dimanche 31 octobre 2021

Ça n'arrête pas

Ça ne s'arrête pas. Le bruit de l'eau m'enveloppe. Depuis deux jours la pluie n'a pas cessé. La maison est un bateau, une cage, une boîte qui flotte. Je suis dans cette boîte. Je plonge dans la nuit, toujours plus profond. Des bribes de voix, des phrases me parviennent encore, par instant, mais je sais qu'elles viennent d'un monde que j'ai quitté. Krasnodar, Russian Federation, Mulhouse, Alsace, France, Bolbec, Haute-Normandie, France, La Baule-Escoublac, Pays de la Loire, France, Liège, Liege, Belgium, Orléans, Centre, France, Andorra La Vella, Andorra, Genova, Liguria, Italy, Auvers-sur-Oise, Ile-de-france, France, Cinisello Balsamo, Lombardia, Italy, Clonee, Meath, Ireland, Chaumont-Gistoux, Brabant Wallon, Belgium, Mamoudzou, Mayotte, Troyes, Champagne-Ardenne, France, Mettmann, Nordrhein-Westfalen, Germany, Fabrègues, Languedoc-Roussillon, France, Saint-Paul, Reunion, Lafrançaise, Midi-Pyrenees, France, Alès, Languedoc-Roussillon, France, Velikiy Novgorod, Novgorod, Russian Federation, Inzinzac-lochrist, Bretagne, France, Brussels, Brussels Hoofdstedelijk Gewest, Belgium, Anonymous Proxy, Montréal, Quebec, Canada, Cépet, Midi-Pyrenees, France, Villejuif, Ile-de-france, France, Rodez, Midi-Pyrenees, France, Osijek, Osjecko-Baranjska, Croatia, Liestal, Basel-Landschaft, Switzerland, Lausanne, Vaud, Switzerland, Le Puy-en-Velay, France… 

« Votre contrat arrive à expiration le… »

Cet idiot a supprimé mon commentaire parce que j'émettais une minuscule critique sur le son qui était mauvais et parce que je lui disais que sa citation était bidon. Haltérophilo… Les pseudos ne mentent jamais. Youtube a supprimé sa vidéo…

« J'ai rencontré maintes fois Chirac, Sarkozy, Macron, et combien de ministres. Je leur expliquais presque année après année la façon dont l'islamisme allait s'implanter en France, comme je l'ai vu faire en Algérie. Aucun d'entre eux ne m'a écouté. » (Boualem Sansal)

Personne n'écoute personne, et la pluie tombe, indifférente aux soucis des hommes, qu'ils se trouvent en Andorre, en Irlande, au Soudan, en Russie ou à Villejuif. Quarante jours et quarante nuits, ce bruit incessant. Les milliards de virus en nous sont aussi calmes que d'habitude. Elle parle pour ne rien dire, comme d'habitude, elle parle pour seulement m'indiquer qu'elle existe, qu'elle aimerait exister. JE SUIS LÀ ! 

Elle pourrait être croate, belge, ou pakistanaise, c'est la même chose : son passe-temps préféré est de parler de choses qu'elle ne connaît pas. Mais Sarkozy est pareil. Chirac était pareil. Macron n'en parlons pas. Ils s'enflent, ils poussent leur ventre en avant par la parole. Ça ne s'arrête jamais. La pluie en eux. Ils sont ravagés de pluie. Le crime parfait, c'est leur affaire. Ils tweettent, oiseaux affolés par temps de déluge qui lancent leurs petits cris bleus dans la nuit noire. Traces humaines qui bientôt s'effaceront. Spasmes. Rue du faubourg Saint-Antoine. Anne a fini par vieillir elle aussi. Isabelle suffoque, crache. Cora se masturbe. Rien ne les arrête. La pluie en eux… Elles disent : « C'est moi. » Machination éternelle. Dans les corps, l'infini fait son trou. 

Ça tombe, sans cesse.


samedi 30 octobre 2021

Les impôts et le tango

Centre des impôts, vendredi matin. La file d'attente est extérieure au bâtiment, "covid oblige". Il fait froid, moche, les gens ont des sales gueules. J'ai un livre avec moi, mais je ne parviens même pas à le lire. Je m'absorbe dans l'observation des corps qui m'entourent, et me touchent, parfois. Le type juste derrière moi me colle jusqu'à me toucher, je me demande pourquoi. Son portable sonne, il me parle dans le cou : « Chuis aux impôts, y a la queue, c'est l'enfer. Ça risque de durer. Bisous. Oui, oui, gros bisous. » Il a mon âge, voire un peu moins, mais c'est déjà une loque. Il sent mauvais. 

