vendredi 29 novembre 2019

Vroum !



Depuis quelque temps, j'explore une nouvelle portion de mon chemin de vie. Je monte dans ma voiture, je mets ma ceinture de sécurité, et je me promène, ou je vais faire mes courses, sans mettre le moteur en route ni faire un mètre. D'abord, c'est très économique : il y a bien longtemps que je n'ai pas rempli le réservoir de mon auto. Ensuite, je ne pollue pas du tout. De plus, je vois ce qui se passe chez moi quand je n'y suis pas, ce qui est toujours intéressant, quand on est curieux. Et cela m'offre l'avantage supplémentaire de pouvoir saluer mes voisins, qui passent devant chez moi et me voient au volant de la voiture. Il y en a qui viennent me demander ce que je fais, et alors je leur réponds très courtoisement — mais la plupart s'en abstiennent, car c'est bien évident. Il m'arrive de leur proposer de faire une course pour eux, soit à la pharmacie, soit à la poste, soit à CORA. Certains me demandent de passer les voir ensuite afin de leur raconter ce que j'ai vu. Mais je n'ai pas toujours le temps de le faire. 

Parfois, mais rarement, je klaxonne, car un lièvre traverse la route sans prévenir. Parfois aussi j'actionne mes phares, car il fait nuit. Parfois encore je ralentis, car je passe devant une école ou un hôpital. L'autre jour j'ai dû mettre les essuie-glaces en route : il pleuvait des hallebardes. 

En règle générale, le trajet s'effectue sans encombres. Quand celui-ci touche à sa fin, j'enlève la ceinture de sécurité et je descends de ma voiture, j'ouvre le coffre et je transporte les courses depuis le véhicule jusqu'à la cuisine ; tout ça sans avoir eu à ouvrir et fermer le portail, ce qui constitue un autre avantage. 

Il va sans dire que les accidents sont très rares, et j'ai constaté aussi que mes pneumatiques s'usaient beaucoup moins vite. Bref, l'expérience est positive, à tous points de vue. Je ne saurais trop recommander ces balades automobiles à ceux qui, comme moi, n'aiment ni les accidents, ni les sorties de route, ni les mauvaises surprises. 

Cordialement.

dimanche 24 novembre 2019

Pour rire



— Je ne comprends pas pourquoi les éditeurs ne veulent pas de moi.

— Moi non plus.

— Je pourrais peut-être leur envoyer un manuscrit ?

— Ah non, quand-même pas !

— Je disais ça pour rire…


vendredi 22 novembre 2019

(Bienveillance du vide)


Combien de victimes la vie fait-elle chaque année ? Et depuis le commencement de l'humanité, combien en a-t-elle fait ? Pour l'instant, elle m'a épargné. Pourtant, il lui aurait été facile de m'abattre. Je ne suis pas un chêne. 

Du chêne, il m'arrive d'avoir l'immobilité. Ça peut durer une après-midi entière. Durant une telle après-midi, je reste dans ma chambre. Je suis immobile, ou presque. (J'attends.) Un désir me tenaille, mais j'ignore de quoi il est le désir. Je pourrais travailler, je pourrais lire, je pourrais dormir, mais je préfère rester là sans rien faire qu'attendre. 

Ces soustractions que l'existence fait en moi ne servent à rien, en apparence. Elles m'ont pourtant accompagné tout au long de ma vie. Non seulement je les ai subies, mais je les aimées en secret, alors que souvent elles s'accompagnaient d'un pénible sentiment de culpabilité. 

Ces parenthèses sont l'occasion d'un double mouvement : je m'éloigne de moi jusqu'à me perdre de vue et de moi je m'approche au plus près, jusqu'à craindre de m'y noyer. 

J'entends la pluie. Le soir tombe. 

Quand j'étais enfant, je finissais souvent, facilité, par précipiter ce désir sans objet en un désir sexuel qui avait le goût de la poussière. Il fallait l'actualiser, le concrétiser. C'était beaucoup le réduire. C'était lui donner une forme et c'était me rassurer. Quelle petite chose que la jouissance sexuelle, quand on est face à l'immensité de l'inconnaissable ! Elle éteignait l'incendie, circonscrivait l'inondation, mettait fin à cette dérive silencieuse et infinie qui me retranchait de l'existence. J'ignorais qu'en empêchant la vie de fuir de moi je me coupais les ailes. Le ne pas savoir qui venait alors troubler mon être était plus précieux que toutes les assurances. Tout à coup, j'étais sans direction, sans autorité, littéralement désaxé. Ma vie pouvait aller dans n'importe quel sens ; j'avais retrouvé la totalité des occasions de celui qui arrive au monde, j'en étais revenu à l'hypothèse sans bords. Être, faire, devenir n'étaient plus les verbes dominants. Le sentiment de continuité était aboli — le sens suspendu. 

