fin mot avant terme. C'est un paradoxe. Car qui dit imagination dit prospection, ou prospective. En vérité il ne s'agit peut-être pas réellement d'un paradoxe, car l'imagination véritable échappe à la prospective. Elle est plus fondamentale, plus désintéressée. Elle pousse ses pions dans l'inconnu. 

L'imagination n'est encore qu'un adjuvant, sans doute. C'est elle qui porte l'intelligence, qui la soulève, qui lui permet d'aller un peu plus loin, d'ouvrir le périmètre de la pensée, mais elle ne peut se substituer à celle-là. Celui qui n'aurait que de l'imagination ne verrait pas plus que celui qui est en démuni. L'imagination vraie dont je parle est peut-être seulement une manière de garder les portes ouvertes, de retarder autant qu'il est possible le dénouement qui vient avec l'élucidation.

Peut-on vraiment penser sans avoir dès l'origine une ligne interprétative, un cadre, un système ? Cela paraît impossible, si l'on est raisonnable, mais c'est tout de même le préalable à tout vrai regard sur le monde. Neuf fois sur dix, quand on discute avec autrui, on voit immédiatement que le périmètre de son regard est extrêmement limité, fermé. La corde est étroite : il se meut à l'intérieur d'un cercle comme s'il était attaché à un piquet ; dès qu'il parvient aux limites de son domaine, on le voit grimacer, comme recevant des décharges électriques censées le maintenir dans le récit qu'il a élu pour seul possible. 

Il est important de souligner qu'il s'agit d'un double mouvement. Imagination et constat froid ne s'annulent pas, mais au contraire se renforcent. Il y a de la volonté et de la non-volonté, simultanément. Il n'y a pas de grande intelligence sans intuition, sans cette forme de raison qui nie la raison dans un mouvement dialectique, qui la dépasse, en tout cas, car la raison n'est que la raison d'une époque, d'une culture, d'une civilisation, et la raison supérieure doit toujours se débarrasser de la raison inférieure. Il y a une grande et une petite raison, comme il y a une grande et une petite science. Voir n'est pas donné à tout le monde.