Il y a un kapo, un grand type large et épais, la cinquantaine, avec le masque sous le menton, dont on sent immédiatement qu'il n'a rien à voir avec l'administration fiscale, qui sûrement n'a été engagé que pour faire le maton, et le bougre s'y entend. Il nous observe, il nous ignore, il entre, il sort, il va s'accouder aux guichets des employées à qui il dit un mot, et, par moment, intervient dans le cheptel, en refoule deux, en fait entrer trois, selon une logique que personne ne comprend. Il tutoie certains administrés, sans qu'on sache très bien si c'est parce qu'il les connaît ou si c'est parce que leur physionomie sociale et ethnique implique ce tutoiement. Parfois, il va fumer une cigarette à l'extérieur. Il est à la fois occupé par son travail et complètement extérieur à lui, mais on voit qu'il est heureux d'avoir ce petit pouvoir. Ça lui gonfle le ventre.

Enfin, nous sommes autorisés à entrer dans le sas. Normalement, le maton exige qu'on n'y soit que trois, mais là nous sommes six ou sept. La porte automatique ne cesse de s'ouvrir et de se fermer. Depuis que je suis là, elle a dû se fermer et s'ouvrir entre cinq cents et mille fois. Ça n'a l'air de déranger personne. C'est comme ça. C'est encore pire qu'à l'extérieur, dans le sas. La femme devant moi se retourne sur moi et me sourit. Elle entend que je râle dans ma barbe. 

Je reprends mon livre, je relis la page que j'ai lue un quart d'heure plus tôt. Je ne la comprends pas plus. Je trouve que Michon exagère un peu, mais sans doute n'avait-il pas prévu que son roman pourrait être lu dans une file d'attente devant un centre d'impôt gardois au mois d'octobre, par un temps de chien. Saint Privat-des-vieux… Rien que le nom du bled me donne mal au ventre. Je commence à avoir envie de pisser, mais il n'est pas question que j'abandonne ma place. La femme devant moi sort s'en griller une. On sent bien que ceux qui sont là ont plus ou moins l'habitude de ce genre de situation. C'est la vie. Pas moi. Pourquoi suis-je là ? Parce que j'ai besoin d'un avis d'impôt, avis d'impôt que je ne trouve pas sur le site Internet de l'administration. Et pourquoi est-ce que je ne le trouve pas, cet avis d'impôt ? Sûrement parce que, cette année-là, j'ai oublié de faire ma déclaration d'impôt. Comme par hasard, c'est celui que me demande l'administration ! Ils sont forts, les bougres. Oh, je ne fraude pas du tout, puisque je n'ai rien à déclarer. Mais ça ne fait rien, même si vous n'avez rien à déclarer, il faut le déclarer tout de même. On n'échappe pas à l'administration qui, un jour ou l'autre, vous retrouve et vous punit de l'avoir snobée. Comme je demandais à un ami si, à partir d'un certain âge, nous étions débarrassés des démarches administratives, celui-ci m'a répondu que je rêvais, et que nous devrions nous estimer heureux si, après la mort, il n'y avait pas une administration pour nous tomber dessus.

Le kapo a décidé de nous expulser du sas, moi, la femme qui me précède et le type qui me suit. Il répète : « Pas plus de trois personnes ici. » Nous on a bien vu qu'il y avait toujours plus de trois personnes dans le sas, depuis que nous sommes là, mais c'est lui qui commande, on discute pas. Retour au dehors, dans le froid. Les deux Arabes qui se trouvaient juste devant ma voisine de devant, eux, ils sont restés à l'intérieur. Ils n'arrêtent pas de discuter, depuis que je suis là, mais je ne sais pas ce qu'ils se disent, vu qu'ils causent arabe ou genre. Deux grands gaillards, jeunes, en survêt'. L'un d'eux a un cou très bronzé, j'ai remarqué ça. 

Saint Privat-des-vieux… Raphaële était là, il y a quelques semaines. Elle y a dansé le tango durant un week-end. J'ai un peu de mal à associer les deux choses : moi dans cette file d'attente, un matin gris et froid d'octobre, et Raphaële, toute bronzée et jolie, dans une jolie petite robe courte qui laissait voir ses jambes musclées, en train de danser le tango. Les impôts et le tango. 

Je m'imagine après la mort. Peut-être que c'est exactement comme ça, après la mort. Un matin froid d'octobre, devant un centre des impôts, à faire la queue. Mais on ferait la queue pour toujours… Je pense aux ganglions de Troisier. Je pense à mon frère Jean-Marc. Je me dis : Pourvu qu'il ne m'appelle pas au téléphone, là, pendant que je fais la queue. Je pense au nombre onze (le livre que je suis en train de lire s'intitule "Les onzes"). Ce nombre qui m'a accompagné toute ma vie, j'apprends que c'est également le nombre fétiche de mon frère. Je pense que je n'aime pas le mois de novembre. Je pense aux deux accords qui ouvrent la troisième symphonie de Beethoven. Je me demande si Jean-Marc en pince toujours pour les éoliennes. Je pense encore à d'autres choses. 

