dimanche 23 juillet 2023

Vingt ans après

C'était il y a vingt ans exactement. C'était un samedi, un samedi matin. Il faisait très chaud. J'étais au téléphone avec Raphaële qui était en Grèce, je crois. J'ai déjà écrit ces mots. J'ai peut-être même déjà écrit exactement ces phrases. Je me répète. C'était à l'heure de Répliques, à France-Culture. J'étais dehors, sur le perron, sur la partie gauche du perron, celle qui est abritée, devant la porte-fenêtre du salon, sur la petite table verte en fer, près de l'endroit où se dressait le grand cèdre qu'on avait dû faire abattre en 1999, l'hiver de la Tempête. Je devais avoir une tasse de café, et sans doute mon journal, devant moi. Je répète. J'y retourne. Je me place dans l'alignement des jours. Je radote. J'étais au téléphone et je n'ai donc pas reçu l'appel de l'hôpital. C'est en voyant mon frère au portail de la Closerie que j'ai compris. C'est lui qu'on avait appelé. J'ai dû raccrocher le téléphone. Il m'a dit, je m'en souviens très bien : « Nous sommes orphelins. » Je me répète pour que des mots surgisse autre chose que des mots. Rien n'est garanti, en ce domaine, mais cela ne doit pas nous empêcher d'essayer, encore et encore. À vingt ans d'intervalle, la vérité, si elle n'est pas plus assurée qu'alors, a peut-être plus de prix aujourd'hui, car j'ai peur d'en perdre la trace, et même le goût. 

Je suis plus vieux que mon père, aujourd'hui ; ce n'était pas le cas, alors. Mais je suis toujours plus jeune que ma mère, bien qu'elle soit morte il y a vingt ans. Je m'accumule, là, sur ma chaise, tas de viscères et souffle court. Au-delà, la lumière et le temps, tout proches et inatteignables. Je suffoque, mais moins qu'elle, dans cet hôpital sans climatisation, durant les jours les plus chauds de l'année 2003. Toutes les heures qui se sont amassées au fond de moi me crient que les mots vont m'asphyxier, que je vais périr par les envoûtements, dans les traces et les épingles des éructations débiles et obsessionnelles. Je divague, je délire, je me retiens aux rires avortés, les ombres froides me font cortège, mais mes phrases ne parviennent pas à ressusciter le feu de ce qui fut là, vivant ô combien et si proche de la mort. La langue m'aguiche tout en se refusant à moi et ma pauvre mémoire jette sur tout cela une lumière noire qui m'effraie et me scandalise. Cent fois que j'écoute cette mélodie, que j'attends en vain qu'elle délivre son secret, la vieille ville est défigurée — et je n'oserais même pas y retourner. Comment font-ils, ceux qui vivent là, sans savoir, sans rien regretter ? Ils arpentent ces mêmes rues, ces places, ces quartiers, ces maisons, mais rien de tout cela n'existe, je suis le seul à savoir, à souffrir : ils ne savent même pas que nous avons vécu. La tombe aime le silence : même cela nous est refusé. Il y a un nœud, un souffle qui ne sort pas, les murs se rapprochent, sa voix m'a quitté. On marche sur un fil tranchant qui à chaque pas menace de nous priver de la parole. 

À la fin de sa vie, Iannis Xénakis n'avait plus toute sa tête et croyait être ingénieur (c'est ce qu'il répondait aux médecins qui l'interrogeaient sur sa profession). Sa femme Françoise lui racontait qu'il était compositeur. Pour corroborer cette thèse, elle lui avait apporté des cassettes où était enregistrée sa musique. Au début, durant une ou deux minutes, il avait eu l'air très intéressé par ce qu'il avait entendu, puis, soudain, s'était dressé devant sa femme et lui avait ordonné très fermement d'« arrêter ça » ! C'était une douleur intolérable. Elle ne sut jamais s'il s'était subitement rappelé que cette musique était la sienne, et que la douleur d'avoir oublié cette vie (cette puissance créatrice) l'avait fait réagir violemment, ou bien si, de manière bien plus cruelle encore, il avait réellement changé du tout au tout, et qu'il détestait ce qu'il avait composé sa vie durant — s'il détestait, donc, ce qu'il avait été. Quand elle lui avait raconté La Montagne des dieux grecs, un spectacle qu'il avait imaginé et composé à Mycènes, il avait eu l'air très intéressé, et heureux, mais quand elle avait dit : « Tu sais que c'est toi qui as monté et créé tout cela », il avait hoché la tête en signe de dénégation, et murmuré : « Oh non, moi je ne saurais jamais créer un spectacle pareil ! »

J'ai vécu une chose un peu similaire avec ma mère, à l'hôpital de Rumilly, le jour où j'ai voulu lui faire entendre une musique qu'elle aimait par-dessus tout, le larghetto du concerto de Mozart en ut mineur, le K. 491. Elle a d'abord écouté, les yeux fermés et les mains jointes, un sourire aux lèvres, puis, au bout d'une minute ou deux, elle a grimacé horriblement et m'a ordonné d'arrêter ça : « Ça grince ! » m'a-t-elle dit avec un visage tordu de douleur. Cette métamorphose soudaine et brutale m'a glacé le sang. C'est comme si elle était tombée, non pas d'un état dans l'autre, mais d'un être dans l'autre, en une fraction de seconde — son être d'avant tombé dans son être de maintenant, sans transition. Il y avait une barre entre les deux, qui ne communiquaient pas, qui se faisaient face et se regardaient en chiens de faïence. Je voyais, en temps réel, se manifester une fracture ontologique. En un même corps étaient réunis (ou plutôt désunis) deux êtres qui s'opposaient. En temps ordinaire, nous avons tous en nous de ces oppositions radicales, mais qui sont réversibles, temporaires, qui ne sont que des hypothèses. Je pense ceci, j'aime cela, je crois ceci, je ressens cela, mais cela pourrait être le contraire. Ce sont des fictions qui s'affrontent en notre esprit, c'est un jeu : nous choisissons d'emprunter telle voie tout en sachant que l'autre voie était peut-être la bonne. Mais c'est la vie… Il nous faut prendre un parti, et si possible nous y tenir, si nous voulons exister aux yeux des autres. La cohérence, ça vous pose un homme, ça le tient dressé, ça donne des repères aux autres et ça les rassure. La mémoire aussi. Nous sommes toujours décontenancés lorsque nous sommes face à quelqu'un qui n'a aucune mémoire, et pire que ça, nous nous sentons bafoués au plus profond de nous. Notre être ne résiste pas longtemps à un être qui se défait, ou, pire, qui nie la vérité de l'être. Si nous pouvons être une chose et son contraire, alors il n'existe plus rien à quoi se raccrocher. La loi de la pesanteur ne souffre aucune exception. Heureusement qu'existent l'art, la littérature et l'imagination pour nous permettre d'échapper de temps à autre à ce déterminisme désespérant, et nous permettre d'aller respirer un autre air que le nôtre. Mais la folie et la terreur ne sont jamais loin.

« Le langage ne nous suit pas... Il y a un frein, une bride, un nœud, un envoûtement dans les fibres... » J'entends cela dans les trilles, au piano. Cette hésitation entre deux notes, ce froissement d'être, cette perturbation de l'être-là, ce fourmillement des possibles : la fièvre du vif. Le langage ne nous suit pas aveuglément, il est trop intelligent pour cela, et surtout, ce n'est pas lui, qui ment, c'est nous, qui mentons. Nos envoûtements ne peuvent l'abuser, quelle que soit notre puissance imaginative, nos facéties et notre inspiration. Arrivés face au mur du sens, nous sommes bien obligés de capituler. Ce n'est pas nous qui forgeons les lois, ce n'est pas nous qui gouvernons, nous ne pouvons que nous en donner temporairement l'illusion. L'épreuve du labyrinthe, nous y sommes confrontés par nature.

La vie, ce n'est pas ce qu'on a vécu, mais ce dont on se souvient, dit Gabriel Garcia Marquez. Quand nous perdons la mémoire, est-ce que nous perdons tout ? Je refuse de répondre par l'affirmative, je ne peux m'y résoudre, mais je n'ai pas suffisamment de mémoire pour être sûr de ne jamais avoir affirmé le contraire. « Chaque phrase écrite semble signer la fin des récoltes sur une terre où plus rien ne poussera. On parvient à écrire dans les moments d’indifférence à ce phénomène. » C'est Castagno qui m'envoie ça, à l'instant, et c'est comme s'il avait lu dans mes pensées. 

C'était il y a vingt ans exactement. J'avais l'impression que plus rien ne pousserait sur la terre. L'été est toujours, dans ma vie, le moment le plus dangereux. Je me trouve à l'étranger, bien que je puisse aimer cela à la folie. Je suis un être de l'hiver, même si cette saison me fait peur, aujourd'hui. Le mois de juillet est le plus éloigné de ma terre natale, c'est le mois de l'étouffement, celui du bruit, de la multitude et du suicide. J'ai mis beaucoup de temps à comprendre que la mort de mon frère avait déposé au cœur de l'été une béance (en ut mineur), une faille si profonde qu'on n'en voit pas le fond : tout ce qui tombe là disparaît sans aucun bruit, même notre moi est assourdi, absorbé, annulé. Aucun écho qui prouve que nous aurions existé. Là où rien ne pousse, là où les plus belles musiques se retournent contre nous avec des rires grimaçants, il n'y a aucune raison d'être fier d'avoir vécu. Mais le temps ne fait rien à l'affaire. Il ne fait que déposer une loupe grossissante sur la douleur tout en l'éloignant de nous. 

Quelles sont les œuvres vues, lues ou entendues dans notre jeunesse qui laissent en nous une empreinte suffisamment profonde pour que leur influence se fasse vraiment sentir jusqu'à l'instant présent — et jusqu'à nos derniers jours —, pour qu'elle soit déterminante ? J'y pensais en écoutant les six pièces pour orchestre op. 6 d'Alban Berg, dirigées par Boulez durant une répétition avec le Philharmonique de Vienne. 

Les choses et les êtres que l'on rencontre après l'adolescence n'ont plus la même puissance d'imprégnation. Elles peuvent nous séduire, nous aider à nous construire, nous pouvons les intégrer dans le cours de notre pensée générale, elles peuvent influencer notre développement intellectuel et sensible, bien entendu, mais je crois que contrairement à ce qu'on pense, elles peuvent disparaître aussi vite qu'elles sont apparu, et cela d'autant plus facilement que les années passent. C'est un constat cruel mais qui s'impose à nous.

