jeudi 30 août 2018

Au volant



Arrivé à 62 ans, il se découvrait soudain une séduction nouvelle, étrange, incompréhensible.

Au volant de son cabriolet Aston Martin DB11, il réfléchissait à ce curieux phénomène, quand le pneu avant droit éclata. Comme il roulait à 140 sur l'autoroute des deux mers, et qu'il était en train de doubler un camion, le choc fut si violent qu'il pensa un instant qu'il venait de rencontrer une belle brune à la voix rauque.


mercredi 29 août 2018

La Vacance de M. Hublot



Béa Salami : Y a eu un moment de radio… sans doute pour moi le moment de radio le plus fort que j'ai vécu, même en télévision, je veux dire, c'est-à-dire le moment de la surprise : le truc n'est pas verrouillé, c'est totalement sincère. Vous avez un homme qui dit, sincèrement : je peux pas continuer, je suis trop seul, je n'y arrive pas. 

Nicolo Demeuré : Je me demande d'ailleurs si c'est pas unique à la radio en tout cas, une démission… J'ai pas regardé… Moi en tout cas je n'en ai pas le souvenir, d'une démission de cette nature, faite avec une telle sincérité, et qui montre bien la puissance du direct également, l'agilité de la radio, pour pouvoir…

Béa Salami : C'était un moment de grâce ! C'était un moment unique !

Nicolo Demeuré : J'ai senti, dès le début de l'entretien avec Nicolas Hublot, que ce serait une interview particulière, parce que la première question portait sur l'été catastrophique sur le plan agressions, égorgements, assassinats, provocations, violence, problèmes de cohabitation, des records d'agressions… 

Béa Salami : Tout à fait. Tout le monde pense aux années 90 en Algérie… Tout le monde !

Nicolo Demeuré : La question était : Nicolas Hublot, pouvez-vous m'expliquer, rationnellement, pourquoi ce n'est pas la mobilisation générale ! Et il a répondu, de manière extrêmement sincère, non, je ne peux pas vous répondre, rationnellement, pourquoi ce n'est pas la mobilisation générale. Et dans ces moments-là, on se dit : tiens, à une question simple, une réponse directe… il se passe quelque chose !

Béa Salami : C'est vrai qu'on avait senti quelque chose de particulier, de différent, une colère froide ; il était en colère, mais à aucun moment, à aucun moment on a senti qu'il allait nous annoncer sa démission. Nous on l'avait invité parce qu'il y avait l'histoire des chasseurs la veille. Pour vous dire la vérité, la question : est-ce que vous restez, est-ce que vous êtes toujours utile, on allait la poser, on savait qu'on allait la poser à la fin de l'interview et on pensait qu'il allait nous dire oui mais je reste utile, etc. Pas une seconde on a imaginé ça ! Et on décide de remonter la question parce qu'on sent qu'il y a un tel moment de sincérité, on voit un Nicolas Hublot qui est au bord des larmes, sa voix est sourde…

Nicolo Demeuré : Son visage est fermé…

Béa Salami : Son visage est fermé, c'est pas du tout le Nicolas Hublot qu'on connaît d'habitude, et c'est vrai qu'on monte la question avant même de rentrer dans tous les… les questions chasse, agressions, armements, auto-défense, comités de vigilance, et tout ce qu'on s'était réparti. Et là, quelle ne fut pas notre surprise, – et d'ailleurs ça s'entend, moi je pose la question, je crois que je dis : « Mais vous êtes sérieux ? » – quelle ne fut pas notre surprise quand il dit : « J'ai décidé de démissionner », avec une voix grave ! Il n'avait pas prévenu son épouse, il n'avait pas prévenu le président de la République, il n'avait pas prévenu le Premier ministre, et moi je peux vous dire que juste avant d'entrer en studio, je discute avec son assistant, son bras droit, et je lui dis : mais enfin, il m'a l'air très en colère, il me dit, mais non, ça ira, il sait ce qu'il fait, vous savez, on obtient des choses, on avance petit à petit, donc même son assistant il ne lui avait pas dit cinq minutes avant…

Nicolo Demeuré : J'ai l'impression, je n'en sais rien, mais que là il va disparaître, en tout cas, là il nous l'a dit, et que c'est l'interview testament, en tout cas de cette partie de sa vie politique. 

Béa Salami : Je sais pas… Mais ce qui est sûr, et c'est très important, et même fondamental, est que Nicolas Hublot restera dans l'histoire comme le ministre qui a démissionné parce qu'il n'était pas fait mention du Grand Remplacement et de ses conséquences catastrophiques, pour le pays.

