dimanche 2 février 2025

Un mur au milieu de l'océan

 

Le bateau de Truman Burbank qui crève l'écran (au propre et au figuré), qui atteint les limites du monde, et cette vignette, dans Tintin (est-ce dans le Crabe aux pinces d'or, je ne sais plus, il me semble que c'est sur la page de gauche, mais je ne suis sûr de rien — il y a le capitaine Haddock et Tintin dans une barque sur la mer, une mer déchaînée), cette vignette absolument incompréhensible pour moi, quand j'étais enfant, car ce qu'Hergé représente c'est la mer, ou le ciel, gris foncé, et moi je ne vois pas du tout la mer, je vois un mur, un mur infranchissable qui monte jusqu'au ciel, et je me demande bien ce que peut faire ce mur au milieu de l'océan. Cette berlue a duré des années. Je n'ai pas osé demander autour de moi parce que j'étais certain qu'on me prendrait pour un idiot ; je restais avec cette vignette insensée sur laquelle à chaque fois je m'arrêtais, interdit. J'étais enfermé dans une image, dans l'incapacité d'en sortir, et je savais d'avance, à chaque fois que je relisais cet album de Tintin, que j'allais en arriver là, à ce point obscur, à ce mur infranchissable sur lequel une fois de plus je m'arrêterai et dont je ne parlerai à personne. Je n'avais pas de bateau, moi, pas d'éperon intellectuel ni aucune possibilité de crever l'écran qui se dressait devant moi. L'image se refermait sur elle-même et j'étais à l'intérieur, sans pouvoir communiquer avec le monde, sans mots.

Nous sommes au commencement des Variations opus 31 de Schoenberg. Quatre notes répétées de la harpe (si bémol) sont suivies de quatre notes répétées des contrebasses en harmoniques (sol), qui s'enchaînent avec une oscillation de la clarinette sur le triton (si bémol-mi), trois fois plus vite, elle-même suivie d'une autre oscillation du même triton en sens inverse (mi-si bémol), dans laquelle c'est le basson qui répond. La couleur générale est le gris (le triton est l'intervalle instable par excellence, celui qui tend à abolir la tonalité, donc les couleurs). On assiste à la création du monde à partir d'éléments très simples, quelques notes, qui émergent peu à peu de la brume. C'est un anti big-bang. Aucune explosion. Pas de geste grandiose. Dieu dépose des brins de réel sur la table, et s'amuse à les disposer d'une manière, puis d'une autre. Ça commence donc par une dualité, qui devient très vite une trinité. Puis une oscillation, donc une vibration. À partir de trois éléments fondamentaux (trois notes, trois notations, trois regards sur le monde) qui entrent en vibration les uns sur (par) les autres, le monde s'élabore petit à petit. La Création est une immense variation à partir de trois points. Ces trois notes, mi, sol, si bémol, si on les mélange, si on les dispose verticalement, forment un accord diminué. Le monde commence par une diminution — par une faille. Il va falloir beaucoup enrichir, apporter de la couleur, des formes, des symétries, pour que le monde semble enfin habitable, qu'il acquière un sens audible par l'homme. Mais les choses vont se faire au fil du temps. Dieu n'est pas pressé. Sa semaine durera des millions d'années. 

Truman… Vrai-homme ? Ou seulement figure, personnage ? Lui aussi est enfermé dans une image dont il essaie de s'affranchir. Lui aussi se heurte à l'impossibilité de dialoguer avec les gens qui l'entourent, de se faire comprendre. Entre eux et lui, un mur invisible et infranchissable qui se dresse jusqu'au ciel. Il ne devrait pas y avoir de mur au milieu de l'océan, au milieu des hommes, ou même à l'intérieur de nous, mais c'est pourtant ce que nous voyons. Alors nous tentons de ruser, de le contourner, ce mur, de l'ignorer ou de le détruire, mais il est toujours là et c'est tout à fait comme si nos efforts étaient vains et qu'il ne se trouvait là que pour nous signifier par avance notre impuissance à communiquer et à rejoindre les autres. Alors on danse, on fait de la musique, on écrit des histoires, on peint sur ce mur, on y dessine des ouvertures en trompe-l'œil ou on fait de la politique, ce qui revient au même. Arnold Schoenberg me semble le plus averti des musiciens, le plus conscient du mur infranchissable qui se dresse entre eux et lui, entre nous et eux. Il voudrait croire que la musique est cette force qui va creuser sous le mur et le faire tomber. Mais comme il est intelligent, il voit bien que c'est un échec. Il va même jusqu'à inventer une nouvelle langue musicale (le dodécaphonisme), pour tenter d'ébranler le mur, mais rien n'y fait. Les sept notes de la Tonalité (comme les sept jours de la semaine de la Création) reviennent quoi qu'on fasse, et s'imposent au milieu des douze notes du tohu-bohu chromatique. 

Dans le film de Peter Weir, Truman Burbank est peut-être le seul homme véritable de l'histoire, comme son prénom semble l'indiquer. Mais son patronyme le dément aussitôt. Il n'est qu'une création opportuniste, une marionnette de la banque qui chercher à distraire ses clients, à les occuper ailleurs, pendant qu'elle travaille à l'essentiel, c'est-à-dire au pognon, au Spectacle. Le réalisateur du Truman Show se nomme Christof, lui aussi se prend pour Dieu, et en un sens, il l'est, à son échelle médiocre et ripolinée. C'est un dieu à l'échelle du monde contemporain, c'est-à-dire complètement américanisé, le seul que nous connaissions depuis un demi-siècle et qui a fini par nous sembler « naturel », puisqu'il a éradiqué ou mis sous le boisseau tous les autres mondes. Le monde des écrans et du toc. Le monde du Remplacement, comme l'appelle Renaud Camus. 

Ce n'est bien entendu nullement un hasard si les Variations opus 31 de Schoenberg se terminent sur la citation des quatre notes célèbres : si bémol (la toute première de l'œuvre) – la – do – si bécarre, la signature de BACH. Le triton ondulatoire du début installe un tremblement, le frémissement de quelque chose qui cherche à éclore, qui sort de terre ou qui émerge, et la fin de l'œuvre donne la clef, qui est celle du Grand Organisateur de la musique dans toutes ses dimensions depuis le 31 mars 1685, un dieu parmi les hommes, le compositeur duquel toute la musique a peu ou prou été déduite depuis lors. Schoenberg se situe par-delà les siècles à l'autre bout de la corde vibrante : il est bien conscient d'être important, mais il tient à payer sa dette. Il y a beaucoup de compositeurs qu'on pourrait retrancher de l'histoire de la musique, sans que celle-ci s'effondre, ou perde toute signification. On les regretterait, certes, mais on aurait pu faire sans eux sans que la musique soit tellement différente. Pour Bach, c'est impossible. Si nous le retranchons de l'histoire de la musique, tout s'écroule. C'est ce que veut dire la citation que fait Schoenberg au terme de ses Variations : Sans lui, je n'aurais pas pu écrire ce que j'écris. On comprend qu'il les commence en tremblant… Et quand je lui fais dire « sans Lui », je mets une majuscule à Lui, comme lorsqu'on parle de Dieu. Il n'est pas sans intérêt de noter que les quatre notes de la signature de Bach se prêtent merveilleusement à la musique dodécaphonique ou même atonale, à l'espèce de combinatoire généralisée qui a éclos dans les années qui ont suivi le post-romantisme. Tout semblait possible, alors, et les compositeurs avaient le sentiment d'être des démiurges qui re-composaient la musique à partir de rien, ou plutôt des brins fondamentaux qu'ils trouvaient autour d'eux. Quelle ivresse ! 

« Rien de ce qui n’est pas inaudible ne vaut la peine d’être entendu » écrivait hier Renaud Camus. Comme je comprends ça ! L'inaudible est la seule valeur humaine à défendre aujourd'hui. L'inaudible se découvre (se cherche) au milieu du bruit, de la rumeur, du « on », de la “musique”-qui-rend-fou, du bavardage de ceux qui ne vous écoutent pas, qui parlent fort, qui vous imposent leur présence et leurs modes de vie, leur « son », leur langue, leurs manières. C'est l'inaudible qu'il faut entendre, et donc comprendre. C'est l'invisible qu'il faut voir. C'est l'inouï qu'il faut percevoir. La majorité n'aime pas ce qu'elle ne perçoit pas, ce qu'elle ne voit pas, ce qu'elle ne comprend pas. Schoenberg a voulu produire de l'inaudible et, en un sens, il a réussi à le faire, puisque les musiques qui ont été composées à ce moment-là (dont ces Variations opus 31) sont encore très largement inécoutées par la majorité des mélomanes. On sait que ça existe, mais personne ou presque ne s'en approche, comme si on touchait là au démoniaque. Pourtant, ce qu'on peut dire de Bach, on pourrait le dire de Schoenberg : si sa musique n'avait pas existé, la musique qui se compose aujourd'hui serait différente, même si on fait en sorte de l'oublier le plus possible. Il a laissé une trace et une couleur qui sont toujours là, même dans les productions misérables dont les auteurs ne se doutent même pas qu'ils ont été influencés par le génial Autrichien. Il est d'ailleurs significatif que son gendre, Luigi Nono, ait composé un quatuor à cordes qui d'une certaine manière n'est que le développement ultime de la couleur et de la problématique schoenbergiennes, son merveilleux Fragmente-Stille, an Diotima, une musique qui tend vers (ou tombe dans) le silence. Car ils avaient bien conscience de toujours frôler l'impossible, l'indicible, et la tentation de l'impasse et du silence était au-dessus d'eux comme l'esprit de la Création est au-dessus de la réalité sensible. Schoenberg, dans l'une de ses conférences, disait, en parlant du pouvoir de la majorité : « Loin de moi l'idée de remettre en question les droits de la majorité. Mais une chose est sûre : quelque part, il y a une limite au pouvoir de la majorité. Elle se produit, en effet, partout où le pas essentiel est celui qui ne peut être franchi par tout le monde. » La majorité aime la musique tonale, c'est un fait. Mais la majorité n'a pas tous les droits, elle ne doit pas imposer son goût à ceux qui choisissent librement d'aller vers l'inaudible. Nous sommes tellement abîmés et rendus aveugles par la culture de masse, aujourd'hui, qu'il est devenu très difficile d'éprouver la liberté que procure la recherche et le goût de l'inaudible. 

J'ai revu l'autre jour avec un immense plaisir Mulholland Drive, de David Lynch. En voilà un qui est un véritable artiste, quoi qu'on puisse penser de ses œuvres. Or les réactions à ce film sont toujours du même ordre : on ne comprend rien. Ils veulent tout comprendre, et le résultat très visible et très prévisible est qu'ils ne comprennent rien. Quand on lit un grand livre, surtout quand on le lit jeune, on ne comprend pas grand-chose, on passe souvent à côté de l'essentiel, et pourtant, cette lecture là, à ce moment-là, est peut-être la plus importante de toutes. Il faut comprendre sans comprendre. Il faut oser. Les plus beaux souvenirs de lecture que j'ai sont des lectures faites à un moment où je ne comprenais à peu près rien de ce que j'avais sous les yeux. Je ne comprenais rien, mais je savais pourtant que là se trouvait quelque chose que je devais lire et comprendre, que je ne pouvais pas faire l'économie de cette lecture et de cette incompréhension qui est au fondement même de la sensibilité artistique. Les grandes œuvres sont là pour nous mettre au-dessus de nous-mêmes. Ceux qui exigent de tout comprendre restent indéfiniment au niveau d'eux-mêmes et ne connaitront jamais le « plaisir ambigu de comprendre sans comprendre », comme l'écrit Sartre dans Les Mots. Il faut se jeter dans le grand bain, au risque de se noyer, si l'on veut avoir la chance de rencontrer les grandes œuvres et le grand art. Quelqu'un qui me dirait qu'il comprend l'adagio de la sonate opus 106 de Beethoven provoquerait chez moi un rire inextinguible, alors les protestations de ceux qui nous expliquent avec une véhémence suspecte qu'ils ne comprennent rien à l'art contemporain (ou à la musique contemporaine, pour prendre deux exemples très polémiques) me laissent complètement froid. Tant pis pour eux. ON ne comprend pas grand-chose, de toute manière. Laissons donc les « on » tranquilles, et tranquillement rester des « on », à perte de vue et d'oreille, écouter avec ravissement Marianne Faithfull ou Phil Glass. 

« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » Il y a chez Flaubert des phrases et des situations qu'on met cinquante ans à comprendre, et même alors qu'on croit y être parvenu, quelque chose au fond de nous sait qu'il faudra encore y revenir. (Je pourrais dire exactement la même chose de Beethoven.) La scène du fiacre, dans Madame Bovary, est l'une des plus excitantes qui soient, à tous les sens du mot. Quand on sait par où Flaubert est passé, avant d'en arriver au résultat final et publié, on est pris de vertige. On ne voit rien, et on comprend tout, mais pas tout de suite. Ou alors on voit et on ne comprend rien. Il y a tellement de mots sous les mots, enfermés dans la boîte noire du fiacre et dans son emballement de locomotion que se produit en nous comme un éclatement de la langue qui laisse des traces, traces qui perdurent en nous à l'infini. « Et la lourde machine se mit en route. » « Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur. » « Marchez donc ! s'écria la voix plus furieusement. » « Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. » « une voiture à stores tendus (…) plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire » « une femme en sortit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête. » Rien. Rien ne sort de la boîte noire, que la femme, quand tout est accompli, avec un peu de sperme dans les cheveux. Tous les mots les plus crûs sont enfermés à double tour. Et l'extraordinaire lapsus calami de Flaubert, dans ses notes : « Visite de Léon à son autel »… (Et tout part de la cathédrale !) Tu parles qu'on avait compris ça, quand on lisait Madame Bovary à dix-huit ans… C'est un peu comme qui écouterait les Danses allemandes de Schubert en croyant entendre des choses insignifiantes et trop simples. Si l'on ne connaît pas le reste, on n'entend rien, mais il faut bien prendre le train en marche… Il n'y pas de plaisir plus grand, en art, que deviner qu'il y a quelque chose qu'on ne comprend pas, sous ce qu'on voit, au-delà de ce qu'on entend, à travers ce qu'on lit. Entre les lignes du texte et de la portée, derrière les figures, sous la peau, dans un fiacre, tout un monde qui ne demande qu'à se manifester aux audacieux et à ceux qui ne craignent pas l'ennui. Voilà la promesse et l'exaltation à double-échappement. Flaubert a d'abord besoin de se monter le bourrichon (« de se faire des harems dans la tête »), dans sa correspondance et dans ses notes (« Ma Bovary est sur le point immédiat d'être baisée »), pour ensuite renverser les phrases, les priver impitoyablement de leur crudité (« Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux »), donner à la chasteté un visage étrange, parce qu'il tient l'érotisme en très haute estime et que là aussi il veut inventer ce qui n'a jamais été fait. Il veut brûler par en-dessous. Il lisait le marquis de Sade… « L’habitude de baiser la rend sensuelle, coup avec Rodolphe, vie du cul, le coup se tire dans la chambre, sur cette causeuse où ils ont tant causé, noyée de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne, après les foutreries va se faire recoiffer, Emma un peu putain, [Léon] prend un gant, regarde ça comme hardi se monte la tête la dessus, faire comprendre qu’il se branle avec ce gant, le passe à sa main et dort la tête posée dessus, sur son oreiller, toilette putain, cul d’une main. Emma rentre à Yonville, dans un état d’âme, de fouteries normales, Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux, manière dont elle l’aimait profondément cochonne, à propos des excitations de cul dont elle prenait au coït journalier de Charles, elle l’aime comme un godemichet, tour à tour putain et chaste selon qu’elle voit que ça lui plaît, - et c’est au moment de tirer un coup qu’Emma lui demande de l’argent. » Il ne s'agit pas du tout de censure, ou d'auto-censure, encore que l'époque ne lui aurait pas permis de publier ce qu'on peut lire dans ces notes, mais d'un procédé génial qui a permis à son texte de délivrer une puissance dérivée par réverbération ou écho, un peu à la manière dont la vie acoustique d'un son lui fait traverser des états différents — l'attaque, l'entretien et la résonance — qui ont des caractéristiques très dissemblables, alors même qu'elles confèrent au son son identité propre, sa signature. 