La découverte, aux alentours de la vingtaine, de ce qu'on nomme la Seconde École de Vienne, Schoenberg, Berg et Webern, pour aller vite, fut pour moi marquante et déterminante, indubitablement. J'eus alors la sensation d'un nouveau monde, un monde d'une richesse et d'une profondeur que rien jusqu'alors ne m'avait préparé à appréhender. Sans cette musique, il manquerait une pièce essentielle à la création musicale occidentale, de cela je suis toujours convaincu. Elle me semblait provenir très directement de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Wagner, Bruckner, Mahler, et conduire, tout aussi naturellement, à la musique de mon temps. Pourtant « les grands noms font les grandes coupures ». Les trois cités ne firent pas exception, et c'est là tout le paradoxe. J'aurais juré, la tête sur le billot, il y a seulement dix ans, que cette musique m'accompagnerait jusqu'à la mort, que rien ne saurait m'en détourner. Je n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui. Non pas que je ne l'aime plus, bien au contraire, mais il me semble reconnaître au fond de moi une distance qui n'existe pas avec d'autres musiques rencontrées plus tôt, plus fondamentalement inscrites en moi, sans doute, et qui, peut-être, doivent moins à la culture et à l'intelligence et plus à la con-naissance. Les musiques avec lesquelles nous sommes nés restent jusqu'à la mort, elles sont gravées dans la chair, quand les autres sont gravées dans l'esprit. J'ai demandé à un ami très cher ce qu'il entendait dans le larghetto du concerto en ut mineur. Il m'a répondu « naissance » ! Je ne l'ai même pas forcé ! Quoi qu'il en soit, l'expérience vécue auprès de ma mère m'a fait comprendre charnellement qu'il n'est rien qui ne résiste à un renversement de l'être, et que ces revirements ne sont jamais impossibles. Il suffit parfois d'un très léger déséquilibre bio-chimique, un peu moins de sodium dans le sang, par exemple. Voilà qui devrait nous rendre modestes. Le grand principe de la vie est l'homéostasie, le retour permanent à l'équilibre. Toutes les forces du corps humain tendent en permanence vers cet équilibre, par nature instable, toujours à (re)conquérir. Mozart avait une science innée de l'équilibre. Il savait résoudre les contraires, faire que les oppositions soient bénéfiques, qu'elles produisent une forme supérieure de bien-être, un bien-être passé au crible de l'esprit et de l'amour. C'est sans doute pour cette raison que sa musique fait tant de bien. « Je dors mais mon cœur veille » semble nous dire la musique de Mozart. La paix n'est pas hors d'atteinte (et la joie qui l'accompagne), à condition d'être attentif au silence. C'est cette attention au silence que nous entendons avant tout dans les musiques sublimes, celles dont nous sommes lestés. Nous y entendons la possibilité et le vertige de la disparition.

J'aimerais être indifférent à cette disparition qui mine de l'intérieur toutes nos énonciations, les rend si éphémères et si précaires, qui rend nos phrases si incertaines, si fragiles, mais son spectre revient sans cesse me déloger de moi-même, aux moments où je m'y attends le moins. Écrire à cette condition serait sans doute plus facile, mais cela n'aurait plus aucun intérêt. 

samedi 22 juillet 2023

Sur les talons

Je suis le garçon, professeur de con. Je suis con, je suis cul, pas un saint. J'ai appris quelques chansons, des gestes et quelques caresses, ça n'a pas traîné. Dans le miroir, je vois un âne timide. Aplati. De grandes oreilles, un nez tragique, deux tristes yeux bien marrons, la peau assez jeune encore, peut-être trop pour l'âge. La bête se courbe mais n'a pas rompu. Si l'on regarde suffisamment on croit apercevoir l'ombre d'une joie, qui s'est enfuie comme la voleuse qu'elle était. Il y a des sons, aussi, dans cette figure. Je ne vous les ferai pas entendre. Pas tout de suite.

Si j'ai eu la frousse ? Et comment ! Toutes sortes de frousses. Des bien molles et des bien crevantes, des larges et des pointues, des retorses et des endormies. J'aime raconter des histoires mais je ne sais pas. Ça glisse sur moi, le récit, ça n'accroche pas. Je mets les pieds un peu partout, je salis le parquet, je me casse la figure dans les escaliers. Elles rient. Sans d'abord oser, puis très franchement. Je prends leurs seins dans mes mains, je mémorise pour le trépas. Il me faut des viatiques de chair ça au moins je l'ai su tout de suite. Je tourne les pages, ça me rafraîchit le visage. Je mesure, je goûte, j'enregistre, je pèse, je renifle beaucoup. Mon nez, c'est mon microscope. Jamais fini de faire mes gammes, même. Jusqu'au fond du couloir et retour, motifs, transpositions, anagrammes en perfusion, ponctuation suffoquée. Oxygène et odeurs, pestilence et regrets éternels. Je prends tout : l'instrument ne laisse pas de répit. 

Si chère de loin et proche, dans le creux de ses aisselles, oh les doux mensonges, humides et clos. Sa tête si légère, qui ne dit pas non. Un baiser, vertige dans ma bouche et peut-être dans la sienne. Je puise dans une mémoire fine comme une pâte à strudel ; elle se déchire souvent, c'est une muqueuse, translucide et pâle, et qui bat comme un tympan affolé. 

Voilà qu'elle me toise, le regard bien planté entre ses deux seins. C'est beau. Ses prunelles sont deux avions furtifs qui rasent le fond de la vallée — elle ira droit au but, c'est sûr. Je n'essaie même pas d'esquiver. Je suis la proie, c'est écrit. Nous écoutons Bill Evans. Les feuilles mortes. Je la ramasse à la pelle, elle se laisse porter, comme un péché. Son ventre a frémi, pourtant. Et peut-être pas en vain. Ils n'aiment pas mes images. C'est bien. Une honte de moins. Est-ce ? Ai-je ? Comment dire ? Dans ma poche, je sens des clefs, un mouchoir. Elle sort la tête du lit, comme d'une vague noire, m'attrape par la queue, et m'ordonne de rester là. J'ai à faire. Moi et moi. Nous avons à faire et à défaire. C'est du sérieux, avec la vie. La frousse et puis hop, j'oublie tout. On entrera dans l'éternité tout nu, la bite devant. C'est dit, Ma Vie. Elle me montre son triangle en regardant ailleurs. Je n'ai pas le cœur à me défiler. Je descends les Champs-Élysées sur les talons. La flamme derrière moi. Bouncin' With Bud. Comme ces après-midi d'été où je faisais du mur au tennis, près de la voie de chemin de fer. La balle revient toujours, si l'on sait s'y prendre. Avec qui joue-t-on, avec qui parle-t-on, avec qui dormons-nous ? Aimer, quel verbe ! Les symétries nous laissent muets et fiévreux. Nous découvrons, couillons, que les mots cachent d'autres mots, que les femmes cachent d'autres femmes. Vous n'avez rien appris parce que croyiez savoir. Vous avez préféré mordre dans les figues et vous éclabousser de leur jus. Ça ne pouvait pas durer, tout ce sucre. On se reverra, tu verras. Ton beau jardin est désert : c'est comme ça que je l'aime. Vous êtes sans indulgence, sans miséricorde, mais c'est dans son verger que poussent les fruits qui rachètent les instants et les gestes. La tristesse est si exaltante, quand elle a passé entre tes cuisses. Ceux qui n'en sortiront pas vivants auront été moins morts que les autres. Sourds et muets, comme des chiens abandonnés, je les regarde me montrer le chemin qu'il n'aurait pas fallu prendre. Leur regard en dit long. C'est le peuple des hommes, qui part, qui revient, depuis si longtemps. Trop c'est trop. La vérité, c'est que, riches ou pauvres, tous ont horreur de la solitude. Et de la beauté.

Mais encore… Mais encore dans la voix du matin, il aurait fallu être attentif et précis, noter et noter encore, parler bas quand les heures laissent entrer les petites joies si douces si calmes si paisibles, quand on sent la pulsation de la Terre, quand bat le cœur juste et bon, accordé à des phrases dépassant tout juste du silence, tièdes et palpitantes et qui ne s'imposent pas. « Soyons désobligeants pour les femmes et les éditeurs ! » me dit-il à l'oreille. Oui, bien sûr, mais comme il est dommage de devoir toujours aller à contre-sens, comme nous aimerions être simplement, simplement être, poser notre main sur son ventre et laisser le temps filer entre les précipices dans la paix de l'aube. Lassitude de devoir dire non encore une fois, une fois de trop. Revenir à Bach, en somme. L'aurore est éternelle. Les âmes endormies reposent, couchées auprès de leurs sœurs. Le péché veut les réveiller. Ne le laissons pas faire. Encore un instant de répit, avant le tumulte.

Prépare-toi, mon âme. Pour ton bien, tu seras abandonnée. Alors de ses yeux reviendront des amours qu'elle ne sait même pas, le temps du diable oublié, le sarcasme et la peur, et toutes les heures perdues éclateront comme des bulles de savon. Il y avait de la sainteté dans ces folies et tu ne le voyais pas. Un souffle puis un autre, une hésitation, la voix qui se brise, mais quand-même, c'était beau, le désir. 

dimanche 16 juillet 2023

Nous étions heureux



« Les meilleurs vins, une table splendide, le jeu, 

la danse, les courses à cheval, rien n'y manquait. »


Nous étions heureux. 

Est-ce que vous osez encore contempler le visage de la France ? Pour ma part, je n'y parviens plus. Je préfère regarder ailleurs.

Je suis lâche, sans doute, mais je sais qu'il ne me reste que peu d'années à vivre, et le paradis des images me tend les bras. 

Ils se débrouillent très bien sans nous, les nouveaux-venus. On ne veut pas les déranger. Et puis on a essayé, de leur parler, on a essayé, de se faire comprendre d'eux, et l'on a dû se rendre à l'évidence. C'est impossible. Le monde qui s'avance et qui s'impose ne laisse aucune place au doute : il proclame notre défaite en hurlant, et nos paroles n'ont aucune chance d'être entendues. Les livres se sont refermés sur nous.

Nous étions heureux. Ça n'aurait dû déranger personne, pourtant. Nous habitions une petite niche calme et propre, qui nous semblait inoffensive. Paisible. 

Je revois le grand verger, au bout du jardin, qui nous séparait du monde. Je revois le grand pré, de l'autre côté, avec les vaches, avec les noyers. Un jour, ils furent vendus, et depuis, le monde s'est jeté sur nous. Il n'y avait plus rien entre lui et nous. Nous avons senti son souffle chaud et son haleine fétide.

