vendredi 30 décembre 2011

Ou même dramaturgiques…



C'est le 200ème anniversaire de la naissance de Chopin, et les galettes qui lui sont consacrées abondent. Décidé à se démarquer, ainsi que mû par une volonté farouche de faire découvrir des pièces méconnues, des joyaux oubliés, ou négligemment écartés par l'histoire, Bertrand Chamayou choisit donc d'interpréter César Franck.
L'occasion d'une découverte, d'une rencontre, autour d'une musique aquatique, fluide, qui se fait parfois orageuse, et extrêmement sensible autour de thèmes cycliques, de nuances et de transpositions aux couleurs résolument dramatiques (ou même dramaturgiques).
Les parties symphoniques sont vivantes et vibrantes, comme un film de Cinéma, et étonnamment entêtantes.

Habitué des travaux de Liszt, le jeune virtuose se fait ici sensible et émouvant dans un registre hybride : la musique de César Franck est touchante, solennelle, presque religieuse, mais aussi puissante et intense, et cela va comme un gant au jeu tout en technique, nuances, et humilité de Bertrand Chamayou.

Il n'y a en général pas pires que les critiques de disques, on le sait depuis toujours, mais comme désormais les "internautes" peuvent eux aussi jouer aux critiques discographiques, on atteint ici des sommets de laideur et de bêtise. Tout est laid dans cette langue et dans la pensée qu'elle donne à entendre. Les "galettes" pour les disques, c'est un peu l'équivalent de la nouvelle expression qui fait fureur un peu partout actuellement : "être aux manettes". (Comme "avoir plusieurs casquettes", "être aux manettes" (France-Musique) est en passe de remporter des prix dans "tous les compartiments du jeu", comme le disaient nos vieux journalistes sportifs il y a vingt ans.) "Une rencontre autour"… "autour de thèmes cycliques" ??? J'vois moi, l'aut' jour, j'ai organisé des rencontres autour de thèmes cycliques, entre guillemets, c'est vrai que c'était on va dire passablement intéressant, j'veux dire. J'crois qu'c'est clair, comme dirait Serge July, une phrase comme : "L'occasion d'une découverte, d'une rencontre, autour d'une musique aquatique, fluide, qui se fait parfois orageuse, et extrêmement sensible autour de thèmes cycliques, de nuances et de transpositions aux couleurs résolument dramatiques (ou même dramaturgiques)" n'a pas le moindre sens, mais ça n'a sans doute pas la moindre importance, l'essentiel étant d'avoir joué au critique musical sur Amazon, comme les enfants jouent à Zorro, entre Noël et le jour de l'An. D'ailleurs, le pseudo de celui qui signe (si l'on peut dire) cette "critique" le dit assez : "master jedi". La référence au Cinéma — là, tout à coup, une majuscule, celle-là même qui faisait défaut au pseudonyme : "comme un film de Cinéma" — dit précisément la vérité sur la manière dont ces "mélomanes" écoutent la musique, sur leurs références (on peut aller lire les centaines de commentaires que cet internaute a laissés généreusement sur Amazon), et nous permet de constater une fois de plus que la culture (générale) qui est nécessaire pour écouter (et je ne dis même pas entendre) un musicien comme César Franck est résolument absente, et même tout à fait morte, chez ces gens-là.

Mais je ne sais même pas pourquoi je m'énerve. La chose est tellement courante, habituelle, normale, et universellement partagée "dans un registre hybride", qu'il faudrait être capable de ne plus lire, de ne plus entendre, de ne plus voir les signes du Désastre qui se manifestent partout "de manière dramaturgique". Laurent Goumarre, si tu nous entends

Dans la Vie.com, on joue à être critique musical de la même manière qu'on joue, sur les blogs, à être citoyen, ou indigné, ou écrivain, ou poète, ou artiste. Tenez, un bon exemple de cette chienlit est le "blog politique" de Nicolas Jegoun, dit "Loin-du-clavier", le copain de Didier Goux. "Blog politique"… Ça laisse rêveur. Mais on nous objectera bien sûr qu'Internet n'est pour rien là-dedans, qu'il n'est qu'un "outil", etc, etc, etc. On connaît la chanson.

mardi 27 décembre 2011

Au bord du fleuve


Je suis catholique. Et vous ? Non, vous ne l'êtes pas, vous ne pouvez pas l'être. « Au bord du fleuve, le miracle des fleurs, sans fin. / A qui se confier ? On en deviendrait fou. » Le catholique est celui qui a rencontré une fleur, et qui deviendrait fou de ne pas savoir annoncer la bonne nouvelle. Les pires sont sans doute ceux qui vont à la messe et participent aux processions, et recopient pieusement des extraits de la Bible dans leurs semainiers. À Sainte-Agathe, l'orgue est dans un profond sommeil, personne n'écoute plus sa voix, alors il se tait. Il attend. Personne n'est plus catholique, là-bas. Dans ma jeunesse déjà la chose se faisait rare. Il fallait sentir alors ce qui allait advenir. Une certaine manière d'écouter le premier concerto de Chopin, avec Papa, qui pleurait, son violon sur les genoux. Voir la lumière à travers les larmes du père, comme on voit le saint Esprit dans la lumière qui tombe des vitraux dans la nef. Je suis assis à la tribune, là-haut, à côté de Georges, je sens son exaspération pendant que le prêtre fait son office, d'un air las. Georges était déjà dans la tombe, avec ses sourcils en bataille et sa voix suave, me parlant d'étymologie pendant que les fidèles répétaient les vieilles phrases, sans les comprendre. Je suis en culottes courtes et je regarde Maman, en bas, la plus belle, et je me demande ce qu'est un miracle.