Retour dans le sas. Je vois le distributeur à gel hydro-alcoolique et je me dis que le maton va m'obliger à me tartiner les mains de ce machin, que je vais refuser, et que j'aurais fait la queue deux heures pour rien, parce que ce con va me foutre dehors. Il vérifie que tout le monde y passe, alors qu'il ne porte même pas son masque. J'ai une montée de tension. S'il me demande de le faire, je mentirai en disant que je l'ai déjà fait. Du coup, je baisse mon masque, merde. 

Les locaux du centre des impôts sont vastes, mais "pas plus de trois personnes à la fois". Bande de cons ! Et ces marquages au sol me rendent fou. Je pense à Glenn Gould qui joue le prélude en fa dièse mineur du Clavier bien tempéré sur un clavecin pourri. Cette musique me console un peu, même si toutes mes pensées me semblent grotesques, ce matin. La femme devant moi me fait un dernier sourire quand elle est appelée au guichet. Ça va être mon tour. Je vous laisse.

vendredi 29 octobre 2021

Le sexe dans la cuisine



Jean Anthelme Brillat-Savarin, Auguste Escoffier, Joseph Favre, Philéas Gilbert, Edouard Nignon, Prosper Montagne, Curnonsky, la Mère Poulard, Marcel Rouff, André Pic, Alexandre Dumaine, Fernand Point, Alain Ducasse, Paul Bocuse, Alain Chapel, Roger Vergé, Michel Guérard, Jacques Manière, Marc et Paul Haeberlin, Alain Senderens, Jean et Pierre Troisgros, Joël Robuchon, Bernard Loiseau, Raymond Oliver, Georges Blanc, Pierre Gagnaire, Guy Savoy, Alain Passard, Guy Martin, beaucoup de ces noms m'étaient inconnus.  

Je ne me suis jamais vraiment intéressé à ce qu'on nomme la gastronomie. J'aime bien la cuisine, et j'aime bien manger, mais je n'ai jamais fait partie de ceux qui font un détour, ou même un voyage, pour aller manger dans un grand restaurant, dans l'un de ces endroits qu'on nomme aujourd'hui restaurants gastronomiques, où le serveur vous souhaite une bonne continuation, ou une bonne dégustation, et même parfois les deux. 

Je connais si mal ce registre de la vie française que je ne découvre qu'aujourd'hui la signification du Guide Michelin. Il me paraît tout à fait extraordinaire que je ne me sois jamais posé la question : pourquoi le Guide Michelin est-il associé de manière si étroite à la cuisine française ? Quel rapport existe-t-il entre les routes et la gastronomie, entre les pneumatiques et le pot-au-feu ? La réponse est pourtant simple. Après la guerre, l'automobile a été un moyen extraordinaire d'aller voir ailleurs si l'on y était. Et quand on va voir ailleurs, on se restaure ailleurs. Ce double mouvement fait de la France un pays à part. Ici, on justifie le voyage par la gastronomie, autant sinon plus que l'inverse. 

Ces nouveaux cuisiniers (les Bocuse, Troisgros, Haeberlin, Chapel, Pic, Senderens, Guérard…) ont, dans les années 60 et 70, changé la manière dont on concevait la cuisine. Avant eux, il y avait des plats (pot-au-feu, blanquette de veau, choucroute, bœuf en daube, cassoulet, gratin dauphinois, hachis Parmentier, poulet rôti, bouillabaisse, poule au pot, etc.), après eux, il y a de la cuisine. La différence entre les plats et la cuisine, c'est qu'un plat traverse le temps, alors que la cuisine se renouvelle au gré du chef. On peut varier un plat, mais parce qu'on peut en faire des variations, il est intemporel. Un pot-au-feu, même exécuté par un chef étoilé, reste un pot-au-feu, comme une sonate composée par Boulez reste une sonate. La cuisine des chefs modernes ne peut se varier, puisqu'elle est, par définition, toujours nouvelle. 

Les Français n'avaient pas besoin de recettes pour faire un pot-au-feu ou un hachis Parmentier. N'importe quelle épouse, n'importe quelle mère, avant 1970, savait faire la cuisine. Il est impossible de ne pas faire de lien entre l'avènement de la "nouvelle cuisine" et la disparition des cuisinières domestiques. Les femmes transmettaient l'héritage, les hommes l'ont remis en question. D'un côté, la transmission, de l'autre, la création. C'est un homme qui dit : « Il m'arrive parfois de mettre du zeste de citron dans le café. » 

Nous le savons tous, les femmes ne savent plus faire la cuisine. En quarante-cinq ans de "fréquentations", je n'ai pas rencontré une femme qui ait été ce qu'on appelle un cordon bleu. Si vous voulez rire, aujourd'hui, il vous suffit de demander un conseil culinaire à une femme. La cuisine traditionnelle s'est éloignée de nous en même temps que la culture et l'orthographe, en même temps que le rock envahissait nos oreilles. Les hommes qui conduisaient des voitures ont aimé aller manger ailleurs que dans les cuisines désertées par leurs femmes, et ils ont rencontré d'autres hommes qui leur préparaient de bons repas. 