Mes parents avaient acheté cette villa, qui se nommait « La Closerie ». Pour eux, pour nous, c'était le paradis. On n'y plantait pas des arbres « contre le racisme et l'antisémitisme ». Depuis mes deux ans jusqu'à mes cinquante ans, j'ai vu le paradis se défaire, petit à petit. Ce qui arrive à la France, je l'ai déjà vécu. Nous étions heureux et on nous l'a reproché. 

À la maison, on parlait de Cervantès, de Beethoven, du goût du lait frais et des amours d'été. Cela ne heurtait personne. Nous avions nos saints et nos femmes, nos rituels et nos névroses. Le temps était propice. On pouvait y disparaître comme on se baigne dans une eau fraîche. 

Il n'y avait guère que le Tour de France, qui nous donnait des nouvelles du reste du monde, si l'on excepte la lune et les combats de boxe. 

Avez-vous déjà mangé des noix fraîches ? Celles dont on enlève la peau qui est un peu amère ? Je ne connais rien de meilleur. Il faut les ramasser sous l'arbre, il faut les manger immédiatement, ça ne s'achète pas. 

Le visage de la France est tuméfié. Il a pris tellement de coups qu'on ne le reconnaît pas plus que les paysages. Où que se pose le regard, il ne voit plus que des hématomes et des plaies, des champs éventrés, des rivières saccagées, des bâtisses défigurées et des peintures de guerre. On voit bien que quelqu'un s'est acharné contre lui avec une brutalité qui étonne. Pourquoi ? On l'a torturé dans une cave sombre ? Non, cela s'est fait en plein jour, sous une joie mauvaise. Nos tortionnaires ont les dents blanches et le jarret musclé.

Nous sommes encore quelques uns dont la mémoire n'a pas été complètement effacée. Tout notre malheur vient de là. Nous étions heureux. La réinitialisation n'a pas fonctionné, pas vraiment. Nous portons nos derniers souvenirs comme on porte une croix de fonte. Elle nous signale de loin aux déracinés, c'est une odeur qui nous colle à la peau, c'est un stigmate, un chiffre indélébile. 

Entendez-vous le bruit des livres qui se referment sur vous ? Nous y sommes, à l'abri des regards, entre les pages, dans les phrases, dans les parenthèses, à la marge du monde des gueulards, de ceux qui plantent des arbres contre le racisme et qui sont prêts à tout pour abolir le Mal. Le vent de l'Histoire nous a épargnés mais il a fait de nous des naufragés inconsolables.

J'ai cru un temps que la musique allait me sauver. Elle m'a au contraire précipité dans l'œil du cyclone. Elle m'a tant appris que je suis devenu trop intelligent pour me comprendre, trop fidèle pour les aventures d'un soir. 

La Haute-Savoie n'était pas complètement française, et pourtant elle l'était plus que tout. Nos montagnes et notre patois nous rappelaient à l'ordre, inlassablement, quand nous prenions des airs. La République, c'était nos instituteurs et nos curés, les gendarmes à vélo, et la voix du général de Gaulle. Pour le reste, nous avions mille ans de retard — ou d'avance. Nous étions heureux. 

Nous n'avions pas soif d'une épée, mais d'un jardin, de caresses, de baisers, de geste flous et de parfums. Nous n'avions pas tellement besoin de poésie, puisqu'elle était là, entre deux portes, entre deux corps, entre deux lectures. Les nuits d'été ne nous apportaient pas la rumeur du monde, elles restaient des conquêtes simples et aimables, privées, elles nous arrangeaient comme on s'arrange entre amis, dans un jeu aux règles souples et changeantes. Nos jolis dévergondages étaient ingouvernables, aux yeux des Planétaires. Il y avait trop de sérénité, pour eux, de désinvolture. Leurs principales victimes ? L'érotisme, qui est une grammaire heureuse de la connaissance et de la délicatesse, et le silence, qui permet à la langue de se faufiler entre les jambes de la soldatesque espérantique. 

Les pas légers dans les couloirs déserts, la nuit, le chuchotement de nos maîtresses, leurs jambes lisses, leurs croupes blanches et moites, les hésitations, les abandons, les interruptions, mais surtout la patience dolente qui compose heureusement les heures, même dans les moments de chagrin, tout cela nous était favorable, offert, et nous semblait naturel. J'entends encore ces voix, ces accords suaves, ces respirations et la pluie d'été. Quand nous allions au piano, c'était avec une confiance que rien ne justifiait : nos corps s'ennuyaient très tranquillement et ne connaissaient pas le vertige de l'imposture. Nos instruments et nos maîtresses étaient nos maîtres et nos amis ; on les confondaient souvent. 

Pourquoi avons-nous choisi le malheur ? D'où vient ce vice qui prend le masque de la vertu ? La vie semble nous avoir désertés, comme si elle se tenait tout entière dans nos mémoires, ces mémoires qui nous font honte, ces phrases que l'on saccage, ces pages que l'on arrache, l'histoire méprisée et toutes les limites que la vie avait sagement disposées à l'intérieur de nos récits. Nous étions heureux ; est-ce honteux ? Nos blessures et nos folies étaient si douces, si on les compare à la Vertu sans grâce qui partout confond l'infâme et l'homme et les écrase de son triomphe obscène. 

vendredi 14 juillet 2023

Ombres et savoir


Ettie est morte. Je l'ai appris quelques minutes après avoir terminé les deux petits textes que je lui ai consacrés. J'ai trouvé une très belle page d'hommage sur la Toile et j'ai eu un peu honte d'avoir écrit ce que j'ai écrit. J'ai même pensé à effacer mes deux textes. Et puis non, il n'y a aucune raison. Je ne médis pas en racontant très exactement ce qui s'est passé entre nous, c'est même tout le contraire. Je lui garde beaucoup de tendresse, bien que je pense être passé complètement à côté de la femme qu'elle était. C'est l'histoire du malentendu qui m'a intéressé, le malentendu qui est à la base de toutes les histoires d'amour. Ici, il prend une tournure presque comique alors que dans d'autres situations il peut être terrible. 

Valentine est morte avant-hier, une semaine exactement avant le 19 juillet, et dix jours avant son anniversaire. Il ne manquerait plus que j'apprenne la mort de Christine Loison, dont j'ai retrouvé les trois photos qu'elle m'avait envoyées de Cannes, au début de notre histoire d'amour. Au dos de chaque photographie (carrée), un « Je t'aime ! », au stylo, très affirmatif et très émouvant. Je croyais avoir jeté ces photos que j'ai miraculeusement retrouvées il y a quelques jours. En voilà une qui a complètement disparu de la surface de la Terre ! (Tout le monde n'est pas sur les réseaux sociaux, c'est rassurant.) Depuis le temps que je la cherche, sur le Net… Pas une trace. Elle ne se trouve pas non plus sur les photos de classe que j'ai pu voir ici ou là. Quelle tristesse ! Elle devait être comme moi qui à chaque fois me débrouillais pour éviter ces séances que je trouvais ridicules et humiliantes. S'il y a quelqu'un dont j'ai envie d'avoir des nouvelles, c'est bien Christine ! C'est avec elle que ma vie a commencé. C'est en tout cas le sentiment que j'ai aujourd'hui. Tout a commencé dans ses bras

Quant Ettie était ici, elle m'a raconté la triste histoire de son mariage avec Tom Luckey (sic), sculpteur assez célèbre si je me souviens bien, qui était tombé par la fenêtre, en pleine nuit, alors qu'il était allé pisser, et qui s'est retrouvé complètement paralysé. Les choses se sont très mal passées pour Ettie, à partir de cet accident. Elle s'est occupée de son mari comme elle a pu, ce qui était une charge extrêmement lourde — je suis bien placé pour le savoir —, mais elle a eu très vite toute la belle-famille contre elle, qui a été odieuse (la soupçonnaient-ils d'être responsable de l'accident ?), et elle a finalement dû abandonner la partie, toute sa vie de femme mariée et tout ce qu'elle possédait. Je crois que même ses enfants sont devenus des ennemis. Quand je l'ai revue, il y avait peu de temps que ces sinistres événements s'étaient produits, et je n'ai pas du tout mesuré la violence du choc qu'elle avait subi, d'autant plus que peu de temps auparavant on lui avait annoncé qu'elle était atteinte d'un deuxième cancer. 

« Maman est morte » m'a écrit M., vingt ans tout juste après que j'ai écrit et prononcé cette phrase. Mais sa mère est morte heureusement dans de bien meilleures conditions que la mienne, et plus âgée. Elle s'est « éteinte », comme on dit, et pour une fois je trouve que l'expression convient parfaitement. Quoi qu'il en soit, j'ai senti très nettement la grande ombre de la mort sur moi, durant ces quelques jours. Le mois de juillet est toujours un mois dangereux. Quand je demande à M. comment elle va, elle me répond qu'elle n'en sait rien, et je le comprends très bien. Je me rappelle juillet 2003, et cette chose incroyable qui nous dépossède de nous-mêmes. Nous sommes ici et nous n'y sommes pas du tout. Notre corps et nous, ça fait deux. Je me revois dans le couloir de l'hôpital de Rumilly, ce samedi matin du 19 juillet 2003, à onze heures : je voyais les autres arriver, je voyais leurs corps se mouvoir dans le couloir, avancer vers moi, émettre des sons, parler, ils étaient dans le présent, un drôle de présent auquel mon corps n'appartenait pas. Il y a une présence de la mort, très sensible, très concrète, qui agit comme un couteau dans la chair des heures. Quand la mort frappe près de nous, nous avons la sensation d'un immense coup de vent qui peut nous emporter si nous ne sommes pas bien arrimés au présent. Il y a de la place pour tous ceux qui ne croient plus être indispensablement eux-mêmes, la mort n'est pas à ça près. 

Pour me protéger, j'écoute Cecil Taylor en solo, dans ce disque que j'adorais en 1976 : Silent Tongues. J'imagine que ce genre de musique est devenu complètement incompréhensible à la grande majorité des humains que je fréquente, mais moi je m'y accroche comme à une boussole. C'est mon corps, qui réclame ça : celui qui refuse le néant. 

En lisant la page consacrée à Ettie, Ettie Aydlett, j'ai appris qu'elle avait étudié entre autre à Nice, chose que j'ignorais complètement, et qu'elle était née en 1954, alors que j'avais toujours cru que nous n'avions qu'une petite année d'écart. Elle était mon aînée… Avait-elle eu un petit ami avant moi ? Je ne le saurai jamais, mais j'ai tendance à croire que j'ai été sa première histoire d'amour. 