Je pose mes mains, doucement, sur l'ivoire jauni du vieil Erard. Je n'enfonce pas les touches, je reste là à sentir la voix qui monte, j'ai la chair de poule, j'entends Maman qui s'affaire dans la cuisine, qui prépare le petit déjeuner pour tout le monde, je sens l'odeur de la brioche. Je regarde, au-dessus du piano, les deux portraits de Mozart et de Beethoven, et, sur l'autre mur, celui de saint Jérôme, et je me sens au bord d'un fleuve. Les bruits dans la maison, les odeurs de la maison, le chat Abdou qui grimpe sur mes genoux, la voix de ma mère, la partition sur le pupitre, et l'hostie que je viens d'avaler, dont je sens encore le goût fade, sur ma langue, le corps du Christ, ne pas mâcher, Wilhelm Backhaus qui joue le premier concerto, le thème en mi majeur, que j'attends chaque fois, les larmes aux yeux, et l'incroyable modulation en ut majeur, et alors je me lève, je vérifie que personne ne peut me voir, et je dirige l'orchestre, c'est moi qui fais couler le fleuve. Ce bonheur, c'est à devenir fou.

lundi 26 décembre 2011

Un concept




Ceci est un concept. Un nouveau concept. Un concept nouveau, neuf, new, innovant, si vous préférez. Performatif (ça ne veut rien dire, mais c'est pour faire comme mon ami Laurent Cequisejoue Goumarre).

Depuis des millénaires, les femmes portent leurs seins l'un à côté de l'autre. Je reconnais que c'était plutôt bien vu, et que les avantages à cette géographie mammaire traditionnelle sont assez nombreux (allaiter des jumeaux, par exemple, ou offrir ses seins à deux amants lors d'une une partie carrée, ou même triangulaire). Cependant, depuis quelques décennies, nous sommes devenus des progressistes acharnés, personne ne peut le nier. Il était grand temps que quelqu'un pense à régler cette question tout de même assez fondamentale, et ce quelqu'un, comme souvent, c'est Georges.

Bien sûr, on aurait pu continuer comme ça. On aurait pu attendre. On aurait pu tergiverser encore, penser à autre chose, retarder le moment de voir la chose en face, et attendre que ce soit elle qui nous voit. Être regardé par une paire de seins est une chose terrifiante, tout le monde sait ça : il fallait agir.

Vous savez, les grandes idées, au début, personne n'en voit l'intérêt ; on pense que c'est inutile, pourquoi changer une équipe qui gagne, ce qui est fait n'est plus à faire, le poids de la tradition, Newton, l'Industrie, les Marchés financiers, Nadine de Rotschild, les Pays émergents, le Printemps arabe, tout ça… Vous connaissez Georges, il n'en faut pas plus pour le motiver. Car la grande question de Georges, celle qui le hante nuit et jour, c'est : pourquoi pas ?

Il y fallait un certain courage, bien sûr, et cela ne va pas aller sans quelques remous. On entend déjà les réfractaires, les vieilles barbes, les néos-réacs, les Zemmour, les Didier Goux, qui vont nous chanter à l'envi les mérites des seins horizontaux, de la paire à l'ancienne, des miches de jadis. On pourrait, Georges aussi, pourrait, s'il n'avait un sens aigu de l'Histoire, se la jouer pleureuse. Mais croyez-moi, quand on aura pu constater — et il ne faudra pas longtemps — tous les avantages des nichons verticaux, nous laisserons tous (et toutes) la nostalgie aux vieux poètes ringards.

Il faut voir les choses en face et arrêter de se la voiler. Les seins à l'horizontale ne sont plus d'actualité. Ils ne font pas le poids. Ils prennent de la place. C'est du gaspillage. Les seins côte à côte, Mon Dieu !, c'est regarder dans le rétroviseur, c'est bloguer à part, c'est ruminer son siècle. On ne leur demande pas la lune, quand-même, à nos femmes porteuses ! Depuis le 11 septembre, les concepts respectifs de verticalité et d'horizontalité en ont pris un coup dans le buffet. On ne dirait peut-être pas, mais enfin Kandinski est passé par là, Bernard-Henri Lévy aussi, Laure Adler va enfin se payer un orthophoniste, le Club du Livre a vécu, Cécilia Bartoli s'installe dans le Gard, Ariodante est à Buenos Aires, les choses changent !!! Le monde a changé, mes amis. Et ce n'est qu'un début, c'est Georges qui vous le dit !

