dimanche 20 août 2017

Écran total



Toute la journée, sur Facebook, des "tests" sont proposés pour vous prouver scientifiquement que vous êtes très intelligents, très cultivés, très spirituels, très courageux, très gentils, très galants, très généreux, très créatifs, très humains, très bien, très tout.

Le miroir de la méchante fée est complètement dépassé mais les méchantes fées sont légion. Les méchantes fées, en 2017, ce sont tous les internautes (c'est-à-dire tout le monde) qui ont le nez sur un écran toute la journée, qui le fixent même sans avoir de raison pour ce faire. Les méchantes fées du XXIe siècle attendent que leur écran leur parle. Elles attendent que ce qui sert à cacher la réalité leur montre la réalité. Un écran cache autant qu'il montre. Mais ce miroir parle, en effet. Il parle même tout seul. Il ne cesse jamais de parler. Il parle nuit et jour, soir et matin, en toutes les langues, sur tous les tons. Plus moyen de s'ennuyer tranquille !

Le Minitel, vous vous rappelez ? On y allait pour faire une réservation, pour chercher une adresse ou un numéro de téléphone. Tout le monde aujourd'hui se moque du Minitel. En noir & blanc, en français, et payant ! Pourtant c'était exactement ce qu'il fallait. Juste le nécessaire, l'indispensable… autant dire l'utile.

Too french ! Pas assez de pognon en circulation ! Il y avait bien un peu de porno, mais c'était vraiment cheap. On pouvait faire beaucoup beaucoup mieux ! La technologie est toujours l'amie des gogos. 

En dix ans, des millions de Français ont découvert qu'ils existaient ! Ils avaient dorénavant une existence sur écran, c'est-à-dire que plus ils disparaissaient physiquement, intellectuellement, sensuellement, ontologiquement, charnellement, plus leur écran leur disait : « TU EXISTES ! » Regarde : Tu vois, c'est TOI, là. On peut lire ton nom, on peut voir ta photo. C'est toi ! Tu es en train de te regarder. 

— Nicole ! Viens voir ! — Quoi, qu'est-ce qu'y a encore ? — Regarde, tu vois, là, c'est moi ! — Mais qu'est-ce qu'y raconte, lui ! Mon pauvre Roger, mais tu perds la boule, viens donc à table, y a des spaghettis ! — Mais non, je perds pas du tout la boule, regarde, j'te dis, tu vois bien, c'est moi, tu me reconnais ? — Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? — C'est moi, j'te dis, c'est moi sur Facebook ! J'me suis créé une page Facebook ! — Une page ? Mais elle va te servir à quoi, ta page ? — Mais à tout ! J'sais pas, moi. Tiens, je pourrai discuter avec les copains, par exemple ! — Mais pourquoi, tu peux pas discuter avec eux au bistrot ? — Mais si, mais c'est pas pareil ! Là, je pourrai discuter avec eux au milieu de la nuit, si je veux. Tu vois ? — Mais pourquoi tu veux discuter avec eux au milieu de la nuit ? — Mais j'en sais rien, moi. C'est juste une possibilité, tu vois ! Je ne suis pas obligé ! — Ah bon, tu m'as fait peur. Mais de quoi vous allez parler, au milieu de la nuit ? — Tu comprends rien. T'es comme toutes les bonnes femmes, tu comprends rien à la technologie. C'est pas votre truc, la technologie. Vous c'est la cuisine et le papotage. — Alors si c'est pas pour papoter c'est pour quoi faire, ton Facebook, là ? — En fait, ça fait un peu tout. On peut même visiter le Louvre sans se déplacer, ou faire des tests, ou regarder la télé, ou la météo, là, comme ça, bouge pas, je te montre… — Mais on vient d'acheter un écran plasma ! — T'es vraiment bouchée. — Moi c'que j'vois c'est que les spaghettis vont refroidir et que tout ça c'est pour voir des filles à poil. — Tu sais quoi, t'es pas ouverte, voilà, tu vis pas avec ton temps. Faut se cultiver, un peu ! — C'est ça, c'est ça. Allez, moi je vais manger, en tout cas. — Faut se cultiver un peu, quoi, merde ! Les femmes elles comprennent pas ça. Tiens… Y a une certaine Tatiana Grorobaire qui veut être mon amie !