On sait que sexualité et nourriture sont étroitement liées. Eh bien voilà, c'est comme ça. Les hommes se séparent de plus en plus des femmes, et ces dernières ont abandonné ce qui leur permettait de tenir les hommes (la cuisine et la féminité). (Aujourd'hui, elles les tiennent par les procès.) C'est un grand mouvement de fond, je crois bien. On ne peut pas tout avoir, n'est-ce pas. Les fucking-machines n'ont que peu d'affinités avec le pot-au-feu. 

jeudi 28 octobre 2021

Orgasme

Les crises d'angoisse ont le pouvoir extraordinaire de nous faire traverser, en quelques secondes seulement, des distances énormes. Mais ce dont nous prenons conscience, durant la crise, ou plutôt après, c'est que cette distance énorme est en réalité infinitésimale. Entre l'état normal et l'état de crise, il y a l'épaisseur d'une feuille de papier cigarette. 

Écoutant "À Hélène", de Xenakis, je peux sentir en moi se frôler les deux mondes. Ils sont bord à bord. Dos à dos. Il suffit que l'un fasse un mouvement trop brusque pour qu'il crève la très fine membrane. La musique de Xenakis nous fait entendre la tension perpétuelle qui nous fait exister. La mort parle à l'oreille de la vie. Nous ne l'écoutons pas. 

Ce qu'on appelle "crise d'angoisse" n'existe pas. Ce n'est pas une crise. C'est la vraie vie, brute, sans accommodements, qui afflue soudain dans le cours de notre rêve, qui se fraie un passage. Nous passons notre vie à éviter la vie, à la tenir à distance. Quand par extraordinaire elle pénètre en nous, sans doute à l'occasion d'une faiblesse momentanée du tissu onirique, d'une fragilité chimique, elle prend le visage de l'ennemi absolu. Elle nous précipite avec une violence inouïe vers les barreaux de la cage et notre tête se cogne contre les parois que nous ignorons ordinairement grâce au babil et à l'habitude. 

Le dedans et le dehors ne sont pas faits pour se rencontrer. Lorsque cela arrive pourtant, la seule issue que nous entrevoyons est de mettre fin par tous les moyens à cette rencontre, fût-ce pas la mort. C'est l'orgasme ultime. 

Il suffit d'une voix qui pénètre en nous, qui prend le pas sur la voix ordinaire, sur la voix familière de notre monologue intérieur, pour que le cœur s'emballe et cède. Le paysage change instantanément : nous ne reconnaissons plus rien de ce qui faisait notre existence jusqu'alors. Les intervalles se resserrent, les voix se touchent, et s'échangent. Nous reconnaissons pour la mort ce que nous prenions pour la vie et la vie qui bat nous terrorise. 

Hier j'étais vivant, aujourd'hui je suis mort. Hier j'étais mort, aujourd'hui je suis vivant. C'est la même chose. Il n'y a que la musique qui sache dire cela. Ne croyez pas ce que vous n'entendez pas de vos propres oreilles. La vie ne s'entend pas dire. 

Je baisse mes paupières et la lumière afflue en moi.  …

dimanche 24 octobre 2021

Décitation

Le malentendu est au commencement. Surtout de la littérature telle que je la conçois. Je le crois vraiment : mon seul talent littéraire, si tant est que j'en aie un, est de déciter — prendre la phrase d'un autre pour la mal re-produire, mal-entendue qu'elle serait. Prendre des vessies pour des lanternes, ou des lanternes pour des vessies, c'est ce que je fais de mieux. J'ai un don, pour ça, qui me donne cet air ahuri qui séduit les licornes. 

Sans malentendu, pas d'amour. Sans malentendu, pas de musique. Sans malentendu, pas de poésie, surtout ! « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. » Depuis que je suis enfant, ce mal-entendre me sauve et me suave. Après tout, qu'est-ce que la littérature, sinon une perpétuelle citation déportée, dévoyée, parfois pour le pire mais toujours pour le meilleur ? Les écrivains ne font que rependre (de travers) ce qu'ils ont lu ou entendu ailleurs. C'est le travers qui crée, et l'ailleurs qui sertit. C'est la déviation et la dévotion qui permettent de faire du neuf, ou d'en donner l'illusion.