Pensez par exemple à Céline. Non, pas celle qui montrait ses fesses à Georges dans les forêts glacées de Bourgogne, Céline, le vieil écrivain nazi, celui qui a écrit : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. » Les seins horizontaux, c'est un peu comme les villes couchées, c'est la vieille Europe moisie, c'est le ringue, c'est derrière. S'allonger sur le paysage, c'est bon pour les réacs, pour les ceusses qui voudraient que ça continue comme toujours, avec Tante Yvonne pas brunie pour un sou, toute blanche et coincée sous son parapluie, dans le jardin un peu triste de Colombey-les-deux-Mosquées. Se pâmer, c'était bon pour les Cocteau, pour les Malraux, pour les fumeurs d'opium de la Belle époque, ou pour les modèles de Manet ou de Rodin, mais ça le fait plus trop on va dire, devant une web-cam, ou alors pour de la thune. Bien droites, les nichons l'un au-dessus l'un de l'autre, le pubis déboisé et un clou dans le naseau, voici les nouvelles jeunes filles, celles qui se mettent un doigt dans l'oignon pour un billet rose en touchant leur iPhone de l'autre main. "Raides à faire peur"… ces merdeuses qui parlent le texto dans le texte en mâchant leur chewing gum, qui se maquillent à onze ans, mais ne se lavent plus les mains en sortant des chiottes, et qui trouvent Anne Roumanoff trop drôle, oui, raides à faire peur, bien plus que les pauvres mecs qui s'agrippent encore un peu à leur manche, comme s'il s'agissait de voltige aérienne, mais qui vomissent sur les sièges, la tête en bas et le cœur à gauche. De toute façon, quoi, les mecs ? À la vaisselle et aux couches, quand ils ne mettent pas le feu à la voiture du voisin. Les mecs go fast et les meufs web-cam, voilà la vie telle qu'on la rêve ici en ce début de millénaire : Ils ne se rencontrent plus que dans les prétoires et qu'à travers des écrans, qu'ils soient plats ou en latex. La haute définition a fait éclater le monde, parce que les yeux humains ne s'y sont jamais faits et que le cœur est un muscle lent.

« Il n'y a pas une ligne de vie, mais plusieurs ! », dit la chiromancienne à Thomas l'imposteur. Faconde Norwest a surpris plus d'un de ses amants avec ses raies des fesses en étoile : tous les hommes veulent qu'on leur indique le Nord, mais un seul Nord à la fois. On ne peut pas s'en tirer, cette fois. Impossible.

Passer du con-sceptre au con-cept, comme tout le XXe siècle nous y a préparé, était un sacré pari : on a compris trop tard que l'Amazonie était au bas du ventre des femmes. Pas besoin d'aller se faire bouffer par les moustiques et piquer par les scorpions, tout est là, au chaud, dans le lit, entre poire et fromage, entre chien et loup, entre sainte et salope. Ça n'avait pas bougé, pas bougé d'un iota, rien dans les étoiles, rien dans les déserts, rien sur l'Annapurna, tout dans la culotte, même dans le bus, ou durant les vendanges, ou en sublime offrande sur le parking d'un supermarché. Reste dans ta chambre, vieil homme impotent, car l'aventure s'y trouve, au chaud avec ses microbes et ses suées rances. Plusieurs vies, oui, parfaitement, plusieurs corps, plusieurs cœurs, pas besoin de croire à la roue des naissances, pas besoin d'être hindou, c'est tous les matins qu'on naît, c'est tous les soirs qu'on crève et même plusieurs fois dans la nuit pour ce qui me concerne. Pourquoi pas ? demandent les imbéciles qui se branchent et se rebranchent en permanence dans la forêt glacée des bits, et, répétant pourquoi pas ? en chœur affreusement faux ils passent à côté de la raie plurielle de Faconde Norwest sans même la voir.

Haine de la musique, a dit l'autre, et il n'a pas tort. Tout est là, cette haine de la musique, furieuse, tenace, infinie, éternelle, sans mémoire, jusqu'à la fin du Temps, vers les décombres qui sont notre horizon halluciné, désormais, de quel côté qu'on se tourne, vers quelque Nord qu'on s'aplatisse en prières, haine de la musique impérissable, incorruptible, sans rémission, sans la moindre faiblesse, et qui monte en intensité jour après jour sans qu'on entrevoie une fin possible, et, surtout, haine partagée par le monde entier, sur tous les continents, dans toutes les classes de la société, par les imbéciles comme par les intelligents, par les cultivés comme par les incultes, par les riches comme par les pauvres, par les méchants comme par les gentils.

Moi je retourne m'allonger sur le paysage.

dimanche 25 décembre 2011

Les paparazzi à Bethléem


Ça y est ? Il est né ? On peut prendre des photos ?

samedi 24 décembre 2011

Déchant


Régulièrement, j'écoute les Mazurkas de Chopin, dans la merveilleuse interprétation d'Arthur Rubinstein. C'est comme revenir, inlassablement, à un carnet de croquis intime, à la source de la mélodie, du rythme, et même d'une certaine façon de l'harmonie. Un peu comme avec les Danses allemandes de Schubert, mais en beaucoup plus abouti, plus raffiné, délicat, c'est la sensation merveilleuse d'avoir accès à la fois au travail et à son origine, au geste musical dans ce qu'il peut avoir de pur, de simple et d'élémentaire. Une poésie dénuée de toute pose, une poésie qui ne poétise pas, qui ne fait pas de phrases. Les quelques gestes que peuvent faire les hommes et les femmes qui se rencontrent, ces quelques gestes et leurs variations.