L'obsession physiologique est une chose que je ne comprends que trop bien (« ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. »), ce qui ne veut pas dire que je sache toujours qu'en faire. La leçon donnée par Flaubert est stupéfiante et très impressionnante. Je me demande si les deux courants essentiels chez lui ne sont pas la Bêtise et le Cul, inextricablement mêlés, dont il fait grâce à un travail de titan une sorte de synthèse géniale. Le mot de synthèse n'est évidemment pas à prendre au pied de la lettre, mais ces deux thèmes, il les a travaillés comme peut le faire un compositeur dans une sonate. Il y a bien des choses dans la musique qu'on n'entend pas, qu'on n'entend jamais, et qui pourtant sont là — et qui sont essentielles. On les découvre un beau jour en lisant la partition, et on est tout étonné d'être passé si longtemps à côté. C'est le dessous des tables des Compagnons, ces infimes détails qu'ils soignent comme si leur vie en dépendait alors que personne ne les verra. Il a fallu des décennies et même beaucoup plus que ça, pour que les quatuors à cordes de Beethoven soient à peu près entendus dans leur incroyable complexité. La Messe en si de Bach est loin d'avoir révélé tous ses secrets. Et si l'on remonte à la musique du XVe ou XVIe siècle, c'est sans doute encore plus vrai. Le fond de l'écriture de Flaubert est le retentissement. Sa langue si travaillée a des effets qui se situent loin d'elle-même : l'impact qu'elle a sur nous semble presque indépendant de sa matérialité, d'où une grande efficacité toujours surprenante. Il nous dépasse, il nous double, comme si sa langue allait à côté de nous et beaucoup plus vite. En cela, je le rapprocherais d'un Schubert, dont on ne comprend pas toujours pourquoi sa musique nous fait tant d'effet. Plusieurs strates de sens avancent à des vitesses différentes et nous touchent en des points parfois très éloignés. La volupté n'est pas dans la chose racontée, mais dans la langue ou le son qui lui donne vie. 

Les hommes sont des boîtes noires plus closes que des tombeaux. Il n'y a que les véritables artistes qui soient en mesure de traverser les murs. 

samedi 1 février 2025

Le roman du trombone l'après-midi

 

« La couleur générale de l´auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive. » Le son du trombone dans mes poils de barbe et là-haut au plafond. Elsa est là. Le trombone à coulisse aussi. La brune et la blonde au cinéma, en rouge et noir. Elles pleurent, toutes les deux. Elsa et son trombone à coulisse. Elle s'épile les mollets, assise près de son trombone. On voit sa langue et ses orteils. Le téléphone sonne. On ne sait pas qui appelle. Le trombone, le trombone, le trombone ! Rien d'autre que le trombone, ici. Ses dents, aussi, très blanches. Petites, coupantes et serrées. Sur cette causeuse où ils ont tant causé. C'est une surprise. Un raccourci vers le rêve. Viens, chérie. Catafalques et cyprès, coucher de soleil. Sa langue et ses aisselles. Cinéma. Elle veut le premier rôle. Elle apprend à jouer du trombone. Prête à tout. En coulisse, elle pleure. Seule en scène. Son trombone à bout de bras. Il faut se lever dans la nuit, dans le froid. Encore une fois. Lent glissando obscène sur les muqueuses. C'est tellement bien, quand on est tous les trois. Thierry Madiot et Sophie Levert, dans le club. Elle est complètement saoule. Ça dure toute la nuit. Il est intarissable sur Benny Sluchin et Chucho Valdes (« avec ses sempiternels bend sur la quinte diminuée »). Je n'entends pas la moitié de ce qu'il dit mais on rit à se décrocher la mâchoire. Sophie est toute rouge, elle se gratte le cuir chevelu et les cuisses. Nous allons au bois de Boulogne à trois heures du matin, avec Elsa et Patricio. Elsa est là. Son trombone dans sa boîte. Sophie est très excitée, parle très vite, de sa voix pointue. Sophie et Elsa, c'est la même chose. Je ne me rappelle plus. Je dois inventer. Enregistrer des bribes de réalité qui passent devant mes yeux fermés par l'angoisse. Plaquer du son sur le vide et retourner me cacher dans les coulisses. Je suis un mauvais acteur qui crache sur des acteurs aphones. Je veux le premier rôle, mais je n'ai aucun scénario. Un souvenir, c'est toute la tendresse de l'impossible. J'avais composé un quintette de trombones (dont un trombone basse) intitulé L'Âge de l'Ange. Beau foutoir hirsute parsemé d'indices que personne ne pouvait comprendre, sauf celle à qui il était dédié. Et encore… Elle ne s'appelait ni Sophie, ni Elsa, ni Betty. Beaux jours d'ivresse. Je parle des jours de la composition. Sa cousine anglaise, incroyable et parfaite, ne connaissant rien à la musique, ravissante et muette, posant à sa manière duvetée sur le canapé marron, profil à la Louise Brooks. On se voyait venir de loin. Elle pleurait presque, toute en tension légère. Tout briser, tout anéantir ? Je l'ai emmenée au jardin du Luxembourg. Premier rôle de la journée pour la petite Anglaise fragile et hiératique. Que lui dire ? Et que ne surtout pas lui dire ? Elle était en noir, en noir et blanc, et, je le redis, elle était parfaite. Les chiens la regardaient. J'étais comme eux. Tout dans le jardin était silencieux, muet, sauf les jets d'eau. Une heure trop brève. J'aurais voulu la retenir, mais où la cacher ? Pieds nus dans l'appartement. « Tu peux mettre de la musique, je dois aller aux toilettes. » J'ai mis les Équales, de Beethoven. « C'est enregistré ! » Anna-Maria n'était pas prête à tout. Moi si. Dieu et le pognon, les tierces en désordre. À l'ombre. Toujours en noir et blanc. « Non c’è più quella grazia fulminante ma il soffio di qualcosa che verrà. » J'aimais tout, alors. Le ciel, la place, ses mains, les regards lents, intraduisibles, la tasse qu'elle tenait et que je voyais dans la glace. La bouche qui était (comme) le sexe. Coulisses. Dans le cœur, un cri de joie étouffé et l'après-midi éternelle alentour. Elsa et Sophie arrivaient, bruyantes et joyeuses. Anna-Maria me chuchotait : « Je ne sais pas pourquoi on a tellement honte de la honte. Ça faisait pourtant un monde joli. » Le trombone sonne et nous sortons tous de l'appartement en courant. Vous me trouvez sentimental ? On ne sait pas qui appelle, quand on débranche le téléphone. Tout cela n'est qu'un enregistrement, je vous le rappelle. Tendez l'oreille. Mieux que ça ! Ôtez la sourdine. Que craignez-vous ? Vous êtes déjà sourds. Elles arrêtaient subitement leurs gestes, les trois garces, bien que les sons et les parfums autour d'elles continuassent à être produits et perçus ; elles se figeaient comme un cliché et la vie continuait comme si de rien n'était. Je n'étais pas au bout de mes surprises. Tout ce qu'on vit a déjà été vécu, vu, noté, enregistré, raconté, par d'autres que nous, c'est ce qu'elles étaient chargées de me faire comprendre. L'ange n'a pas d'âge et il nous observe par le trou de la fourrure. Tu as vu comment ils le tiennent, leur trombone, comment ils nous l'imposent fièrement, leur salace coulissage sonore, cette pénétration de l'instant qui se traduit par une nuit avec le diable ? C'est Glissande et Armando qui se triturent à l'octave, sous les draps vibrants et chauds d'une bourrasque arrêtée en pleine course. Écoute ! Elsa est lasse, elle s'arrondit et s'horizontalise. Comme ça lui va bien ! Nos souffles se croisent à haute altitude. Elle montre ses fesses comme des passeports de chair. — Ça va, non ? Nous nous endormons tous les quatre, sans faire de manières, dans les odeurs et le temps. Ça n'a rien d'une idée. Il faut qu'il n'y ait pas de suite, encore moins de conséquences. Seulement un peu de sueur et un silence inobservable. Dans les cuivres, dans les ors… L'amour au grand trot. Deuxième mouvement de l'Empereur, par Michelangeli et Celibidache avec l'Orchestre national. Sophie dit que c'est le plus beau pianiste du monde, nous sommes tous d'accord. Il faut voir la fin, pendant les saluts, quand Michelangeli se lève et vient serrer la main du chef, et qu'il lui fait comprendre très discrètement avec les yeux et le front qu'il n'est pas satisfait du tout, à sa manière inimitable (ça dure un quart de seconde). Sa merveilleuse lassitude, d'une folle élégance… « Toutes les femmes redeviennent vierges juste après un rapport sexuel. Ceux que ça fait rire n'ont rien compris ni au sexe ni aux femmes. » Sophie est bien sage, mais je me demande un peu le rapport avec Michelangeli. Les mains, peut-être… Ce type a toujours l'air de sortir du paradis où il purgerait une peine de prison incompressible. Si j'avais eu ces mains, je n'aurais pas joué de trombone, tu peux me croire ! Octave Agobert était le seul à qui je pouvais parler de tout ça tranquillement. L´élément brutal est au fond et non à la surface. Elsa, tes aisselles sont à se damner ! Elle le sait. Elle n'est pas lisse comme ces affreux suppositoires à facettes qui se mitraillent en bandes orgasmisées. Roman ne convient pas. Tout le monde parle de roman, tout le monde en écrit, mais je préfère dire que j'écris des trombones à sketchs. C'est moins faux. Pour eux, je ne ferai pas l'effort de traduire. Comment se fait-il que Beethoven soit à ce point indispensable AUJOURD'HUI ? Hein ? Inventer ? Et puis quoi encore… C'est des histoires, tout ça. Le trombone est à la fois lascif et grotesque, lubrique et hautain, vulgaire et royal. La morale d'aujourd'hui est un tyran mal éduqué qui se croit partout chez lui. Comme ces filles qui estiment que leurs gros culs sont un cadeau qu'elles font à la civilisation ou à l'urbanisme. Mettez-vous au trombone, bordel ! Vous pourrez souffler l'air vicié que vous avez dans les nibards, et ça soulagera un peu nos rues et nos alcôves. C'était en quelle année, déjà, que nous étions heureux ? Anna-Maria doit le savoir. Mozart aussi. Se peut-il qu'il existe un bonheur non lascif ? C'est à Anton Bruckner, qu'il faudrait poser la question, lui qui comptait les feuilles des arbres en rêvant aux jeunes filles impubères. « Ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. » Prenons un fiacre, ce sera plus gentil. Le cocher accepte les trombones. 

dimanche 26 janvier 2025

Sam Suffit

 

« Je suis quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il ne comprend pas. C’est le cas de tout le monde quand les gens meurent, et bien souvent dans la vie. C’est le cas de tout le monde et personne ne le dit, comme si personne ne le savait. »

Comme si personne ne le savait… Ils ont l'air d'ignorer qu'ils ne comprennent pas, en effet. Ou, s'ils le devinent confusément, ils ne veulent surtout pas que ça se sache, que ça se voit. 

J'ai trimballé ce poème enluminé, dans son vieil encadrement branlant, depuis les toilettes du rez-de-chaussée de la Closerie jusqu'à celles du premier étage de la maison que j'habite aujourd'hui. Ce n'était pas gagné d'avance. Quand j'étais enfant, j'avais ce poème en horreur, et j'en avais d'ailleurs composé un brocard ordurier dont j'aurais bien honte aujourd'hui s'il m'arrivait de le retrouver. J'ignorais tout de lui, alors, et pour commencer qu'il appartenait aux Contemplations, que ce n'était que les quatre derniers vers de la poésie que j'avais eu sous les yeux durant toutes ces années sans la comprendre. Je ne voyais, moi, que l'apologie immonde et misérable de la “villa Sam'Suffit”, qui, à l'époque me faisait honte et me semblait le pire de ce que les petits-bourgeois offraient à leurs enfants. Je ne savais pas, alors, que j'habitais le printemps et l'été de ma vie, et que ces choses que je croyais mépriser allaient revenir, longtemps après avoir changé de sens et de substance, de cadre, de désinences, me désignant à moi-même comme un traître ou un imbécile, et parfois les deux. 

Il devait pourtant exister une trace de lucidité en moi, puisque je n'avais pas détruit cet objet à l'époque où il m'exaspérait tant, et que je ne l'ai pas jeté non plus, lorsqu'en 2006 j'ai quitté la maison familiale pour m'établir ici. Les choses qui échappent à notre vindicte sont parfois celles qui deviennent à notre insu les plus précieuses, car cette vindicte n'est très souvent que le masque commode de notre imbécilité. 