Qu'est-ce que j'espère, en publiant ces photos de certains personnages de mon passé ? Sûrement pas le faire revivre, non. Je crois que je veux seulement trouver en eux un appui, quelque chose qui me permette de croire que j'ai vécu, que tout cela n'est pas une farce grotesque, ou une pure élucubration de mon esprit. Le temps est une drôle de chose. Plus on avance dans la vie et plus on éprouve son côté farceur. Il est capable de tout, et pour commencer de nous renverser cul par-dessus tête, nous faisant prendre des vestibules pour des lentilles et des récits pour des gangrènes. Ce qui me frappe, en revoyant ces visages aimés, c'est à quel point les hiérarchies que l'on croyait gravées dans le marbre vacillent et même se renversent. Telle fille que l'on avait cru aimer à la folie nous semble bien fade, à côté de ces vieux fantômes dont nous n'avons que quelques traces ténues. On change quand on croit être constant et l'on est d'une cohérence inébranlable alors qu'on pense se métamorphoser en profondeur. Une fois de plus se vérifie la terrible loi : nous ne comprenons pas ce que nous vivons, et quand nous le comprenons, il est trop tard : ça ne sert plus à rien. Nous n'avons pas su voir, c'est la seule clarté.

Ettie aurait peut-être voulu que je l'aime, mais je n'avais pas d'oreille pour elle, trop pudique pour insister. Elle n'était pas le genre de fille à se mettre entre le soleil et vous. Elle n'aveuglait pas les hommes de sa beauté. Quant à moi, il me fallait souffrir pour croire qu'il se passait quelque chose, le poison de la jalousie pour sentir que l'amour était autre chose qu'un agréable passe-temps estival. Christine avait tout ce qui manquait à Ettie : le désir et le regard des hommes avaient creusé des sillons en elle, des gouffres où il était bon de se laisser tomber. Elle savait d'instinct par qui elle était regardée, désirée, convoitée, et tout son corps était un instrument d'une folle précision. C'est ce qui nous fascine et nous attire tant, quand nous découvrons les femmes : ce sont des artistes, des géomètres et des savants, et nous sommes des ploucs qui ne comprenons rien à ce qui nous arrive. Hilary Hahn parlant de Menuhin dit qu'il « joue autour du pilier de son calme intérieur, même dans les passages difficiles ». Je crois que je n'ai jamais connu que des passages difficiles, avec les femmes, et mon pilier de calme intérieur était si profondément enfoui en moi que je n'en ai jamais soupçonné l'existence. 

jeudi 13 juillet 2023

Ettie (suite)


Deux jours plus tard, j'eus des remords d'avoir abandonné Ettie à Marseille. Je l'imaginais errant dans les rues, dormant sous les ponts et faisant la manche pour se nourrir. Tout était de ma faute. Je lui écrivis un mail, sans savoir si elle aurait jamais la possibilité de le lire (je ne pouvais pas la joindre sur son portable yankee). Contre toute attente, elle me répondit vingt-quatre heures plus tard. Elle était chez des amis à elle, des amis d'Éric Rohmer, à Saint-Jean-Cap-Férat, ou quelque chose comme ça. Je m'étais inquiété pour rien, gros nigaud que je suis. Toujours est-il que je lui ai proposé de venir la chercher, ce qui fut fait le lendemain, où nous nous sommes retrouvés sur les marches de la gare Saint-Charles. Comme j'avais dans cette ville un vieil ami que je n'avais pas vu depuis longtemps, je proposai à Ettie que nous allions lui rendre visite avant de reprendre la route. Carvallo habitait dans un quartier paumé (le genre de quartiers que personnellement j'évite comme la peste), et nous mîmes un temps infini à trouver son domicile, où nous fûmes fort bien reçus. Un peu trop bien, même. Ettie était absolument ravie de faire la connaissance de Michel et de son épouse (politiquement, il semblait évident qu'ils avaient des atomes crochus), tant et si bien que ceux-ci nous proposèrent de rester pour la nuit. Il y avait ce soir-là un concert du Buena Vista Social Club, et tout le monde semblait très enthousiaste : aucune discussion possible, c'était la chose à faire ! Je fus pris d'une panique dont j'ai le secret. Je me sentais pris au piège, et un piège d'autant plus terrible qu'il s'agissait de faire coexister deux choses que je redoutais autant l'une que l'autre : dormir avec Ettie (car il n'y avait qu'un seul lit d'amis), et assister à ce concert qui me révulsait à l'avance, bien que je n'aie jamais entendu parler de ce groupe — j'ai un sixième sens pour deviner les musiques et les ambiances que je ne vais pas supporter. Je mentis comme un arracheur de dents et prétextai un rendez-vous médical très important le lendemain à l'aube. Ce faisant, je voyais bien que je privais Ettie d'un grand plaisir, car elle semblait s'entendre à merveille avec mes amis, qui, cela va de soi, la trouvaient charmante — et peut-être était-elle également soulagée de ne pas se retrouver immédiatement seule avec moi. Bref, j'étais l'emmerdeur et l'empêcheur de faire la fête en rond. 

Nous avons repris la route et tout semblait bien se passer, jusqu'à ce qu'Ettie me pose une question à propos de Raphaële, question à laquelle je crus devoir répondre avec la plus parfaite franchise… Je pensais avoir été clair, pourtant, et ne rien lui avoir caché jusque là (c'est sans doute mon plus grand tort, dans cette histoire). Au beau milieu de l'autoroute, elle me refit une scène, de plus en plus violente, à tel point qu'au bout de quelques minutes j'arrêtai la voiture sur une aire de repos en lui disant que si elle continuait je la laissais là. Je commençais à en avoir vraiment ma claque de cette folle qui, quelques minutes avant, était tout sourire et tout charme en présence de Michel et Françoise. Je ne sais plus comment j'ai réussi à la calmer, mais nous avons finalement repris la route. Et ma Pauvre Luna, sur le siège arrière, qui ne comprenait rien à ces cris et sentait ma grande tension… Elle ne méritait pas ça, Girlie, comme l'appelait Ettie !

Une fois à la maison, nous avons cohabité tant bien que mal durant une petite semaine, mais à chaque fois que nous discutions, je sentais bien qu'elle était outrée par ce que je disais ou pensais (en réalité, c'était plus que ça : elle était inquiète, comme si ma seule existence mettait en péril la sienne, et peut-être même l'Humanité tout entière). Un soir, au dîner, durant la conversation où il était je crois me souvenir question de religion, elle me dit : « Tu me fais peur ! », en ouvrant de grands yeux tristes au-dessus de sa soupe au pistou. Je voyais dans son regard que j'étais une sorte de monstre, celui qui a mal tourné, alors qu'elle était restée pure et fidèle à ses idéaux de jeunesse. Et je ne peux pas lui donner tort : elle était restée telle que je l'avais connue en 1972, quand elle me faisait écouter Crosby, Stills, Nash & Young et que nous avalions des baklavas en buvant du lait de chèvre. Elle avait seulement quarante ans de plus et un sein en moins. 

Ettie était très introduite dans le monde réel, le monde bien comme il faut, ce monde que je ne connais que par ouï-dire et que je ne fréquente que du bout des doigts, pour survivre. Il était naturel que les retrouvailles avec quelqu'un qui n'avait pas évolué (ou qui justement avait évolué, c'est selon…) se passent mal. L'un des deux a tort, c'est indiscutable ; et il semblerait bien que ce soit moi. Moi qui en étais resté à la Messe en si, et qui n'avais pas encore atteint les rives enchantées du monde souriant et réconcilié dans lequel mon amour de jeunesse s'ébattait paisiblement aux rythmes langoureux du Buena Vista Social Club. Je fais des efforts, pourtant, et à intervalles réguliers je me replonge dans les musiques et les images de ma jeunesse, non sans une certaine nostalgie, je l'avoue. Il me faudra sans doute une deuxième existence pour parvenir enfin au niveau qui permet de vivre en paix avec ses contemporains. J'ai bon espoir. 


« Et puis un jour on sait et on comprend beaucoup de choses, mais il est trop tard, car toute la vie aura été décidée à une époque où on ne savait rien. » (Milan Kundera — L'Ignorance)

mercredi 12 juillet 2023

Ettie

Ettie a eu un grand succès sur Facebook, où j'avais déposé la jolie photographie qu'elle m'avait envoyée de sa Caroline natale, après que nous nous étions séparés, à la fin de l'été 1972. On la voit au violoncelle, avec un drôle de petit chapeau, les cheveux tombant sur ses épaules, souriante, timide, adorable. Au dos du cliché, ces quelques mots en français : « Avec beaucoup d'amour ». Il est vrai qu'elle est craquante. Je me rappelle très bien le jour où j'ai reçu cette photo, à Rumilly. J'étais évidemment flatté, et heureux qu'elle ne m'oublie pas, mais, quant à moi, j'étais déjà passé à autre chose, et autre chose de beaucoup plus sérieux. Il est amusant, d'ailleurs, qu'en déposant ces photos sur les réseaux sociaux, je me sois trompé, en parlant, à propos d'Ettie, de « second amour ». Comment ai-je pu faire cette erreur ! Non, c'est elle, le « premier amour » ; Christine est arrivée ensuite, même si elle a beaucoup plus compté dans ma petite existence (c'est sans doute pour cette raison que le « premier amour » m'est venu spontanément à son propos). Avec Ettie, ce fut trop bref, même si (et peut-être pour cette raison) sans aucun nuage (du moins dans un premier temps). Il n'y a pas eu de passion. La passion, c'est bien avec Christine, que j'en ai connu les premières morsures. 