Roger aura sa page, comme Kevin, comme Moussa, comme Jessica et Sarah. Roger écoutera sa page lui parler, lui tenir tête, le héler, se faire belle pour lui, lui proposer tout un tas de services indispensables auxquels Roger n'aurait pas songé un instant, n'était Facebook. Et Roger, chaque matin, consultera anxieusement sa page, pour voir ce qu'il a manqué durant ces quelques heures où Nicole l'aura empêché de rester connecté, bien que, parfois, quand il relève pour aller pisser, il jette un petit coup d'œil vite fait, dans le secret des waters, car Roger a un smartphone depuis peu, et son petit fils lui a configuré l'engin, ce qui bien sûr a renforcé les liens familiaux entre le vieillard et l'enfant, pense Roger, tout fier de parler de téras, de wifi, d'applis, de synchro, de mémoire flash, de mises-à-jour, de puces, de gigaherz, comme s'il était né dans ce monde-là. Il partagera tout un tas de trucs avec ses copains, et ses journées seront bien remplies. Son écran, à Roger, c'est devenu sa vie, et il est retombé en enfance, ce qui était son rêve secret depuis qu'il est à la retraite. 

— C'qui faut, c'est s'occuper ! Faut que le cerveau y travaille sinon tu risques l'Alzheimer. — Tu pourrais me réparer mon sèche-cheveux, ce serait plus utile ! — Oui, mais c'que tu comprends pas, c'est qui faut que ce soit une activité intellectuelle. Et d'abord, j'ai jamais été bricoleur, alors ton sèche-cheveux, t'as qu'à demander à Gilbert. Ça c'est son truc, à Gigi, la bricole ! D'ailleurs, faut que je lui demande pour avoir un réseau plus rapide, il m'a dit qu'il avait une combine. — Un réseau plus rapide… Mon pauvre, mais tu mets une demi-heure pour t'habiller le matin et tu dépasses pas le 120 sur l'autoroute ! — Tais-toi, y Tatiana qui me veut me skyper. Faut que je l'aide à réinitialiser sa box. 

On aurait pu croire à une guerre des générations, comme elles ont toujours existé par le passé, mais non, même pas, les enfants ont pris le pouvoir et les vieux sont trop contents de leur servir de relais, de chambre d'écho et de caution, pris de panique à l'idée qu'on n'aurait plus besoin d'eux. La technique comme lien social. Et là, bien sûr, immédiatement, le type qui arrive et qui te dit « Mais ça a toujours existé ! » Parce qu'un écran, c'est un outil, et donc c'est la même chose qu'une machine à emboutir l'acier ou qu'un ciseau de sculpteur ou qu'une paire de lunettes… C'qui compte c'est ce que t'en fais ! Eh bien, justement, montre-nous ce que tu en fais. On est tout ouï et tout regard…

Non, évidemment, les écrans ne sont pas des outils, ce sont des miroirs sans tain, ce sont des trous noirs, ce sont des attracteurs étranges, des condenseurs de vide, des extracteurs de vie, des regards morts, des pièges à présence, des empêcheurs de conversation. Ils ne sont plus jamais là, tout à fait là, ceux à qui l'on voudrait s'adresser, car, des adresses, ils en ont des dizaines en même temps. Déjà qu'ils avaient du mal avant… Elle a son portable à table, je suis obligé de lui demander de le poser, et même de l'éteindre ! Quand vous leur téléphonez, vous entendez l'absence, ou la présence défaillante, les réponses qui mettent juste un peu trop de temps, leur attention qui flotte, leur cerveau ramolli et poreux… Même si elle n'est pas précisément en train de consulter sa tablette, vous savez que sa tablette est présente à son esprit au moins autant que vous. Et quand vous lui en faites le reproche, la réponse fuse : c'est comme ça, on n'est pas de la même génération. Tu ne peux pas comprendre, tu n'as pas de smartphone. Je pourrais lui répondre que je connais bien mieux qu'elle ces technologies avec lesquelles elle vit en symbiose, mais elle ne comprendrait pas. Il faut se résoudre à ne plus avoir de conversation avec personne — sauf avec les morts.