La poésie est l'art d'entendre (et de faire entendre) de travers. Un mot pour un autre, un son pour un autre ; un mort pour un autre, un sort pour un autre. Il n'y a pas de traduction. La traduction est un rêve. Il n'y a que des sons, des mots, des verbes, des phrases, des virgules, des images qui ne montrent pas, des substantifs qui perdent toute substance en cours de phrase, ou qui en produisent une autre, improbable. Il n'y a que des vers et des verbes comme des fenêtres ouvertes sur un sens qui fuit dès qu'on l'approche. Il n'y a que des substitutions, des désillusions, des confusions, des précipitations (de sonorités, de syllabes, de rythmes, d'absences), des couleurs qui n'existent pas encore. 

« Démente est la mer de ne pouvoir mourir d'une seule vague. » Cette phrase admirable d'Edmond Jabès, je la trouve dans son ouvrage intitulé Le petit livre de la subversion hors de soupçon. Et aussi : « Écrire c'est affronter un visage inconnu ». Le visage toujours inconnu, comme le soldat toujours inconnu, c'est ce qui doit (se) lever sous une phrase véritablement écrite (c'est-à-dire creusée, évidée). La phrase vraiment écrite fait entendre, sous les mots archi-connus, prononcés et écrits des millions de fois, un sens qui paraît inconnu, qui (s')éveille et se dépose en nous comme la dernière vague, qui fait mine de rendre toutes les autres vagues inutiles, redondantes, mortes avant d'atteindre la terre des hommes. La phrase doit se dérober sous les pieds du lecteur, par son rythme toujours au-delà.

Nombre d'écrivains ne sont pas sensibles à ce qu'on apprend au tout commencement du solfège : l'alternance des temps forts et des temps faibles dans la mesure. Sans temps faibles, pas de temps fort. Il n'existe pas d'égalité. Les temps forts ne peuvent être qu'en infériorité, par rapport aux temps faibles. L'énorme supériorité de la "musique classique" sur la "variété" (ou le rock) est qu'elle économise les temps forts. Qui sait réserver les temps forts aux seuls instants décisifs a gagné la phrase à lui. L'écrivain véritable n'est ni un hyper-tendu, ni un hypo-tendu, la plage dynamique dans laquelle il opère est large et souple ; il passe sereinement du systolique au diastolique et retourne le paysage mental de celui à qui il s'adresse.

Écrire (bien) consiste à délier autant que relier. Rendre les liaisons supportables ou insupportables, selon le sens, voilà la science du rythme. « La menace est illisible » mais éternelle. Créer pour l'instant est déjà bien assez. Avancer, abot aux pieds, semblant danser dans toutes les directions, s'appuyant sur la minuscule connaissance qui se jette dans l'immensité de l'ignorance et du bégaiement.

Le malentendu fait des visages inconnus et inconnaissables une terre sainte. Pourquoi trembles-tu ? Même dans la maîtrise la plus grande, tu n'obtiendras pas l'attention de ton lecteur. Rends-toi insupportable au premier regard et garde tous les livres ouverts, pour que la dernière vague les emporte ainsi, ouverts et dépliés, les entrailles vers le ciel, et pour que les phrases se détachent des pages comme l'impensé se détache du babil. Décitons nos lectures sans crainte, « flux et reflux d'inquiétudes », pour que celles-là nous laissent parler. Figurons-nous à travers les phrases arrachées aux pages des autres.

samedi 16 octobre 2021

Il bouge encore



Il y a 3464 textes sur ce blog, dont plus de 1500 qui sont (encore) publiés. Je le tiens depuis une quinzaine d'années. Je n'ai jamais envoyé le moindre texte à un éditeur, et ce que j'écris ne m'a jamais rapporté un centime. Je n'ai pas ouvert les commentaires (ou plus exactement je les ai fermés très vite), je n'ai pas essayé de "monétiser" ce blog, comme je crois que ça se fait ailleurs, car j'avais un souverain mépris pour le fait de gagner de l'argent grâce à ce que j'écrivais. J'ai 65 ans. Le montant de ma retraite est de 800 euros mensuels, et mon loyer s'élève à 878 euros. Je vis comme je peux, grâce aux quelques cours de piano particuliers que j'arrive encore à donner (de moins en moins). Cet hiver sera le cinquième que je passe sans chauffage, je ne voyage pas, je ne sors jamais, je ne m'achète rien, ni fringues, ni livres, ni disques, et je ne vais évidemment jamais ni au restaurant ni au bistrot, ni au cinéma, ni au concert, ni dans quelque manifestation culturelle que ce soit, depuis dix ans, sauf quand je suis (très rarement) invité. Jusqu'à présent, il ne me serait pas venu à l'idée de me plaindre de la vie que j'avais. J'étais seul et pas malheureux. Tant que j'arrive à payer mon loyer et que je peux continuer à écrire, je ne demande pas plus à la vie. Mais aujourd'hui, même en me privant de tout, même en mangeant le plus frugalement possible, je n'y arrive plus. Je n'ai aucune famille sur laquelle je puisse compter, et, sans quelques amis qui furent généreux avec moi, j'aurais déjà été sur la paille, ou à la rue, à plusieurs reprises. J'aimerais déménager, trouver un logement moins onéreux, mais c'est extrêmement difficile, pour toutes sortes de raisons. (Enfin non, soyons exact, je n'ai pas envie de déménager, car j'aime la maison dans laquelle je vis, mais je m'y résoudrais évidemment, si je trouvais un logement adapté à mes besoins et à mes moyens.) Pour l'instant je n'ai pas trouvé et rien que l'idée d'un déménagement me plonge dans une effroyable terreur. 