La rencontre avec Ettie est assez romanesque, et déjà tout entière placée sous le signe du malentendu. Je me trouvais alors seul sur une plage de Mykonos, où j'avais élu domicile, une merveilleuse plage de nudistes où les filles étaient toutes plus belles les unes que les autres. Je l'ai vue arriver de très loin, avec son sac à dos et son chapeau, qui marchait droit sur moi. Elle semblait n'avoir aucune hésitation, et, en effet, m'aborda avec ces mots que je n'ai jamais oubliés : « Est-ce que je peux coucher avec toi ? » On imagine ma surprise et ma joie. Bien sûr qu'elle pouvait ! En réalité, en son français approximatif, elle voulait seulement me demander si elle pouvait dormir près de moi, car elle ne voulait pas rester seule, et je devais avoir une bonne tête, suffisamment pour la rassurer, car elle venait de se faire importuner par plus entreprenant que moi. Le reste s'est fait tout naturellement : lorsque les portes sont déjà ouvertes, on n'éprouve pas trop de difficulté à franchir le seuil, et parfois même, on ne sait pas qu'on le franchit. Le lendemain, elle a continué son chemin (elle allait à Athènes), et nous nous y sommes retrouvés quelques jours plus tard. De ce séjour dans la capitale grecque en compagnie d'Ettie, je ne garde que deux souvenirs. Le premier est la Messe en si, de Bach, dirigée par Karl Richter, qu'elle m'avait invité à venir écouter avec elle. Une révélation. Le second est la première nuit que nous avions passée à l'hôtel où elle était descendue avec ses amis américains. Elle m'avait fait venir en douce dans la chambre qu'elle partageait avec la petite fille de Franklin Roosevelt, une ravissante petite blonde, et nous avions dormi tous les trois dans le même lit. On peut dire qu'avec Ettie, on ne perdait pas de temps… 

Ettie se nomme (se nommait, car elle s'est depuis lors mariée) Ettie Minor. Elle est toujours restée une passion mineure, dans ma vie, même si c'est elle qui m'a conduit aux portes du continent féminin. Après la Grèce, nous nous étions retrouvés à Paris, et nous avions passé quelques nuits ensemble rue Lauriston, chez un de mes frères qui m'avait prêté son appartement. J'étais allé la chercher à son hôtel, rue Cujas, et je me rappelle l'avoir attendue dans la salle de réception en jouant sur un piano droit désaccordé qui se trouvait là. Je ne savais pas, alors, qu'elle était violoncelliste. Les promenades dans Paris, main dans la main, avaient été difficiles, pour moi, car j'avais une érection persistante qui, j'en étais persuadé, car je portait un pantalon d'été, très léger, qui résistait mal à la vigueur de ma passion nouvelle, s'étalait à la vue de tout Paris. 

Cette histoire manifestement inachevée a eu des suites. Deux suites, pour être exact. D'abord, en 1986, donc quatorze ans plus tard. Ce jour-là, je rentrais d'un court séjour en Bourgogne (j'avais été très malade, et Anne m'avait gentiment proposé de venir me reposer à la campagne). De retour à Paris, dans mon appartement de la rue des Arquebusiers, j'entends à travers la porte que je n'avais pas encore ouverte la sonnerie du téléphone. Je me précipite, je décroche, et j'entends une voix féminine dotée d'un accent étranger me demander si je suis bien « Jérôme Vallet », le Jérôme Vallet qui se trouvait à Mykonos en 1972. Elle avait fait tous les Jérôme Vallet de l'annuaire avant de me trouver. Ettie était en tournée en France et le soir-même elle fut chez moi. Nous avons passé une excellente soirée (il fut beaucoup question des sonates pour violoncelle et piano de Bach), et je voyais bien qu'elle ne désirait qu'une chose, mais quand j'ai voulu la prendre dans mes bras, elle m'a dit qu'elle était mariée, et nous ne sommes pas allés plus loin que de chastes caresses. J'étais très touché qu'elle ait cherché à me retrouver. Je ne lui pas dit que de mon côté j'avais deux petites amies, et je n'ai pas insisté… Elle est repartie au milieu de la nuit avec un fort sentiment de culpabilité. 

Et puis, cet été-là, pourquoi ai-je eu envie de la revoir ? C'était il y a douze ou treize ans, à peu près, donc presque quarante ans après notre première rencontre, et plus de vingt ans après cette courte nuit à Paris. En tout cas, ce qui est certain, c'est que cette envie n'avait rien, mais alors rien de sexuel ni d'amoureux. J'ai eu un peu de mal à la retrouver car je ne connaissais pas son nom d'épouse, mais j'ai finalement pu reconnaître son visage sur une photographie où elle tenait le violoncelle dans un orchestre américain. Quand je l'ai contactée, elle a répondu très vite, et lorsque je lui ai dit que ça me ferait plaisir de la revoir, elle m'a annoncé immédiatement qu'elle viendrait passer quinze jours chez moi. Ç'aurait dû me mettre la puce à l'oreille…

Nous sommes allé la chercher à l'aéroport de Marseille, Luna et moi. J'étais vraiment très heureux de la revoir, et même si deux cancers l'avaient un peu amochée, elle avait toujours ce merveilleux sourire et cette joie de vivre qui font du bien à ceux qui comme moi en sont un peu dépourvus. Nous sommes arrivés à la maison à la fin de l'après-midi, et, après le dîner, j'ai commencé à préparer le canapé au salon pour y dormir, car j'avais prévu de lui laisser ma chambre. J'avais donc monté ses affaires, et quand elle est redescendue, elle m'a demandé ce que je faisais. « Mais tu vois, je fais mon lit. » Elle a eu l'air surprise : « Mais enfin, non, tu vas dormir avec moi ! » Ici je dois préciser qu'à aucun moment elle ne s'était souciée de savoir si, par exemple, j'avais quelqu'un dans ma vie. J'ai protesté un peu, mais comme je voyais qu'elle était très déçue et que je n'avais pas envie de l'attrister, j'ai obtempéré. Nous avons fait l'amour, très mal, bien sûr, et j'ai essayé de dormir le plus vite possible. Vers deux ou trois heures du matin, le téléphone a sonné. J'avais l'habitude que Raphaële me téléphone en pleine nuit. Je suis descendu, pour ne pas déranger Ettie, qui dormait, et j'ai commencé à parler avec mon amie, jusqu'au moment où elle s'est aperçue, sans doute au ton de ma voix, que je n'étais pas couché. « Pourquoi es-tu en bas, retourne te coucher ! — Je ne peux pas, il y a quelqu'un dans mon lit. — Comment ça, il y a quelqu'un dans ton lit ? » J'ai dû lui expliquer ce qui s'était passé, et c'est à ce moment que j'ai vu Ettie qui avait passé la tête par la porte, et me demandait ce que je faisais là. « Tu vois, je téléphone. — Oui, je vois, mais à qui ? — À mon amie. » Je pensais ne dire que des choses banales, et qu'il n'y avait pas lieu de s'attarder sur le sujet, mais Ettie ne l'entendait pas de cette oreille, visiblement. « À ton amie ??? » Elle avait l'air sincèrement étonnée, et même choquée, d'apprendre que je puisse avoir une amie. Comme si depuis quarante ans, j'aurais dû rester sagement à attendre que Madame revienne dans ma vie. Bref, elle faisait la gueule ! J'ai donc abrégé la conversation avec Raphaële et je suis remonté voir mon Américaine qui était tendue comme un arc électrique. « Demain matin, tu me ramènes à Marseille ! » me dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de répliques. J'ai d'abord essayé de la raisonner, de rester calme. Je ne comprenais rien à cette crise de nerfs. Je lui ai expliqué patiemment, avec toute la patience dont j'étais capable, qu'elle n'avait aucune raison de se mettre en colère, que tout cela était ridicule, et que bien sûr, il était hors de question qu'elle reparte demain matin, et d'abord pour aller où ? Mais elle n'en démordait pas : « Tu me ramènes à Marseille, et je reprends un avion pour le Connecticut. » Mais enfin, tu es folle ou quoi ? Et puis jamais tu ne trouveras une place comme ça, au débotté, ou alors elle te coûtera une fortune ! Nous avons fini par nous recoucher, et j'étais persuadé que la nuit allait la calmer. Mais quand j'ai ouvert les yeux, le lendemain matin, après une nuit ultra-courte, j'étais seul dans le lit. Elle était sur le balcon, en train de faire son yoga en petite culotte. Je suis descendu faire du café, et j'ai attendu qu'elle me rejoigne pour voir à quoi allait ressembler la journée. « Je suis prête », qu'elle me fait. Prête à quoi ? J'ai fait mes bagages, je t'attends. Mais quelle bourrique ! Nous avons recommencé à nous engueuler, j'ai recommencé à essayer de la convaincre, et puis au bout d'un moment, j'en ai eu assez, je suis allé m'habiller, j'ai pris les clefs de la voiture, et je lui ai dit que moi aussi j'étais prêt. Et nous voilà repartis pour Marseille.

Luna était contente, elle adore la voiture. Une heure et demie de route en silence. J'étais fou de rage. À l'aéroport, elle a bien dû admettre que j'avais raison, que jamais elle ne trouverait un avion à un prix décent. « Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait ? Tu te calmes et on rentre à la maison ? » Tu parles ! Butée de chez butée. Là, c'en était vraiment trop pour moi : je lui ai souhaité bonne chance et je l'ai plantée là. 

Sur le chemin du retour, je me suis arrêté chez Raphaële. Elle m'a fait venir sous la douche pour bien me décrasser des miasmes de l'Américaine, et on a baisé avec passion. Enfin un peu de joie. 

Ce que je ne savais pas, c'est que l'histoire ne s'arrêterait pas là…

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dimanche 9 juillet 2023

Un vrai con

Nous vivons à une époque où il est possible de lire, sous un portrait photographique de Picasso : « C'était un vrai con » sans que la personne ayant écrit une pareille chose se fasse agonir d'injures. Je ne nous donne pas cinq ans avant qu'on puisse lire et entendre que Mozart était un petit fumier ou Dante un gros salopard, Proust un ignoble sadique, et Beethoven un pauvre alcoolo frustré. Qui échappera aux procureurs de notre époque pourrie ? Sans doute personne. La Bêtise a pris ses quartiers en nos murs et n'entend pas laisser la place de sitôt — il faut dire qu'on lui fait un pont d'or. De toute part on l'encourage, on l'excite, on la justifie, et, dès qu'elle fait mine de faiblir un peu, on lui apporte de nouvelles munitions, sous les applaudissements hystériques de la foule persuadée d'œuvrer pour le bien commun. 

Le ressentiment du médiocre a sans doute toujours existé, mais ce qui a changé, c'est qu'aujourd'hui il se donne libre cours, décomplexé par l'alibi moral, alors qu'il y a encore un demi-siècle, il ne faisait que se chuchoter à l'abri des regards. Il faudrait faire la liste de ces artistes qui par leur personnalité, leur vie privée ou leur œuvre, ou plus simplement les ragots revanchards qu'adore la post-modernité, donnent l'autorisation à des imbéciles de les juger à l'aune de leur moralité, mais il est à craindre que cette liste soit déjà devenue interminable, tant il est facile de trouver des poux sur la tête des génies, et tant cette occupation semble combler ceux qui s'y adonnent. Ils sont donc comme nous, les Jean-Sébastien Bach, les Flaubert, les Chateaubriand, les Debussy, les Rodin ? Je crois me rappeler que nous étions ainsi, à quinze ans, mais cette passion mauvaise nous a vite laissés tranquilles ; elle paraît tellement lointaine que nous avons beaucoup de mal à croire que nous avons pu si peu que ce soit être sensible à ses attraits. 

