mercredi 15 janvier 2020

Les bougies


Trois bises ? Mais trois bises, c'est ignoble ! Ça me dégoûte, ça me débecte, ces trois bises obligatoires, ridicules, ces léchages avortés de face exécutés avec le sourire, comme un petit ballet obscène, à chaque nouvelle rencontre ! Beurk. Et que je me penche en avant, et qu'il enlève ses lunettes, et smack smack smack, ça te colle à l'âme, ensuite, on en a des nausées de femme enceinte, qu'il faut réprimer vite fait en ôtant son manteau. Que c'est laid, bon dieu ! Alors qu'une bonne poignée de main, ou, encore mieux, un signe de tête… Et non, rien du tout, merde. On passe, on se croise, on n'est pas obligé de se reconnaître. Est-ce que je me reconnais moi-même, le matin, en me levant ? Qui suis-je, pour que vous pensiez devoir me saluer ? Qui êtes-vous, pour que je doive vous rendre votre salut ? Tournons la tête vers le mur. Obligeons-nous à ne voir personne. Ombres. Fuyantes, les ombres, percluses de rhumatisme, tordues vers la terre, comme si elles voulaient disparaître. Les nuages ne se saluent pas, quand ils se croisent, là-haut. On entend trois notes de piano. Schubert, dans un courant d'air. Schubert et un piano désaccordé. Un enfant, bouche bée, qui ne sait pas quoi dire. Il nous regarde. Sale gosse, pauvre idiot. Que fais-tu là, on ne t'a pas sonné. Disparais ! Retourne faire tes exercices, ou jouer bêtement. Il y a cette femme qui a inventé des bougies qui sentent comme son vagin. Merveilleuse idée ! Le dîner aux chandelles enfin renouvelé. Voilà comment je conçois la vie en société. Pas de bises, surtout, mais un dîner aux chandelles parfumées au vagin de celle que vous avez en face de vous. Vous avez tout le repas pour vous décider. Vous repartez le nez au vent, longeant les murs de la prison, au milieu de la nuit. Il ne croit plus du tout qu'il va mourir. Elle éteint les bougies du bout de ses doigts mouillés, le grand lit pour elle toute seule. Elle va pouvoir dormir en diagonale. Quand il a franchi le seuil de sa porte, elle a avancé le cou pour lui faire la bise, et il l'a giflée. Il marche plus vite, il accélère le pas, il fait un peu froid. Le trottoir est luisant. Sans savoir pourquoi, il pense à Alain Robbe-Grillet. Il allume une cigarette. Elle cuisine bien, c'est rare, pour une femme. Elle  est dans la salle de bains, assise sur le bidet. Pensive. Elle regarde sa chatte. Elle aimerait pouvoir l'embrasser. Pas assez souple. Se lave les dents. Il est arrivé à une station de taxi, mais il n'y a pas de taxi. Tant mieux. Marchons. Paris est désert. Il fredonne un air de Schubert, très simple, dépouillé. Il imagine Schubert face à cette femme. Schubert en train de dîner en tête à tête avec cette femme et ses bougies. Elle dirait : « en bugne à bugne ». Schubert allant au piano, au dessert, pour lui jouer un air très simple, dépouillé. L'odeur entêtante des bougies sur la musique de Schubert. Schubert un peu ivre. Timide à l'extrême. Un peu ballonné, après le repas. Va-t-elle trouver qu'il a « un déficit de virilité » ? Non, car elle s'est endormie. Schubert lui fait toujours cet effet : à peine allongée, elle a sombré dans un sommeil profond, sans rêves. Il allonge encore le pas, tout en pensant : « Dès que je suis à la maison, je la bloque sur Facebook. » Et il jette sa cigarette. Il court presque, maintenant, dans la ville déserte.