« L'enfant rit quand il tue ». Enfant, j'étais un expert en démolition et en sacrilège. Je mettais le feu à la maison, je faisais des trous dans les murs, j'écrivais des satires ignobles et blasphématoires des textes religieux qu'on me mettait sous les yeux, je déchirais les pages des livres, quand celle-là me déplaisaient, je déversais du bleu de méthylène et du rouge d'éosine sur les routes menant à la maison, ce qui avait pour conséquence de me désigner trop facilement comme le délinquant que les gendarmes craignaient de dénoncer à mon père, puisque c'était lui qui m'avait fourni l'arme du crime. « J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel. » J'étais surtout bête. Ma mère en a pleuré, de ces écrits invraisemblables sur lesquels elle était tombée, incrédule, et aussi de ces gestes déments dont elle se demandait d'où ils provenaient, sans comprendre la folie qui les instruisait. « Peut-être le maudit se sentait-il béni ? »

Un jour pourtant le Ciel, furieux ou facétieux, je ne sais, décida de me punir et fit tomber sur mon pied gauche un lourd morceau de béton d'une canalisation entreposée sur le bord de la route que j'avais brisée en la faisant rouler sur elle-même et la cognant violemment contre celle de mon petit camarade. La douleur fut très vive, car le choc avait brisé net l'un de mes orteils, mais c'est surtout la trouille intense de la raclée que j'allais recevoir, qui me fit courir jusqu'à la maison pour m'y cacher, oubliant pour quelques minutes ma souffrance. Pour une fois, mes conneries ne restaient pas impunies, et je conserve jusqu'à aujourd'hui dans ma chair ce stigmate très laid, car j'avais dû subir trois opérations, toutes plus ou moins ratées. Le chirurgien, ami de mon père (il n'était pas question d'aller voir ailleurs, malgré les supplications de ma mère), était connu à Rumilly pour être particulièrement nul et distrait : il lui arrivait fréquemment d'oublier des instruments ou des pansements dans les entrailles de ses patients, mais, aussi bizarre que cela puisse paraître aujourd'hui, on n'en faisait pas toute une histoire. « Dans une profondeur où l'homme ne va pas », écrit Victor Hugo, mais les chirurgiens, eux, ne se gênent pas, et le bistouri est leur baguette magique, la baguette à laquelle ils font marcher l'orchestre organique qui nous sert de véhicule autant que de plainte. Trancher, retrancher, ouvrir, ôter, dévier, refaire, refermer, tout cela bien à l'abri de leur complice la peau, est indispensable à leur jouissance, et leur indéniable virtuosité entretient avec la vertu et le soin une relation assez complexe, dira-t-on prudemment. Houellebecq déteste les dentistes, qui se font construire des piscines en extrayant les dents de leurs pauvres patients, mais que dire des chirurgiens et de leurs villas horribles ? Les profondeurs, ils en connaissent les contours et la géographie, les superpositions et les embranchements, les postes et les voies de communication, et ce sont souvent des architectes d'intérieur qui ont des idées très arrêtées sur la déco organique et viscérale : ils pensent sincèrement faire mieux, plus pratique, plus fonctionnel, plus solide, et parfois plus élégant que ce qui a été conçu par Dieu, dont ils pointent sans ménagement les insuffisances et le manque d'imagination, voire la rusticité ou l'imprévoyance. « Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ? » On a beau démonter un piano pièce par pièce, et le remonter, ce n'est pas cela qui nous apprend à bien en jouer. Qui connaît le mieux le corps humain ? Le biologiste, le généticien, ou le danseur, ou la chanteuse, ou l'amant ? 

Je ne connaissais rien à la poésie (je n'y connais toujours à peu près rien), alors, mais j'avais mes têtes, et Victor Hugo n'en faisait pas partie, au grand désespoir de ma mère qui l'adorait. « Une maison petite avec des fleurs, un peu / De solitude, un peu de silence, un ciel bleu, / La chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, / De l'ombre… Et quel besoin avons-nous d'autre chose ? » Il était impossible que je sois bouleversé ou même seulement ému par des vers aussi simples, aussi prosaïques et « bourgeois ». Aussi modestes. On sait bien que la modestie n'est pas le fort de Victor Hugo, mais là n'est pas la question. Je crois qu'il est parfaitement sincère en écrivant ces quelques vers, et je ne peux que repenser à ma petite maison de l'Aveyron. « On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans ses yeux » quand on se contente de peu, mais d'un peu qui nous appartient. Qui dira le malheur profond du locataire ? Ils ont décidé, aujourd'hui, que la propriété était une vieille chose pourrie tombée de l'arbre de la Modernité et je crois, moi, qu'ainsi ils feront le malheur de tous. L'« abonnement » est la chaîne dorée avec laquelle joue l'esclave moderne, qui trouve ça « pratique », comme est pratique tout ce qui a détruit la beauté ici-bas, pratique comme l'élégant collier avec lequel on pourra l'étrangler à distance en appuyant sur un bouton, ou seulement le désactiver. Faites-moi penser à écrire un de ces jours un violent réquisitoire contre le lave-vaisselle et l'amplification sonore. Et pas Internet ? Si si, bien sûr, Internet, et ces saloperies de “mails”. « Il est gonflé, celui-là, alors qu'il a joué du piano électrique quand il avait dix-huit ans, alors qu'il est sur les résosocios, alors qu'il s'autopublie, alors qu'il tient un blog ! » Oui, oui, il est gonflé, on l'a déjà dit, et il n'est plus à une contradiction près, ce fissedepute. La cohérence est échevelée ou n'est pas, c'est bien connu. D'ailleurs il la prêche pour les autres et se pare du manteau de l'exception, preuve s'il en est qu'il est coupable au dernier degré, ça devrait être facile à démontrer. Plutôt mort que sympa ? Je vous trouve tout de suite au moins deux quidams qui le trouveront sympa. Qu'il tire donc les leçons de son proverbe ! C'est-trop-facile. 

Je suis quelqu'un à qui il arrive quelque chose qu'il ne comprend pas. Tu parles d'une originalité ! Ces dernières nuits, on a tout de même noté un changement. Jusqu'alors, la question de la mort, la seule qui vaille, se posait d'une manière très angoissante. Angoissante parce qu'elle va nous priver de ces choses dont on pense, sans doute à tort, mais ce n'est pas la question, qu'il aurait fallu les faire, ou les mener à bien. Il s'ensuit donc une espèce de course contre la montre entre ces choses et la Fin. Mais depuis quelques jours, la question semble ne plus se poser. On a perdu cette espèce d'arrogance qui nous faisait croire que ce qui restait à faire avait une quelconque importance — comme si le fait de laisser quelque chose derrière soi avait une valeur en soi. Oh, évidemment, il est agréable de le penser, surtout au moment où l'on est en train de fabriquer les choses dont je parle. C'est même un aiguillon utile qu'il ne faut pas négliger. Mais quant à y croire, c'est une autre histoire… Durant les dernières nuits d'insomnie et d'angoisse, tout à coup, cette chose s'est évanouie, sans qu'on sache pourquoi. Si Dieu (ou ce que vous voulez, la vie, la nature, le destin) devait nous « reprendre » et éteindre notre souffle, demain ou après-demain, nous n'y verrions pas d'inconvénient. Le fantasme de mettre sa vie en ordre n'est plus qu'un fantasme ou un souvenir qui nous fait sourire. Rien n'est jamais en ordre. Et l'ordre suprême ne nous appartient pas, nous ne le distinguons même pas, et il est à peu certain que nous prenons des vessies pour des lanternes, dans ce domaine. 

Il y a quelques jours, le poète Olivier Causte a écrit sur Facebook quelque chose qui m'a beaucoup troublé, et que j'ai relu plusieurs fois sans savoir quoi répondre. J'avoue ne pas comprendre où il veut en venir. Quelque chose en moi se braque, mais je ne crois pas être en mesure d'expliquer ici de quoi il s'agit. Comme je peste plus souvent qu'à mon tour contre ces andouilles qui ne comprennent jamais de quoi il est question, quand ils nous lisent, je me sens ici dans mes petits souliers et j'ai bien envie d'éviter l'obstacle. D'un autre côté, le sujet m'intéresse. Il est question de modestie, de « croire en son œuvre », etc. Voilà bien une formule, en tout cas, qui pour moi n'a aucun sens. Depuis soixante ans j'entends cette race de gens qui nous expliquent volontiers qu'ils croient en leur œuvre, et ces mots n'entrent littéralement pas en moi. Ce n'est même pas que je ne les croie pas. Je veux bien les croire sur parole, mais croire quoi ? Croire-en-son-œuvre est typiquement pour moi une formule incantatoire. Je comprends qu'on la prononce, mais pas qu'on la prenne au sérieux. C'est un peu comme si je disais aujourd'hui : tout va bien, je vais gagner au loto. C'est une formule magique censée attirer la Providence, si l'on veut, mais pas plus. Que les miracles existent, ça je le sais. Mais ils se posent toujours ailleurs, dans un monde qu'on regarde par la fenêtre. Tout de même, on sait bien, au fond de soi, la valeur de ce qu'on écrit. On ruse, on passe son temps à se lire avec les yeux d'Untel, puis d'Untel, ce qui renverse tout, en deux minutes, et on recommence, jusqu'au vertige. Hier, par exemple, j'ai relu avec ses yeux un texte de moi partagé par quelqu'un que j'admire beaucoup, et j'ai eu une envie pressante de supprimer ce texte qui m'a fait honte. Dans ces moments-là, on sait qu'on a raison de ne-pas-croire-en-son-œuvre. Je l'ai déjà écrit, je crois bien, mais il y a une grande différence entre la littérature et la musique. Il existe des lois acoustiques (acoustiques en sens large, car l'acoustique a été irréversiblement contaminée par le sens et la culture) qui fondent et prouvent la musique, rendant certaines œuvres incontestables — du moins j'essaie de m'en persuader. Malheureusement, dès qu'il est question de langage, de langue, de sens, de Lettres, nous nous trouvons dans l'impureté la plus vaste et la plus radicale. Rien de plus éloigné des mathématiques que la littérature. Il y a tellement de sens qui se croisent, se contredisent, s'ajoutent, se retranchent, s'annulent, s'hybrident, que l'esprit humain est perdu, dès lors qu'il n'adopte pas une grille de lecture indexée strictement sur la culture (la petite et la grande). Nous ne serons jamais d'accord. Mais je me suis très fort éloigné de ce qu'écrit Olivier Causte. Beau hors-sujet ! 

Il faut que je lise ces Mauvais Fils. Je me rappelle qu'au temps de nos discussions, Sitting Bull et moi, m'agaçait un peu sa manière de me dire sans cesse : « Je ne suis pas écrivain. » Je me demandais toujours ce qu'il essayait de me dire par là, mais le fait est qu'il le répétait un peu trop. Pour moi qui le regardais de loin, c'était lui, l'écrivain, évidemment, et pas moi. D'ailleurs, j'en ai une preuve qui me semble incontestable. Je l'ai dit à une amie très proche, il y a quelques semaines, et je ne sais pas si elle m'a cru, mais c'est pourtant la stricte vérité : si l'on me promettait une vie douce et tranquille, là, aujourd'hui, je renoncerais très facilement à écrire. Lui, d'après ce que je sais, ou crois savoir, il n'y renoncerait pour rien au monde. C'est bien la preuve qu'il croit-en-son-œuvre ! Autre exemple qui me paraît au moins aussi probant : Si j'avais le choix entre l'amour et la littérature, je peux vous dire que je n'hésiterais pas longtemps. Mais peut-être après tout que je n'aurais pas tenu ce discours il y a vingt ou trente ans.

« Je suis quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il ne comprend pas. C’est le cas de tout le monde quand les gens meurent, et bien souvent dans la vie. » Je ne suis vraiment pas certain qu'Henri Thomas ait raison sur ce point. Je crois le contraire, en tout cas depuis peu : quand on meurt, on sait enfin, on comprend enfin ce qui nous arrive, parce tous les sens moins un sont alors évacués. Mais peut-être voulait-il dire qu'on ne comprend pas quand les autres meurent autour de nous. Ça c'est la vérité. On ne peut pas. Croire que ceux qu'on aime vont mourir (le comprendre) est aussi impossible que de croire-en-son-œuvre. On peut faire semblant, c'est tout. C'est rarement convaincant. On peut s'y préparer, mais en vain. « Personne ne le dit. » C'est ça, qui me frappe le plus, en définitive : personne ne dit jamais qu'il ne comprend pas, ou alors il ment et le dit précisément quand il croit comprendre. 

Et quel besoin avons-nous d'autre chose ? J'ai besoin d'un acheteur pour mon piano. Faites passer, s'il vous plaît. 

mardi 21 janvier 2025

Silence !

 

Ils sont trois au-dessus de ma tête. Depuis vingt ans réunis. Trois magnifiques pastels immobiles et poussiéreux. Beethoven, à droite, saint Jérôme, à gauche, et Mozart, au milieu. Quand je dors, j'ai la tête exactement au-dessous du Mozart. Comme ces tableaux sont assez mal accrochés et lourds, je me dis qu'une de ces nuits, je vais recevoir Mozart sur le coin du crâne et que ce sera terminé. Il me coupera la parole, une dernière fois, et hop. Silence ! 

dimanche 19 janvier 2025

19 janvier, fantômes et associés

C'est l'anniversaire d'Anne, aujourd'hui, le 19. Je lui ai très longtemps et très assidûment prodigué mes vœux à cette occasion (depuis les années 80), comme elle le faisait neuf jours plus tôt pour moi. Ça s'est arrêté, il y a quelques années, sans explications. J'ai continué quelque temps seul, mais comme je voyais qu'elle s'obstinait dans son silence, j'ai fini par faire de même. J'ai perdu quelques amis, dans ma vie, de manière inexplicable. Pour Anne, je ne peux pas dire que ce soit tout à fait inexplicable, car un certain refroidissement s'était manifesté dès les beaux jours de l'année 2000, à partir du moment où elle a compris que j'étais un lecteur de Renaud Camus. Anne, je l'ai connue en 1980, à Planay, où je venais de m'installer, seul dans une grande maison d'abord assez inhospitalière, avec mon chat et mon piano. Nous habitions la même rue (le « rue haute »), une minuscule rue en impasse, un chemin, plutôt, et je voyais passer chaque jour cette ravissante jeune fille d'une petite vingtaine d'années, avec ses joues rougies par le froid, un casque à fourrure sur les oreilles, son joli petit nez écarlate, quand elle allait chercher du lait dans une ferme voisine alors que je sciais ou fendais du bois dans une petite bicoque qui se tenait de l'autre côté de la rue en face chez moi (je me prenais pour Lazar Berman, avec ses mains de bucheron). Elle chantonnait toujours, elle avait l'air très gai, et sa manière de me dire bonjour me plaisait infiniment. Je ne savais pas du tout de qui il pouvait s'agir, alors, mais j'ai été invité assez rapidement chez elle et sa mère (à partir du moment où Yvan, le père, est mort) qui habitaient la grande maison qui se trouvait au fond de l'impasse. Elle voulaient savoir qui était leur nouveau voisin, ce type étrange qui s'était installé en plein hiver dans cette maison délabrée, seul avec deux jeunes chats, l'un blanc et l'autre noir, Inouï et Papageno, et sa vieille Opel Rekord. Je ne connaissais personne dans ce village de quatre-vingts habitants, et si j'avais su qu'il faisait si froid en hiver, dans ce pays, j'aurais sûrement attendu le printemps pour emménager. Moi qui venais de la Haute-Savoie, je croyais savoir ce qu'était le froid, mais je me trompais. Dans cette partie de la Bourgogne, la Bourgogne du nord, des plateaux, il fait régulièrement moins vingt degrés en hiver. Je n'avais jamais connu ça. Quand je me suis installé, je n'avais pas de chauffage central, pas de bois, et il a fallu en trouver très rapidement, et bien sûr, je me suis fait avoir, on m'a vendu du bois vert à un prix bien supérieur à ce qui se pratiquait alors. Normal, j'étais l'étranger, ici. On ne lui fait pas de cadeau. Il m'a fallu près de deux ans pour être un peu accepté, d'autant qu'à Planay, il n'y avait rien, ni bistrot, ni pharmacie, ni épicerie, même pas de poste, ni aucun commerce où l'on aurait pu croiser les gens du village. Une mairie, une église, et un tilleul immense, planté par Sully, c'est tout. Rude entrée en matière. Il y avait trois foyers dans la maison. Je m'installai d'abord dans la première pièce, à l'entrée, celle dont la cheminée était la plus grande, et qui jouxtait la cuisine, dans laquelle il y avait une cuisinière à bois et à charbon. Je mis mon lit à deux mètres du feu, pour essayer d'avoir un peu moins froid. Je devais mettre mon réveil à trois heures du matin pour aller de l'autre coté de la rue, scier du bois et alimenter la cheminée qui fumait abondamment. Malgré la flamme, toute proche, il y avait 7° dans la pièce. Pas d'eau chaude, bien sûr. À aucun moment je n'ai été malheureux. À vingt-quatre ans, on a un corps qui est capable de supporter beaucoup, sans se plaindre. Je peux même dire que jamais je n'ai été aussi heureux que durant ces cinq années passées seul dans ce village. J'avais tout ce qu'il me fallait. Mon piano, un fidèle Kawaï quart de queue, honnête et solide, un peu lourd, mais qui supportait bravement mes dix ou onze heures de travail quotidien, mon chat Inouï, adorable, qui passait une grande partie de son temps sur mes genoux alors que j'étais au piano, ma vieille et grande Opel offerte par la femme de l'oncle Marcel, mort récemment, qui suffisait largement à mes besoins, même s'il ne fallait pas trop compter sur ses freins. Christine avait refusé de venir s'enterrer là (c'était son mot) avec moi, et je ne la voyais donc plus que deux jours par semaine, lorsque j'allais donner mes cours au conservatoire, à Paris. Il lui arrivait de venir me rendre visite en été ou aux vacances, parfois avec sa fille Sarah, mais pas plus. Elle que j'avais jadis initiée à Paris, qu'elle ne connaissait pas du tout, dans le milieu des années 70, elle était devenue une vraie Parisienne et s'habillait dorénavant comme une bourgeoise qui n'a jamais connu que ça. Elle prenait goût à la respectabilité, et je dois dire que c'était un motif supplémentaire de désir, pour moi. La voir se transformer, se grimer, en quelque sorte, ajouter à son être un autre être étrange et inconnu, parfois aux limites du ridicule, dans lequel elle se mouvait avec plus ou moins de bonheur : son corps était multiple et je lui en savais gré. Ce qu'il y a eu de bien, entre nous, c'est que durant les dix années que nous nous sommes fréquentés, jamais le désir n'a faibli, bien au contraire. La toute dernière fois que nous nous sommes croisés, à Paris, par hasard dans le 95, près de la gare Saint-Lazare, alors que nous n'étions déjà plus ensemble, nous nous sommes précipités rue des Arquebusiers, chez moi, pour faire l'amour comme des furieux possédés par le démon. Jamais l'intensité d'un rapport sexuel n'a atteint chez moi ce degré de chaleur et de violence. J'aurais presque honte de raconter cet épisode, qui met en présence deux animaux superficiellement domestiqués lâchés soudain en liberté. 