Un autre slogan, fréquent sur les réseaux sociaux, dit une chose assez proche. « L'intelligence n'a rien avoir avec le niveau d'études. On peut avoir beaucoup de diplômes et être un parfait idiot. » En un premier degré, cette affirmation n'est évidemment pas fausse. Nous avons tous rencontré de superbes idiots diplômés (surtout depuis que les diplômes n'ont plus aucun sens). Mais ce que cette affirmation signifie, en un second degré, est exactement du même ordre. Vous avez des diplômes, vous avez fait des études, vous êtes cultivés, vous êtes peut-être même des érudits, mais vous ne valez pas mieux que nous. C'est la passion de l'égalité qui parle, ici, l'égalité de principe, l'égalité absolue, en quelque sorte. On ne se contente plus des égalités relatives, de celles qui peuvent éventuellement être constatées a posteriori, en certains cas, non, ce qu'on veut, ce qu'on exige, c'est l'égalité qui n'a ni fin ni commencement, c'est l'égalité de droit divin, c'est le postulat égalitaire. Rien ne doit dépasser, jamais. Et c'est exactement comme ça qu'on entre paisiblement dans les sociétés totalitaires qu'on voit s'imposer sans bruits autour de nous. 

samedi 8 juillet 2023

Y a du reste [Journal] 28 mars 2002

 (Jeudi 28 mars 2002, TGV pour Aix)

Ma voisine, fort jolie, qui chuchote au téléphone avec son petit ami (sa petite amie ?) en suçant son pouce. Le contrôleur arrive, lui demande son billet, et lui dit, en le lui rendant : « Vous avez de jolis yeux ! » « Merci » répond-elle en ayant l'air de trouver le compliment banal. Je lui dis en riant qu'à moi on n'a rien dit. Elle me répond : « Oui, j'ai remarqué. » Le contrôleur se retourne et rit avec nous. 

Déjeuner avec Thérèse dans un restaurant de la rue Delambre. « Tu diras à Sarah qu'elle ne sait pas se maquiller. — Ah bon ? — Oui, tu n'as pas remarqué, là, sur les paupières, les emplâtres ? Ça fait très années 60. Elle le met avec les mains ou quoi ? Non, mais, je dis ça, mais elle reste tout de même très mignonne, hein, y a du reste… mais enfin, c'est dommage ! — Bon, c'est promis, j'y ferai plus attention. » Et c'est vrai : ce genre de détails m'intéressent prodigieusement, et je m'en veux beaucoup de ne pas y avoir prêté plus d'attention. 

Thérèse a sûrement raison, Ça me paraît tout à fait possible, à cause du parfum de Sarah. En fait, elle a deux parfums. Allure, de Channel, qui lui va parfaitement, et un autre, qui n'est pas un parfum de marque, une chose écœurante et enfantine, à base de mûre, qu'elle aime beaucoup car elle pense qu'il est plus original, qu'il la figure mieux qu'Allure, un parfum aujourd'hui très porté. C'est en quelque sorte son “parfum intime”, « de moi à moi », dirait-elle, celui qu'elle utilise lorsqu'elle veut se sentir unique, au risque de déplaire. J'avais moi aussi cet état d'esprit, quand j'avais dix-sept ans : plutôt le mauvais goût qu'un goût qu'on aurait partagé avec autrui. On se choisit un uniforme, qu'il soit d'ordre vestimentaire, qu'il concerne la coupe de cheveux, le parfum, ou la démarche, et l'on ne peut plus sortir sans lui, sous peine de se sentir flotter dans une sorte de légèreté vertigineuse. On aime la lourdeur, l'être vissé au fond, aux semelles de plomb et à l'esprit borné de celui qui paraît, précédé de cette formidable aura tautologique : je suis celui que je suis et rien d'autre, et votre regard m'indiffère absolument. 

À l'instant même où j'écris ces lignes, mon corps est traversé de frissons : la jolie noire qui se trouve à deux rangées de moi a ses fesses à vingt centimètres de mon nez car elle est obligée par le volume de sa valise de se reculer vers mon siège pour la descendre sur la banquette, et ce cul sublime délivre un feuilleté d'odeurs paradisiaques. Je sens — à la fois — l'odeur de son cul, l'odeur de sa chatte, l'odeur de ses sous-vêtements légèrement humides (il fait chaud, elle fait un effort), l'odeur du tissu fraîchement lavé (le coton et la lessive), et j'ai même l'impression de sentir l'odeur de sa petite culotte sous le fer à repasser brûlant. Ma voisine s'est endormie. Non seulement elle a « de beaux yeux », mais elle a surtout un très beau nez, avec une narine un peu ouverte, et un petit grain de beauté à droite. Elle sourit vaguement en dormant, ses paupières sont closes mais tout juste, sans qu'aucune pression ne se fasse sentir, elles reposent l'une sur l'autre de si légère manière que je crains à tout instant qu'elle ne surprenne mon regard. Se réveillerait-elle que je pourrais lui dire : « Ne vous en faites pas. Je vous regarde dormir sans vous désirer, je profite seulement de cette pose magnifique que vous me refuseriez si je vous la demandais. Je ne pense pas à votre sexe, même pas à vos fesses qui, par instant, touchent ma cuisse, je me contente de votre nez, de sa chute vers votre lèvre supérieure, légèrement moustachue, et des petites entailles qu'on y voit, et dont votre sommeil confiant accentue peut-être le relief. Vous faites partie de ces femmes dont la commissure des lèvres donnent irrésistiblement envie d'y glisser la langue, pour les ouvrir comme on ouvre un sac à main, en douce, pour y sentir les poudres, le tube de rouge à lèvres, la brosse à cheveux, les mouchoirs et les gants. » 

« La vraie joie ne dure qu'un printemps. » (Li Po)

vendredi 7 juillet 2023

Les trois baisers [Journal] 2002

J'ai eu trois baisers dans ma vie. Le premier à un concert de Johnny, quand j'avais quatorze ans. Le deuxième avec Christine, et le troisième avec Sarah, chez elle, sur son lit. Ces trois baisers-là m'ont mis au bord de l'orgasme. 

Ce soir-là, Sarah m'avait lu une lettre de son père, où il lui demandait pardon. Elle avait pleuré, mais vingt minutes plus tard, quand j'ai commencé à la caresser sur son lit, elle n'était plus que sang et salive ; lèvres humides et élastiques ; assise sur moi comme sur une valise, elle semblait écouter la rumeur d'une gare.

jeudi 6 juillet 2023

[Journal] dimanche 17 avril 2005, Rumilly

Dimanche 17 avril 2005, deux heures et demie de l'après-midi, dans mon lit.

Ainsi, jeudi soir, j'ai lu cette « lettre rouge » à Raphaële ! J'ai pris une grande respiration, et j'ai plongé dans la lettre que j'ai lue d'une traite, ou presque, à toute vitesse. Je n'en ai sauté — bêtement, du reste — que deux ou trois phrases, ce que je regrette, mais j'ai néanmoins eu la force d'aller jusqu'au bout. 

Raphaële est restée totalement silencieuse, et ne m'a pas interrompu une seule fois, ainsi que je le lui avais expressément demandé. Elle se trouvait à l'hôpital, dans la chambre de garde. 

Lorsque je me suis arrêté, il y a eu un grand silence, et j'ai compris qu'elle pleurait. De ces larmes silencieuses et rentréesqui lui sont spécifiques. Quand j'ai réussi à la faire parler un peu, à nouveau, je me suis rendu compte que ma lettre avait eu l'effet d'une bombe, littéralement ; de ce genre de bombes qu'on utilise pour souffler les incendies. Elle m'a parlé avec une proximité qui avait disparu depuis des lustres, entre nous. Elle était triste, choquée, humiliée, mais pourtant tendre. 

Elle a refusé que je raccroche, et nous sommes restés au téléphone jusqu'à minuit pile. « J'ai à nouveau mal au sein » m'a-t-elle dit dans un souffle… Je lui fait très mal, c'est certain, mais il fallait sans doute cette violence pour qu'elle réalise (un peu) ce qui est en train d'arriver. 

Hier-soir, un texto m'a réveillé. C'était elle, qui avait tenté d'appeler ici (j'avais tout débranché) sans succès, avait appelé Mangin, qui lui a dit qu'il m'avait parlé il y a peu, et ils ont alors (pourquoi, je ne sais pas…) parlé de cette lettre. Elle était blessée dans son amour propre, ainsi que le texto le laissait entendre. 

J'ai éclaté en sanglots, et contre toute attente, elle s'est immédiatement calmée, et m'a demandé pardon à plusieurs reprises. Nous nous quittés tendrement. Elle m'a dit qu'elle tenait à moi. Qu'elle ne supportait pas de tomber sur un téléphone muet… Et je l'ai crue. 

Ce matin, à sept heures, dès mon réveil, je l'ai appelée. J'avais envie d'elle, j'avais un désir violent d'elle. Je le lui ai dit. Elle ne m'a pas repoussé, et m'a dit : « Attendez vendredi, je viendrai dîner chez vous. » Après avoir raccroché le téléphone, je me suis branlé en criant son nom. J'ai joui. 

Il neige. Je suis au lit. Mère me manque terriblement. 

Raphaële m'a parlé de sa solitude, l'été dernier. Apparemment, elle en a souffert ; beaucoup plus que je ne l'imaginais. « J'ai failli devenir folle », m'a-t-elle avoué !

mercredi 5 juillet 2023

Illisible

Renaud Camus ayant eu la grande gentillesse de copier un de mes textes et de le publier sur Facebook et sur Twitter, voici les commentaires qu'il a récoltés. 