C'est Renaud Camus qui notait l'autre jour avec drôlerie que la courbe des lecteurs allait bientôt croiser celle des écrivains. Dans le monde historique, il y avait beaucoup plus de lecteurs que d'écrivains. Dans le monde falsifié dans lequel nous barbotons, c'est l'inverse. Tout le monde est écrivain mais personne ne lit. Plus de six cents romans à la rentrée, en France, pour combien de lecteurs ? Y a-t-il six cents vrais lecteurs en France à l'heure actuelle ? On peut en douter. On ne peut pas à la fois être devant son écran et derrière un livre. Les deux surfaces se repoussent l'une l'autre, c'est ainsi. Pas de conversations, pas de livres, mais des hurlements incessants, une sous-langue dévitalisée, un peuple absent, tétanisé, déculturé, abruti de séries télé et de jeux vidéos, quand ce n'est pas de drogue ou de tourisme de masse. Toujours entre deux avions, entre deux écrans, entre deux mots d'ordre aussi vides qu'universels, nourris et vaccinés par les mêmes firmes internationales qui n'habitent plus ce monde. 

J'ai regardé hier une courte vidéo absolument extraordinaire. On y voit un jeune homme, dans un navire de tourisme, qui observe une mer démontée, terrifiante, dont les vagues viennent battre son hublot qui doit pourtant se trouver très haut au-dessus du niveau de la mer. L'homme parle avec son ami, qui filme la scène. Ils plaisantent tranquillement en regardant ce qui pour eux est pur spectacle. Le hublot joue ici le rôle de l'écran. Pas un instant ils ne sont inquiets. Ils ne risquent absolument rien, puisqu'ils sont en train de jouir d'un spectacle. Ils ont une confiance absolue dans la technique qui les met hors la vie réelle, qui dresse entre eux et le monde une barrière infranchissable. Ils ne savent pas, ces jeunes gens, que des catastrophes maritimes, ça existe, que les drames, ça existe, que le malheur, ça existe, que la nature est toujours plus forte que la plus élaborée des constructions humaines, enfin, ils le savent parce qu'ils ont vu Titanic, mais justement, c'est un film. Ils se meuvent dans une fiction, que voulez-vous qu'il leur arrive, on ne meurt pas vraiment, dans une fiction. La vie est de l'autre côté de l'écran. Eux sont du bon côté de l'écran. Du côté moderne ; ce côté qui vous sort de l'histoire et de la tragédie. Ce sont des dieux qui observent le monde qui se déchaine sans pouvoir les atteindre. Les enfants et les dieux sont frères. Ils ne croient pas au réel. Un écran suffit. Ils ont payé leur place, ça les immunise contre la tragédie. Ensuite j'ai regardé les images terrifiantes du tsunami de 2004, celui qui a fait 250 000 morts en quelques minutes. J'ai vu aussi ces touristes allemands, anglais, australiens, italiens, français, espagnols, américains, portugais, le lendemain du jour de Noël, qui voyaient arriver la vague gigantesque sans réagir, parce que, mon Dieu, ils avaient payé leur place eux aussi, on ne pouvait pas leur faire ça, c'était impossible, on était en vacances, pas dans un film catastrophe ! La mer se retire en quelques secondes ? Tiens, c'est amusant, ça ! Quelle bonne blague ! Une animation ? Regarde, Chéri, tu vois, je ne devrais pas avoir pied, ici. Filme ! Oui, il filme le mari, il filme sa petite femme pleine de coups de soleil qui rit et qui sera morte dans quelques secondes, sans comprendre ce qui lui arrive. Quoi, la vie, c'est ça ? Ça peut se terminer à Ceylan ou au Bataclan, alors qu'on a payé sa place, et qu'on ne fait de mal à personne ? Mais c'est quoi cette histoire ? Ça ne va pas du tout ! Remboursez ! 