La maison est vide, sauf de moi. La maison et le temps et l'espace se confondent. Je suis aussi vide que la maison qui me contient. Le sens a fui, comme un gaz léger, et le temps est au plus faible de sa densité. 

J'entends la pluie. C'est encore trop dire, d'attendre. 

jeudi 21 novembre 2019

Chirurgie esthétique



Le problème de la chirurgie esthétique est qu'elle va toujours (quoi qu'elle prétende) vers une abstraction morbide. Le visage, en ses transformations liées au temps, est incroyablement imaginatif : il trouve toujours des chemins singuliers. Mais c'est assez normal, finalement. Car que fait le (bon) chirurgien esthétique ? Il essaie d'aller "dans le sens du visage" de celle qui lui confie sa beauté. Il veut donc prolonger les évolutions qu'il voit, tout en les ralentissant, en leur conférant un tour moins agressif. Mais personne n'est capable d'anticiper précisément les caprices de la nature, personne n'est à même de distinguer le chemin singulier qui serpente parmi les autoroutes de la génétique. 

Le visage, c'est l'anti-abstraction par excellence : l'incarnation — ce n'est pas pour rien qu'on oppose la peinture figurative et la peinture abstraite. Tout est mobile, dans un visage vivant, tout est lié au temps. Et la chirurgie esthétique, si elle réussit à beaucoup de choses, échoue toujours à restituer la mobilité générale d'un visage : elle dépose ça et là des plaques d'immobilité. Même si ces endroits sont jolis (plus jolis que ce qu'ils sont censés remplacer, ou corriger), ils sonnent faux car ils sont indépendants de ce qui les entoure, alors qu'un visage incarné est fait de centaines de territoires mouvants qui sont tous dépendants des autres. C'est à ces portions qui semblent figées (qui n'évoluent pas à la même allure que les autres) qu'on reconnaît une figure retouchée par la chirurgie esthétique. Ce sont ces portions de visage dont les capacités expressives sont restreintes, bornées, aplaties, ou plutôt dont l'expression ne dépend pas entièrement de toutes les autres, qui conduisent les visages retouchés vers cette abstraction qui annonce la mort. C'est cela qui crée le malaise. 

Le visage, c'est la vérité du temps qui se dépose dans l'être. Et cette vérité est un mystère d'une folle complexité. Même bien réalisée, la chirurgie esthétique ne pourra jamais approcher un tel degré de complexité, de la même manière qu'une partition exécutée par un ordinateur ne constituera jamais une interprétation. Ce qui rend le visage si bouleversant, et finalement si beau, c'est qu'il est sans cesse en train d'interpréter le temps. Et c'est le temps, toujours, qui révèle l'erreur de trajectoire que constitue l'"interprétation" de la chirurgie esthétique.

vendredi 15 novembre 2019

L'agenda



Je ne produis que des sous-textes, en ce moment. Mon cerveau est trop refroidi, il n'est plus capable de rien. La seule chose qui m'intéresse est le prix du fuel — et la météo. Mon cardiologue est un con. J'ai du mal à monter quatre volées de marches. Je me suis acheté un agenda et des pantoufles. Mon bortsch était très réussi. Il est dommage qu'elle s'appelle Maboula, Maboula, on aurait bien aimé l'appeler Maboula. Le petit Jack est adorable. Une grossesse de plus de cinq ans. Ses longs cheveux. Son visage inoubliable. Des tartines beurrées. Un chien. Voix claire. Je suis glacé de l'intérieur. Écoutant la musique de Gerald Finzi, je pense au chien Vidocq, sans doute en train de mourir. Rester là, immobile. Rester encore un peu. Écrire quelques mots. Luna doit avoir froid, elle aussi. Ce matin, je me demande en quelle tonalité ça va finir. Trois arbres…

dimanche 10 novembre 2019

Bortsch à rebours


Cette joie dure et douloureuse lui entra dans la gorge au moment que tous ses os craquaient ; et puis plus rien. 