Soyons tout à fait honnête, il y avait également quelques commentaires positifs, mais ils étaient beaucoup moins drôles (à l'exception notable de « C'est le Céline du XXIe siècle, en moins sympa »).


lundi 3 juillet 2023

[Journal] 12 et 27 décembre 2002

 Jeudi 12 décembre 2002, 7h20 du matin, TGV pour Aix-les-Bains)

Hier, venu à Paris pour voir Valérie. Non, venu à Paris pour baiser Valérie. « Je ne demande que ça. «  me dit-elle à plusieurs reprises. Curieux qu'elle soit « amoureuse de moi » ! Hier, pour la première fois, elle m'a dit : « C'est parce que vous écrivez bien, que je suis là. » Il m'aura donc fallu attendre 46 ans pour connaître le pouvoir des mots. « C'est ma fierté de vous faire bander ! » Cette phrase est une des plus belles que j'aie entendues. On s'est tellement écrit, avec Valérie (emails) : plus de mille messages en deux mois et demi ! Il va falloir revenir à plus de modération. Ni elle ni moi ne pouvons tenir le rythme. Elle a en sa possession la quasi totalité des fragments de Sarah, Printemps. Nous devions en parler, hier, mais bien sûr, nous nous plus occupé de nos corps respectifs. Valérie a des seins prodigieux, comme je n'en avais pas vus de tels depuis longtemps. Elle portait un string, assorti à son soutien-gorge, des bas blancs. Son con sentait un peu l'urine quand je l'ai déshabillée, mais ce n'était pas désagréable. Le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne possède pas le don insolent de Sarah pour faire l'amour. On voit qu'elle n'a pas beaucoup d'expérience. Cela dit, elle est partante pour à peu près tout, à condition que ce soit moi qui lui dise quoi faire. Quand elle baise, elle se tient les seins, pour qu'ils ne bougent pas trop. Comme c'est dommage ! Je ne sais si c'est parce que cela lui fait mal, ou bien si c'est parce qu'elle en a honte (qu'ils bougent autant), auquel cas il faut que je lui dise de ne pas me priver de ce plaisir. 

Le ciel est plombé. Très sombre en haut, avec une mince bande claire le long de l'horizon, d'un gris liquide de mercure bleuté, zébré ça et là de légères cicatrices de nuages noirs. Le jour commence à se lever, pas encore de soleil. Mes voyages à Paris sont si brefs. Juste baiser. À l'hôtel, rue Mahler. Très bonne idée : ne venir à Paris que pour un cul, une main sur ma queue, une bouche sur mes couilles. Quelle femme étrange ! Pas sûre d'elle et pourtant si téméraire. Tenant parole. « Mon premier homme a été mon père ! » Je réfléchissais : pourrais-je dire : ma première femme a été ma mère ? Non. Ma première femme a été ma sœur. La brume a uni le ciel, dans un dégradé de bleu poussiéreux. J'ai peu dormi, de 2h à 5h30, avec deux interruptions étranges, où l'envie de pisser était si intense, comme si j'avais une infection urinaire. C'est magnifique, quand une femme se donne comme ça. Elle n'a rien caché d'elle ; j'ai été plus pudique. 

——

Vendredi 27 décembre 2002 (Chez Brigitte, dix heures et demie du matin)

Deuxième partita en ut mineur, par Argerich

Valérie vient de passer au petit matin. Elle m'a réveillé, s'est glissée dans le lit en slip et soutien-gorge. Elle a joui deux fois, coup sur coup, très fort. Elle était venue pour ça. Elle est repartie très vite, elle allait au travail. Quand je me suis levé, j'ai trouvé un croissant et une baguette de pain frais à la cuisine.

dimanche 2 juillet 2023

[Journal*] mardi 6 août 2002

 (Cuisine de la Closerie, 8h du matin)

De nouveau, le bonheur d'être seul avec ma petite mère. (Sylvain disait : « Tu as un relation très particulière avec Mère ! » Comme si les relations humaines pouvaient être autres que “particulières”. J'en viens à croire qu'il dit cela parce qu'il n'a aucune relation…)

Pièce de Fauré ressemblant à du Schubert… Je déteste Brad Meldhau.

« Jérôme, vous êtes là ?

— Oui, j'arrive.

— Venez regarder dans le seau hygiénique !

— Non. Merci. Sans façons.

— Vous ne voulez pas ? Vous ne voulez pas voir ?

— Non, je sens ça d'ici…

— Elle a tout bien fait ! C'est super, hein, Madame Vallet !

— Oui. »

Elle passe à côté de moi avec le seau. On sent qu'elle résiste difficilement à l'envie de me montrer… Tout l'étage est empuanti, j'ai le cœur au bord des lèvres, je redescends en courant, je m'enferme dans la cuisine, j'ouvre la fenêtre, le tousse, je pleure… À la radio, la mort d'Isolde dans la transcription de Liszt… 

Mon amie la Chaconne de Bach-Busoni à la radio (10h30). Quelle merveille ! Faire sonner le piano comme ça… Un vrai paysage ! On circule dans un train de grand luxe (l'Orient-Express ?) et on admire le paysage… Mais le pianiste (KWP) est une vraie tarte ! C'est petit, ininspiré au possible, il parle une langue qu'il n'a pas l'air de comprendre.

Enfant, j'exaspérais ma mère parce que je sentais mon assiette pour savoir si la nourriture était suffisamment (ou trop) salée. « Mais le sel n'a aucune odeur, voyons ! » déclarait mon père avec juste raison. Ils avaient raison mais ils avaient tort, car ce qui m'intéressait, ce qui me préoccupait, n'était pas l'odeur du sel, mais le fait de savoir si ma nourriture était ou non salée, et certains mets changent légèrement d'odeur selon qu'ils sont salés ou non, comme d'ailleurs selon leur température — et je reniflais aussi mon assiette pour savoir si c'était trop chaud…

« Bonjour Mère.

— Qui c'est ? Un revenant ?

— Pourquoi… ?

— Tu viens pourquoi ? Pour m'embrasser ?…

— Bon… »

Et ils s'en vont. Fin de la visite.

Je descends à la cuisine et j'entends le Miserere d'Allegri. Miracle du Temps transmué en sons. Douceur infinie de la mort. Viens. Traverse l'éternité avec nous. Ta place est là. Secrète. Silencieuse. Bienheureux voyageur immobile. Un seul nuage dans le ciel, tout de lumière, de calme, de patience. Gamme de blancheur, souvenir du désir, sans douleur… Il est trois heures de l'après-midi, il faut que je fasse la vaisselle, et un bon gâteau aux pommes. Je me demande si Mozart aurait aimé mon gâteau aux pommes. 

[Journal*] mercredi 17 juillet 2002

 (Closerie, deux heures moins le quart de l'après-midi, cuisine)

Circé est là-haut, avec Mère.

« Un matin, l'un de nous, manquant de noir, utilisa du bleu. » (Renoir) La vie est simple comme une absence de couleur. L'un de moi, un beau matin, manquant de Sarah, baisa Judith… Un autre de moi, manquant durant une chaude après-midi de ses cuisses de nageuse, écrivit une page, et le lendemain une autre, et puis, sur ces pages, passa du noir au bleu, et puis du bleu à la présence, et puis de la présence à la syntaxe, et au détour des phrases franchit toute une année, d'un printemps à l'autre, d'un corps à l'autre. Comme la vie est simple quand on dispose d'un peu de silence. Et d'un peu d'absence. 

Hier, Paco a téléphoné, ici. Il est tombé sur Sylvain, a sans doute été surpris, a demandé à parler à Mère. Elle a refusé de lui parler. 

Je lui montre La Baigneuse aux cheveux longs. Elle s'endort.

[Journal*] lundi 15 juillet 2002

 (Cuisine de la Closerie, sept heures moins le quart du matin, concerto pour hautbois et cordes de Bach)

Mère m'appelle à six heures moins dix. J'entends une voix étouffée (plus qu'étouffée, sourde, grave, décolorée, inarticulée, comme sortie, mais si peu, de la ouate) : « Jérôme… Jérôme… » D'abord je crois rêver… Je me lève en quatrième vitesse, le cœur battant, et je me précipite dans sa chambre. « Qu'on me coupe la gorge ! Je suis en enfer ! » Je parviens à la réconforter, à lui faire prendre conscience qu'elle n'est plus à l'hôpital, qu'elle est près de moi et qu'elle n'a rien à craindre. Elle boit trois ou quatre gorgées d'eau et me dit : « J'ai résolu le problème de l'énigme… — Quelle énigme ? — Celle du poids qui pèse sur mes jambes. » J'enlève la troisième couverture, la plus lourde. Elle s'apaise un instant, puis j'entends : « La guerre… La guerre… » « Quoi ? » « Heidegger ! Heidegger ! — Martin Heidegger ? — Oui. Martin Heidegger ! Qu'est-ce qu'il vient faire là, celui-là ? » Je lui dis qu'elle a peut-être rêvé de lui, ou bien d'Hannah Arendt ? « Oui, je crois bien. Hannah Arendt… Qu'est-ce qu'elle vient faire là, celle-là ? » 

Épisode caractéristique, hier-soir, au chevet de Mère. Francette est là, Géraldine aussi. Je les avais laissées, mais au bout d'un moment, je remonte dans la chambre. Géraldine est à gauche, assise, elle caresse le dos de sa grand-mère, qui porte une montre ridicule, une montre rose. Francette est debout, à moitié hystérique, elle rit, elle se dandine d'un pied sur l'autre. « Elle me prend tout, elle a fouillé dans mon sac, a pris ma montre, et maintenant tu veux mon pantalon, hein ?! » Je ne comprends rien à son délire, ou plutôt je comprends trop bien… Je demande à Mère ce qu'elle veut ; elle ouvre de grands yeux un peu hagards. Ne répond pas. Ne répond pas parce qu'on ne lui en laisse pas le temps. Francette tient le crachoir, en hurlant presque : « Ben le pantalon ! Là ! Tu vois ? Elle veut mon pantalon… » dit-elle en prenant la ceinture à deux mains et en la tirant vers le haut, d'un mouvement grotesque. Je lui coupe la parole en regardant Mère : « C'est à Mère, que je parle, c'est sa réponse, qui m'intéresse ! » Elle continue à rire comme une cinglée, et à parler fort, mais j'ai parlé encore plus fort. 

samedi 1 juillet 2023

[Journal*] avril-mai 2003

 26 avril 2003 (Une heure et demie de l'après-midi, à l'hôpital de Rumilly, chambre 102)

Je suis à gauche du lit, assis sur une chaise verte. À ma gauche, la fenêtre devant laquelle se trouve une petite table beige à pieds métalliques. Il fait gris. Il n'y a aucun bruit, sauf celui de l'oxygène que Mère absorbe par les narines et celui de l'eau du chauffage. De temps à autre, quelques voix assourdies, une porte qui claque au fond du couloir. Le seul bruit qui retient mon attention est celui de sa respiration, qui est plus ou moins profonde, plus ou moins fluide. Parfois, des ronflements, ou des raclements liquides, comme si elle s'étouffait, et au même moment, son ventre (est-ce son ventre, ou ses poumons ?) fait un bruit sourd, rond et pourtant liquide, ou semi-liquide. J'écoute chacun de ces bruits, partition vitale. 

