dimanche 27 février 2022

La maison du père

« Le bonheur des élus est fait de leur souffrances. » (Robert Schumann)

Le dimanche est le jour béni. C'est le seul qui donne envie de se lever et d'être accueilli dans le bas de la maison, de la maison du père, dans le bruissement assourdi des conversations ouïes depuis la chaleur du lit, et surtout, dans la musique de Jean-Sébastien Bach, qui redresse, fortifie et console. 

Mon frère Emmanuel me le disait il y a peu : nous avons cette chance incroyable d'avoir à notre disposition depuis l'enfance ce remède imparable : Bach. Je le vérifie très souvent. À la cuisine, le matin, si j'ai la chance de tomber sur Bach, à la radio, ma force vitale est instantanément restaurée. Je ne suis plus seul. Il y a quelque chose qui se reconstruit en moi, qui me tient, qui me maintient. Si je n'avais pas eu le père que j'ai eu, il y a longtemps que la vie aurait capitulé en moi. Dans le même temps, il n'aura cessé de me faire souffrir.

Il fallait bien, comme toujours, que cette force soit contrariée par une faiblesse mortelle. À côté de Bach le lumineux il y avait Schumann le sombre. À côté du Seigneur, le saigné à vif, l'Abandonné, le fêlé. Cette musique a cheminé longtemps en moi avant que j'en comprenne un peu les ressorts. Il a d'abord fallu la jouer, la lire, la travailler — y passer, en quelque sorte —, pour se protéger de sa pente maléfique. Je ne cesse de penser aux Fantasiestücke opus 73, que j'ai beaucoup jouées, avec le violoncelle ou la clarinette, cette chose qui remue en nous, au moment où l'on se jette dans cette musique, entre geste et voix (fracture et hurlement), et qui met notre santé en péril. Il y a toujours un risque à jouer Schumann, à tomber dans une des brèches qu'il laisse ouvertes, entre deux mesures, entre deux precipitandos.  Il m'est arrivé souvent d'avoir peur de cette musique. J'ai trop vu mon père prostré, le visage barré par une angoisse indicible, que personne ne comprenait. J'ai emporté cette angoisse avec moi, je l'ai caressée, dorlotée, nourrie. Elle m'a rendue au désert. Schumann, c'est le précipité — le précipice n'est jamais loin. Bach, c'est la solution

Quel est le chef-d'œuvre de Robert Schumann ? Il aurait fallu poser la question à Clara. Moi je l'ignore. Je crois que Schumann est ailleurs que dans un grand chef-d'œuvre, il est dans la musique qui fuit, qui sourd, qui emporte des parties de nous dans le courant du fleuve noir et profond, Schumann est dans notre rapport aux femmes et à la littérature ; il rêvait d'être écrivain, Robert. En écrivant ce texte, je pense à un ami qui n'a jamais oublié une des phrases qui se trouvent dans les parages : «  Elles nous poussent dans le Rhin, ces salopes, elles ne veulent pas se mouiller. » C'est le chant de l'aube glacée que j'ai laissé percer ici. 

Quand une douleur intense, brutale, inconnue, nous réveille en pleine nuit, sans s'être annoncée, elle nous isole d'une manière terrifiante. La vie s'enfuit, d'un seul coup, ça tombe, et en même temps cette douleur nous rend si vivants, si cruellement et si bêtement vivants, vivants comme des bêtes dont la cruauté consiste à vouloir continuer à vivre, à tout prix, à tout prix c'est-à-dire que vivre ça signifie prendre la vie des autres, passer par-dessus leur vie, sans vergogne. Il y a toujours cette pointe, cette flamme qui sort du bec : on est unique au monde et pour préserver cette unicité-là on passe par-dessus tout, même la mort des autres. Croquettes de volaille et vodka pour tous ! Les autres, c'est du verre qu'on tord sur la flamme. La cruauté mon petit c'est la vie. « Pop ! » Quelques étincelles, un feu de joie, et c'est déjà fini. Reste la poésie, mais ce reste est en-deça du pire. 