La seule fois où un éditeur m'a contacté parce que mes textes l'intéressait, il m'a fait comprendre que je ne gagnerai pas un sou en étant publié chez lui. Je ne sais pas comment font les autres, mais je ne suis pas rentier, et j'ai besoin d'argent pour vivre. Je ne comprends pas pourquoi écrire serait considéré comme un passetemps pour jeune (ou vieux) bourgeois désœuvré ; tout cela me dépasse. Que je sache, un compositeur est rétribué, quand il passe six mois de sa vie à composer un quatuor… Les 3000 textes déposés ici m'ont demandé du temps et du travail, est-il besoin de le dire ?

Bref, pour essayer de garder la tête hors de l'eau quelque temps encore, j'ai décidé aujourd'hui de faire comme beaucoup de blogueurs, et d'ouvrir une "cagnotte" pour tenter, enfin, de monnayer (pardon pour l'horrible verbe) les textes que je donne ici depuis des années. J'aurais sans doute dû le faire depuis longtemps mais mon intelligence en ces domaines est semble-t-il très limitée.

Je vous invite donc, si toutefois vous estimez que mes textes valent quelque chose, à participer à cette cagnotte à la hauteur de vos moyens et de votre désir. Même de petites sommes me permettraient de continuer à écrire, et à ne pas sombrer complètement. 

C'est avec une honte profonde et un grand dégoût que je rédige cette entrée, mais je ne vois pas d'autre solution, pour le moment. 


Voici un moyen par lequel vous pouvez si vous le désirez m'aider à continuer : 

http://www.leetchi.com/c/georges-de-la-fuly


Pour ceux qui voudraient m'écrire directement, voici mon adresse email : varolem@gmail.com

mardi 12 octobre 2021

Le bon pavillon

Ça n'ira jamais. Il y aura trop de ceci, pas assez de cela, il y aura cette mesure ou cette absence de mesure qui rendra le reste, tout le reste, décevant, insupportable, inepte, scandaleux, ou seulement impropre à la consommation électorale. Les Français sont désespérants. Ce sont des affamés qui deviennent subitement anorexiques quand le plat de résistance arrive dans l'assiette. Trop de sucre, pas assez de viande, pas assez cuit, trop salé. Ils voudraient être d'accord à 150% avec le programme du non-candidat Zemmour : à moins de 100%, ils n'y vont pas. Ce serait leur faire un trop affreux affront que d'exiger ça d'eux. Ils sont très pointilleux, soudain, alors que durant des années ils ont appelé un peu n'importe qui au secours, jusqu'à se jeter dans les bras d'un dameret bien coiffé. Le peuple français est une nymphomane qui a la migraine le soir où un amant enfin se déclare. Comme le gazouille Renaud Camus : « La droite fait penser à ces réfugiés naufragés qui refusaient un bateau de secours parce qu’il n'arborait pas le bon pavillon. »

Zemmour n'a qu'un seul pavillon, à ce que je sache, et ce pavillon est tricolore. Ce n'est pas un homme de parti (tant mieux !), ce n'est pas un homme politique (tant mieux !), il n'est pas inculte, comme le sont 99% de ceux qui prétendent gouverner notre pays, il n'a pas de plan de carrière, il n'a peur de rien, et surtout, ce point est évidemment capital, il place sa campagne sous le signe du Grand Remplacement ! Dix ans qu'on entend tout le monde se plaindre que ce sujet n'est jamais abordé, que personne n'ose seulement l'évoquer, dire très explicitement que tout le reste est subordonné à cette question. Zemmour, lui, ne craint pas d'aborder les sujets qui fâchent (ce sont les seuls sujets dignes d'intérêt). Rien que cela suffit à faire souffler un vent de panique dans les rangs des gestionnaires du désastre qui ont pris l'habitude de nous parler comme à des enfants. L'inexprimable s'exprime enfin, l'indicible se dit à pleine voix, sans embarras, sans contournements, sans tous ces préalables-palabres dénégatifs et euphémisants dont se giletparballisent ceux qui ont oublié depuis longtemps qu'ils étaient mandatés par le peuple. Zemmour, lui, parle une langue que tout le monde comprend, parce que c'est une langue vivante, parce qu'elle défait les autres langues, et ça fait un bien fou : on respire à nouveau. 