S'il y a une chose que les littéraires ne connaissent pas, c'est le travail du musicien. Un écrivain écrit, immédiatement. Oh bien sûr, il lit, et comme le dit admirablement Philippe Sollers, les deux activités ne sont pas séparables. Mais enfin, le travail… un écrivain ne sait pas ce que c'est. Je parle de ce travail qui se trouve en amont, qui prépare le moment où l'on se met devant sa feuille de papier rayé. J'ai adoré faire ces centaines, ces milliers d'esquisses de thèmes, par exemple. On prend trois notes, les trois notes de l'accord parfait (do-mi-sol) et, avec ce matériau si pauvre, usé jusqu'à la corde par des milliers de compositeurs avant nous, on essaie de fabriquer des dizaines de thèmes. Rien de plus difficile. Mais rien de plus excitant ! Au début on devient fou. Impossible ! c'est ce qu'on pense immédiatement. Impossible car tout a déjà été fait. Et pourtant… Je ne vois rien qu'on puisse comparer à ça, à cette difficulté presque insurmontable, mais qu'on apprend très vite à surmonter. C'est vraiment un muscle inconnu qu'on développe. Je crois qu'il existe dans le corps humain autant de muscles insoupçonnés que de muscles décrits dans les dictionnaires anatomiques.

Récemment, j'entendais une œuvre que j'écoute peu : l'Andante spianato et grande Polonaise, de Chopin. Le génie mélodique de celui-ci m'a frappé, tout à coup (tout à coup, même si c'est pour la millième fois). Samson François parle du "don mélodique" (quand il le dit, de sa voix si musicale, on entend un seul mot : "ledonmélodique"). S'il y a bien une chose dont il est impossible de parler, qu'il est impossible de décrire, c'est bien celle-là. Et pourtant…

Pour jouer les Mazurkas de Chopin, il faut cette proximité de toucher avec le piano, il faut chuchoter à son oreille, il faut avoir à l'esprit le clavier du clavecin, ou même du clavicorde, ou même pas. C'est d'un clavier spirituel qu'il s'agit. Ses cordes se trouvent dans notre cœur (d'ailleurs c'est la même chose). Il ne s'agit pas de faire le malin. Être pianiste serait ridicule, et en tout cas beaucoup trop dire. Il ne faut que chanter (et encore…), parler, faire quelques gestes, tracer quelques figures dans l'air léger du matin, écouter.

Le don mélodique de Chopin, tel qu'il se déploie dans l'Andante spianato, c'est l'art du bel canto, mais un bel canto filtré par l'âme de Chopin. Ce qu'il en reste lorsque le bel canto, art raffiné et agréable mais trop parfumé, devient autre chose, qu'il n'en reste qu'un suc, qu'un alcool. Je sais qu'il s'agit d'un lieu commun, mais il arrive que les lieux communs disent vrai, et c'est même le plus souvent le cas. Ce qu'il faut, c'est l'entendre. Bellini, mais un Bellini décanté ("déchanté") par un être qui ne parle pas l'orchestre. Chopin n'est pas à l'aise avec l'orchestre, sa grande affaire, c'est la voix, c'est l'intérieur. Rien de mieux, quand on est fait ainsi, que le piano. Les pianistes, je parle des vrais pianistes, connaissent mieux la voix que tous les chanteurs réunis. Sans doute parce qu'ils ont eu affaire depuis toujours à cette voix que personne n'entend, personne sauf celui qui joue, qui est en train de jouer, cette voix plus vraie que la voix à cordes vocales. Depuis l'enfance, un pianiste sait qu'il n'est pas là pour enfoncer des touches (comme on enfonce des portes ouvertes), mais pour libérer la voix qui se trouve en lui, cette voix que seul un instrument comme le piano peut voiler (et le mot le dit merveilleusement), car il ne se substitue pas à elle ! Le piano a en effet cette particularité unique, je crois, de n'avoir pas de voix propre. Ce n'est pas un hasard si la plupart des grands compositeurs ont été des pianistes, et cela même si le piano est également un handicap lorsqu'on compose, handicap lié à la facilité d'aller "voir au clavier ce que ça donne".

Il faut écouter l'Andante spianato dans l'interprétation d'Alfred Brendel, celle qu'il a réalisée vers la fin des années soixante, je crois, en concert, si l'on veut comprendre de quoi je parle. Ce rapport au temps et à l'espace, au volume, au timbre, avec ce rubato si particulier, qu'il sait doser avec cette incroyable liberté, entre les deux mains, est absolument unique ! Le pianiste est entièrement vocal, je veux dire que se déploient en lui plusieurs voix, qu'il écoute, et qu'il laisse venir au piano, traverser l'instrument, en faire vibrer les cordes un instant (parce qu'il n'existe pas d'autre moyen pour se faire entendre, en cet instant-là), mais ne pas y rester, ne pas en être prisonnières. L'interprète n'est alors que celui qui accueille ces voix, leur fait place, et leur permet de converser avec bonheur. Ce n'est pas le piano qui chante, ce n'est pas Brendel, et ce n'est même pas Chopin, c'est autre chose, c'est le souvenir de Bellini, c'est l'Italie dans le cœur d'un Franco-Polonais, ce sont les heures légères où l'on s'est mystérieusement senti vivant sans avoir besoin du fracas des esprits.