J'ai tout de suite eu le béguin pour Anne. Elle était vraiment charmante, légère, gaie. Tout le contraire de Christine, qui avait neuf ans de plus que moi. Elles se haïssaient très visiblement. Christine trouvait qu'Anne était une idiote très superficielle et sans intérêt. Anne trouvait Christine repoussante parce que c'était une vraie femme, entière et âpre, singulière au dernier degré, dont il émanait une sensualité affolante qui frappait tous les hommes l'ayant approchée. Mais Anne est restée très longtemps une amie, une amie très proche, nous nous disions tout, et je la considérais un peu comme ma jeune sœur, une sœur pour qui j'aurais eu de la tendresse et du désir, un désir léger que j'avais exprimé, un jour, dans le TGV qui nous ramenait tous les deux de Paris à Montbard, sans insister plus que ça. Les choses sont restées très longtemps sur ce plan légèrement ambigu et très agréable ; nous nous voyions presque tous les jours, à Paris où nous nous étions installés depuis lors elle et moi. Un beau jour, à la fin des années 80, elle m'a téléphoné, j'habitais alors place des Vosges, et m'a demandé si je voulais bien faire l'amour avec elle. Dix minutes plus tard j'étais chez elle. J'ai beaucoup aimé son corps, que j'avais longtemps imaginé. Mais j'ai voulu, après avoir baisé, aller dormir seul dans une autre chambre. Je crois qu'elle a été légèrement vexée, et c'est la seule fois que nous avons fait l'amour. Peut-être, plus simplement, avons-nous compris l'un et l'autre que nos rapports ne passaient pas par là. Nous avions envie de ça, de connaître le goût de l'autre, son intimité, ses gestes invisibles, mais sans que cela débouche sur une relation amoureuse. Il fallait seulement que ça ait lieu. Était-ce en juin, je ne sais plus, mais nous étions en été, je crois bien, ou au printemps, dans cette année 2000 qui a vu éclater « l'affaire Renaud Camus ». Avant de lire les articles qui en faisait état dans la presse, je n'avais jamais entendu parler de lui. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai, car je me rappelle ce jour de la fin des années 70 où je feuilletais à la FNAC Montparnasse un livre dont la préface était de Roland Barthes, auteur que je lisais alors avec passion. Ce livre, c'était Tricks. C'est la préface, qui m'a fait ouvrir le livre, mais son contenu m'a très vite signifié que ce n'était pas pour moi, et j'avoue avec un peu de honte m'être dit, légèrement dégoûté : encore des histoires d'homosexuel, ça ne m'intéresse pas du tout. Il est aujourd'hui parfaitement évident pour moi que je n'ai alors rien compris à l'objet de ce livre très singulier, mais il aurait fallu pour que je m'y intéresse lire plus de deux ou trois pages en vitesse, debout dans une librairie. Nous sommes donc en 2000, et je sors de la librairie l'Arbre à lettres, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Anne habite tout près, au 51, je crois. Je me rends chez elle, et une plaquette dépasse de la poche de ma veste. Comme d'habitude, elle est curieuse de voir ce que je lis et retire d'autorité le livre de ma poche pour en prendre connaissance. Nous parlons souvent de littérature, elle et moi. Quand elle voit le nom sur la couverture, elle a ces mots que je n'oublierai jamais : « Tu lis ça, toi ? » avec dans le ton de la voix une sorte de dégoût charmant. À quoi je réponds du tac au tac : « Oui, je lis ça, et c'est très bien. Tu l'as lu ? » Bien sûr qu'elle ne l'avait pas lu. Grande lectrice du Monde, comme moi, elle avait suivi la campagne qui mettait alors le monde intellectuel parisien en émoi. Or, je me souviens parfaitement de tout cela : moi aussi, j'ai commencé, car à l'époque on croyait ce qu'on lisait dans le Monde et Libération, par trouver ce personnage absolument répugnant. Mais il y avait tout de même trois ou quatre, ou quatre ou cinq articles ou tribunes (très peu) qui prenaient la défense de Renaud Camus, dont celle de Finkielkraut. Je me revois encore dans la salle d'attente de ma dentiste d'alors, la jolie Ludivine, en train de lire tout ce qui avait trait à cette affaire étrange. Toujours est-il que je ne m'en suis pas tenu à la vérité révélée dans la presse, et que je suis allé m'acheter deux livres de Renaud Camus pour savoir à quoi m'en tenir. Ces deux livres étaient Éloge du Paraître et le Répertoire des Délicatesses du français contemporain. J'ai adoré ces deux livres, mais ce n'était pas suffisant. Il fallait aller voir du côté de La Campagne de France, le livre qui avait mis le feu aux poudres, son journal de l'année 1994. J'ai donc acheté ce volume, mais, malheureusement, je me suis aperçu, dépité, qu'il était caviardé. Quelques passages avaient été retirés et très ostensiblement remplacés par des blancs très impressionants. Je n'avais jamais vu ça. J'ai donc pris mon courage à deux mains, et j'ai écrit à Renaud Camus pour lui demander si par hasard il était possible de lire ce qui avait disparu. Non seulement il m'a répondu très gentiment (le choc de son écriture manuscrite, unique au monde !), mais il m'a généreusement envoyé la première édition de la Campagne de France, non caviardée. Et ce fut une incroyable révélation. On nous avait raconté n'importe quoi. Il n'y avait dans ce livre, non plus que dans les très nombreux autres lus depuis, pas la plus petite trace d'antisémitisme, bien au contraire. Comment donc tous ces gens illustres, en qui j'avais alors toute confiance (je ne donnerai pas de noms, tout le monde les a en tête) avaient-ils été capables de se joindre à cette campagne absolument immonde qui avait pour but d'enterrer vivant un des leurs ? (À cet égard, il faut absolument lire Corbeaux, l'un de tomes du journal de Camus, et l'un des plus bouleversants, qui relate ces événements.) Que s'était-il donc passé pour qu'ils mentent avec autant d'aplomb, sans la moindre honte ni le moindre remords ? Vingt ans après, tout juste, nous avons tous vu et compris, douloureusement, comment un mensonge énorme et spectaculaire pouvait parfaitement être pris pour la réalité par la majorité de la population. Dieu sait que je connaissais bien le Panorama, l'émission de Jacques Duchâteau, à France-Culture, que j'avais écoutée presque depuis l'origine jusqu'à sa fin, sous le règne assez controversé de Michel Bydlowski, qui s'est jeté de la fenêtre de la Maison de la Radio en 1998. Duchateau, Bydlowski, Alain de Benoist, Jaques Bens, Carmen Bernand, Paul Braffort, Jean-Jacques Brochier, Roger Dadoun, Lionel Richard, François Caradec, Michel Field, Gilbert Lascault, Jean-Maurice de Montremy, Serge Koster, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Salgas, Antoine Spire, Antoine Sfeir, Leïla Sebbar, Florence Trystram, Claude-Marie Trémois, Marcelin Pleynet, Madeleine Mukamabano, Pascal Ory, Guy Konopnicki, Christian Giudicelli, Jean-Marie Goulemot, Isabelle Rabineau, Dominique Jamet, Christine Lecerf, Claire Clouzot, Pascale Casanova, Lise Andriès, et sans doute d'autres, que j'oublie… C'était des voix que je connaissais par cœur, et que j'aimais retrouver quotidiennement. Roger Dadoun et ses engueulades avec Antoine Spire, Roger Dadoun et ses obsessions, et son humour ! La voix extraordinaire de Gilbert Lascault ! Celle, insupportable, de Pascal Ory… Celle, filandreuse et sournoise, de Marcelin Pleynet… Celle, un peu ridicule, mais finalement attachante, de Lise Andriès… Et aussi, la belle voix de Philippe Sollers, dont il sait jouer à merveille, qui était souvent invité et qui, toujours, semblait planer très haut, au-dessus des débats, comme un souverain qui consent à rejoindre ses administrés un peu idiots qu'il faut bien satisfaire de temps à autre… Je les entends encore, toutes ces voix, alors que j'écoutais — avec quelle attention ! — le Panorama entre deux séances de piano à Planay, et que je cherchais à en percer le mystère. Quoi qu'on puisse penser de ces gens et leurs idées et idéologies, nous sommes un certain nombre à avoir été formés par eux et par les livres dont ils faisaient la critique — et plus encore par leurs voix que par leurs idées. On ne sait plus, aujourd'hui, à quel point la radio a joué un rôle capital dans la formation intellectuelle et sensible de toute une génération. C'était la seule fenêtre ouverte sur le monde des idées, sur la vie de l'esprit, en dehors des livres. Ce n'est pas du tout à la télévision, que ça se passait, mais à la radio, qui m'a toujours paru un média extraordinaire, et extraordinairement fécond, très favorable à l'imagination et à la création, où l'intelligence a une saveur qu'elle n'a nulle part ailleurs. France-Culture, n'en déplaise à ceux qui aujourd'hui la critiquent un peu facilement, a été l'une des meilleures radios du monde, c'est pourquoi il est si difficile pour nous d'en faire le deuil, malgré son piteux état actuel. L'Atelier de Création radiophonique, par exemple, de René Farabet, le dimanche soir, était une émission absolument merveilleuse, qui m'aura inspiré jusqu'à aujourd'hui. Une grande partie de mon travail vient de là, je dois le noter. 

Anne n'est pas la seule à être sortie de ma vie sans que je sache exactement pourquoi, car, après tout, je ne suis pas certain de l'interprétation que je donne de son silence, même si elle me paraît la plus plausible. Il y a bien des mystères, dans une vie, et le retrait silencieux des amis est une chose parmi les plus incompréhensibles et parfois douloureuses. Je pense à G., qui était mon meilleur ami, à la fin des années 90. Plus jeune que moi, nous étions pourtant très proches, et même intimes. Il avait joué ma musique, qu'il aimait, et nous avions fait de la sonate ensemble. Il est aujourd'hui hautboïste à l'orchestre philharmonique de Strasbourg, et il y a plus de vingt ans que je n'ai pas de nouvelles de lui, alors que nous nous parlions chaque jour ou presque. Que s'est-il passé ? Je suis partagé entre l'envie de savoir et l'envie contraire — ou la peur de savoir. Il était à l'époque fou amoureux d'une très belle Marocaine qu'il devait épouser dans les quelques semaines à venir, et celle là l'a quitté sans un mot ni une explication, alors que tout était prêt pour le mariage, les invitations déjà lancées, etc. Il m'en a beaucoup parlé, il était inconsolable, et puis… plus rien ! Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas, ai-je été indélicat sans le savoir, il ne me semble pas, mais je ne saurai sans doute jamais. Il y a quelques mois, j'avais demandé à une amie qui habite Strasbourg de lui faire passer une lettre que j'avais envie de lui écrire, pour enfin savoir. Et je me suis dégonflé… Ce n'est quand-même pas parce que nous avions eu une liaison, Sarah et moi, Sarah qui était sa petite amie, bien avant ? Je ne peux pas le croire. Il m'avait assuré en être tout à fait détaché, mais dit-on jamais toute la vérité, en ces affaires là ? Quoi qu'il en soit, la brouille n'aurait pas duré autant, c'est ridicule ! C'est comme cette tête de lard de Lafourcade, qui du jour au lendemain ne m'a plus adressé la parole et m'a même bloqué sur les réseaux sociaux alors que nous nous entendions très bien, à l'époque où il m'a sollicité pour écrire le livre d'entretiens qui s'intitule Conversations avec Jérôme Vallet (titre idiot, comme me l'a fait remarquer justement Renaud Camus). Jamais eu la moindre explication… Moi, en tout cas, je ne suis pas du tout fâché avec lui, je l'estime beaucoup et je lui trouve bien du talent. Est-ce parce que je n'ai pas lu tous les livres de lui qu'il m'a envoyés ? Est-ce parce qu'un jour je lui ai demandé si le texte qu'il venait de me faire lire était une pure fiction ou bien un récit, et qu'il avait semblé heurté de cette question, comme si le fait de pouvoir imaginer qu'il avait inventé ce qu'il racontait était une offense ? Il me semble, très au contraire, pour moi qui n'ai aucune imagination, que le fait de décrire une scène de manière réaliste et convaincante est une preuve de talent littéraire, mais après tout je ne suis pas lui. Mais même en admettant que ma question puisse être maladroite, ce que je ne crois pas, était-ce une raison suffisante pour réagir aussi brutalement, et surtout, sans donner d'explication ? Non, il doit y avoir autre chose que je n'ai pas vu. Ça restera sans doute un mystère… J'ai appris il y a peu qu'il avait écrit un livre de correspondance avec Patrice Jean, Les Mauvais Fils. Il me parlait déjà à l'époque où nous correspondions de ce dialogue et de son admiration pour Jean. Sans doute a-t-il trouvé meilleur interlocuteur que moi, je n'ai aucun doute à ce sujet. Je suis presque certain que c'est un excellent livre, sans en avoir lu une ligne. Je les ai entendus tous les deux, il y a quelques semaines, et j'ai trouvé l'émission passionnante. Je dois avouer même que j'ai trouvé Lafourcade bien meilleur que Patrice Jean, plus original, plus fin, plus libre. C'est lui, que Finkielkraut devrait inviter, et non pas tous ces médiocres qui défilent chez lui très souvent. Mais bon, mon avis, hein…