Qu'un candidat à l'élection présidentielle parle de l'intérêt suprême de son pays et de son peuple, c'est-à-dire de leur survie semblerait la moindre des choses, dans un pays normal, dans une Europe normale, dans un monde normal, mais nous avons été habitués, depuis trente ans, à faire comme s'il était fatal de parler de tout sauf de l'essentiel, et à déléguer à de pâles gestionnaires sans âme le soin de ne pas nous représenter. 

Voici ce que je lis, à l'instant, dans le journal de Renaud Camus.

Zemmour déclare aussi que la remigration ne fait pas partie de son programme. Il est même allé jusqu’à dire qu’il n’avait jamais prononcé le mot, ce qui naturellement n’est pas exact. Bref, il recule. Mais s’il ne reculait pas il n’avancerait pas, et je tiens très fort à ce qu’il avance. De toute façon j’imagine qu’il n’arrive jamais qu’on soutienne un candidat ou un non-candidat à cent pour cent. On trouve toujours qu’on serait mieux que lui à sa place. Mais si j’étais à sa place je n’obtiendrais pas un pour cent des voix qui se préparent à se porter sur lui. Il faut donc faire ce que j’ai toujours fait, soutenir le candidat le moins éloigné de mes vues ; et cela d’autant plus que celui-là l’est beaucoup moins, éloigné de mes vues, que tous ceux et celles qui l’ont précédé dans mes suffrages.

Je suis parfaitement d'accord : si l'on attend d'être parfaitement d'accord avec un candidat pour le soutenir, ce soutien n'aura jamais lieu. (Éric Zemmour en est à un point où il pourrait dire à peu près n'importe quoi que je le soutiendrais toujours. Pourquoi ? Mais parce qu'il est le seul, pardi !)  J'aimerais par exemple que Zemmour parle de la passe sanitaire, bien sûr, mais à vrai dire, je m'en moque un peu, et même, je comprends qu'il n'en parle que si peu, ou si mal. Il y a quinze ans qu'on (il ?) attend de pouvoir parler du Sujet (essentiel), et il ne saurait être question de reléguer cette question, de la diluer, de retarder les effets qu'elle pourrait avoir sur un corps social tétanisé et désespéré. Et puis, sur cette question (de la passe sanitaire), il est comme tout le monde : tout le monde se trompe, sauf quelques individus que personne n'est disposé à écouter — pour l'instant. (Mais je ne développerai pas ce point ici car ce n'est pas le sujet.) Le bon pavillon, c'est la survie, et la survie ne saurait être négociable. 

Je l'ai écouté débattre avec Michel Onfray, à Paris, et j'ai été convaincu. Pas parce qu'il a réponse à tout, mais parce sa réponse est adossée à une vision historique qui la rend lisible, solide et incarnée. Zemmour n'a pas "des réponses", (ce sont les politiques qui ont des réponses), ni "des solutions", il a une réponse, c'est-à-dire une vision ; c'est ça qui étonne, c'est ça qui réveille. Tout le monde sent bien, à condition d'être de bonne foi, que sa tripe est viscéralement française. Peu me chaut, personnellement, qu'il vienne d'Algérie et qu'il soit juif : il a compris que la France était catholique de part en part — ce qui est presque impossible à dire, il le dit ! Même Yann Moix le reconnaît : « Tu as eu raison sur tout. L’Europe, les femmes, l’immigration. L’islam. Non, vraiment. Sur tout. » Il est "à l'heure", quand tous les autres retardent ou avancent, ce qui revient au même, ou, pire encore, n'ont aucune prise sur le temps qui s'abat sur nous sans ménagements. 

On peut le moquer, affirmer comme certain qu'il se prend pour Jeanne d'Arc ou de Gaulle, ça n'a aucune importance. On peut surtout faire mine de ne pas comprendre ce qu'il dit, et c'est à cela que s'affairent les piteux pantins qui sont jaloux de sa parole efficace, qui tabassent le totem patibulaire qu'ils inventent et dressent à côté de lui (ça ne prend pas : les Français ont dressé l'oreille, et ils vont continuer à écouter), ils sont énervés (à tous les sens du mot) et on les comprend : ils perdent les nerfs qu'ils n'ont jamais eus, face à quelqu'un qui montre qu'on peut dire autre chose que rien sans se décomposer en charpie médiatique. C'est un peu l'histoire du prof à qui l'élève d'un jour apprendrait à jouer de l'instrument que l'autre enseigne depuis quarante ans…