Il courait dans la rue Saint-Antoine, il entendait le bus, derrière lui, mais celui-ci ne tournait jamais dans la rue de Birague. 

Pourtant, dans son rêve, il arrivait de l'autre côté de la place, depuis la rue de Béarn, il traversait le square, entrait au 3, toujours courant, prenait à gauche, l'escalier, sans allumer la lumière, grimpait les marches quatre à quatre, et c'est là qu'on l'attendait. 

Non, c'est bien au moment où il avait traversé la rue de Birague sans regarder derrière lui que le bus le renversa. Cela il le savait puisque sa vie s'arrêta net. Il n'avait pas pu arriver jusqu'à l'appartement. Il n'y avait plus rien, ni à raconter, ni à vivre. C'est dommage car il avait une idée de roman qui lui était venue, c'est pour cette raison qu'il courait : il voulait vite coucher la première phrase dans un cahier avant qu'elle lui échappe. La joie lui entra dans la gorge au moment que tous ses os explosaient, et puis plus rien. Ou bien, cette joie lui entra dans la gorge. L'idée de commencer un roman par « cette » lui semblait excellente, tandis qu'il courait. Cette joie… Quelle joie ? Il avait pensé mettre une majuscule à Joie, mais il y renonça. C'était un peu trop New-Age, la Joie, peut-être, un peu trop développement personnel ou « canal de lumière », comme il l'avait lu quelques heures plus tôt sur Facebook. 

L'idée à laquelle il tenait, en revanche, était celle de commencer le roman par sa mort brutale, sans développements. Une mort nette et sans bavure. Une mort unie. L'écrivain meurt au moment-même où il trouve la première phrase de son roman, le roman qu'il essayait d'écrire depuis des années. Mais pourquoi avait-il tenu si fort à associer la mort et la joie ? Aucune idée. Cela lui semblait seulement la meilleure chose à faire. 

Quand on est mort, on peut parler librement. On peut enfin parler sans contrainte. Oui, de cela il était certain. Cette première phrase, il en avait rêvé pendant des années. Et voilà qu'elle le tuait. Saloperie ! Il courait toujours, dans ses rêves, il courait ou il volait pour leur échapper. Est-ce qu'on peut raconter ses rêves, dans un roman ? Ce n'est pas un peu débile, comme procédé ? Ce n'est pas voué à l'échec, comme de raconter une scène de cul ? 

On peut tout faire, et surtout ce qu'il ne faut jamais faire. Tous ceux qui vous donnent des conseils le font pour vous empêcher d'écrire — surtout si les conseils sont bons. Cela il le savait depuis toujours. Le pire, c'est toujours les bons conseils. 

Et cette famille, cette famille de merde. Toujours là. Toujours là à me faire chier. Putain ce qu'il pouvait les haïr. Surtout un, là. Non, tous. Ne t'arrête pas ; ne les écoute pas, surtout. Raconte tout, depuis le début. Venge-toi. Il voudrait les badigeonner de merde. Les enfermer dans une pièce après les avoir badigeonnés de merde. Ensuite, la pièce rétrécirait petit à petit, jusqu'à les écrabouiller, lentement. Lentement. Et là, il respirerait. Il respirerait vraiment, à fond, comme jamais il n'avait respiré de sa vie. On peut tout faire, dans un roman. On peut se suicider, on peut avoir du talent, on peut échapper à ses poursuivants, on peut oublier qui on est, ou on peut enfin le découvrir. Et même, on peut dire la vérité. Et puis plus rien. Ou mieux : et puis rien. Rien souligné. 