On se demande toujours comment il se fait que les Européens soient si hébétés, si amorphes, face ce qui leur arrive aujourd'hui. Il y a bien sûr de nombreuses raisons à cela, mais je crois qu'on aurait tort de sous-estimer l'effet-écran. Sortir de l'histoire, c'est aussi considérer que le réel n'est pas réel, qu'on est plus fort que lui, qu'on peut le façonner à sa guise, le réduire, le tenir à distance, que "les terroristes" sont comme vous et moi (puisqu'on vit dans un monde résolument homogène), qu'il suffit de s'entendre, de se mettre d'accord sur le scénario et les limites à ne pas dépasser. Le Numérique c'est aussi cette impossibilité de la tragédie, c'est un monde où les choses se réduisent à une succession d'informations plus ou moins vraies ou plus moins fausses, mais qui n'ont pas d'impact réel sur le corps réel de celui qui est derrière son écran.


samedi 19 août 2017

La montée aux extrêmes



— Bonjour, Général Sforzando. Comment lutter contre cet affreux terrorisme ?

— Écoutez, on a tout essayé, les bougies, les fleurs, les chansons, les prières, les accommodements irraisonnables, le déculottage massif, l'aplaventrisme hystérique, la soumission, la reculade, l'abjection, le déshonneur, les églises transformées en mosquées, les subventions à la Palestine, le transgenrisme politico-financier, la Babouche d'or, Sourate-Académie, Bouteflika au Panthéon, Boubakeur à l'Académie française, 20 000 mosquées supplémentaires, le numerus clausus des prêtres, l'interdiction des croix et des crèches, l'apprentissage obligatoire de l'arabe à l'école, la mise à l'index de tous les grands auteurs classiques français, le bac pour tous, Renaud Camus à l'île du Diable, les juifs à la mer ! On est bien obligés de constater que rien ne marche ! 


— Que faire ?

— Je ne vois plus qu'une seule solution…

— Laquelle ?

— Les bisous !

— Mon Général, merci !

samedi 12 août 2017

Carnets (3)



Il aurait fallu

Je te demande

J'exige que soit

MERDE !

Tu me rapporteras mon livre au cimetière. Dépose-le sur la tombe.


Salut.

JV

Carnets (2)



Tu ne l'emporteras pas au paradis, c'est moi qui te le dis. Moi, oui, MOI ! Salopard, fumier, enflure, crapule ! Quand on retrouvera ce carnet, je ne serai plus là, mais toi, TOI, tu seras encore là, et tout sera enfin révélé, crevure ! D'ailleurs, le paradis, tu vois, j'y suis, là, et je te regarde, espèce de papier Q, je te regarde et je ne te plains même pas, tu es vraiment une merde et tout le monde le sait. Tu as vécu comme une merde et tu périras comme une merde. C'est enregistré pour l'éternité ! Gravé. En lettres de feu. Tu en as bien profité ? Très bien, parfait, mais ta vie de merde aura duré quarante ans, alors qu'ici, tu vois, ça va durer éternellement. Tu m'entends ? É-TER-NEL-LE-MENT ! Alors je te le dis, prépare-toi, enculé, parce que ça va être long. LONG !

Enculé !

vendredi 11 août 2017

Carnets (1)



Quand la police m'aura abattu, il faudra pratiquer une autopsie de mon système nerveux. Je tiens à préciser que je n'ai pas été opéré des amygdales quand j'étais enfant. Il sera inutile de procéder à de coûteux examens, tels qu'IRM ou scanner, on s'apercevra vite que tous mes actes ont été dictés par la particularité unique que les médecins découvriront alors très facilement. Si je n'en ai jamais parlé jusqu'à présent, c'est pour m'éviter des questions pénibles qui m'auraient mis dans des situations inextricables. Comment aurais-je pu expliquer que je savais ce que seul le bistouri révèlerait, bien des années plus tard ? J'ai brûlé tous les croquis que j'ai réalisés de cette singularité anatomique, vous ne trouverez rien dans mes papiers.

Je ne pouvais pas laiss


mardi 8 août 2017

Bénédiction



Souvent malade, et très heureux de l'être. Un romantisme des muqueuses. Hallucinations, terreurs, temps long, ennui, visions, le jardin, la chambre, les bruits de la maison. Les biscottes avec le miel. Les chats. Les livres. La neige sur les collines. Le bonheur est un péché vibrant. 

Les chambres. La chambre de la sœur. La chambre du pigeonnier. La chambre aux deux lits. (Chambre est un mot étrange. Ambre à laquelle s'ajoute le ch de "chut".) Et la chambre des parents, avec son balcon, la seule chambre qui donne directement sur la salle de bains. 