Comme le dit Boualem Sansal, la France dormait tellement bien, sans Éric Zemmour. Elle faisait des cauchemars, certes, mais elle barbotait mornement entre sieste et coma, gavée de benzodiazépines et de Prozac. La "cancel culture", chimique autant que politique, idéologique autant que psychologique, qui s'ajoute à la féminisation de la pensée et à la liquidation de l'histoire, n'annule pas seulement quelques gloires et quelques textes littéraires, n'agite pas seulement quelques grotesques pantins qui se contorsionnent dans un hystérique brasier, elle ronge par contaminations successives la tripe d'un peuple, dans ce qu'elle a de plus profond et de plus vif. On peut dormir et pourrir à la fois. C'est à quoi Zemmour s'oppose, frontalement, debout entre les couchés, avec un panache qui me plaît. 

dimanche 10 octobre 2021

N'abîme pas le titre

C'est de pire en pire. Si je n'écris pas, je ne lis pas. Bien sûr, si je ne lis pas, je n'écris pas non plus, mais l'inverse est encore plus vrai. Je me rends compte qu'il m'est impossible de lire sans écrire, ce qui complique sérieusement la lecture, la rend presque irréalisable. Lire un livre sans lever la tête et écrire, c'est ne pas lire vraiment. Livre un livre sans le poser, c'est ne pas le lire. Si je lis quelque pages d'affilée, sans prendre un stylo ou un clavier, c'est que je ne suis pas réellement en train de lire ce livre : je m'aperçois très rapidement que les phrases que je lis n'ont aucune incidence sur moi, elle ne traversent pas la frontière qui me sépare du monde. Je les comprends, je peux même les apprécier, ou les haïr, mais elles ne font pas partie de ce moi qui a décidé de lire. Cette maladie est d'une rare intransigeance. J'essaie de la combattre, mais son emprise augmente à mesure que je tente d'en ignorer les symptômes. C'est à tel point que je me demande comment je faisais, jadis, pour lire de gros romans sans lâcher l'objet. Qu'est-ce qui me poussait à en continuer la lecture ? La volonté dérisoire de connaître la fin ? Était-ce aussi bête que ça ? Je ne sais, car je suis incapable d'être celui que j'ai été autrefois, pour mon grand malheur.

Faut-il, pour lire un livre, abandonner toute prétention à le lire vraiment ? C'est à cette extrémité que désormais je suis réduit. Je peux le faire, naturellement, je peux lire vite, aller vite à la fin d'un livre, pour en lire un autre, et encore un autre, je sais le faire, mais si je le fais j'ai l'impression littéralement de perdre mon temps, j'ai l'impression que ma lecture aura dérobé un temps précieux qu'il ne me sera plus jamais donné de retrouver. Lire et écrire sont deux verbes synonymes, c'est aussi simple que cela. Pour lire il faut ne pas lire, et pour écrire il faut ne pas écrire. C'est d'autre chose, que nous avons besoin, pour être dans cette action qui n'en est pas une.

Faut-il, pour vivre, ne pas vivre ? C'est sans doute la même question, à laquelle la même réponse serait apportée, si nous osions être vivants, c'est-à-dire vivants sans les autres, ou, mieux, vivants par-delà les autres. 

Ne lis plus — regarde !
Ne regarde plus — va !

Heure toujours dernière, comme le dit Paul Celan. « Car nul ne témoigne pour le témoin. »

De plus en plus, je m'aperçois que le titre peut chez moi suffire à provoquer l'amour d'un livre. Encore faut-il, tout de même, que le contenu du livre n'abîme pas ce titre. Ne pas abîmer un titre, voilà tout le projet de la littérature la plus haute. 

Les heures répondent aux heures, par-delà les années. Je me revois, au soleil, dans l'appartement de la place des Vosges, en août 1988, en train de lire. 

la lumière incessante, jaune limon,
de-ci de-là, ballottée
derrière
les planètes capitales.

Regards
inventés, cicatrices
pour voir,
entaillées dans le vaisseau de l'espace, 
yeux

Comme j'étais heureux, alors. Car j'ai été heureux, oui ! Et cet heur là vient ici, à midi, sous ce soleil-là, me saluer. Mon destin est favorable, malgré la peine, malgré la détresse, malgré la solitude, malgré la morsure des uns et des autres, malgré la mort d'un chien ou celle du désir. « Se priver de voir est encore une manière de voir. » 

Dans l'air, là demeure ta racine, là
dans l'air.
Nous creusons dans les airs un tombeau
pour ne pas y être à l'étroit.

(…) 

Nuit en forme d'aile, de loin venue
et maintenant

La nuit en forme d'aile, je l'entends, sans cesse. J'entends ses froissements de papier dans le temps, ses bruits de cuisses frôlées par le tissu ou la main, ses vies furtives et musicales. Elle surgit au creux des phrases quand je ne l'attends plus. Maintenant. 

Faut-il mourir pour avoir été (être) vivant ?