Le bus le renversa, oui, si on veut, mais c'est bien autre chose : le bus se substitua à lui, le bus remplaça la vie vide de cet homme par une force en mouvement, une force qui reprendrait sa course, un peu plus tard, quand le constat serait fait. Et le constat de ce remplacement, c'est le roman. D'où vient la joie ? D'où vient cette joie ? De quelle joie s'agit-il ? La joie du dernier souffle ? La joie de l'expiration ? La joie du point d'orgue ? Je courais pour emmagasiner de la vitesse, pour que cette vitesse me plonge d'un seul coup dans la dernière joie : comme une éjaculation de vie. Je connais déjà l'inverse. Le souffle qui vient, ou qui revient, quand on se réveille brutalement au milieu de la nuit, le souffle coupé, la respiration arrêtée, débranchée, les valves fermées, et qu'on reste là, quelques secondes, terrorisé parce qu'on comprend que le tuyau est fermé, qu'on ne peut plus respirer. Ça ne dure que quelques secondes, et, dans un sursaut d'une violence inouïe, on trouve la ressource (ou l'inspiration) qui remet la machine en route, qui rouvre le conduit, et qui permet à l'air de circuler à nouveau. Miracle ! L'inspiration est revenue. La source n'était pas complètement tarie. C'est aussi violent qu'une éjaculation, mais une éjaculation à l'envers. On a eu un sursis. Le dieu qui veille, là, nous a accordé encore une chance, et la Joie entre d'un seul coup, avec une brutalité d'outre-tombe. On peut se remettre à courir, jusqu'à la prochaine chute, jusqu'au prochain oubli — l'oubli de vivre, l'oubli de respirer. Alors on reste là, assis dans le noir, incrédule, sonné… C'était un point d'orgue, ce n'était pas un point d'arrêt. Ils ont pourtant la même forme exactement. 

 Et c'est là qu'on l'attendait. Les débuts ressemblent aux fins. Dieu a un grand sens de la forme. Bref, on est mort, mais ce n'est pas ce qui nous empêchera de raconter, en n'omettant aucun détail. Le récit sera aussi long et fastidieux que la vie même. C'est comme ça. Ce sera ra-conter, pas conter.

Et c'est là qu'on l'attendait. Là, entre deux étages, entre deux marches, on le prit à bras-le-corps, on le souleva, on l'emporta : il disparut. Pas finie, la gamme, laissée en plan, la sonate. C'est vers le fa dièse que la musique s'est arrêtée. Trois points, cadence rompue. Il avait encore des choses à dire. C'est comme ça que ça finit. Toujours entre deux phrases. Aller jusqu'au prochain point, c'est toujours incertain. On a beau être fait d'os et de ligaments, ça peut toujours rompre, toujours. Alentour, ils ne savent pas, ou alors ils font semblant. C'est du solide, qu'on dit pour se rassurer. Birague/Béarn, Roi/Reine. Dernier souffle, dernier couac. La première phrase était aussi la dernière. Et puis plus rien.

Mais il y a des miracles ! Oh, mais ça, j'en suis sûr. Ça existe, les miracles ! C'est pour ça qu'il faut toujours écouter, toujours avoir les oreilles grandes ouvertes, et les yeux aussi. Parce que dans le plus rien, parce que dans la nuit noire, il arrive encore des choses. Ça remue. Ça bouge encore dans le prélude en sol mineur du Clavier bien tempéré. Ça commence par un trille, un tremblement, un frémissement. Les onze notes du sujet de la fugue, horizontales : 3, 2, 3 et 3. Pouvez-vous m'isoler de la Konnerie, pour un euro, leur ai-je demandé ? Pas de réponse… Pour un euro, t'as même pas une fugue. Un égorgement, peut-être ; et encore, de mauvaise qualité, un égorgement au couteau rouillé. Et pendant ce temps-là Petrouchka fait le pitre sur Hidalgo, sa trottinette. Petrouchka est à la retraite, mais ça n'empêche rien. Il danse avec des trompettes en guise de jambes de bois, il attaque le Maure par devant, par derrière, le Maure mord mais ça ne prend pas, Petrouchka l'assomme d'un coup de code pénal.

Nous sommes écœurés d'avoir cette langue en commun avec un peuple chassé de lui-même par une bande de rats électrocutés par une morale de trottoir. L'air est chaud et bleu, la femme est humide, un merle gazouille, l'homme est sec, tout semble vivre dans une douceur profonde. Ils retrouvent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron ; mais il est tout mangé de vermine, ces mots pourris de l'intérieur, mouillés de pestilence : misogynie, emprise, égalité, séduction, démocratie.