Bunsen, ça me fait bien sûr penser aux Davidsbündlertänze, de Schumann. Schumann, c'est la douleur, et c'est le père, et c'est le risque de la folie. C'est le Rhin, la nuit, la tentation de se jeter à l'eau. Une vague de douleur s'éleva, sortit de son lit, et nous emporta dans la nuit. Dans ces moments-là, il y a ceux qui sont emportés, et ceux, les spectateurs, qui sont au spectacle et qui vont ensuite souper, tranquillement, parce qu'il faut bien continuer à vivre malgré tout. Il y a ceux qui boivent la tasse jusqu'à la suffocation et ceux qui balancent les comprimés sous le lit en mettant la Nuit transfigurée sur le tourne-disque. Les spectateurs et les acteurs, rien entre eux.

« L'étude du moi entraîne à faire naître d'autres moi », lit-on dans la préface au journal intime de Robert et Clara Schumann. On ne peut oublier que ces deux mots, en allemand, "Lied" et "Leid" se tiennent face à face, en frères ennemis et symétriques jumeaux. Que chanter d'autre que la tristesse, ai-je longtemps pensé. La joie et l'épique sont des langues que j'ai dû apprendre patiemment et laborieusement ; on ne peut pas dire que j'aie été entièrement convaincu. Je ne suis que fragments, et la Joie avec un J majuscule ne peut se tenir que dans l'autorité du plein. Roland Barthes disait des Dichterliebe qu'il s'agissait d'« une suite pure d'interruptions ». Voilà : il n'y a pas de centre, dans la musique de Schumann ; c'est bien d'un cercle qu'il s'agit, mais d'un cercle qui n'a pas de centre. Tout est relation, mais on ne peut dire à quoi est lié ce qui l'est. Les mouvements de l'âme répugnent aux combinaisons simples qui harmonisent les vies sans musique. Entre deux interruptions, quelques notes nous font croire à la vie : tout le contraire de Bach. Je lis dans les Carnets d'Yves Nat que « la musique est le Dimanche de la Vérité », qu'« une goutte de musique pure est un point d'éternité ». Si Bach est bien le Dimanche de la musique, Schumann ne nous donne que quelques gouttes d'éternité, quelques gouttes comme des fleurs solitaires dans une forêt sombre.  Il n'y a pas de vérité, chez Schumann, en tout cas pas de Vérité, il n'y a que la pureté vraie d'une plainte qui ne renvoie à rien. « Prenons garde à la musique ! », elle nous aura éloigné de tout et de tous, en nous mettant face à la mort active et séduisante, mais c'est bien ainsi que nous aimons la femme (et donc la musique) : entre futilité et désespoir, elle semble tenir les murs auxquels nous nous cognons sans répit, de toute éternité. Joie et Tristesse, désir et déréliction, Absence et Incarnation, jumeaux inséparables que seule la musique nous donne ensemble avec cette justesse foudroyante. 

Les fleurs (interruption & poésie) sont les flammes éphémères et parfumées qui éclairent notre nuit désirante, comme la femme et le poème égarés dans la maison du père : quelques étincelles, un feu de joie, et c'est déjà fini. Cultivons-les envers et contre toute raison. 


(À Manoué, qui se relève la nuit pour jouer des nocturnes)

dimanche 20 février 2022

Les mots qui fuient et les artistes qu'on fuit


Patrick Cohen : « Sauf si vous considérez que les étrangers ne sont pas des citoyens. » 

Éric Zemmour : « C'est exactement ce que je considère, cher Patrick Cohen, un étranger n'est jamais un citoyen français, c'est même la définition. »

Patrick Cohen : « Citoyen tout court. »

Éric Zemmour : « Non jamais. On ne peut pas être citoyen tout court. On est citoyen français ou citoyen albanais ou citoyen anglais. »

(France 5, 16 février 2022)

Il y a des mots qui fuient, comme une couche peut fuir (ou une vessie). "Citoyen" est l'un de ces mots. Sa substance le quitte peu à peu, comme l'urine quitte le prostatique, goutte à goutte, indépendamment de sa volonté propre. Sa substance s'est diffusée dans la mélasse des bons sentiments, par capillarité tire-au-cul. Citoyen, aujourd'hui, est un de ces mots dont les métastases les exténuent et les disséminent dans l'éther caoutchouteux du Bien. Les bienophiles ont ainsi excavé et dévitalisé beaucoup de mots, les ont rendu poreux, foireux, laissé exsangues. À ce rythme là, la langue ne sera bientôt plus qu'un immonde papier-buvard détrempé où tous les mots pueront, interchangeables, ampoules éteintes de la grande guirlande festive, du ténia lexical des PatrickCohen globalisés. 