J'aimais beaucoup Anne, et elle restée fichée en moi, apparemment, car c'est la personne dont je rêve le plus souvent. Ce sont très souvent des rêves érotiques merveilleux, à la fois doux et très excitants, tendres et surprenants. Je lui suis donc très reconnaissant, malgré cette brouille insensée. Elle ne le saura sans doute jamais. Je me rappelle tout à coup, chose que j'avais complètement oubliée, que j'avais dans le temps composé un petit trio pour son ensemble de fûtes à bec baroque, qui s'intitulait « L'Éveil (d'une jeune fille) ». Comme j'aurais aimé la voir s'éveiller le matin, chose que j'ai ratée à cause de ma bêtise, en cette époque où je croyais que dormir près d'une femme était la chose à ne surtout pas faire. J'ai appris depuis à quel point je me trompais. Une des dernières fois que nous nous sommes téléphonés, je me rappelle qu'elle m'a posé cette question : « Tu es toujours ami avec Renaud Camus ? » Je n'avais pourtant jamais prétendu être « ami » avec Renaud Camus, mais si la question signifiait comme je l'ai entendue « est-ce que tu l'admires toujours, malgré ses positions politiques », ma réponse, qui fut positive, était tout à fait justifiée. Sans doute, au moment où elle m'a posé cette question, ne l'avait-elle toujours pas lu, j'en mettrais ma main au feu. Malgré cela, elle avait une idée sur la question, idée qu'il lui aurait été insupportable de remettre en cause, ou de seulement examiner. Comme c'est triste… J'écris cela sans me faire d'illusions sur moi-même, car je suis persuadé que je suis capable moi aussi de refuser de changer d'avis à propos d'une certitude que je crois me constituer alors qu'elle ne repose sur rien. 

Pris par une soudaine curiosité, je suis allé fouiller dans mes vieux mails, et j'ai retrouvé mes échanges avec Lafourcade. Que de surprises ! Il était très élogieux et très gentil avec moi, à sa manière un peu rude. Quel drôle de garçon, tout de même… Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je me demande bien comment ça se serait passé. Je trouve qu'il ressemble beaucoup à Sitting Bull.

Lazar Berman admirait Michelangeli et Sofronitski. Christine s'était mise nue dans les forêts glacées qui entouraient Planay, en émergeant sans prévenir de son manteau de fourrure. Inouï nous attendait au chaud. On buvait du cognac. Elle avait posé à poil allongée sur le piano. J'écoute Schumann, dont j'avais travaillé là-bas avec Marie-Pierre L'Amour et la vie d'une femme. Je faisais un délicieux gâteau au chocolat. Carlos était venu nous faire travailler, Marie-Pierre et moi, et Alicia nous avait rejoints. Il s'en est passé, des choses, dans cette maison qu'avait habitée avant moi Arthur et sa femme Françoise, et leurs amis de la bande à Reiser. La belle Barbara King était venue de Paris, soi-disant pour accorder mon piano. C'est à elle que je dois une des plus grosses crises de jalousie que m'avait faites Christine, qui avait découpé aux ciseaux ma veste préférée et en avait fait un tas au beau milieu de salon, avec l'arme du crime bien en évidence, dans l'appartement de la rue Joseph de Maistre. Sa voix me manque. Ses mains aussi. J'ai appris il y a peu que Schumann mettait des petites croix dans son journal intime, chaque fois qu'ils faisaient l'amour, Clara et lui. J'en connais un autre, qui fait ça. « Je souffre beaucoup pour lui, et à cause de lui, mais chaque douleur lance dans mon cœur une nouvelle étincelle d'amour. » J'essaie d'étendre la main jusqu'au tréfonds de tout ce qui m'a quitté. 

vendredi 17 janvier 2025

Encore Etc.


2025 ! On ose à peine l'écrire, cette date. Un quart de siècle après la fin du monde. Les chiffres n'ont donc jamais de terme ? Je me rappelle très bien qu'à l'époque lointaine de ma jeunesse, « l'an deux-mille » paraissait pourtant inatteignable. « J'aurai 44 ans ! », me disais-je, comme si ce nombre était à l'évidence une preuve de délire mégalomaniaque. C'était exorbitant, de simplement penser qu'on serait un jour, peut-être, celui-là. On le fut, et il ne se passa rien, contrairement à toutes les prévisions de notre XXe siècle finissant. On le fut, et le lendemain il était oublié, celui qu'on avait pensé ne jamais être. 

Ce sont sans doute les mathématiques qui donnent la plus fidèle représentation de cette folle histoire. Sans fin… Ça n'a pas de sens, pour nous, ce qui est sans fin. Qu'est-ce qu'une droite ? On peut toujours tenter de l'imaginer, bien sûr, mais notre esprit s'arrête très vite en chemin. Après 2025, il y aura 2026, 2027, etc. Et ainsi de suite, comme on disait dans ma jeunesse. (La suite au prochain numéro)… Quelqu'un croit-il vraiment qu'il restera des traces de lui dans l'avenir, que tout le monde nomme aujourd'hui le futur, qu'il se perpétuera d'une manière ou d'une autre ? À-venir pour qui ? À peine né et déjà passé ou en passe de l'être. Quand je pense qu'il existe des crétins qui désirent l'immortalité… C'est donc le néant, qu'ils veulent perpétuer ? 

J'ai eu soixante-neuf ans, il y a deux jours, et comme pour célébrer ce non-événement, il fait très froid, ce matin, sans doute pour me rappeler la terrible année 1956 dont quelques photographies témoignent encore de manière spectaculaire dans le beau livre de ses œuvres que m'avait offert Henry Tracol, l'ami de mon père. Le Chéran était gelé. C'était beau. Preuve que les choses impossibles ont existé et existeront à nouveau. 

Ce matin, je n'ai pas eu le courage de prendre ma douche froide. Peut-être plus tard dans la journée, si le soleil m'aide à me décider. Le froid conserve, paraît-il. Septième hiver sans chauffage, ici, sauf dans la pièce où somnole mon piano, où il fait un peu moins de 14°. Je croyais m'être habitué, mais en ce moment je souffre du froid, sans doute parce que je ne dors pas bien, et pas suffisamment. Il me semble que les précédents hiver, je résistais mieux. De toute façon, ce n'est l'affaire que de quelques jours. J'ai recommencé à marcher un peu chaque jour, surtout pour me réchauffer. Mais les heures passent vite et mon travail n'avance pas. 

On oublie tout, même l'inoubliable. Oublier est notre seule grâce. L'oubli se tient en notre centre, inébranlable, étroitement enlacé au souvenir. On ne les distingue pas vraiment. C'est même la définition de l'énigme. Peut-être du vivant. 

J'admire ceux qui se tiennent debout, qui croient qu'ils le doivent, qui ont ce courage ou cette folie chevillée au corps. Je ne l'ai jamais vraiment pensé. Sentiment du ridicule ou seulement de l'inutilité, je ne sais. Ou peut-être manque de courage, allez savoir. J'ai fait un temps semblant d'appartenir à cette race-là, parce que je trouvais que ç'avait de la gueule, mais j'ai dû bien vite admettre que ma pente n'allait pas de ce côté-là. Dans le fond, je ne serai jamais un patriote, parce que je n'ai pas le sentiment d'avoir une patrie autre que celle qui m'a quitté dès l'entrée dans l'âge adulte. Les sentiments privés et intimes ont toujours eu la priorité sur les grandes causes et le monde, justice comprise. C'est particulièrement vrai en ce moment où tout ce qui s'apparente à l'actualité me révulse. Je ne tiens pas à savoir, à être informé. Le peu de culture que j'ai m'éloigne de plus en plus du présent. J'ai une crise de foi(e) du contemporain. Tous mes organes le rejettent violemment, comme un corps étranger, comme un poison.

Il y a quelques jours, j'ai eu au téléphone un ancien ami, ou même pas, disons une connaissance, mais un type charmant, qui a le même âge que moi, et avec lequel je partage beaucoup de souvenirs. C'est lui qui avait amené (je n'arrive pas à dire « apporté ») mon piano ici depuis la Haute-Savoie. Il était (ou est encore) loueur de pianos de concert. Il ne m'appelait pas pour discuter du bon vieux temps, mais parce qu'il a su que je vendais mon piano. Cependant, l'essentiel de notre conversation a bel et bien tourné autour de notre jeunesse à Annecy, de l'incroyable effervescence artistique et culturelle que nous avons eu la chance de connaître dans cette ville au début des années 70. On ne peut même pas l'imaginer aujourd'hui. 

J'écoutais avant-hier le (très) vieux Boulez (en 2015, il avait alors 90 ans) parler de l'Allemagne, de Darmstadt, de Donaueschingen, du Domaine musical, de ses années d'apprentissage et de formation, de la compagnie Renaud-Barrault, de ses compagnons d'alors (Stockhausen, Nono, Berio, Maderna, etc.) et j'étais terriblement ému. En voilà un qui aura accompagné ma vie de musicien, mais pas seulement, depuis près d'un demi-siècle. Malgré toutes les oppositions — et Dieu sait qu'elles furent nombreuses, et violentes —, je n'ai jamais renié cet attachement et cette admiration, non seulement pour le musicien, mais aussi pour l'homme, la figure, et la pensée — et cela malgré tous nos nombreux désaccords. Tout le monde, dans mon entourage, le détestait. C'était un passage obligé, de le traiter de tous les noms d'oiseau. Je ne vois guère autour de moi qu'une seule personne avec laquelle partager cette admiration, Vincent. Il y a des figures, comme ça, haïes pour de mauvaises raisons par des gens qui ne les connaissent que de réputation, qui en définitive forgent quelque chose comme un lien secret avec soi-même. Carlos le détestait, comme il détestait Gould et méprisait Horowitz. Je n'ai jamais essayé de le contredire, et je crois que j'ai eu raison. Il y a des antipathies qu'il faut respecter, même si on ne les comprend pas — même si on les comprend trop bien. Laissons le temps passer là-dessus… Il y a beaucoup de sujets de discorde entre les êtres qu'il ne sert à rien de vouloir résoudre ou même seulement expliciter. C'est, selon la formule amusante de Renaud Camus, qui en connaît un bout sur la question, de « la boxe à côté ». Chacun tape sur une effigie qui ne correspond que très peu, voire pas du tout, à la réalité, avec d'autant plus de virulence que l'ignorance est grande, ou ancienne. Entrer dans la ronde est inutile, on ne combat pas des fantômes avec des arguments, mais avec d'autres fantômes. Et très vite on s'enfonce dans le ridicule d'une banale non-conversation. Temps perdu dans le monde de la rumeur. Ce que Boulez dit par exemple de John Cage est saisissant ! Que de malentendus, sur tant de sujets… Combien de compositeurs auront eu cette grâce (!) d'être à ce point inentendus, dans le même temps qu'ils semaient des graines vives en une terre profonde ? 

La plupart des gens ne veulent que des vérités simples et univoques, l'avènement des réseaux sociaux nous le prouve chaque jour, jusqu'au dégoût. La complexité inhérente à un individu véritable est très mal vue et totalement incomprise, dans une époque où la culture a presque entièrement cessé d'être ce qui donne un sens aux rapports humains. Je crois qu'on ne mesure pas du tout à quel point la perception du monde et des êtres a été aplatie, réduite à un pauvre squelette, malgré toutes les « avancées » spectaculaires des neurosciences. Tout se passe comme si plus on voyait de détails, moins on comprenait la figure d'ensemble et l'âme des choses. J'y pensais en lisant il y a peu un très joli livre de Léon Daudet offert par Yohann. Dieu sait qu'il ignorait beaucoup de ce qui aujourd'hui est lieu commun, mais ça ne l'empêchait nullement de parvenir par d'autres voies que les nôtres à des vérités profondes et qui resteront, j'en suis sûr. La Science, avec son grand S ridicule, le plus souvent passe son temps à redécouvrir après mille détours des principes et des réalités qui étaient évidentes aux Anciens et qu'elle a commencé par nier avec violence et arrogance ; je pense en particulier à la médecine. Simplement voir et sentir n'est pas donné à tout le monde… Entendre non plus. 

Ma vie est un non-sens pénible, de plus en plus. Pourquoi donc est-ce que je m'acharne ? C'est incompréhensible. Il n'y a que dans les moments — souvent dus au hasard — qui me mettent au contact de la musique, que l'angoisse me quitte un bref instant, parce que sa présence familière, malgré tout, m'apaise, au moins durant les quelques minutes passées à n'entendre qu'elle. 

Hier, je me suis mis à écrire ce texte, sans savoir de quoi je voulais parler, sans savoir où il allait me mener, et je vois bien qu'il ne mène nulle part. Je l'avais intitulé « Etc. », mais Etc. quoi ? Pour pouvoir écrire « etc. », il faut qu'il y ait eu quelque chose avant, qu'il y ait de la lettre avant le post-scriptum, de la substance avant le reste, du déjà-là avant la suite ou le développement. Je me tiens (si l'on peut dire) dans la suite d'une vie qui n'a pas eu lieu, dans sa traînée fantomatique et inquiétante qui ne développe rien du tout (Carlos me l'avait bien dit, que je ne savais pas développer). C'est comme si j'empilais des non-lieux, que je les reliais les uns aux autres comme un fou s'acharne à essayer d'emboîter une tête de girafe sur un corps de poupée. Je ne me mets même pas en colère… Je constate, c'est tout. 

2025 n'est rien, pas plus que ce jour où je me lève péniblement après une nuit atroce. Il passera, lui aussi. Même moi je l'oublierai. On est, et il ne se passe rien. On fut, aussi, et il ne s'est rien passé. Un blanc. Un vide. Une minuscule encoche que personne ne remarque sur une droite infinie qui ne va nulle part. On aurait pu aller ailleurs, sans doute, mais on ne se serait pas plus rencontré. 