Constat. La clarinette basse de l'Ebony Concerto. Si je vous disais tout, mes propres phrases disparaîtraient du même mouvement que je les écris, à rebours. Roi et Reine. Entrée et sortie. Ébène et ivoire. Ça remue entre les deux extrémités. Humidité et sécheresse. Virtuosité des jambes, des doigts, des langues, phrases entrecroisées, mots enfermés dans des valises, le pantin veut sortir à l'air libre, tirer la langue, montrer sa bite, ouvrir les cuisses de la princesse qui, à la fin, mourra quand-même. Le pantin et la putain, à la manif contre l'islamophobie, se tiennent par la main. Beaucoup de vent. Les cuivres. Les chars dans la rue Saint-Antoine, ça faisait trembler l'appartement. Inouï se cachait sous le piano. Balançons-nous dans le vide, Chérie. Je suis encore là. Pas très vaillant, mais là. Boum ! Petrouchka les assomme, tranquille… Il a le gourdin bien flexible, lui. Il voltige en trottinette, fend la foule et la poire, toujours un psaume à jeter parmi les morts-vivants. Trompettes bouchées. Chiffre phallus en rictus. Miracle ! Je bande ! La vigne laisse pendre ses fruits mûrs, ça remue humide. La source dans une phrase de Flaubert, une phrase incompréhensible, bien sûr, l'air est chaud et bleu. Il aurait fallu le dire avant. Avant le constat. Ça fait mal, la mort ? Ça fait mal, la joie qui entre à rebrousse-poil dans les organes ? Toujours double, le mouvement qui nous attache à la phrase mangée de vermine nous en éloigne. Faites sécher vos sentiments au soleil de novembre et préparez le bortsch, jeunes filles ! Négligeons un peu cette mort qui vous tiraille les traits en trilles et laissons les trompettes traverser les muqueuses trop minces de vos tripes, tirez-vous le portrait à la cuisine, tremblez en rythme, à la pause. Sur la pointe de vos seins un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il danse, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades entassés au fond de la grotte. Levez la jambe, la fugue revient. Comptez avec moi jusqu'à onze. À sec. Tout semble vivre dans une douceur profonde.

vendredi 8 novembre 2019

Expectans expectant Dominum


Un verrou a sauté : la boîte s'est ouverte. Je la rejoindrai bientôt dans la terre froide ; et tout ce que je n'aurai pas su, pas pu, ou pas voulu dire sera étouffé à jamais. Là-haut, à la surface, les bruits continueront, sans aucune signification, sans aucun prolongement vers la pourriture qui est mon destin. Même le prélude de la partita en si bémol n'aura plus aucune signification pour ce que je serai devenu. Là-bas, de l'autre côté de la vie, qui nous étreindra ?

La mort de la sœur, la seule fille de la fratrie, et l'aînée, est l'irréfutable signal de la débandade. Après elle, il faudra en venir à soi, aux autres, on ne sait dans quel ordre. Je pense à elle sans véritable douleur mais avec beaucoup de tristesse : le monde est différent, de son absence, mais je ne pleure pas. On ne m'arrache rien, sinon un peu de sens, un peu de temps, et peut-être l'illusion que demain pouvait tarder encore. Je ne l'aimais pas et pourtant sa mort ouvre quelque chose sous moi, c'est indéniable.

Dans le crépitement des secondes, c'est la musique de Stravinsky qu'on entend, sa pulsation obstinée et rêche, qui nous entre dans les côtes, tord notre figure et assèche notre bouche, les grands pas lourds qui font trembler le paysage et blêmir les faces. Il n'y a pas d'issue. Toutes barrées de nuit, les jeunes filles et les grands-mères sont confondues, alignées et réduites à l'effroi qui sourd de leurs paupières closes, dans l'odeur fade de la présence différée. Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau.

mardi 5 novembre 2019

La vie parmi les cendres



Dire ce qu'on pense de soi est impossible. Le faire tout de même oblige les autres à contredire celui qui parle, les laissant croire qu'ils lui viennent en aide, ou le réconfortent. On ne peut pas parler de soi et on ne peut pas non plus parler des autres, cependant que se taire est impossible. 

Si je dis ce que je pense de moi, on va me dire que j'exagère, que tout n'est pas si désespéré, si noir. Si je dis ce que je pense des autres, on va me dire que j'exagère, que tout n'est pas si désespéré, si noir. C'est pourtant pire que tout ce que je pourrais dire.

Alors on se fait des amis qui n'en sont pas, et on raconte des histoires qu'on a déjà entendues mille fois. On parle de politique ou de sa prostate. Vivre en cendres, ce n'est pas toujours drôle, mais il faut rester poli.