vendredi 20 décembre 2019

Cantate



Egon Petri, vous connaissez ? Sans doute pas, mais vous avez peut-être entendu parler de Ferruccio Busoni, et sûrement de Liszt. Petri est un disciple de Busoni qui était un disciple de Liszt. Busoni a même rencontré Brahms et Anton Rubinstein. Pourquoi est-ce que je vous parle d'Egon Petri ? Parce que vous ne le connaissez pas. Il y a tellement de choses que vous ne connaissez pas… En écrivant ceci, j'écoute Egon Petri qui joue Schafe können sicher weiden, dans une transcription personnelle. Oui, je sais, tout le monde s'en branle, d'Egon Petri. Et puis, vous n'avez pas à savoir ce que j'écoute pendant que j'écris, peut-être même que ça vous énerve que je vous fasse passer de l'autre côté du miroir, que je digresse, que je fasse du hors-sujet perpétuel, et qu'il soit question de musique à tout bout de champ, vous n'avez pas payé pour ça — mais vous n'avez payé pour rien du tout, donc je fais ce que je veux, je n'en fais qu'à ma sale tête de vieux con atrabilaire qui a ses obsessions, toujours les mêmes, après tout, si vous n'êtes pas contents, allez voir ailleurs si j'y suis, personne n'est obligé de me lire. C'est pas ce qui manque, les textes à lire, sur Internet. Oui, je suis obsédé, oui, je suis monomaniaque, oui, je raconte toujours la même chose, j'écoute toujours la même chose, je suis assis sur la même chaise, je bois le même café CORA, "doux et parfumé", un pur arabica d'Ethiopie, j'avale chaque matin quatre comprimés différents, et je dors avec une machine qui me souffle dans les trous de nez. On ne veut pas que je meure de ma belle mort. On s'acharne. Les moutons peuvent paître en sécurité. Dieu est là. Où ça ? Partout. Partout où il y a de l'homme et même là où il n'y en a pas. Là où un bon berger veille, je peux m'asseoir et écouter Bach dans la solitude. On peut sentir le calme et la paix, et la paix, et la paix et le calme des mains reposées sur les genoux, tandis que Dieu se tait avec nous, ici et maintenant, dans le creux des phrases composées par son fils, tout amour, la paix en lui, qu'il nous transmet comme une boisson apaisante. C'est Egon Petri qui apporte cette paix jusqu'à moi, à travers la vibration de l'air et à travers les siècles, miracle, paix, amour, musique, harmonie, nous ne sommes pas encore morts, on s'acharne, on tend l'oreille, on se réchauffe à la musique, on se désaltère à la musique, on s'endort dans la paix de la musique, les voix, les présences, les corps, les accords répétés doucement, les gestes apaisés, les gestes amoureux, soigneux, précautionneux, ouate, douceur, attention, réserve, ménagement, attention redoublée, toujours, ne pas faire mal, ne pas effrayer, moduler doucement, naturellement, dans le souffle… Il y a tellement de choses que vous ne connaissez pas, que vous n'entendez pas, que vous n'attendez pas. Je suis le berger assis, assoupi, le berger rêvant qu'il compose cette musique, qui la chante, qui la joue, cette musique caresse, qui le berce, qui le nettoie intérieurement, cette musique qui parle aux moutons, au ciel, aux arbres, au temps, aux nuages, ça ne s'arrête jamais si l'on écoute, si l'on prend soin, si l'on s'arrête sur le seuil, si l'on est attentif, comme à l'entrée d'une chapelle déserte, on s'acharne à ne pas trop exister car le malheur est si vite arrivé quand la musique se tait, pas trop d'être, pas trop de gestes, pas trop de larmes ni de souvenirs, pas trop d'humanité, seulement la courbure discrète et légère d'une mélodie harmonisée qui ne veut pas cesser, qui se transmet de générations en générations, de pays en pays, de corps en corps, et qui arrive jusqu'à vous, qui n'insiste pas, il y a tellement de choses qu'on ne connaît pas, qu'on n'entend pas, il y a tellement, tellement d'amour perdu ici et là, surtout ici, surtout là, quel immense gâchis, alors pourtant que tout est donné, tout et plus encore.

Je chante doucement à son oreille…