Nicolo Demeuré : Absolument ! Vous comprenez, nous, les journalistes, ça fait des années et des années qu'on essaie d'alerter les politiques à ce sujet, qu'on remue ciel et terre, par exemple, pour donner la parole à Renaud Camus, à Christine Tasin, à Millet, enfin à toutes les grandes consciences qui se dressent comme elles peuvent contre cet état de fait, mais…

Béa Salami : … mais y a rien, quoi, y a rien, et c'est désespérant. Le silence, le black-out total, le Grand Silence ! Alors quand on a compris que Nicolas Hublot en avait gros sur la patate parce qu'il ne pouvait rien faire, on a été, hein, Nicolo, on a été bouleversés, quoi. 

Nicolo Demeuré : En tout cas, je crois qu'il faut véritablement prendre date, si j'ose dire, avec ce qui s'est passé ce matin. Je crois vraiment qu'on a passé un cap, là. On peut parler d'histoire, avec un grand H.

Béa Salami : Tout à fait. On a eu la sensation de faire notre job, et ça, je veux dire, c'est juste énorme.

Nicolo Demeuré : Rationnellement, il n'a pas pu.

samedi 18 août 2018

L'étreinte


L'étreinte serait le premier et le dernier mot, le premier et le dernier geste. Quand elle pose ses mains sur mon dos, un bien-être profond m'envahit.

Certains font à tout propos des gestes immenses, et se trouvent fort démunis lorsque survient l'acmé du désir. Le souffle est une étreinte sans possession. D'autres ne bougent que d'un œil pour mener leurs troupes, et quand leur bâton se lève, on sait à quoi s'en tenir. Les propriétaires de chiens mal élevés sont mal élevés, comme les parents d'enfants mal élevés sont mal élevés ; ils ne comprennent donc pas du tout le problème que vous avez avec leur chien qui aboie continuellement, car ils n'entendent tout simplement pas l'aboiement continuel de leur chien, pas plus qu'ils n'entendent les cris de leurs enfants dans la piscine ou dans le wagon de train. Elle me dit : Je suis andalouse. Jadis, elle se serait contentée de dire : Je suis espagnole.

Elle appuie sur mon psoas, jusqu'à la douleur, et j'attends cette douleur avec une joie anticipée. Ses mains sont le visage de l'Andalouse. Si j'étais lettriste, tout serait plus simple. Les sentiments, c'est comme la direction d'orchestre.

Nous disions : « Je suis français. » Aujourd'hui, les gens sont savoyards, bretons, normands, ou marseillais. À l'autre extrémité, il y a ceux qui sont européens, et puis, bien sûr, ceux qui ne sont que des humains sans appartenance nationale, ceux du village global, les bidons-compatibles… Ces derniers, d'ailleurs, sont en passe d'être supplantés par les êtres-vivants, sans notion d'espèce, de race, de genre, ne parlons même pas de patrie.

L'Alcazaba, les palais nasrides, le Généralife, ses jardins, et le palais de Charles Quint constituent ce qu'on nomme l'Alhambra (Al-Ḥamrā signifie "la rouge"). Je suis allé là-bas, à Grenade, j'y ai passé deux jours, et je n'ai rien vu. Oh, j'ai pourtant ouvert mes yeux bien grands, et j'ai pris mon temps, mais, aurais-je pris huit jours pour visiter l'Alhambra que je n'aurais rien vu. Pour voir, il faut commencer par savoir. Pour être, il faut commencer par hériter. J'ai perdu la naïveté de mes vingt ans, quand, voyageant, j'avais l'impression de découvrir le monde, ou au moins des mondes. Je n'ai rien vu, alors, et je ne vois toujours pas, aujourd'hui. J'ai tourné mon regard vers l'intérieur parce que je savais être incapable de voir ce que je voyais.

Pour être il faut commencer par ne pas être soi-même, de la même manière que pour former son goût il faut commencer par ne pas en avoir ; pour être enfin français, il a fallu en passer par la négation de cette dette, de cet héritage, de ce legs et de ces rêves. Ça vient quand on ne s'y attend plus, parce que l'incroyable fragilité de tout cela ne nous apparaît que très tard. Alors qu'on pensait se mouvoir dans un convoi d'airain, on découvre que les liens qui nous retiennent sont si minces qu'ils en deviennent invisibles. Le père est depuis longtemps absent, et quant aux autres, on doute de leur existence.