Parfois tout s'arrête, elle ne respire plus, elle ne remue plus du tout. Et puis elle tourne la tête vers moi, me tend la main gauche, qui réclame la mienne, muette, elle ouvre les yeux, me regarde, j'en suis certain, elle me voit, et me fait une esquisse de sourire, infime et gigantesque. Suis-je normal ? Il me semble que pour la douceur de moments tels que ceux-ci je pourrais donner ma vie. Son souffle est mon souffle. Son visage est mon visage. Je lui parle. Est-ce que je lui parle trop ? C'est possible ; il faut qu'elle se repose. Mais comment ne pas lui dire que je suis là, que je ne suis là que pour elle, que tout mon être et les quelques forces que je possède sont pour elle, uniquement pour elle. « Prends ma force, petite mère chérie, prends ce dont tu as besoin, je veux bien te donner ma vie s'il le faut absolument, pourvu que tu restes près de moi. » Je n'ai aucune hésitation. Malheureusement, je ne suis pas une force de la nature… Mais le peu que j'ai je te le donne volontiers. Qu'ai-je à faire de ces

— —

Mardi 29 avril, quatre heures de l'après-midi, hôpital, à droite de Mère. Elle a du mal à respirer. Je lui ai parlé. Lui ai lu le début du Cantique des Cantiques. Puis quelques vers de la Légende des siècles

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Mercredi 30 avril 2003, hôpital de Rumilly, quatre heures de l'après-midi. Elle est beaucoup mieux aujourd'hui. Elle réagit. Reste éveillée de très longs moments. Se fait comprendre. Me sourit. D'ailleurs l'infirmière brune qui sort d'ici m'a dit qu'elle lui avait souri aussi. Très fréquemment, elle tourne la tête à gauche pour vérifier que je suis là. Elle vient à l'instant même de le faire, et de me sourire. Elle voit que j'écris, je lui montre ce cahier. Elle sourit encore. Puis semble s'assoupir. Elle bouge ses jambes. Je la masse. Je soulève la jambe droite, celle qui est paralysée, par le genou, je fais des flexions, nombreuses. Bien sûr, elle ne s'en rend pas compte. Mon angine va mieux. Jean-Louis m'a donné un traitement de cheval (Vioxx, antibiotiques).

Je suis épuisé. Je m'endors… Il pleut, le tonnerre gronde.

Kundera : L'Ignorance, p. 127 : qui a raté ses adieux ne peut attendre grand-chose de ses retrouvailles. »

« (…) de sorte que la musique est devenue un simple bruit, un bruit parmi les bruits. » 

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Jeudi 1er mai 2003, hôpital, cinq heures de l'après-midi. Je lui apporté une branchette de lilas. Elle a souri, l'a prise et l'a portée à son nez pour en sentir le parfum. Plus tôt dans l'après-midi, je lui massais la jambe droite, quand j'ai senti tout à coup qu'elle la (me) repoussait avec beaucoup de force ! J'en ai parlé à Mangin au téléphone, mais je n'ai rien compris à ses explications.

Je suis fâché avec Valérie. Je la trouve vraiment culottée. Elle trouve le moyen, par trois ou quatre fois, de venir (ou de projeter de venir) à Rumilly, en mentant à son mari, à tout le monde, pour son plaisir, mais quand pour une fois je lui demande de venir pour m'aider à tenir le coup, elle refuse tout net, et pis que ça, elle me demande de ne pas le lui demander. 

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Vendredi 2 mai 2003. Hôpital de Rumilly, une heure moins le quart de l'après-midi. Je suis auprès d'elle depuis midi. Elle n'a pas montré beaucoup d'enthousiasme à me voir… Je lui ai fait respirer du lilas, mais elle n'a pas manifesté la joie que cela lui avait procuré hier. Elle est pessimiste et fataliste. Semble toujours dire : « À quoi bon ? » à tout ce que je lui dis ou montre. J'ai apporté un grand bloc de papier blanc et brillant et un gros feutre bleu. J'écris quelque chose sur le bloc, et je lui montre. Elle regarde attentivement, prend le bloc dans sa main, le fait tourner, regarde la page sous plusieurs angles… Mais c'est comme si elle déchiffrait une langue étrangère. Elle a l'air de faire un effort, de chercher à comprendre… puis elle paraît renoncer. Elle ne sourit plus comme hier mais elle a moins de mal à respirer. Sa main est sur la mienne. C'est toujours sa main, avec son alliance, ses ongles encore faits, je reconnais sa peau, sa douceur, je sens l'odeur de son corps, de son vieux corps malade, et cette odeur m'est précieuse. Le dessus de sa paupière gauche est jaune d'or. De temps en temps elle ouvre les yeux, les tourne vers moi et pousse un soupir en haussant les sourcils : « Tu es là, tu es toujours là. Mais à quoi rime tout ça ? » Quand je tousse, elle tourne la tête vers moi, l'air étonné et presque inquiet…

(Cinq heures du soir, hôpital)

Elle râle souvent, ne semble pas me reconnaître. Elle me regarde intensément, mais avec ce questionnement visible : « Qui es-tu ? » Qui es-tu, me demande ma mère ! Suis-je parti si loin, si longtemps, moi qui ne l'ai pas quittée depuis treize ans ? Suis-je parti sans m'en rendre compte ? Plus je la cherchais, cette mère chérie, plus je m'en séparais ? Depuis deux ans, je suis avec elle nuit et jour. Depuis ce printemps flamboyant, depuis Sarah, le premier hôpital, les urgences en pleine nuit, jusqu'à a deux heures du matin, le TGV qui casse son essieu, qui met neuf heures pour faire Paris Annecy. Sarah et moi dans la petite Opel Corsa, le violoncelle à l'arrière, sur l'autoroute, essayant de rattraper l'ambulance qui a pris un autre chemin. La nuit, les phares, quelques phrases, la main de Sarah sur la mienne. 

Depuis cette nuit-là, que s'est-il passé ? Pas grand-chose, en somme… Des journées entières près d'un lit. À gauche. À droite. Parlant. Lisant. Écrivant. Dormant. La plus belle part de ma vie dans ces lieux où l'odeur au début me soulevait le cœur. Il y a une semaine, à Annecy, pendant que j'attendais, debout près du lit, dans le couloir des urgences, j'ai pensé à cette odeur, de merde, de pisse, de corps vieux, fatiguée, suintant, pas très propre. Je respirais par petites goulées, juste ce qu'il faut pour ne pas vomir. Et puis, sans savoir pourquoi, j'ai laissé venir toutes ces odeurs en moi et ça m'a soulagé : j'ai aimé cette odeur écœurante mais douce, l'odeur du corps de ma mère. 

(19h20) Passage éclair (45 secondes) de Francette. « Elle a ouvert les yeux ? (…) Elle a froid ! » Etc. « Bon, j'y vais, puisque tu es là. » Sylvain a téléphoné il y a cinq minutes d'Annecy : « J'arrive. » On aimerait que ce soit vrai… 

——

Samedi 3 mai 2003. Hôpital de Rumilly, une heure de l'après-midi. Je tiens sa main gauche de ma main gauche. Elle est sur le dos. Pas de réactions aujourd'hui (pour l'instant). Hier matin, j'ai appelé Brigitte au secours : « Tu peux venir me voir quelques jours ? » « Oui, je viendrai lundi. » Hier-soir, j'étais ici, elle me rappelle : « Jérôme, je ne viendrai pas… « Etc.

Rien. Personne. Je ne peux compter sur personne. Ni Valérie, ni Brigitte, ni Anne, ni mes frères et sœur, personne. Au pied du mur, ils se défilent tous. Jean-Louis est venu hier-soir, mais c'était avant tout pour que je lui apprenne à se servir de Pro-Tools. Soyons juste : Anne m'avait demandé, le premier jour, au téléphone : « Tu veux que je vienne ? » J'ai hésité, n'ai rien répondu. Elle n'a pas réitéré sa demande. Et j'aurais trop peur qu'elle se défile, elle aussi… La seule que je n'ai pas appelée, finalement, c'est Sarah. Ce n'est pas tout à fait vrai. J'ai appelé un jour, suis tombé sur son répondeur, et n'ai pas laissé de message. Elle n'a pas jugé bon de rappeler…

Luc a appelé ce matin. Il est très gentil, ce Luc, mais il est trop abstrait pour moi. Je ne crois ni à la philosophie, ni à la littérature, dans ces moments-là, juste au concret, aux actes. La présence, la parole incarnée, les gestes vrais. 

Le petit klaxon régulier des appels aux infirmières. Sa main sur la mienne. Le bruit du chauffage. (Raphaële vient d'entrer)

——

Mercredi 7 mai 2003. Hôpital, 15h25, déjà !

Hier-soir, étrange moment, ici, avec Raphaële et Mère. Dans le noir. Jusqu'à neuf heures et demie…

Elle venait de m'envoyer ce texto étrange : « Attention danger… » Elle est arrivée, vers vers huit heures et quart. J'étais en train de pleurer, la tête dans le lit, désespéré. Elle a ouvert la porte, s'est glissée sans bruit jusqu'à moi, très vite (elle a souvent cette manière de glissement, elle frôle le sol…), m'a tendu son visage, que j'ai embrassé. Puis je crois qu'elle m'a tenu brièvement dans ses bras, pendant que je disais : « C'est trop dur, je n'en peux plus ! » en pleurant. Je revois bien son regard, elle était émue, tendue. Un bref instant, j'ai senti qu'il y avait une hésitation dans son corps : comment me toucher, comment me prendre dans ses bras ? Son visage presque dur trahissait ce désarroi, le déplacement de son être vis à vis de moi. Elle sentait que les deux corps que nous avions eus jusque là lors de nos rencontres étaient absents, faisaient défaut, dans cette pénombre, mais elle ne savait visiblement pas par quoi les remplacer. Je l'ai trouvée courageuse : elle m'affrontait sans filet. D'autant plus qu'il n'y avait eu aucun échange entre nous, ni verbal ni écrit, depuis le texto qui, plus j'y pense, ne peut s'interpréter que d'une seule manière. Quand j'ai écrit : « J'ai très envie de flancher… » elle a manifestement compris : « J'ai très envie de me laisser aller à tomber amoureux de vous. » Ce qui est, dans le contexte, à la fois assez surprenant et très naturel. 

Les aides-soignantes voulaient la changer de côté, alors qu'elle dort si bien : je m'y suis opposé, par deux fois, il faut dire avec l'aide et l'approbation d'Elisabeth, l'infirmière, qui, décidément, m'a pris un peu sous son aile. Quand nous sommes sortis d'ici, hier-soir, vers 21h30, elle quittait son service, et a discuté très gentiment avec nous, sur le parking. Elle a vu mon désarroi : « Vous partez en vacances après-demain ? » lui ai-je dit sur un ton catastrophé.