Ces derniers jours, je vois passer sur Facebook beaucoup de belles photographies de mon pays, la Haute-Savoie, des photographies de montagnes enneigées essentiellement. Toutes, elles me ramènent d'une manière ou d'une autre à cette épiphanie que j'ai longtemps considérée comme essentielle, sans pouvoir l'expliquer. C'était en hiver, au début des années 70. Je ne sais plus d'où je venais, mais j'étais descendu du train quelques minutes auparavant. Je sais que je revenais d'une tournée avec des amis musiciens, dans le sud-ouest, et que j'étais chargé comme un baudet (j'avais entre autre un xylophone sur le dos). Sur le chemin qui conduisait à la maison, dans le dernier tournant de la route de la Fuly, j'entendais intérieurement une chanson d'Amália Rodrigues, que mes amis m'avaient fait découvrir peu de temps auparavant. Il faisait très beau et très froid. Le sol était gelé. La chose n'a duré sans doute que quelques secondes, mais l'éblouissement est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui. Il me restait deux cents mètres à faire avant d'arriver à la maison, et j'ai connu ce matin-là (car cela ne pouvait être qu'un matin) un instant de bonheur parfait. Pur. C'est bien sa pureté d'acier qui lui a conféré tant de prix, il m'est difficile de dire les choses autrement. Les instants peuvent peser sur nous de toute la force de leur contingence : celui-là, au contraire, a retranché une part de mon être avec une indicible souveraineté. Jamais je ne m'étais senti aussi léger. Était-ce la transparence de l'air, le temps, froid, sec, glacé, la route que je connaissais trop bien et qui m'apparaissait pourtant comme complètement neuve, la nuit solitaire que je venais de passer dans le train, et la joie de me trouver bientôt au chaud et en sécurité, le fado, cette voix merveilleuse, ou même le drôle d'incident que je venais de traverser à la gare (le train, très étrangement, ne s'était pas réellement arrêté, et j'avais dû sauter en marche sur le quai glacé, ce qui m'avait valu la remontrance du chef de station), mais ces quelques secondes ont encore aujourd'hui une saveur et une évidence que je n'ai plus connues depuis. Tout à coup, mon être était mis entre parenthèses, et ce qui se trouvait entre ces parenthèses me semblait une fenêtre ouverte sur la Joie, sinon la Joie elle-même révélée d'un seul coup sans explication ni avertissement. Il n'y a pas eu de suite, comme il n'y avait pas eu de prémisses. Ce moment est un bloc complètement séparé du reste de ma vie et pourtant… il ne cesse de me hanter : pourquoi n'y ai-je plus accès ? Pourquoi ce signe qui n'annonçait rien ? Qui se refermait sur lui-même avant qu'on puisse en prendre la mesure, que je puisse en faire quelque chose, au moins le traduire et lui donner un sens… Je revois la lumière, dans ce tournant de la route de la Fuly, dans ce quartier qu'on appelait Monéry, cette lumière et cette légèreté que je n'ai plus jamais connues. Quel rapport entre le fado, la voix d'Amália Rodrigues, le froid, le soleil, le matin, la marche, l'enfance, la Maison ? Je ne l'ai jamais trouvé. Ce signe n'a pas fait signe mais il reste l'un des mystères de ma vie, un bref au-delà de la jouissance. Yves Nat disait, en s'adressant à ses élèves qui travaillaient la quatrième ballade de Chopin : « Plus simple, plus expressif. La simplicité est une garantie de pureté. » Il n'y avait rien de compliqué, dans cet instant. Tout était parfaitement simple

Aujourd'hui, j'ai choisi comme promenade un simple aller-retour sur un chemin sans dénivelé : j'étais trop épuisé pour les vraies balades. J'ai toujours de la réticence à ces allers-retours qui paraissent vains, pourtant je me suis aperçu qu'il n'était pas sans intérêt de parcourir deux fois de suite le même chemin en sens inverse, et je vois bien que mon plus grand désir, à l'heure actuelle, le seul, sans doute, qui soit vrai, est de repartir en sens inverse sur le chemin de ma vie, de refaire scrupuleusement le même trajet, mais vu du sens opposé, de remonter le courant jusqu'à l'origine. Rien ne me passionne plus, rien ne me semble plus digne d'intérêt. Je veux voir ce que je n'ai pas vu, poussé par la vie et la folie de se croire immortel. 

On me demande souvent pour quelles raisons j'ai choisi ce nom de plume. Je ne l'ai pas vraiment choisi : c'est seulement un nom de lieu. Machin de Monéry… Truc de Rumilly… Georges de La Fuly. C'est tout. L'origine qui donne le nom et le ton, et la raison. Ce n'est qu'aujourd'hui que je comprends que la volonté du retour était déjà présente en moi il y a trente ans. Retour sur le lieu, retour sur le nom, retour à la source, à ce qu'on voit depuis la fenêtre de la chambre, à ce qu'on entend dans le foyer, et même à ce qui se passe dans la pièce où la mère accouche, seule. À chaque fois que j'ai voyagé, cette pulsion impérieuse du retour à la maison m'a obsédé, même si j'aimais être là où je me trouvais. Je ne comprendrai jamais les voyageurs qui ne désirent que partir, quitter. Partir n'est attrayant que parce qu'on sait qu'on va revenir

BHL publie un livre sur son insomnie chronique. Je ne l'ai pas lu, bien sûr, mais je suis exaspéré par ces gens qui affirment de manière spectaculaire et péremptoire qu'ils « ne dorment jamais ». Il est impossible de ne jamais dormir, même quelques jours. J'ai bien compris ce qu'il voulait dire, et je sais qu'il parle comme un très grand nombre d'insomniaques, mais cette affirmation est exaspérante car elle suppose une méconnaissance totale de ce que vivent des millions de gens de par le monde, et de la souffrance réelle et parfois terrible qu'ils traversent. L'insomnie n'a rien d'exaltant ni de romanesque. Quand un insomniaque affirme qu'il ne dort jamais, il veut dire qu'il dort très peu (ou très mal), mais à part quelques cas rarissimes, de l'ordre d'un sur dix millions, il est impossible de tenir plus de quelques jours en ne dormant pas. On devient très vite fou, et on meurt. Il existe un grand nombre de gens qui peuvent se contenter de très peu de sommeil, quatre, cinq heures par nuit (ou par jour), et un petit nombre qui peut tolérer un sommeil quotidien de moins de quatre heures. Ceux qui affirment « ne jamais dormir » mentent, souvent même sans s'en rendre compte. Ils font des siestes ou des micro-siestes qui leur permettent de tenir ; en bref, il répartissent leur temps de sommeil durant la journée. Une chose dont on se rend compte, lorsqu'on est insomniaque, et qui est assez paradoxale, c'est que loin d'avoir plus de temps, on en a moins. Quelqu'un qui a un bon sommeil quotidien de huit heures est quatre fois plus efficace et endurant que celui qui a vingt heures de vie éveillée par jour. Les heures de l'insomniaque ne sont pas comparables avec les heures de quelqu'un qui dort bien ; elles sont plus courtes. Je n'ai d'ailleurs jamais trouvé que dormir était du temps perdu, et aujourd'hui moins que jamais. Si je pouvais, je m'endormirais aujourd'hui pour me réveiller à la fin du mois de février. Sans remords. Quand on dort, le corps n'est pas du tout inactif, bien au contraire, et l'esprit non plus. Celui qui affirme « ne jamais dormir » est aussi pénible à entendre que celui qui parle de la solitude parce qu'il a passé six mois seul, ou même un an, que celui qui explique que vivre dans le froid est très supportable, quand il a seize ou dix-sept degrés dans son appartement, ou que celui qui nous parle de la fatigue et de l'appréhension de vivre alors qu'il a trente ans et pas de souci du lendemain (je ne veux évidemment pas dire qu'être jeune est synonyme de bonheur et de paix, mais plus simplement et prosaïquement qu'on a alors plus de force et moins de problèmes vitaux à régler au jour le jour). 

L'insomnie, encore, oui… C'est que je découvre un nouveau monde, moi, et je mesure aujourd'hui la chance qui était la mienne de ne pas le fréquenter. Je sais bien qu'il ne s'agit pas d'un sujet digne de ce nom, pour quelqu'un qui a la prétention d'écrire, mais de toute manière je ne traite que de sujets subalternes, depuis que je tiens ce blog, et ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer. Le voudrais-je que je serais incapable, quel que soit mon désir de me hisser plus haut que mon cul, de parler de « vrais sujets » (comme aime à le dire le connard contemporain), de ce qui fait bander l'amateur éclairé de littérature et se pâmer les femmes à lunettes. Dans mes insomnies, il y a — il n'y a même que ça — du « etc. ». Du « etc. » qui roule sur lui-même et se mord la queue, du « etc. » en pâte, qui coule et se répand dans toutes les fentes de l'esprit comme une vieille cire apeurée par la flamme. Comme il est loin, le temps propice de la route de la Fuly et des purs frimas de la Haute-Savoie ! 

Je n'exprime que mon impossibilité à m'exprimer. Et quand j'appelle quelqu'un au téléphone pour lui dire précisément quelque chose qui me paraît capital, je lui dis tout autre chose, ou je bafouille en vain. (« Tu te sens incompris ? ») Et même quand je lui écris, d'ailleurs… La rencontre d'Odette vient pour Swann rompre la vie automatique, il change de discours, il sort du « etc. », dirait-on. L'amour demande l'amour, encore et encore. Encore, c'est le seul but, capable de briser toutes les trajectoires naturelles, et ce n'est pas un but, c'est seulement du encore ensemencé de solitude et d'imprévu. J'ai souvent voulu changer de discours ; je n'y suis jamais parvenu, ou seulement de manière parcellaire. Le lancinant « etc. » m'a vite rattrapé. L'amour ne demande que l'amour, tout le reste est ennui, hasard et répétition, essai avorté. Mais s'y tenir ? Se tenir dans un chemin brûlant dont on sait qu'il n'existe pas, et qui va pourtant nous engloutir ? 

Brahms avait composé ses Chants sérieux comme un requiem pour Clara, l'incomparable Clara. Huit enfants, plus de soixante ans d'une invraisemblable carrière de pianiste, un mari fou dont elle est éperdument amoureuse, Brahms, qu'elle aime aussi… et elle compose magnifiquement. Ses variations sur un thème de Robert Schumann sont à pleurer. On peut dire que l'amour n'aura pas été un vain mot, pour ces deux-là. 

Dans mes rêveries immobilières, l'Aveyron tient une place particulière. Quel âge pouvais-je bien avoir, dix-huit, dix-neuf ans, j'étais en auto, seul dans mon Ami-6, ma première voiture, achetée 3000 francs, je ne sais où j'allais, quand j'ai vu cette petite maison de rien du tout. Je me suis arrêté sur le bas-côté. Elle n'avait rien d'extraordinaire, c'est le moins qu'on puisse dire : petite, étroite, banale, très modeste. Elle ressemblait un peu à ces petites bâtisses de gardes-barrières qu'on voyait à l'époque. Pourtant je me suis dis : c'est là qu'il faut que je vive, dans cette maison. C'était au milieu de nulle part, vraiment. Je ne connaissais personne, ici, et je savais avec certitude que je serai très seul. Jamais je crois bien je n'ai jamais ressenti ça, ce désir violent et inexplicable de m'établir là, dans cette maison, sans qu'aucune raison pratique ou sentimentale ne m'y pousse. J'ai fixé la maison un très long moment, puis je suis reparti. Je n'ai pas osé me renseigner (elle avait l'air inhabitée). Je savais que si je m'établissais ici, je souffrirai de la solitude, mais c'est précisément cela qui m'attirait. Je pense à Schumann qui se jette dans le Rhin. Il a dû avoir froid. J'ai écrit à cet ami qui voulait venir me voir en lui recommandant d'attendre des jours plus cléments. Il est déjà deux heures moins vingt et je n'ai encore rien fait. 

Etc.

dimanche 5 janvier 2025

Énigmes

 

Parmi la masse considérable des égocentrismes de toute sorte, il y en a un qui m'est particulièrement odieux, c'est celui qui consiste à ne pas savoir deviner (et mesurer) l'affreux désespoir de qui choisit de mettre fin à ses jours. À chaque suicide, c'est la même rengaine, bien rodée : Le chagrin des proches et de ceux qui restent. Le traumatisme qui leur est infligé. Leur vie gâchée. L'égoïsme du suicidé. Son inconscience. Sa lâcheté. 

Merde ! Quelle obscénité ! Mais qu'ils aillent au diable, ces traumatisés pensant bien qui ont toujours assez de courage pour cracher sur le défunt et suffisamment d'indécence pour s'attribuer le beau rôle alors que le corps du supplicié est encore tiède. Oui, du supplicié ! Car c'est bien d'un supplice, qu'il s'agit.

Ceux qui n'ont jamais sérieusement envisagé le suicide (je ne parle pas ici de ceux qui jouent un temps avec cette idée) ne s'imaginent pas, n'imagineront jamais la souffrance inouïe qu'il faut traverser pour en arriver à cette extrémité. Le désespoir n'est pas seulement un mot, c'est une chose qui a la densité et la masse formidable d'une montagne. Une chose énorme, glacée et tentaculaire qui voile tout le ciel, qui asphyxie, qui étouffe et paralyse. 

Au nom de quoi le suicidé devrait-il se sacrifier deux fois ? Deux fois, s'il renonce au suicide eu égard à la souffrance de ceux-qui-restent, oui, car alors il est prisonnier de sa douleur, de sa douleur redoublée. Il ne doit pas en parler, il ne doit pas faire souffrir les autres, il doit endurer son calvaire sans déranger, et il n'aurait même pas le droit de se soulager d'un geste définitif ? Au nom de quoi ? Ceux qui vont le pleurer auront le droit de commencer par le maudire — je peux même arriver à les comprendre ! C'est efficace, de leur point de vue : cette sainte colère apporte du crédit à leur chagrin, qui n'en sera que mieux reconnu, plus inquestionnable. Ils n'en seront donc que plus admirés : les vivants ont tous les droits, on le sait bien, et les morts ne peuvent pas se défendre. On accusera le suicidé de dramatisme, au minimum. D'égoïsme, bien sûr. Il s'écoutait trop ! Il n'a pas pensé à nous. Il n'a pas eu le courage de vivre. C'est un lâche. Ce mouvement, très courant, me paraît doublement ignoble. Ils savent bien, au fond d'eux, qu'ils n'ont pas su, qu'ils n'ont pas vu, qu'il n'ont pas osé, qu'ils n'ont, le plus souvent, même pas tenté de trouver les mots qui auraient pu — peut-être… du moins cela valait-il le coup d'essayer — aider, apaiser, soigner, réconforter, accompagner, sans se justifier trop facilement de la solitude existentielle inhérente à la nature humaine. Partager ne serait-ce qu'une heure la douleur effroyable de celui qui se confie imprudemment à l'ami. Ils ont peur : c'est comme si le mal était contagieux. Et non seulement il n'est pas question pour eux d'avoir une once de remords, mais encore font-ils porter tout le mal et toute la faute sur le défunt. Comme ils sont courageux, lorsqu'il s'agit de ne pas comprendre la souffrance de l'autre, de la dénigrer, de la tenir pour peu de chose, voire de la ridiculiser. Comme ils s'en tirent bien, au bout du compte, drapés dans leur chagrin moral et révolté ! Les justifications de tous ordres ne leur feront jamais défaut, il n'y a pas à s'en faire pour eux. 