À chaque étreinte nouvelle, le pacte semble se reconstituer instantanément, mais nous savons, désormais, qu'il s'agit d'une illusion. Il a fallu qu'une kiné andalouse appuie sur mon psoas gauche pour que comprenne que j'étais en train de mourir – et donc de vivre. Si j'étais lettriste, mes organes seraient autant de mots dont je ferais des poèmes, et je n'aurais pas à me débattre avec des phrases qui ne vont nulle part. Ne restent que les gestes avec lesquels nous avons voulu posséder ce qu'il est impossible de posséder : les autres ne comptent pas.

Faire des gestes infimes, au jardin, près des arbres et sous le regard des pies, car le silence est un seuil, et nous n'avons personne à embrasser, que les phrases et les odeurs. Même assis, sans paroles, je noie mon visage dans son souffle. Elle m'étreint et mon visage disparaît.

Mes bras sont douloureux, parce que j'ai volé de quatre à neuf heures du matin. Où es-tu ?

lundi 6 août 2018

« De qui se moque-t-on ? »



Nanard adore prononcer cette phrase. Il sent gonfler ses biceps. C'est une variante de la méthode Coué.

De qui se moque-t-on ? Mais de toi, bien sûr, et tu l'as parfaitement compris. Ce n'est pas la peine de faire semblant de poser la question, pour tenter d'offusquer la légitime humiliation qui devrait être la tienne, par ce pauvre geste de bravade. Oui, toi, c'est bien de toi qu'on se moque, et si l'on peut se moquer de toi, c'est pour une raison simple : c'est que tu permets qu'on se moque de toi. Qui permet encourage. 

Quand il a dit ça, le Français, il est soulagé, a alors l'impression qu'on se moque un peu moins de lui. Pourtant, c'est l'inverse : plus il profère ce genre de sentences plus le pouvoir et l'ennemi se moquent de lui. Je dois reconnaître que je les comprends : quand un peuple passe son temps à montrer qu'il est faible, sans défense, sans nerfs et sans mémoire, toutes les pulsions agressives alentour sont stimulées au centuple. 

Les « de qui se moque-t-on » comme les « pauvre France », les « on va dans le mur » et les « on marche sur la tête, là », ce sont des phrases qui sont faites pour être prononcées, pas pensées. La profération annule le sens.

Que le Souchien retrouve ses vieilles formules et ses vieux dictons serait une bonne chose si ce n'était pas une manière de façadisme langagier : les mots sont les mêmes, on les reconnaît, et pourtant, derrière, tout a changé, plus rien n'est pareil. C'est un corps énervé, c'est une âme inanimée, c'est un squelette en caoutchouc, c'est un peuple qui répète des syntagmes sans les entendre, pour celer son impuissance, cette agénésie qui lui gonfle la bouche. Ça manque d'épinards, Nanard !

dimanche 5 août 2018

Avenir lointain





« Je dus reconnaître que je n'étais pas capable
 de former un récit avec ces événements. 
J'avais perdu le sens de l'histoire, 
cela arrive dans bien des maladies. »  


L'avenir lointain ne m'a pas rattrapé, pas encore, mais il est là, tout proche ; je le sens, je le pressens, je l'entends, à l'extérieur de la demeure. Ce n'est pas l'Avenir-lointain de tout le monde, c'est mon avenir-lointain ; c'est le mien. Jusqu'à présent, j'ai réussi à le tenir à l'extérieur de moi ; j'ai les bras tendus et je le maintiens à distance. Vivre, c'est avoir les bras tendus devant soi. Mais j'entends son grésillement mat, son souffle, cette espèce de chuintement doux et inquiétant qu'il produit quand il veut que je sache qu'il est là. Tous les soirs, je ferme la maison, je ferme les volets, et je me dis qu'il va rester dehors, à attendre en vain. Il ne pourra pas entrer. Je ne le permettrai pas. Je me raconte que mon avenir-lointain a besoin de ma permission pour entrer en contact avec moi.

