dimanche 26 septembre 2021

Progrès de la tierce


Ils me tendent leur coude ! Mais moi j'ai besoin de leur serrer la main, pour savoir en quelle tonalité ils évoluent. En ré mineur, en fa majeur, en la majeur ? Sont-ils diatoniques, chromatiques ? En serrant la main de quelqu'un, un pianiste peut sentir si celui-ci est du genre fortissimo, ou andante, ou staccato. Le coude, lui, est muet. On ne sent pas avec une articulation, non plus qu'on ne parle.

Ceux qui ont travaillé le piano ont une empreinte en eux qui leur vient de la géographie du clavier (à cause de la disposition des touches blanches et des touches noires). Cette empreinte est à la fois active et passive. Elle émet et elle reçoit. Elle donne et elle prend. 

La main d'un pianiste est une extension de son oreille. C'est une oreille au bout du bras, une oreille délocalisée, comme certains animaux ont les yeux à l'extrémité de tentacules. 

J'ai enfin ouvert, quarante ans après l'avoir acheté, le livre "Genèse de la tonalité musicale classique", d'Armand Machabey ! Ce livre est un reproche vivant. Pas un mois sans que je me dise : « Tu ne l'as pas lu ! » sans que Machabey ne me dise : « Tu ne M'as pas lu ! » Armand Machabey… Quelle idée, aussi, d'avoir un si joli nom ! C'est un nom qui dissuade le lecteur. Avec un nom comme ça, se dit-on, il suffit bien de posséder le livre ! En quelle année ai-je bien pu acheter ce livre ? Je dirais à la toute fin des années 70, quand je prenais des cours de contrepoint avec Gérard Geay, d'après le traité de Zarlino. Quarante ans que ce livre me travaille… Si je le lisais, aujourd'hui, je découvrirais sans doute que je le connais par cœur. Quarante ans de mutisme absolu, ça perce les tympans les mieux armés. Imaginez un vieux couple qui durant quarante ans ne s'adresse pas la parole. (Ils se connaissent tellement… À quoi servirait-il qu'ils se parlent ?) Souffrent-ils ? Bien au contraire. Ils ont atteint une paix que les autres couples ne connaîtront jamais. 

Le contrepoint et moi, nous aurons été toute la vie au coude à coude, dans deux voies parallèles, nous apercevant à travers les minces parois de la biographie. Nous nous faisons des signes, quelquefois. On se connaît sans se connaître. On se reconnaît mais on ne se serre pas la main.

Les titres font rêver. « L'ambiance musicale en occident du IIe au VIIIe siècle », « Progrès de la tierce », « Les "ténors", la tonalité majeure ». Et puis, le rapport entre "organum" et "organiste", que je n'avais jamais compris : orgasme intellectuel !

Agathe, à qui je dis : « Schubert a copié Beethoven », me répond : « Quoi ??? Mais c'est NUL ! » Comment voulez-vous que la tierce progresse ?

dimanche 19 septembre 2021

Tissu


« Le tissu des peuples devient fragile. » Cette phrase d'Ernst Jünger me trotte dans la tête. Je la crois juste, profonde et très adaptée à notre temps. 

Plus le tissu des peuples est fragile plus on est contraint de bâtir des murs autour de l'individu (ces murs peuvent être de nature sociale, bactériologique, psychologique, technologique, ou plus simplement logique). Mais ces murs ne lui appartiennent pas, il n'en est que le locataire. C'est l'intérieur de soi que se trouve la seule vraie puissance, on le sait depuis la nuit des temps. En réalité, je pense qu'on a fait tout ce qu'on pouvait pour affaiblir les défenses propres à chaque être vivant, ce qui le rend dépendant de structures centralisées, et ce qui le rend plus facilement contrôlable. Une des premières choses que l'individu avait en sa possession, pour se protéger des agressions externes, était le langage. Or c'est la première des choses dont on l'a dépouillé.

Une grande part de l'agressivité que tout le monde ressent, de nos jours, est due à cet affaissement de nos défenses propres. Moins de langage, plus de violence, et plus de solitude — ce qui paradoxalement s'accompagne d'une atrophie de la singularité. 

C'est le tissu humain qui est en train de se déchirer, car il est de mauvaise qualité. Et sous le tissu, la chair est à vif. 

vendredi 17 septembre 2021

Sac poubelle



Tous leurs sens sont contaminés par le jourmoralisme. On leur montre un monument recouvert de tissu, et immédiatement, ils pensent : HIDALGO ! ISLAM ! SAC POUBELLE ! BURQA ! BEURK ! C'est le Grand Enfermement résosocialiste. À chaque événement, une lecture obligée, imposée par ce qu'ils voient et entendent toute la journée par ailleurs. Les médias les ont absorbés et digérés. Ils sont pressés de l'intérieur par la presse. Ne sort plus d'eux qu'un jus noir, insipide. Ils pensent par slogans et par smileys.

Ceux qui ne savent pas se détacher de l'actualité sont les plus insupportables. On ne peut pas écrire une phrase sans qu'ils se croient obligés de la rapporter au milieu dans lequel ils pataugent avec délectation. Tout fait sens, pour eux, mais toujours dans le même sens étriqué qui les maintient en vie. Rien de littéraire, aucune distance entre eux et le cours des jours. Ils sont happés par le présent, sans rémission, comme les boulimiques le sont par un paquet de chips.