L'important, c'est donc le filtre, la paroi fine et poreuse, la frontière délicate, la peau d'un homme qui tente de la sauver, de l'emmener avec lui dans l'autre monde, qui voudrait garder ce corps-là, cet esprit-là, ces amours-là, ces désirs-là, et surtout, ces souvenirs-là, si précieux, si chers, précieux comme le temps. S'interposer un instant entre la mort et le temps irrévocable, comme une membrane que celui-ci fait résonner, à peine, et il faut tendre l'oreille pour le savoir. C'est cela, Chopin, cet homme qui s'est interposé entre le Temps et la mort, pour que nous puissions saisir, peut-être, quelques bribes de la Conversation des dieux : la poésie sans mots.

dimanche 11 décembre 2011

118-6


L'intermezzo, sixième et dernière pièce des Klavierstücke opus 118, de Brahms, figure, très concrètement me semble-t-il, et de manière extrêmement ramassée, l'acte artistique, tel que décrit plus haut. Remarquons d'abord que le chiffre 3 est l'opérateur quasi unique, le combustible rythmico-harmonique de la pièce, à l'instar de nombres d'œuvres musicales qui ont cette couleur métaphysique. Les tierces, le 3/8, la matrice mélodique de ce mélisme qui tourne autour du fa (dans un ambitus très ramassé de tierce mineure), qui s'y enroule comme un serpent autour d'un bâton, et l'harmonie constituée de l'accord diminué, accord ambigu (car non directif et pouvant se résoudre de nombreuses manières) entre tous, et composé également de tierces mineures superposées. Brahms nous a habitués à ces structures musicales extrêmement cohérentes (sur le modèle beethovénien), on pense par exemple au premier mouvement de la quatrième symphonie, lui aussi entièrement construit sur la tierce. Une cellule, germe minuscule, depuis laquelle tous les paramètres de l'œuvre sont générés de manière déductive. Le 3, en musique, a un sens extrêmement chargé, depuis Jean-Sébastien Bach, et depuis le christianisme. Ce Klavierstück ultime est le quatrième intermezzo du cycle de l'opus 118, qu'il conclut en mi bémol mineur, tonalité à l'exacte opposé du la mineur de la première pièce. La tonalité est tourmentée (six bémols à la clef), comme le motif mélodique, qui semble tourner en rond dans la nuit et se consumer lui-même d'un feu qui le dévore de l'intérieur. Imaginons un homme qui tourne lentement un bâton, qui fait des cercles dans l'eau, ou qui, comme le Christ, écrit sur le sable, espérant trouver dans l'onde informe ou dans la multitude des gains de sable un sens à sa vie, qui du même mouvement paradoxal lui échappe et obéit à son geste interrogateur. Il veut dévoiler, percer le voile du mystère, mais plus il lève le voile plus le mystère s'épaissit, à mesure que l'écho ne lui renvoie qu'un reflet muet, indéchiffrable. La musique ne délivre pas de secrets, elle est le secret. C'est ce que l'homme peine à admettre. Il veut être délivré, sorti de lui-même, de sa prison intime, mais le chant qu'il élève, puisant en sa douleur, le ramène encore et toujours à lui-même, c'est son propre corps qui vibre, c'est sa bouche qui s'ouvre, c'est son cœur qui défaille, ce sont ses forces qui déclinent. Le chiffre 3 est le seul qui en musique permette de figurer à la fois le cercle (de la ronde, de la danse, de la transe) et le désir de s'élever au-dessus de la terre, c'est à la fois l'inscription de l'homme dans le cosmos et la possibilité d'une transcendance en lui.

samedi 10 décembre 2011

Regard(s)


Je fais la queue, au supermarché. Derrière moi, une pin-up, une de ces petites nanas très à la mode, très sexy hype branchée et tout, qui a l'impression - ça se voit, ça se sent, ça s'entend - qu'elle est vraiment le must, le top, le summum du sex-appeal, à tous les niveaux onvadir, que tous les mecs sont forcément raides (dingues) en la regardant du coin de l'œil, qu'on ne peut que la dévorer du regard. Pas une seconde cette minette imaginerait ne pas être à votre goût, ne pas provoquer en vous des émois humides, torrides, scabreux, ne pas vous affoler le ventricule. Elle est persuadée, si jamais elle vous voit (ce qui est largement hypothétique, et même assez improbable), que vous allez vous précipiter dans un coin sombre pour vous branler en pensant à elle, dès que vous aurez rempli consciencieusement votre panier à roulettes du samedi soir. Il est absolument impossible pour elle que vous lui préfériez, et mille fois, la beauté de votre amante. Comment ? Cette dernière a déjà près de cinquante ans ? Et c'est bien le point important, justement ! Comment faire, et pour une femme surtout, pour être belle et désirable à cinquante ans ? Car s'il est évidemment facile de l'être à vingt ans, quand la nature ne vous a pas craché au visage, il est autrement plus rare et précieux de le rester (ou de le devenir) quand le fruit a déjà révélé la majorité de ses sucs et arômes.