Comme il ne concerne que moi, personne ne le voit, personne ne l'entend, et, quand j'en parle, ils me prennent pour un fou. Mais lui et moi nous savons bien que nous ne sommes pas fous. Nous nous connaissons. Je pense qu'il m'a toujours connu, depuis que je suis sorti du ventre de ma mère, à la clinique des Hutins, mais moi, j'ai mis très longtemps avant de seulement soupçonner son existence. Depuis quelques années, je le reconnais sans difficulté : il m'a aidé à le reconnaître, il s'est présenté à moi, par petites touches. Petit à petit, il est devenu familier, et maintenant, je le fréquente, et je le connais assez bien, mon avenir-lointain. Il me ressemble énormément. Ce que j'ai compris, peu à peu, c'est que plus il me ressemble plus il est dangereux : le jour où l'on ne pourra plus faire de différence entre nous, ce jour-là sera mon dernier jour. 

Tous, ils disent : la mort arrive par surprise, et toujours au mauvais moment. Mais c'est faux. La mort s'annonce, elle ne cesse de s'annoncer (qu'est-ce donc que les maladies, qu'est-ce donc que le bienheureux et si indispensable sommeil, qu'est-ce donc que l'art ?). La mort est courtoise, et si elle nous paraît grossière, ou brutale, c'est uniquement parce que nous l'ignorons, que nous ignorons les signes qu'elle émet en permanence. Car la mort nous parle constamment. Il suffit de prêter l'oreille. Mais combien d'entre nous veulent l'entendre ? Combien d'entre nous prêtent l'oreille à leur avenir-lointain ?

Pourquoi les autres croient-ils ne jamais voir l'Avenir-lointain ? Parce que, voyant seulement le leur, ils s'imaginent qu'ils se trompent, ils pensent qu'il s'agit d'un mirage : si les autres ne le voient pas, c'est qu'il n'existe pas. Leur erreur vient du fait qu'ils croient que l'avenir-lointain est un bien commun ; or le bien commun est ce que vous partagez avec vos contemporains : si vos contemporains n'ont pas connaissance de ce bien commun, c'est qu'il n'existe pas. Ce sont les prémisses de leur raisonnement, qui sont fausses. L'avenir-lointain n'est pas un bien commun, c'est un bien propre, impartageable, dont la connaissance ne se transmet pas. C'est la vie, qui est une illusion collective. La mort est la seule réalité. C'est le présent qui n'existe pas, et c'est l'avenir qui est notre vérité. L'avenir-lointain est ce point tout puissant à partir duquel notre vie est organisée, auquel elle est arrimée. À notre naissance, l'avenir-lointain s'active, et l'élastique se tend : le temps, alors, est créé (nous vivons à l'envers). On sait que le temps est institué pour telle personne à l'instant même où cette personne crie : car, à cet instant précis, elle sait ce qu'il en est, elle voit le terme, qu'elle oubliera aussitôt que son cri cessera.

Qu'est-ce que le temps ? C'est la distance qui sépare un homme de son avenir-lointain modulée par la conscience des répétitions. Cette distance décroît irrémédiablement, tout au long d'une vie humaine. Cela nous le savons. Ce que nous ignorons, c'est la vitesse à laquelle cette distance décroît. Cette vitesse n'est pas uniforme, car l'homme est un être gouverné par le rythme. Elle est souvent très faible, presque inexistante, puis elle a des accélérations foudroyantes ; et même des pauses. C'est un peu comme dans la musique polyphonique : toutes les voix n'avancent pas à la même allure ; il y a des voix rapides, des voix lentes, des voix régulières, des voix irrégulières, des voix syncopées, des voix morcelées, mais toutes, elles avancent et s'acheminent vers le terme. 

« Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour, ni l'heure. » Jésus s'adresse à des hommes, donc à des êtres qui ne peuvent entendre leur avenir-lointain, obsédés qu'ils sont par les rythmes qu'ils produisent. Savoir le jour et l'heure où le Seigneur viendra, c'est savoir écouter simultanément toutes les voix qui en nous avancent à des vitesses différentes. La voix du sang, la voix des générations, la voix de la race, la voix des nerfs, la voix de l'âme, la voix de l'amour, la voix de la terreur, toute cette polyphonie grouillante parle en nous constamment. Mais qui se soucie encore de polyphonie, de nos jours ?

Y a-t-il une différence entre le Seigneur et notre avenir-lointain ? Oui, il y en a autant qu'entre le Commencement et la Fin. Mais la faculté de discerner la fin du commencement n'est pas donnée à l'homme. À la fin, jour et nuit se confondent, silence et musique sont une seule et même chose. On peut enfin baisser les bras et se ressembler parfaitement.


samedi 4 août 2018

Fulgator


Comme un condamné à mort qui, fatigué, irait s'asseoir sur la chaise électrique, la guêpe se pose sur la bombe anti-guèpes et anti-frelons "foudroyant".