Cette maladie me dégoûte. Elle est l'une des choses qui me dégoutent le plus aujourd'hui, avec les artistes invités par Arnaud Laporte à France-Culture. 

Mais au fond c'est la même chose. Ces hommes et ces femmes qu'on nous présente comme des artistes sont des artitiens-citoystes dont l'art fuit à toutes jambes. On voit bien que cet art emprunte tout à l'air du temps, qu'il n'existe pas sans cet incessant chantage démocratique. Ils ont le droit d'être des artistes, c'est cette increvable antienne qui pue du bec à chaque détour de leurs phrases. Le Droit est premier, pour l'artiste contemporain subventionné et docile. Ce sont des éjaculateurs précoces de l'émotion esthétique indexée sur le Social. Chaque perturbation émotionnelle inédite les persuade qu'ils passent l'un des hauts cols de la Création, ils se pensent seuls au monde, car ils n'ont pas pris le temps de le connaître, trop pressés qu'ils sont de se déclarer — comme un amant déclare sa flamme au Désir. Puisqu'ils affirment aimer l'art, celui-ci est leur débiteur, l'impérieuse règle démocratique en fait foi. Si un Arnaud Laporte n'en faisait pas incessamment la promotion, ils crieraient à l'injustice, à l'Erreur judiciaire qui n'a pas sa place dans le monde du Pourtoussisme, et tant pis si leur omniprésence tyrannique recouvre d'une épaisse burqa ceux qui ne marchent pas main dans la main avec le socialisme esthétique.

Ils sont en situation de thérapie, ça crève les yeux et les oreilles. Et nous, nous les auditeurs imposés (à tous les sens du mot), nous les spectateurs, nous qui écoutons France-Culture comme des crève-la-faim masochistes et désespérés, nous sommes les mécènes contraints de leur interminable traitement, et nous avons envie et besoin de cracher sur leur sale citoyenisme obscène et égalitaire. 

J'écoute souvent la radio, c'est une vieille manie très tôt prise dont je ne parviendrai sans doute jamais à me défaire. Chez Frédéric Martel, à l'instant, où il est question de l'Exposition universelle de Dubaï (« connecter les esprits, construire le futur »), le spécialiste du Soft Power (en français dans le texte), dès qu'il s'agit de "musique", nous impose, à l'instar de tous les invités de son compère Laporte-est-grande-ouverte, son ignoble variété de troisième zone, comme s'il s'agissait d'un mets de roi. Ce n'est pas de leur faute : les Martel Frédéric et les Laporte Arnaud ne connaissent que ça, et quoi qu'ils en aient, finissent toujours par y revenir, comme le chien à la niche ou le mouflet au sein, après avoir fait semblant de s'intéresser à Mozart ou Verdi : leurs goûts profonds nous éclatent à la gueule comme des furoncles trop pressés. Et pourtant, ce sont eux, ces ploucs endimanchés arrogants, qu'on charge d'instruire le bas peuple qui paie sa redevance sans moufter. Ils me font penser à des amateurs d'opéra corsetés qui empuantiraient leurs loges de flatulences putrides au premier contre-ut. Au final, comme ils disent, ils sont parfaitement assortis à leurs artistes chéris. Comme ceux qui se sont précipités sur le vaccin, la tripe tremblante et la bouille clébarde, masqués de frais, ils sont les triple-dosés euphoriques de la Culture petitement remplacée.

vendredi 11 février 2022

Petit portrait en prose (22)

On l'appelait "le père tape-dur", mais en repensant à lui, une grande nostalgie m'envahit, ce soir, alors que les camions convergent vers Paris.