Or la fille en question non seulement ne m'excite pas le moins du monde, mais je la trouve vulgaire, ridicule, et pour tout dire relativement moche et même repoussante. Elle s'habille très mal, elle se maquille plus mal qu'une pute de la rue Saint-Denis, elle se tient déjà comme une future "maman recomposée", je ne vous dis rien des sons que laisse échapper sa bouche déjà déformée par la tristesse de ses pensées, l'œil est mal éclairé, le cheveu d'un noir trop brillant, et l'incisive d'une blancheur arctique qui pue la menthe synthétique. Le moment est plaisant car on sent bien que ce goût (ou plutôt ce dégoût (ma lubie !)) n'est pas envisagé, pas prévu au programme, pas répertorié, absolument absent de l'imaginaire libidineux (eh oui, même les minettes qui se trouvent forcément bandantes peuvent être libidineuses, il n'y a pas que les vieux aux cheveux gras suant dans leurs imperméables mastic) de la jeune fille en question.

Les malentendus (si l'on peut appeler cela ainsi) de ce genre m'enchantent littéralement. Un court instant, une sorte de renversement de l'ordre du Spectaculaire intégré (pour parler comme Debord) surgit sans crier gare, et vous console de devoir faire les courses en un moment aussi déprimant qu'un samedi soir de décembre. Toutes les valeurs qui ont cours, là, dans ce vaste hangar chauffé, entre saumons fumés et chocolats frelatés, sont défaites, durant un éclair, et vous font oublier les dames âgées (de 65 ans) qui disent, à haute voix (suffisamment haute, en tout cas, pour que j'en profite), à leurs maris, que "putain, ça fait chier, de devoir se mettre sur la pointe des pieds pour attraper c'te merde !" Grâce à cette petite minette un peu tristounette qui se méprend sur notre regard, la vie est un peu moins triste, aimer celle qu'on aime est un peu plus drôle, intéressant, précieux, excitant. Le singulier et sa persistance inouïe, même et surtout dans le monde de la diversion, est une très grande consolation. La "bombe" (sexuelle) non seulement ne vous fait pas aimer moins celle que vous aimez, mais c'est tout le contraire, vous mesurez la chance invraisemblable qui est la vôtre, de connaître la vraie beauté !

Toute une génération arrive avec son regard de web-cam, avec pour canons sexuels ceux de la pornographie (les gestes, les sons, les mots, mais principalement l'esthétique, qui là plus encore qu'ailleurs révèle sa parenté avec l'éthique), et surtout avec ce trou-noir existentiel et moral dont les débords ébouleux se sont depuis longtemps abîmés en eux-mêmes : la pudeur. Sans la pudeur, nul érotisme, nul désir, et, à terme, nulle sexualité au sens que ce mot avait encore pour nous, au XXe siècle. Freud avait vu juste : ceux qui nous débarrasseront de cette chose seront acclamés en héros, et l'on ne sera pas regardant sur les méthodes et sur les nouvelles croyances dont ils pallieront le vieux trésor qui commençait à sentir la charogne. Comme il est bon de s'en désolidariser, de cette génération, de s'en séparer absolument et sans regret ! On voit que Jaime Semprun avait raison : la question n'est pas de savoir quel monde nous allons laisser à ces enfants, mais quels enfants allons-nous laisser au monde !



Qu’il se réjouisse,
Celui qui respire en haut dans la lumière rose !
Car en dessous, c’est l’épouvante.

(Schiller)

jeudi 8 décembre 2011

En direct de la Nasale


Pour nous ce soir, en exclusivité et en avant-première, Vanessa Wagner et Laetitia Meyerbeer jouent à quatre mains l'ouverture du Tyran fatigué, de Jonathan Dusapin, sous le coaching vigilant d'Éve Raymondi.

L'action se passe à Tripoli, au troisième siècle après la Grande Décivilisation. Monsieur K, chef d'orchestre déclassé, qui doit repasser son permis pour excès de vitesse dans la Huitième de Bruckner, n'a pas sa carte d'adhérent de la HALDE. Il est en outre soupçonné d'appartenir à la confrérie secrète du Trois-Quatorze, tristement célèbre depuis le suicide collectif de quarante sept de ses disciples, sous la houlette de Frère Numéro Onze, surnommé "Le Blogueur". Monsieur K. n'est plus que l'ombre de lui-même, il dirige sans baguette, les yeux ouverts, et rejoint sa tente dès les répétitions terminées. On ne l'entend guère crier durant celles-ci, et il est même sujet aux trous de mémoire. Sa maîtresse, Suzon LaGrive, belle-fille par mésalliance d'Arturo Non, a un comportement lascif et une très mauvaise influence sur le vieux chef : pour complaire à Suzon, il suit une cure de désyntaxe d'une rigueur extrême, qui épuise ses dernières forces et fragilise sa légendaire rhétorique. Quand Monsieur K. tombe nez à nez avec Déesse K, au motel du Chameau-Sans-Bosse, il retrouve du poil de la bête et envisage même un instant de diriger son grand succès, les Burnes de Karmina, de Karlos Ramirez Orpheus, dont la partition fut achevée post mortem par Michael Onfret VIIe du nom, après son éviction de Transe-Kulture pour conduite en état d'élitisme aggravé. Mais ce n'est que le sursaut pénultième, le spasme d'avant le calme plat.