Le supplice de celui qui envisage le suicide est réel. Se tenir au bord de ce précipice, non pas, comme il est dit et répété bêtement, avec complaisance, avec fascination, mais avec horreur et même terreur, voilà ce qu'il lui faut endurer des jours et des jours, dans une absolue solitude, car, oui, sauf cas extrême, à mon avis assez rare, la décision prend du temps, et le chemin qu'elle emprunte est un chemin de croix. Il n'y aucune aide, aucune fraternité à espérer. Quelle que soit la manière dont vous présentez la chose à autrui, elle vous sera reprochée. Le supplice, c'est d'abord et avant tout l'impossibilité, et plus que l'impossibilité réelle, l'interdiction, qui est faite à celui qui souffre, d'expliquer sa souffrance, de la révéler entièrement, sauf à rester dans l'insignifiance et l'acceptable, dans une parole qui ne va pas au cœur du sujet. Qui épargne…

Celui qui emprunte cette voie est le sujet d'une torture d'un genre inédit. En effet, il passe son temps à peser le pour et le contre de cet acte irréversible qui, il n'a aucun doute à ce sujet, va donner à toute sa vie un sens autre que celui qu'elle avait eu jusqu'alors. La désagréable surprise du désespéré sursitaire est qu'il y a autant de raisons de passer à l'acte que de ne pas le faire. Si la balance penchait d'un côté ou de l'autre, les choses seraient simples. D'où le fait qu'il faille compter en définitive sur une pulsion subite qui fasse taire ces interminables et vaines réflexions. Il doit se jeter au feu, sans savoir, sur un coup de tête, sur un coup de dé ou de folie… La fenêtre temporelle durant laquelle on passe de la décision aux actes, voilà ce qu'il faudrait décrire en détail, mais le courage me manque, ici… 

La mort est inéluctable, dans tous les cas, mais si vous décidez par vous-mêmes du jour et de l'heure, hors du cas exceptionnel d'une maladie incurable, vous vous placez de fait hors de la modestie humaine et de la décence commune. Votre acte, quelles qu'en soient les motivations, prendra toujours pour ceux qui vous survivent le visage hideux d'une provocation et d'une brutalité injustifiable. Vos motifs n'ont aucun poids, vous n'avez aucune chance d'être entendus ; il faut en être bien conscient. Tout ce vous pourrez avancer sera balayé d'un revers de morale — a priori ou a posteriori —, cette morale qui a le nombre pour elle. 

« On dit d'un homme qu'il se suicide quand, sous l'influence d'une douleur psychique ou sous l'oppression de souffrances insupportables il se tire une balle dans la tête ; mais pour ceux qui laissent libre cours aux passions pitoyables qui leur dessèchent l'âme, aux jours sacrés du printemps et de la jeunesse, il n'y a pas de nom dans la langue des hommes. La balle est suivie par le repos de la tombe, la jeunesse perdue est suivie par des années de douleur et de souvenirs torturants. Qui a profané son printemps comprend l'état dans lequel se trouve mon âme. Je ne suis pas encore vieux, je n'ai pas de cheveux blancs mais je ne vis plus. Les psychiatres racontent qu'un soldat blessé à Waterloo était devenu fou et que, par la suite, il affirmait à tout le monde, et y croyait lui même, qu'il avait été tué à Waterloo, mais que ce qu'on prenait en ce moment pour lui, ce n'était que son ombre, le reflet de ce "lui" passé. Ce que je vis en ce moment, c'est quelque chose qui ressemble à cette demi-mort... » La demi-mort des vivants, voilà ce dont il faudrait avoir le courage de parler, car c'est elle, bien souvent, qui pousse les sensibles au suicide. « Hamlet : Combien de temps faut-il pour qu'un corps se décompose après l'enterrement ? — Le fossoyeur : Les gens de cette époque se décomposent avant même de mourir... »

Dialogue de sourds avec Vincent autour de cette question. J'avais renoncé à lui parler, mais il est gentiment revenu à la charge, et je n'ai pas eu le courage de me taire plus longtemps. Il m'écrit que c'est Schopenhauer qui dit la chose la plus juste sur le suicide, à savoir que c'est la forme paroxystique et paradoxale du désir de vivre, et que ce désir n’est jamais aussi fort que chez le suicidaire. C'est une évidence, mais ce n'est pas la question. C'est bien le désir de vivre qui nous pousse en effet à vouloir mourir, contrairement à ce que croient tous les imbéciles qui parlent avec légèreté et une immonde facilité d'une morbidité ou d'une pulsion de mort. Le désir de vivre qui ne parvient pas à supporter la limite, la terrifiante limite, ou ce qui revient peut-être au même, l'atroce égoïsme (la surdité humaine) qu'il faut endurer cinquante-et-une semaines sur cinquante-deux, durant toute une vie. Depuis que j'ai quatorze ans, je crois bien, je n'ai pas varié sur ce point, j'en ai encore des souvenirs brûlants. Ils n'entendent pas. C'est bien la Surdité, le pire de l'aventure humaine. Ce ne peut pas être un hasard si j'ai choisi la musique. Un art qui développe autant qu'il est possible l'écoute et l'entendement (qui sont inséparables, au bout du compte) me semblait le comble non pas du désirable, ni même du souhaitable, mais seulement de l'indispensable. Il fallait avancer sur ce chemin ou disparaître. C'est en tout cas comme ça que les choses se présentaient à moi quand je n'étais encore pas en mesure de le formuler. Mes pauvres parents en ont entendu, de ces reproches que sans doute ils ne pouvaient pas comprendre et qu'aujourd'hui je me reproche amèrement !

Je suis passé de la douleur au travail (et l'on sait que ces deux mots sont intimement liés, dans notre langue) avec une sorte de soulagement étonné, et avec gratitude. C'est une chose que j'ai déjà souvent racontée, mais il me semble important d'y revenir. Enfant, je n'entendais pas la musique. Elle arrivait sur moi comme une locomotive hurlante qui me fonçait dessus et me broyait le cœur, sans que je comprenne pourquoi. Entendre, c'est déjà comprendre un peu. C'est discerner. C'est s'y retrouver, au moins un peu, dans les mille chemins que la musique ouvre en nous, c'est entrevoir la carte d'un territoire, fût-il inouï, étrange et formidable. Moi je ne comprenais rien. Je n'entendais rien. Mon sens de l'analyse n'existait tout simplement pas. Je ne ressentais rien d'autre que cette douleur qui me submergeait d'un seul coup, sans significations ni explications. C'était trop. Toujours trop. C'est le travail qui m'a sauvé — un peu — de la douleur. C'est avec les partitions, le texte écrit, noté, et surtout la répétition (à tous les sens du terme) que je suis parvenu, avec le temps, à me décoller quelque peu, jamais tout à fait, de cette étreinte mortelle qui m'étouffait quand j'avais dix ou douze ans. Oh, il y avait de la joie, bien sûr, et comment ! Mais cette joie était en quelque sorte seconde, elle était liée aux circonstances, aux présences, aux voix humaines et aux affects qui se mélangeaient à la musique de manière inextricable. Mais dès que je me retrouvais seul avec elle, par goût ou par curiosité, ou par inconscience, les mâchoires de cette chose innommable me broyaient le cœur et me terrifiaient. C'est de ne pas comprendre, c'est d'avaler cette potion sans mode d'emploi, qui remuait en moi ces puissances effrayantes ; ses effets sur moi me paraissant totalement démesurés en regard de mes forces. À force de travailler mon instrument (comme on dit), et surtout les œuvres, j'ai moins souffert. Ce travail et cette répétition inlassables ont mis une distance entre la musique et moi. Entre elle et moi, il y avait désormais quelque chose qui rendait la musique supportable. Je me suis cru sauvé. 

Il me faut raconter quelque chose qui m'a beaucoup marqué. À l'époque de mon adolescence, j'aimais beaucoup farfouiller dans le galetas de la maison qui était une véritable caverne d'Ali-Baba. Cette après-midi là, j'ai déniché la partition de Parsifal, de Wagner, dans sa réduction pour piano et voix, publiée par les éditions Schirmer, de New-York, un beau volume relié vert sombre. Je suis descendu au rez-de-chaussée et j'ai posé la musique sur le piano. Je connaissais très mal Wagner et j'en avais même un peu peur, car j'avais le souvenir de mon père, enfermé dans sa chambre, écoutant la Tétralogie ou Tristan à la radio en direct de Bayreuth, en été. Cette musique qui passait trop facilement la cloison ne me disait rien qui vaille. Elle était soit violente, soit totalement incompréhensible et rébarbative. Ni abstraite ni romantique, ni moderne ni classique, seulement radicalement étrangère et antipathique… Je ne savais absolument pas par quel bout prendre cette chose qui signifiait avant tout pour moi la solitude effrayante de mon père, l'espèce d'incommunicabilité sacrée qu'il avait dressée entre lui et nous comme un rempart infranchissable. La musique qu'il écoutait était enfermée en elle-même (et dans la chambre), mais elle nous atteignait pourtant avec une violence inouïe, peut-être justement parce qu'elle ne nous était pas destinée. C'est comme si mon père nous avait dit, sans un mot : « Vous ne comprendrez jamais. » J'ai donc ouvert la partition et j'ai commencé à déchiffrer. « Sehr langsam »… Les cinq premières mesures me stupéfièrent. Il y avait là très peu de notes, une vingtaine, à l'unisson, dans un ambitus réduit, allant du piano au forte et revenant au piano, et au pianissimo, en la bémol, dans un dénuement absolu, dans une lenteur inhumaine. J'ai rejoué plusieurs fois ces quelques mesures, avant de pouvoir continuer. Je n'avais jamais entendu rien de tel. J'étais à la fois exalté et terrifié. Il est presque impossible de battre la pulsation à la noire (écoutez ça dans la version de James Levine avec le MET !). Ce genre de tempo me fait penser à la musique indienne. Eux seuls sont capables de se mouvoir sans difficultés dans de telles lenteurs, sans même devoir subdiviser le temps. Bien entendu, ce n'était pas seulement une question de tempo. C'était avant tout une question de solitude. Ici, je pense à une phrase de Renaud Camus que j'aime particulièrement : « Je suis sorti de moi par l'oeil, le souffle et la virgule. » C'est bien d'une sortie de soi qu'il s'agit. Ces quelques notes (« sehr ausdrucksvoll ») si simples, trop simples, nous décollent de nous-mêmes et du monde avec une puissance invraisemblable et souveraine. C'est de la magie noire. On est au bord du gouffre et l'on doit sauter, sans savoir ce qu'on va rencontrer dans l'interminable vol plané qui s'annonce : Accepter de tomber dans l'Inconnaissable. Ces aplats de couleur inouïs, je les jouais à genoux, avec une appréhension et une fascination que je crois n'avoir jamais retrouvées ailleurs. À ce tempo-là, le cœur s'arrête de battre. Il faut trouver ailleurs la force de poursuivre. On est au-delà du souffle, dans un monde qui semble impossible. Le mot « désolé » vient à l'esprit mais semble encore trop timoré. Il n'y a pas d'air sur cette planète où l'on se surprend tout de même à faire quelques pas hésitants en compagnie du Néant. Jamais sans doute dans toute la musique ne m'est apparue avec tant d'évidence la raison d'être essentielle de l'alliage qui fonde l'orchestre symphonique : les cordes et les vents. Le souffle est au départ de toute musique, bien sûr, mais il a besoin du secours des cordes pour se prolonger à l'infini grâce à l'archet, arc tendu entre deux précipices de silence. La corde vocale se prolonge avec la corde en boyau qui ouvre d'autres espaces et permet d'autres dimensions. Wagner a entendu l'inécoutable et l'a rendu possible. Le souffle et la virgule… L'air qui manque. Le monde qui disparaît. Autre chose se dévoile, mais quoi ? Il n'y a pas de réponse à cette question. Pas de réponse avec des mots, en tout cas. 

J'ai parlé de « déchiffrer », mais ce mot est impropre, car il suppose qu'on va être capable de traduire ce qu'on lit, même mal. Je n'ai pas compris cette musique ; pas du tout. Elle est entrée en moi et s'est fait une place insignifiante, qui ne signifie rien, et elle continue aujourd'hui encore à se taire obstinément, à se murer dans un splendide isolement qui me ramène invinciblement au père enfermé dans sa chambre. C'est un lieu imprenable dans l'être qui surgit et s'impose. Je me demande bien qui sont ces compositeurs qui sont capables de nous percer la couenne en un seul coup de sonde ! D'où sortent-ils ? Pourquoi parlent-ils cette langue ? Qui les a persuadés que quelques humains pourraient peut-être les entendre ? Ont-ils été utiles ? Malfaisants ? Inhumains ? Fous ? Je ne sais pas répondre à ces questions. Je constate seulement que le monde qu'ils ont ouverts sous nos pas semble exister quelque part dans l'indescriptible. Sortir de soi… Le peut-on sans mourir ? On peut au moins en avoir une idée, et c'est déjà beaucoup. Il y a des musiques qui nous font tomber de nous-mêmes, voilà tout. On ne s'en relève jamais complètement. Il faut jouer le jeu

Ceux qui ne craignent pas la mort me font rire comme les enfants qui affirment pour se rassurer que les fantômes n'existent pas. En réalité, on sait bien que c'est la peur qui les anime. Si jamais ils l'admettaient, cette pensée les tuerait plus sûrement que l'accident ou la vieillesse. La terreur rend arrogant, ou idiot. J'écoutais l'autre jour le comédien Pierre Arditi faire le faraud en déclarant que « la mort l'emmerdait », mais qu'elle ne lui faisait pas peur. J'ai eu pitié de lui. Quel manque d'imagination ! On a toujours la sensation que ceux qui émettent ce type de sentences ont à leur disposition une ou deux hypothèses tout au plus, refourguées par l'habitude et la rumeur, et qu'ils ont l'impression d'avoir fait le tour de la question, cocasses coqs sur leur tas de fumier. Quelle misère, tout de même ! Cela devrait leur interdire à jamais de prononcer le mot « mystère » sans recevoir un coup sur le derrière. Ils insultent la vie et son insondable complexité. Ils sont devenus foule. Je suis persuadé qu'un arbre a plus de jugeotte et plus de rêves. 