Le Père Berthoud était petit et sec, cassant, et devait approcher de l'âge de la retraite, s'il ne l'avait pas déjà dépassé. Nous étions en septembre, c'était le premier jour de classe de ma septième. 

En entrant dans la salle, j'aperçus au mur, sur la droite, une série de points alignés, qui pouvaient à la rigueur figurer des impacts de balles. Pour faire rire mes camarades, je mimai alors une rafale de mitraillette en direction des panneaux de liège. Une fois le silence obtenu, le maître me demanda de le rejoindre au tableau et sans un mot d'explication me donna une gifle retentissante. L'année commençait bien. 

À la fin des cours, il me retint dans la classe, alors que les autres étaient sortis, me fit venir près de lui, à son bureau, et me montra avec émotion des photographies de mes frères aînés, m'expliquant qu'il les avait bien aimés. Je crois même qu'il eut une gentille caresse pour me consoler de la gifle.

Quand nous rentrions de l'école, à midi, en remontant la rue Montpellaz, nous le voyions marcher devant nous, à petit pas rapides et saccadés, penché en avant, son pain sous le bras et la clope au bec, qu'il venait d'acheter chez Beauquis. Arrivés à la place d'Armes, nos chemins se séparaient et nous ne pensions plus à lui jusqu'à la reprise des classes, à une heure et demie.

Le Père Berthoud n'a pas connu Axelle Red, ni Bernard-Henri Lévy, ni même Naomi Campbell, et je me demande même s'il avait eu vent de Claude Nougaro. Sartre, en revanche, il avait dû en entendre parler, et peut-être même l'avait-il lu, même si j'en doute un peu. Mon propre père avait de l'estime pour lui, mais je ne crois pas qu'il ait lu Sartre non plus. Il préférait Montherlant et Malraux, et Louis Jouvet. 

Dans le fond, on s'en fiche un peu, non ? Le tout est de ne pas être vacciné et d'avoir une bonne connexion internet.

jeudi 3 février 2022

C'est le Covidlon !

À tous ces gens qui m'expliquent que la vaccination était impossible à éviter (pour voyager, pour travailler, pour étudier), je demande si la mort (la mort instantanée ou la mort différée) qui frappe beaucoup de ceux qui ne voulaient que travailler, étudier, voyager, est préférable à l'impossibilité de vivre normalement ?

Avec quoi ont-ils joué tranquillement, pour seulement se trouver du bon côté du corps social ? Avec la vie. — Alors qu'ils invoquaient la vie.

On peut toujours m'expliquer toutes les bonnes raisons de vouloir croire au discours des fous qui ont pour ambition de privatiser le naturel, mais ces raisons, je les connais par cœur, et ce sont des raisons de désespéré ou d'aliéné. 

Je remarque que ceux qui désormais doivent vivre avec les pathologies (très prévisibles) induites par cette injection se mettent tous à entonner très docilement (et très "spontanément") le refrain du Covidlon, comme annoncé il y a déjà longtemps. 

Celui qui est vivant après avoir joué à la roulette russe pense toujours qu'il a eu RAISON de jouer. Mais, jusqu'à présent, jouer à la roulette russe n'avait encore jamais été une obligation morale. 

mercredi 2 février 2022

Intelligence avec l'ami

Vers qui se tourner, Mon Dieu, pour être entendu, pour avoir la plus petite chance d'être écouté, lu, compris ? Vers qui ? Nous vivons au fond d'une poubelle glacée, dans laquelle se battent le désespoir, le déshonneur et la médiocrité. Ils sont donc tous partis, ceux qui avaient encore une lueur d'intelligence avec l'ami ? Il ne reste plus personne avec qui parler ? Plus personne qui aime la musique et la beauté, la musique donc la beauté ? Quelle saloperie, la vie ! Quelle merveilleuse et irrespirable cochonnerie ! 

Un obèse s'est assis sur mon foie. 

Je demande pardon aux deux ou trois amis qui échappent à ma condamnation. Ils savent, ceux-là, que je ne parle pas d'eux.