Mais, alors que PersePhone 5G et son gendre, le peintre cataleptique Oskar Orni, membres éminents de la Rose-Croix déconstruite — et initiés par le mage Albert Duspasme en personne ! — arrivent sur les lieux, munis de leurs plis selon plis infroissables, qui, pense-t-on, doivent leur permettre de ramener K. à la baguette et à la tradition bien cuite, l'incroyable se produit : Le Toscan, l'immortel auteur de la Nini de Babylone, fait son outing et déclare sa flamme à Zygel, le nain maléfique. Coup de théâtre ! On n'ose pas comprendre ce qu'on comprend, mais il faut tout de même bien finir par admettre l'inadmissible : Monsieur K. et Déesse K. ne sont que les créatures du Sâr Georges Mérodack Le Chauve, que ce dernier a lancées dans le monde des zydées pour qu'enfin Zygel apparaisse pour ce qu'il est : le diable grimaçant imaginé par Le Toscan pour jeter un écran de fumée sur les turpitudes incestueuses de PersePhone 3G. Le dernier acte, d'une majesté étrange, rejouera l'opéra en sens inverse, palindrome initiatique qui va relier les fils d'une œuvre foisonnante et métaphysique et nous permettre d'entr'apercevoir les secrets du Saint Axe, par delà son incarnation dans un Tyran fatigué au final très attachant on va dire.

Dans la version de scène, les cascades sont réalisées par un Orimacre Bolton au-meilleur-de-sa-forme, la mise en scène est signée Karno Musca, le livret étant écrit et traduit en huit langues par Francus d'Aujourd'hui, assisté de Billy de Monaco. Dans le rôle de la maman du tyran, la peintresse, Kaline Deubé et ses pinceaux en poils d'aisselles de vierge. Dans le rôle de la sœur du tyran, la Rose crucifiée, Diane Airbus, issue comme chacun sait du Reactor Studio, qu'elle a fréquenté en compagnie de Bob de Rhino, le cousin germain de Jeanne Martine Vacher (et ses Cloisons nasales, le groupe de Turbo-Funk qui cartonne à Roissy sur la piste Z). Le doublage est assuré par l'écurie de Dijon Bourdier au grand complet.

14-10


Ce matin, c'était le Noël de Georges ! Dès son lever (sans même prendre le temps de boire le jus de pamplemousse que Conchita lui avait apporté (pourtant très sexy dans son nouveau petit tablier à rayures, Conchita)), accompagné par les fanfares stravinskiennes du jeudi, Georges s'est précipité dans le salon où est dressé le grand sapin, pour se jeter fiévreusement sur les paquets empilés à ses pieds. Oui, Georges est le plus souvent en avance sur le temps, contrairement à ce que certains pensent, bien à tort.

Posés sur Silence rouge se trouvaient deux autres paquets, soigneusement enveloppés. L'un contenait un Heat Gun 8003 et l'autre un Omron M3. Grâce à l'Omron M3 (Automatic Blood Pressure Monitor), vous serez mis au courant de la tension artérielle de Georges, que nous publierons régulièrement ici, dorénavant, afin de satisfaire une demande déjà ancienne de notre lectorat. Il était temps !

Le Heat Gun 8003, que nous attendions avec une immense impatience, il faut bien l'avouer, va nous permettre de faire fondre la cire que nous avons dans les oreilles et de lui donner conséquemment des formes mieux en accord avec la morale qui a cours ici. Il va sans dire que plus rien ne sera comme avant ! D'aucuns prétendent qu'il faut dire "décapeur thermique", en parlant de notre nouveau jouet, mais comme Georges n'a aucunement l'intention de décaper quoi que ce soit (il serait plutôt du genre "récapeur", Georges), il s'en tiendra sagement à l'appellation très parlante de Heat Gun 8003, telle que déclarée par la maison Skil.

J'en vois qui seraient fort aise qu'on leur révèle le contenu du troisième présent, incidemment désigné comme Silence rouge un peu plus haut, mais il nous est impossible de satisfaire leur légitime curiosité, du moins pour le moment.

(à Dominique et Anna)

mardi 6 décembre 2011

Bleue et complètement nue


J'ai à ma droite l'artiste Joe De Cock, en face de moi Pierre Restany, et à ma gauche, une dame, charmante, qui me sourit gentiment. Je lui rends un sourire, elle semble attendre quelque chose. Finalement, elle se penche à mon oreille.
— Édouard, tu ne me reconnais pas ?
— Oh, pardon ! Non, non, je ne vois pas !
— Elena Palumbo-Mosca ! J'étais le pinceau vivant chez Yves, rue Campagne-Première.
— Elena, bien sûr… Je te prie de m'excuser, sache que tu n'as pas changé, malgré les trente années qui viennent de s'écouler, seulement je ne me souvenais de toi que bleue et complètement nue !