Le père est silencieux. C'est la mère qui parle. Il parle, mais ailleurs, avec ses amis, avec ses maîtresses. À la maison, il est là pour signifier la loi, c'est tout. Il est là pour corriger les fautes de français et pour imposer le silence. Ou mettre de la musique. 

Au milieu de la nuit, un ami de mes frères ainés est descendu se cacher dans le cellier. Mon père descend, ouvre la porte, prend quelque chose à boire, et, au moment d'éteindre la lumière et de refermer la porte, dit très tranquillement, presque à voix basse et sans le regarder : « Bonsoir, Lalo. » 

Dans sa famille, les garçons portent des prénoms qui commencent par un "R". René, Robert, Roger. Il joue du violon au théâtre, le soir, pour payer ses études. 

J'entends ma mère me dire : « Tu es le seul avec qui il parle. » et aussi : « Tu es le seul qu'il ait jamais pris dans ses bras. » 

À quinze ans, j'ai voulu reprendre le piano. À ce moment-là le regard du père a changé. Ricanement général dans le reste de la famille. Il fera comme nous

Comment s'appelait le type qui l'avait escroqué ? Ah oui, Metzger. « Un franc-maçon ! », avait lâché mon père, à table, avec un mépris formidable. Un million quand-même. Pour lui, la parole était sacrée. J'ai compris ce jour-là qu'il n'en allait pas de même pour tout le monde. 

Hors de Gaulle, il n'y avait rien (ça n'a pas changé). Ma mère était plutôt du côté de Pompidou. Normal.

Les adultes sont des enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa chambre… 

« Le génie c'est l'enfance retrouvée à volonté. » CRAC ! L'autre imbécile de Faurisson qui "analyse" Rimbaud… On croit rêver ! Et la mémoire, vous y croyez, M. Vallet ?

Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez, jamais assez. 

Dans la chambre de la sœur, il y avait un placard en deux parties. La partie basse servait de penderie, et la partie haute de placard. Elle y cachait les livres licencieux

Vaut-il mieux être un enfant raté ou un enfant gâté ? 

Quand il me donne cette gifle, nous sommes sur le perron, devant la maison. Puis il me prend dans ses bras. L'odeur.

Chambres, penderies, placards, bijoux, cheveux, parfums, odeurs, présences-absences. Après-midi… La maison pour soi seul.

Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, 
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. 
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort.

Madame Bovary, 1856, l'année de la mort de Robert Schumann. Le dogme de l'Immaculée Conception date de 1854, Ineffabilis Deus. Cette histoire impressionnait beaucoup Flaubert.

Expérience intérieure : l'amande de l'angoisse extatique. Comment comment ? Angoisse ou extase, faudrait savoir ! Eh bien non, l'angoisse de l'abandon est indissolublement liée à l'extase. 

Faire des phrases qui nous acheminent vers la Parole, parce que tout à coup notre solitude est à son apogée, n'est-ce pas un peu la même chose que de procréer ? Se continuer dans un autre corps que le sien, est-ce toujours et forcément lié à un acte sexuel ? Être l'enfant de Dieu, est-ce être divin ?

Dans cette maison-là, dans ces après-midi-là, dans ce temps-là, c'était divin. Tiroirs, lingerie, livres, poussière, photographies, heures longues, longues, silence… Les six autres avaient vidé les lieux, je restais seul en pleine possession du royaume et entrais en communication directe avec les parents absents. Nul obstacle. Je peux faire pivoter mon regard comme un périscope temporel, je revois parfaitement les coins et recoins du galetas, dans lequel je passais des heures. La salle de bains, avec son immense œil de bœuf, avait un plafond surélevé par rapport au reste de la maison, ce qui faisait par contrecoup dans le galetas comme une sorte d'estrade, comme un ring de boxe, ou comme une scène.

Le fruit de vos entrailles… La sonorité de ces cinq mots, leurs résonances, mais surtout ces entrailles, le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles,  quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce

J'ai rencontré la grâce, elle avait quinze ans et demi. Mais la grâce humaine fuit, très vite, elle s'échappe par tous les orifices du corps et de l'esprit. À quoi bon ressusciter ? Il y en a qui posent cette question sérieusement ! Posez-vous la question des entrailles, imaginez, bon dieu, imaginez ! Vous êtes là, dans la mère, les bruits, les sensations, les voix, déjà… Le balancement… Extase… Enstase… Ça commence déjà là, la musique. La caresse et la musique. C'est décidé, je serai un enfant gâté.

