jeudi 5 décembre 2019

Karezza



Assis dans mon lit, je rêvasse, une tasse de café chaud à la main. À côté de moi, sur la table de nuit, le smartphone joue le deuxième sextuor de Brahms. Je repose la tasse sur la table de nuit et j'écoute Brahms. Au bout d'un moment, j'étends la main, machinalement, vers le café, et c'est la musique de Brahms que je porte à ma bouche.

Il est difficile de faire comprendre qu'on peut être quelqu'un de (très) moral quand on hait ceux qui le sont (trop).  

Je ne suis plus à l'abri de la phrase, je ne suis plus protégé par les phrases. Les brins qui me retiennent cèdent, les uns après les autres, et je tombe, lentement mais sûrement…

Quand je suis méchant, je ne le suis jamais assez. Je n'y arrive tout simplement pas. 

J'ai écouté une version des Barricades mystérieuses, jouées par un jeune guitariste, quelque chose d'épouvantable, avec une fausse note dans la première mesure, un son en carton, un lyrisme de Macdo. Là aussi, j'aimerais être très méchant. Octave les jouait si bien, lui — il y a près de cinquante ans. Je n'ai jamais retrouvé ce goût-là.

Je ne sais plus jouer de piano, je ne sais plus écrire, je ne sais plus parler non plus, et les images m'emmerdent. Je regarde des vidéos pornos, et ça ne m'excite pas du tout. Trop de curiosité gomme l'excitation purement sexuelle. Même faire la cuisine m'ennuie profondément (et ça, c'est plutôt mauvais signe).

Le soleil brille parfois dehors mais il a cessé de briller en moi. Ne me réchauffe plus. Je n'ai plus envie de lire. Aucune voix de femme ne trouve grâce à mes oreilles. Je pense souvent à cette publicité pour un logiciel Adobe : « Maîtrisez After Effects en 24h ». Quand j'avais seize ou dix-sept ans, le professeur de dessin du lycée Gabriel Fauré, à Annecy, m'avait offert un livre intitulé "La perfection sexuelle" (je devrais le relire). Non, ce n'était pas pour me faire comprendre que je faisais mal l'amour, enfin je ne crois pas, car elle disait partout être très satisfaite de son amant (moi). Elle pratiquait, avec son mari, une technique sexuelle nommée Karezza, si je me souviens bien, qui enjoignait à l'homme de ne pas éjaculer. Cela pouvait durer des heures, et il était question de courants électriques puissants qui passaient d'un corps à l'autre. Nous étions allés dans un chalet, à la montagne, pour expérimenter tout cela. Elle se prénommait Christine et son mari Christian. Maîtrisez les effets que vous produisez sur les femmes… Les effets d'après… Trop tard. Il n'est plus question que des effets que je produis sur l'infirmière, sur la secrétaire médicale, sur la radiologue, éventuellement sur la boulangère. Il faudrait pouvoir les revoir toutes, ces femmes croisées quand nous étions jeunes, et leur demander. Mais elles seraient trop occupées à nous poser les mêmes questions, ou à nous demander ce que nous avons pensé du dernier prix Goncourt, dont nous n'avons absolument rien à foutre, que nous n'avons pas lu et ne lirons jamais. Sont-elles toutes devenues des connasses ? Qui sait ? Ce n'est pas impossible. Un type, sur Facebook, un garçon d'une incroyable gentillesse, m'a envoyé 300 euros pour que je puisse mettre 300 litres de fuel dans la cuve. C'est le troisième hiver de suite que je passe sans chauffage. Ces 300 litres de fuel ne servent pas à chauffer la maison, mais au moins je peux garantir 15 degrés à mon piano (et à mes élèves) qui, le pauvre, doit beaucoup souffrir de ces écarts énormes de températures entre l'été et l'hiver : j'étais tombé à 12 degrés, il y a trois semaines ! Cette année, j'ai noté un progrès remarquable. Comme tous les ans, au début de l'hiver, j'ai été tétanisé et terrorisé par le froid, un froid paralysant, brutal. Mais, pour la première fois depuis toutes ces années, je crois, je commence à m'y faire. Bien sûr il fait toujours froid dans la maison (14, ou même 13 degrés, ou même 12, dans certaines pièces, ce n'est pas précisément confortable), mais grâce je crois à des techniques de respiration, je supporte. Il m'arrive même de me balader en T-Shirt, pour faire le malin et provoquer le froid. À ce propos, je regardais tantôt une photographie de Renaud Camus, dans son bureau, avec un radiateur électrique à dix centimètres des jambes. C'est très mauvais, ce qu'il fait là ! Il faudrait que quelqu'un lui dise. 

Pour en revenir aux phrases, oui, c'est très sensible, je sens bien que je m'en éloigne, que plus je m'en éloigne et plus ce qui me tient, me retient, est fragile, friable, inconsistant. Hier-soir, durant la grève à la radio, j'ai entendu un morceau de la Grande Fugue, de Beethoven, et c'était comme s'il voulait me montrer tout ce que je perdais, tout ce qui était en train de m'échapper. La force de la vie et la vie de la force. Beethoven est sans nul doute le dernier à croire que je peux vivre encore quelque temps. Enfin, si ça se trouve, il fait semblant, par devoir ou par gentillesse. C'est amusant, tout de même, que je repense à cette histoire de Karezza.  Ce matin, dans mon rêve, j'étais accompagné d'un cheval. Ce n'était pas simple. J'étais responsable de lui. Je devrais être moins curieux, ça me vide. 

J'ai ressorti le tableau que m'avait offert Christine, celle dont je parle plus haut. Il est très kitsch, mais il est n'est pas si mal, dans son genre. J'en ai eu honte durant quarante ans, et maintenant je l'assume complètement. Elle m'a représenté, nu, dans ses bras, nous sommes à moitié cachés derrière un arbre majestueux dans lequel elle se trouve également en majesté, comme une déesse blonde dominant les choses du monde, une lueur provenant de derrière elle et des plumes dans les cheveux ! Elle porte une robe bleue turquoise. Je dis que nous sommes nus et enlacés, mais ce n'est pas tout à fait exact. Elle est nue, mais moi je suis seulement torse nu. Et c'est elle qui est dans mes bras, plutôt que l'inverse. À la droite du tableau se trouve mon piano de l'époque, un quart de queue Kawaï noir qu'elle était venue dessiner à la maison. Sur le siège est posé un sabre et dans le ciel, au loin, au-dessus du couvercle du piano ouvert, on aperçoit une amazone, à cheval, qui brandit un arc (elle, encore ?). Le tableau est dans les tons verts et bleus, avec quelques rares teintes plus chaudes, derrière les collines, à l'intérieur du piano et dans l'arbre. Le style est un mélange improbable de surréalisme et de romantisme, et, à première vue, on se dit que le peintre ou la peintre est toquée — ce qui n'est pas complètement faux. Le ciel est bleu, mais un nuage noir qui semble sourdre de l'arbre entoure un soleil couchant (ou levant) qui ressemble à une lune. À cette époque-là non plus, je n'avais pas de phrases à ma disposition. Les seules choses qui me tiraient dans la vie étaient ce que je trouvais dans mon instrument, improvisant, mâchant et remâchant des gammes et des exercices comme un affamé lâché au milieu d'un restaurant. Je bandais et rebandais mon arc, alors, sans fatigue ni lassitude, comme si cela devait durer toujours. Plus vite, plus fort, plus loin. J'étais ce qu'on appelle un virtuose. Les fugues ? Très peu pour moi. J'étais gentil, à l'époque, j'étais sympa, et l'une de mes premières compositions s'intitulait Tréponème pâle