Si l'art a un sens, je n'ose parler d'utilité, c'est d'amplifier la dimension de la mort qui nous habite, qui nourrit et enrichit la vitalité. Peu importe qu'on ait besoin ou non de la religion, pour cela, même si elle a indéniablement ajouté au sens. « Ta lettre, d’un désespoir si total, traduit si bien l’état où j’ai l’habitude de vivre que j’aurais pu l’écrire moi-même. Je crois, franchement, que le suicide est l’unique solution. Et si je ne me tue pas, c’est que, une fois en possession d’une telle certitude, le fait de continuer de “persévérer dans l’être” (!) acquiert une dimension nouvelle, inattendue : celle d’un paradoxe constant, d’une provocation, si tu veux. Je suis, comme toi, tout étonné d’avoir pu traîner si longtemps, et, comme toi aussi, je ne sais quoi répondre aux gens qui me demandent ce que je fais. Car je ne fais rien, c’est la stricte vérité. Je ne fais rien, et je ne peux rien faire. Avec beaucoup de peine, j’ai réussi à écrire quelques petits livres. À quoi bon en écrire d’autres ? À quoi bon les avoir écrits ? J’ai perdu le goût d’énormément de choses mais je n’ai pas encore perdu celui de la lecture. C’est là une défaillance de ma part, car cela suppose un reste de naïveté, voire d’enfantillage. Je continue à me… cultiver, mais je me tiens à l’écart, en dehors de la “littérature” et de presque tout. Si j’étais né en un autre temps, je serais allé dans le désert ou au couvent. Aujourd’hui, je dois me contenter de mon propre vide. »

C'est Emil Cioran qui écrit cela à son ami Arşavir Acterian. Persévérer dans l'être, une provocation… Une fois passée la surprise, et elle passe très vite, on doit convenir que Cioran n'a pas tort. Si rester en vie ne se fait pas pour les autres, cela se fait contre les autres. Et contre soi-même. Le suicide est l'unique solution de qui aurait voulu vivre pleinement, de celui qui refuse de se contenter des miettes que laissent tomber les survivants au désespoir. Même les couvents sont trop bruyants et adaptés au siècle, repeints de platitudes, même eux n'osent pas, n'osent plus se confronter à leur véritable raison d'être, le retrait. Alors on a envie de provoquer une dernière fois. C'est absurde ? Je le crois aussi. Mais faute de gloire et du courage qui fait autorité parmi les heureux très vivaces, on a raison de vouloir se fondre dans le vide avant que celui-ci ne nous gobe sans prévenir. Il n'a déjà que trop fait pressentir sa présence envahissante en nous. Pourtant, même cette posture cioranesque est encore trop pour nous. Il a plus de certitudes que je n'en ai, je le vois bien. Et puis il a la chance d'avoir encore le goût de se cultiver. S'il ne sait pas quoi répondre à ceux qui lui demandent ce qu'il fait, je ne sais pas quoi répondre à ceux qui me demandent comment je vais. On ne fait rien, on ne va pas, nulle part, et l'on ne doit pas en parler, soit qu'on ennuie, soit qu'on radote. 

Je ne sais pas penser sans radoter, sans reprendre et reprendre encore (c'est ce que je suis en train de faire ici), inlassablement (parfois avec découragement, je l'avoue), les mêmes thèmes et les mêmes sujets, essayer de les poursuivre, de les mener un peu plus loin chaque fois, jusqu'au prochain embranchement qui pourrait se révéler être une impasse et me conduire à revenir sur mes pas, bredouille. Et bredouiller, ça me connaît ! Mon frère aîné se moquait de nous, les paysans savoyards auxquels il m'assimilait, lui, le Parisien de longue date, en nous traitant dédaigneusement de « ruminants » bas de plafond (« le manque d'iode », paraît-il !). Et en effet, d'aussi loin que je me souvienne, les vaches ont toujours été des confidentes attentives et des modèles précieux, des compagnes fidèles et surtout patientes. Inlassables, elles étaient, ouvrant sur nous leurs bons yeux si doux que jamais il ne me serait venu à l'idée de mépriser, tout en mastiquant la nourriture à laquelle nous ne prêtions nulle attention, alors que nous piétinions l'assiette de nos hôtes. 

Les bredouillants sont les cousins germains des ruminants. La parole ne sort jamais d'eux du premier coup, tout armée, précise et tranquille. Elle n'affirme que pour bien vite atténuer ou regretter ses allégations, perdant toute assurance au moment de conclure. Elle se reprend, elle s'y reprend à plusieurs fois, elle a besoin de s'essayer, de se tromper, de parsemer ses phrases de points de suspension, et, souvent, de les laisser affaissées et agenouillées devant un vide désolant qui incite au ricanement. Les bredouillants ne caracolent pas de paragraphe en paragraphe. Ils s'excusent d'avancer ce qu'ils avancent, et même de parfois mettre un point final à leurs propositions, ce qui leur paraît toujours risqué et présomptueux, et légèrement ridicule. Il y a du silence en eux, beaucoup de silence qui s'est accumulé au long des années, qui a grossi et s'est épaissi sous le regard acéré des interlocuteurs et des écouteurs, dont l'écoute et les silences trop éloquents ont fiché dans la parole du bredouillant des pointes acides qui fissurent ses thèses et rendent ses affirmations dérisoires. Alors, parfois, il en rajoute, et il affirme durement ce qu'il croit devoir penser, pour se libérer un instant de cette douloureuse crise de doute. 

Cela aussi, je l'ai écrit à maintes reprises, mais les seuls textes de moi qu'il m'arrive d'aimer, longtemps après les avoir écrits, sont ceux que je ne comprends pas, que j'ai écrits sans savoir de quoi je parlais, ce qui me menait par le bout du sens. Par exemple ceci : 

Se heurter enfin à soi-même, c'est ça ? Maudites phrases qui ne servent à rien ! Quand on laisse échapper le secret, ce n'est pas par la bouche qu'il s'échappe. Sur le ring, où chaque parole espérée nous brise le nez et les côtes, il faut respirer autrement, quand l'air manque, quand surgit en nous la seule question qui précède l'être (ou le suit) : « À quoi bon ? »

Du sang dans la bouche, seule nourriture du vaincu qui ne sait pas encore qu'il n'est pas, qui n'en finit pas de se séparer de lui-même, celui-là qui mâchonne ce qu'il prend pour son histoire, car il voudrait tout de même avoir été – et ce sang justement est la seule preuve dont il dispose.

Tu croyais être ? Tu viens trop tôt, ou trop tard. Tu t'es fourvoyé, tu as cru tes yeux, tes sens, tu as pris des bruits pour des paroles et des paroles pour de l'amour. Et tu t'es cru autorisé, surtout, à parler, à expliquer, à justifier, à commenter le vide de ton existence. Tu as fait des gestes, tu as produit des sons, tu as même tracé des lignes et des phrases sur le blanc tendre de chairs fugitives et follement aimées. Folie que tout cela. Excès. Bêtise. Lourdeur. Illusion. Passion…

… que j'avais intitulé : « De la douleur du dialogue ». N'était ce titre, qui me rappelle à l'ordre, je resterais sans doute muet sur ces quelques phrases déjà anciennes qui ressurgissent aujourd'hui presque par hasard. Il arrive en effet qu'on écrive dans un état second (je ne me drogue pas, ni ne bois) et ces moments sont les seuls qui vaillent, mais je ne pourrai jamais vous en convaincre, évidemment. Quand je sais à l'avance ce que je veux dire, je m'ennuie. J'ai honte. Expliquer, démontrer, vouloir convaincre, c'est la plaie de l'écriture, une plaie qui sent mauvais. Je ne peux malheureusement pas m'en passer, alors que je sais que cela ne sert à rien. Mais voilà que je tombe sur ces quelques phrases de Virginia Woolf, qui elle aussi cherche à convaincre : « Quoi qu’il advienne, reste en vie. Ne meurs pas avant d’avoir vraiment vécu. Ne te perds pas en chemin, ne laisse pas l’espoir s’éteindre, ne détourne pas ton regard de l’horizon. Reste en vie, pleinement, intensément, avec chaque parcelle de ton être, chaque fibre de ta peau, chaque souffle de ton âme. Reste en vie. Apprends, découvre, contemple. Lis, écris, rêve, imagine. Construis des ponts, invente des mondes, crée des merveilles. Laisse ta voix porter des mots, des pensées, des promesses. Reste en vie, en toi et au-delà de toi. Laisse le monde t’emplir de ses couleurs, de sa lumière, de sa paix. Imprègne-toi de ses nuances, accroche-toi à ses instants d’espoir. Reste en vie, pour la joie, pour les instants précieux qui illuminent le temps. Souviens-toi : il n’y a qu’une seule chose que tu ne dois jamais gaspiller, et c’est la vie elle-même. » Franchement, je ne sais pas si c'est une question de traduction, mais je trouve ça assez mauvais. Rester en vie, très bien, parfait. Je comprends que cela puisse être une aspiration, je ne méprise pas cela du tout, et même, souvent, je me dis qu'une des raisons de rester en vie est la curiosité : comment tout cela va-t-il finir, comment les emmerdements vont finir par avoir notre peau, ou au contraire disparaître comme par enchantement, jusqu'où suis-je capable aller très concrètement dans le dénuement, baiserais-je encore une fois, quelle va être la fin de ce pays qui était le mien, quel sort sera réservé à ce criminel de Bill Gates, le lamentable sera-t-il préféré au tragique par le destin, le rire et les larmes sont-ils miscibles dans l'Histoire ? Ce ne sont pas les questions qui manquent, quand on est curieux ou qu'on a encore un peu le sens de l'humour. Rester en vie… Quel programme ! On balance entre le fou-rire nerveux et le mépris, mais le mépris n'est pas vraiment dans nos moyens. D'un côté on est pressé d'en finir, et d'un autre côté une inexplicable et ridicule espérance continue de nous tenailler quoi qu'on dise. J'ai toujours été un indécis. C'est sans doute à cause de ça que je suis encore en vie et contre tous. Radoteur et indécis. Je ne suis pas de la race des gagnants, c'est sûr. 

Ne meurs pas avant d'avoir vraiment vécu ? Tout est là, bien sûr, car être en vie, c'est toujours au futur, qu'on l'imagine. Mais enfin, on n'est pas non plus complètement idiot, et l'on se souvient. On se rappelle que jamais ce ne fut le cas hormis les moments perdus à jamais, oubliés, niés, presque. Supprimés de notre conscience. Barrés, caviardés. Indicibles. La vraie vie ne laisse aucune trace. Elle s'efface en advenant. C'est beau et désespérant. On a beau chercher des preuves, on ne trouve que des traces dérisoires qui, on le voit bien, ne convaincraient personne. On rejoue les quelques notes du Prélude de Parsifal, pour vérifier une fois de plus qu'on n'y trouve rien que le Temps à l'état pur, qu'on ne sait rien en dire, que cette musique nous enferme en nous-même, comme si l'on descendait dans les profondeurs de notre biologie, au sein de nos cellules dont l'intelligence et le mode d'emploi nous échappera toujours. Partout, la vie bat sans avoir besoin de s'expliquer, sans se soucier de nos théories branlantes et prétentieuses. 

« Une vie limitée. Locale. On vit de ce que le jour apporte. Personne ne regarde autour de soi, chacun regarde son propre sentier défiler sous ses pieds. Travail. Famille. Gestes. Vivre tant bien que mal… Concrètement. C’est fatigant et attirant à la fois… Ah, j’aspire tellement à cette limitation ! J’en ai déjà assez du cosmos. » Mais justement ! Le cosmos est en nous. On ne peut pas lui échapper. La vie limitée est une vue de l'esprit, un repos mental qu'on s'octroie dans la longue marche qui n'a pas de fin. J'ai toujours vécu plus de ce que la nuit m'apportait, et chaque jour, elle gagne un peu sur la clarté. Je regarde autour de moi et je ne vois que des reflets qui s'estompent les uns après les autres. Ils nous attirent, bien sûr, mais ils sont décevants et insaisissables alors qu'on les voudrait consolants. On voudrait les serrer dans nos bras, et l'on ne serre que l'absence et le terrifiant infini. Personne ne sait vivre au présent, et c'est avec ce handicap fondamental qu'on doit persévérer dans l'être, comme si le but était seulement de gagner quelques jours ou quelques minutes de sursis, privé de dialogue et d'amour. (J'ai hésité à écrire ce dernier mot : je n'aime pas me sentir ridicule, mais j'aime encore moins mentir.) J'ai cru un temps que ma seule ambition véritable était d'écrire sur ce qu'on nomme l'amour mais plus je me suis approché de la chose plus elle m'a fui en riant. J'ai voulu alors écrire sur le désir, qui me semblait moins ambitieux, plus amusant, aussi, sujet à plus d'anecdotes savoureuses, mais là encore j'ai dû en rabattre : même lui ne se laissait pas approcher si facilement que je l'avais cru. J'avais pourtant l'impression d'avoir fait mes classes, toute ma vie, du côté de l'érotisme et des interactions entre les corps, discipline qui m'a passionné autant que la musique, à tel point qu'il m'est souvent arrivé de les confondre. À part mieux savoir que je ne sais pas, je ne vois décidément aucun progrès. La défaite est invincible, du côté de chez La Fuly. Très visible, en revanche. Éclatante. On devrait me donner un prix, pour ça. Le prix du Radotage inutile et ennuyeux. On a le droit de rêver, non ? 

Alors j'en reviens piteusement à mes premières amours, et je me noie sans remords dans la musique de Schumann et dans l'errance sans fin de ce qui n'a pas de mots ; j'essaie de ne pas penser et je m'en remets au Stilnox, à la nuit indescriptible et indifférente qui noie mon cerveau. Est-ce une forme de suicide lent, socialement acceptable ? Sans doute. Avoir la paix avec ses semblables très dissemblables n'a pas de prix, quand on ne dispose pas de quoi les amadouer ou les séduire. 

Le 30 novembre 1974, la télévision française était en grève. Une loi l'obligeait cependant à diffuser un programme unique, et celui qui fut choisi ce jour-là était le premier film que Bruno Monsaingeon avait réalisé avec Glenn Gould, sans doute la seule chose que personne n'avait envie de voir. Tous les Français qui voulaient regarder la télévision le 30 novembre 1974 ont dû contempler bien malgré eux cet énergumène canadien sorti de nulle part qui jouait les Maitres chanteurs de Wagner en marmonnant et en parlant de sa chaise déglinguée comme d'un membre de sa famille. Je n'ai pas vu ça, alors. J'avais autre chose à faire que de regarder la télévision, en ce temps-là. Le jazz, l'improvisation et les filles constituaient l'essentiel de mes journées et de mes nuits. Mais c'est à la télévision, sept ans ans plus tard, que je découvrirai par hasard celui qui deviendra un pôle nord et un maître fondamental d'une richesse prodigieuse. Et puis un peu plus tard, il y eut le « I do not like myself », de Richter, face à la caméra, sans une once de plaisanterie ou d'ironie. Ce visage inoubliable du vieux Richter qui avait perdu toute illusion, qui semblait porter en lui toute la musique de Schubert sans même avoir besoin de la jouer. Tout le contraire d'un clown ou d'un de ces représentants de commerce pressés qui arpentent depuis lors les scènes musicales du monde entier, tout le contraire d'un imbécile, dirais-je pour faire court. Les grands musiciens sont tous de grands penseurs. Seulement, ils ne pensent pas avec les armes dont on a l'habitude, et ils acceptent les malentendus qui les précédent et les suivent sans se plaindre : ce sont des énigmes vivantes. Que celui qui entend entende… Pour le reste, ce n'est pas de leur ressort. Il y en eut d'autres, bien sûr, bien d'autres, mais ce visage-là restera gravé en moi jusqu'à la fin, qui osait révéler sans pudeur et sans aucune ostentation qu'il ne s'aimait pas. Comme on se sent proche d'un tel être, si d'aventure on ose l'avouer sans mourir de honte… (Je peux radoter tranquillement, et terminer sur une phrase entre parenthèses, en écoutant l'andante sostenuto de la sonate en si bémol majeur, puisque personne ne m'entend.) Mon propre sentier disparaît dans la brume.