Mais j'ai entendu sa voix, la voix du père, à travers les membranes, à travers les muqueuses, et la voix du père était le souffle de l'âme entre les jambes de la mère. Violon, piano, voix, immédiatement.

Je ne peux plus supporter les « On ne les oublie jamais » (les morts). Quel infect baratin ! Bien sûr qu'on oublie. On oublie tout, même le plus important, même le plus brûlant, même le plus dramatique, même ceux qu'on a aimés avec le plus d'intensité et de vérité, même ceux qui ont donné leur vie pour nous. Les hommes sont des oublieux doublés de menteurs, d'abjects baratineurs qui ne cessent de se décerner des certificats de bonne conduite et de pleurer sur eux-mêmes. Écoutez-les mentir en toute bonne foi, avec des trémolos d'émotion dans la voix, cette sale émotion répugnante qui n'est jamais dirigée que sur eux ! Misérables bouffons !

On oublie tout mais on peut, aussi, se rappeler tout. Non pas se souvenir, mais se rappeler.  Rappeler l'enfant. Rappeler la musique. Rappeler l'odeur. Se rappeler dans l'enfant, se rappeler dans la musique, se rappeler dans l'odeur. On ressuscite, à condition de le vouloir. Regardez autour de vous, plus ils sont de vieux enfants ratés, moins ils ressuscitent. Ils n'ont pas cherché la clé, elle leur pend autour du cou. Ils n'appellent pas. Ils ont oublié les noms, les sons, les corps, leurs corps. Pour être heureux il faut avoir un corps multiple.

L'ange est face à Marie, il la salue. C'est lui qui parle, au commencement de la prière. Puis c'est vous, c'est moi, nous. On peut basculer de l'ange à soi, comme ça, simplement ? Bien sûr ! Il voit le fruit de ses entrailles, il voit à travers elle, parce qu'il écoute. Son salut est plus qu'une annonce, il la prend avec lui. Il la com-prend. C'est la cordialité. C'est la sympathie. Elle va se continuer dans un autre corps que le sien, un corps qu'elle a à la fois engendré et laissé passer à travers elle. C'est ce qu'il lui dit. Elle va continuer à vibrer à travers d'autres corps, d'autres cordes, d'autres souffles. Du cœur aux cordes vocales, l'âme prend la forme du corps. Ça chante.

De quoi es-tu fait ? Terre, cire, souffle, poussière, atomes, ombres, proportions, nombres, regrets, fonctions, vibrations, cordes, masques, mouvement, cri, phrases, hasard ? Entassement d'odeurs qui ont engendré une forme ? Bruits d'étoiles ? Vide ? Ce ré qui revient périodiquement dans la nuit, durée pâle qui parle seule, dans le désert du village endormi, pour qui, pour quoi ?

« La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. » Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. C'est très compliqué, de retrouver ces choses-là. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il faut seulement se mettre en disposition de les entendre, se rendre présent à leur absence, trouver l'angle, la tonalité, l'ouverture. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout, ou presque.


vendredi 4 août 2017

Boire la scie-glu jusqu'à la lie ou la cataracte du sens



Dans la vie des expressions nouvelles, il y a toujours deux phases. Dans la première phase, elles nous sont (ou nous semblent) utiles pour décrire une réalité nouvelle (ou qui nous paraît nouvelle), pour nous permettre de l'appréhender très rapidement et pour nous faire comprendre des autres sans avoir besoin d'un développement. Dans la deuxième phase, ces mêmes expressions recouvrent la même réalité d'une couche de sens qui l'opacifie et la rend à nouveau insaisissable, bien qu'elle ait pris l'aspect d'une chose que tout le monde connaît ; c'est la phase de la glu (ou de la scie).

Le sens prend du poids et se durcit entre la première et la deuxième phase en même temps qu'il perd en transparence. Comme le cristallin, le langage sert à faire une mise au point sur un objet réel ou conceptuel. S'il perd de sa souplesse et donc de sa faculté d'accommodation, il crée le contraire de ce pour quoi il a été inventé. C'est la cataracte du sens, extrêmement contagieuse.

Faites vous opérer !