(Edouard Adam, Itinéraire d'un marchand de couleurs à Montparnasse)

dimanche 4 décembre 2011

Andante spianato


Jean Casino aimait les pseudonymes. Avec un nom comme le sien, ça se comprend. Après des études de droit vite abandonnées, il avait, comme on dit, "bifurqué vers l'art", surtout pour la très bonne raison qu'il y a plus de filles faciles dans les cours des Beaux Arts que dans les facs de droit. Jean Casino n'était pas idiot, il savait parfaitement qu'il n'avait aucun talent, et ce n'était pas pour apprendre à dessiner qu'on le voyait très régulièrement dans les cours de nu d'après modèles vivants. Les mardi et jeudi, il ne manquait jamais les séances qui avaient lieu au rez-de-chaussée du 3, place des Vosges. Ce n'est pas que les modèles étaient plus jolies ici qu'ailleurs, mais il avait ses habitudes à la brasserie Ma Bourgogne, avec quelques amis aussi indolents que grands buveurs. Ses amis l'appelaient le Chevalier, parce qu'ils savaient que son idole et sa principale source d'inspiration était le chevalier de Seingalt, Giacomo Casanova. Ce qu'ils ignoraient, en revanche, c'est que Jean Casino, en les quittant, se rendait presque toujours au 1, bis de la même place des Vosges, où l'attendait Rose.

Il l'avait rencontrée au cours de dessin où elle venait poser assez régulièrement. Pour Rose, ce travail n'était pas vraiment une corvée, elle n'avait que quelques marches d'escalier à descendre pour s'y rendre, mais surtout, et bien qu'elle ne l'avouât pas, elle était troublée par ces instants faussement routiniers. Elle aimait ce moment où elle se déshabillait derrière le paravent miteux, avant d'aller se mettre au centre des regards, avec les mouvements engourdis et légèrement gauches de qui s'absente de son propre corps pour des motifs ignorés de lui-même. Il y avait là des étudiants de tous âges, mais en majorité des jeunes gens, dont beaucoup de filles. Tous fumaient beaucoup. Après que la pose avait été décidée, corrigée, fixée, les voix de tous registres, mélangées de toux et de rires et de raclements de chaises, s'étaient fondues en un murmure pâle à l'intérieur duquel les coups de fusain et de crayon semblaient comme des étincelles fragiles et fugaces, et Rose se sentait alors émue, cernée, et finalement portée et choyée par tous ces yeux qui se levaient à intervalles plus ou moins réguliers vers la masse rose et blanche de son corps. Dans ce moment, comme après l'accord de l'orchestre, quand le chef lève sa baguette, il s'instaurait alors, sotto voce, un étrange dialogue entre cette forme laiteuse, en pleine lumière, immobile, et ces corps dont seules la tête et l'extrémité du bras étaient en mouvement, comme si par ces gestes économes et répétés ils insufflaient au modèle une vibration à peine perceptible qui le maintenait tout juste en vie. Rose ressentait cette palpitation légère comme une onde bienfaisante ; elle se laissait porter ; elle était surprise d'offrir sans remords aux regards ses deux seins lourds qui l'avaient si souvent gênée, en des circonstances pourtant ordinaires. On entendait le bois qui craquait dans le poêle. Il était suffisamment près d'elle pour qu'elle sente la chaleur atteindre directement son ventre, et parfois lui causer quelque embarras plus localisé.

Très souvent, Jean Casino dormait, au fond de la salle, mais quand c'était Rose, il venait plus près, et il la regardait intensément. Il était séduit par cette jeune femme un peu grasse, dont le pubis très noir et très fourni contrastait avec la peau très blanche. Elle ne ressemblait en rien aux filles avec lesquelles il couchait habituellement, et le fait qu'elle ne s'épile pas les aisselles le troublait violemment.

(…)

vendredi 2 décembre 2011

L’atrabilaire du signe et la pseudomanie


Ce n'est pas un billet. Ou plutôt c'est un billet sans billet, un message sans texte, un titre sans rien, une idée sans son développement, et même pas une idée, seulement son attaque, son amorce, ses transitoires, comme on dit en acoustique. Il y a des titres, comme ça, qu'on aimerait laisser intacts, intouchés, vierges de phrases qui, quoi qu'on fasse, ne vont faire que l'abîmer, le diluer, l'affadir, et même le pervertir, le dévoyer. Pour la plupart des livres, d'ailleurs, on se contenterait bien de leur table des matières, ou de leur index. Pourquoi suivre tel et tel chemins qui ne vont au mieux que nous éloigner de l'idée, et sans doute nous perdre dans leurs entrelacs, leurs croisements, leurs embranchements, leurs impasses désespérantes, alors qu'on aurait pu utiliser ce temps à jouir de la pure figure génétique, si riche, infiniment riche, jamais décevante, jamais ennuyeuse, toujours jeune et fraiche, éternelle jeune fille qui court devant nous, nue et riant aux larmes, infatigable chimère, parfait visage à travers les yeux duquel nous voyons que l'éternité est nôtre, dès maintenant et à jamais.

L'atrabilaire du signe et la pseudomanie, donc !