Christo n'a jamais cherché à cacher, à masquer, à "faire disparaître". Au contraire, il a toujours eu le désir de faire apparaître, de rendre visible, de montrer. Quand on recouvre un monument de tissu, comme il l'a fait avec le Reichstag en 1995, on en rend visible les formes, et je dirais même la forme. Exactement de la même manière que, dans une sonate de Mozart, on pourrait masquer momentanément les éléments décoratifs et secondaires — ce n'est que par cette opération que les auditeurs percevront les lignes de force, les thèmes et les harmonies qui constituent la sonate, sa structure, son rythme interne, unique. Et dans la structure matérialisée, enfin perçue, une autre forme de beauté apparaît, qui vient s'ajouter à l'autre. Les objets, pas plus que les êtres, ne se donnent immédiatement, sans médiation. 

On ne voile que pour enfin connaître le plaisir de dévoiler. Poser un voile sur un être ou sur un objet, c'est montrer son désir, et c'est surtout révéler celui-là en même temps que celui-ci.

mercredi 15 septembre 2021

Dépossession


Ce que ton passage a fait naître en moi, c'est le sentiment de la dépossession. Ce matin, en me levant, j'ai eu envie d'écouter les Variations Goldberg jouées par Gould (je venais de découvrir une version que je ne connaissais pas, prise sur le vif, en 58, à Vancouver). Cette œuvre est l'un des piliers principaux de ma vie, depuis que je l'ai découverte, il y a quarante ans. Je pouvais compter dessus, en jouir autant que je le désirais, c'était un fait acquis une fois pour toutes. Il me suffisait d'y revenir pour retrouver, intacts, l'émotion, le bouleversement qui m'avaient transformé alors que j'avais vingt-cinq ans, en Bourgogne, et que je découvrais, halluciné, ce pianiste sorti de nulle part, à la télévision, chez ma voisine. Depuis, ces variations, je les ai écoutées deux ou trois mille fois sans doute, étudiées, jouées, je m'en suis nourri, je m'en suis étourdi, elles coulent dans mes veines, mais jamais, au grand jamais je n'avais éprouvé de lassitude en les entendant. Comment pourrait-on se lasser de son propre sang ? Et puis ce matin… Rien. Pas la moindre émotion. Et je n'ai pas pu ne pas faire la relation avec ton passage chez moi. Je me retourne sur ma vie, pour en jouir une dernière fois, et mes yeux ne voient rien. Ta présence ici, hier, m'a fait comprendre que rien n'avait existé, que j'avais rêvé. J'avais rêvé… tout seul. Je t'avais aimée tout seul. Il ne s'agit pas de sentiment ! Je sais bien que tu "n'as plus de sentiment" pour moi, et il serait parfaitement idiot de te le reprocher. Ce n'est pas de ça que je parle. Je n'ai pas retrouvé la trace en toi de ce que je croyais avoir vécu à travers toi. Rien. Le grand nettoyage a eu lieu. Tu es neuve, je suis veuf. Peut-on être neuf ? C'est toute la question, vertigineuse.
 
Je me retourne sur Euridice, et elle s'évanouit. C'est cela, mon angoisse. Je t'ai regardée, et je ne t'ai pas reconnue. Comment as-tu pu m'aimer si cela n'a laissé aucune trace en toi ? Je ne conçois pas que cela puisse exister. Quand on a aimé, l'amour laisse des traces en nous. On est changé à tout jamais. Tu m'as changé. Profondément. Comme les Variations Goldberg m'ont changé à tout jamais. 

Tu m'as souvent reproché cette souffrance que tu as ressentie à mon contact. Je l'admets, je ne suis pas quelqu'un de facile (et je ne l'étais surtout pas à l'époque où nous étions ensemble). Mais je veux te dire une chose : tu ne m'as jamais interrogé, moi, sur la souffrance qui a été la mienne, à ton contact. Tu n'as jamais cherché à connaître ma douleur, alors. J'ai retrouvé cette absence de curiosité, dimanche. Tu poses des questions, mais on voit bien que la réponse ne t'intéresse pas. Quand on essaie — maladroitement peut-être — de te la donner, tu es déjà passée à autre chose. Combien de fois cela m'est arrivé avec toi ! J'ai retrouvé, comment appeler ça, cette non-écoute, cette non-attention, dimanche. Tu n'avais même pas vu le portrait de toi, au mur, en face de la salle de bains… Je me rappelle encore parfaitement une scène, à Rumilly, dans la cuisine de la Closerie. Nous y étions, tous les trois, Sylvain, toi et moi. Notre liaison venait tout juste d'être révélée, du moins à nos proches. J'ai dit quelque chose, et tu m'as brutalement coupé la parole, sans même avoir entendu ce que je venais de dire, et tu es passée à tout autre chose, tout à fait comme si je n'existais pas. J'en suis resté coi, blessé, interdit, mais je n'ai rien dit, sur le moment ; c'était trop nouveau pour moi. Mais lorsqu'un peu plus tard, j'ai enfin osé te dire que tu m'avais blessé, en réduisant ma parole à néant, et que je n'aimais pas ces manières de faire, tu m'as répondu qu'il t'étonnait beaucoup que tu aies pu te conduire ainsi. J'ai alors pris mon frère à témoin, car j'avais vu immédiatement qu'il avait également été choqué par ton manque d'égard pour la parole de l'autre, et j'ai vu cet hypocrite mentir comme un arracheur de dents, et prétendre honteusement qu'il n'avait rien remarqué. Cette scène m'a beaucoup marqué. Pourquoi certaines scènes de notre vie reviennent-elles nous hanter, des années plus tard ? Parce qu'elles ont, depuis, pris la figure de la révélation, parce qu'on comprend qu'elles ne sont pas des accidents, mais des jalons. 

Je t'entends souvent te plaindre de ta solitude, du fait que tu ne trouves pas "l'âme sœur", que tu ne puisses pas partager ce qui te tient à cœur avec un homme. Mais ma Chère Raphaële, pour trouver l'âme sœur, il faut lui faire une place ! Oh, ne t'inquiète pas, ce ne sont pas vraiment des reproches, que je t'adresse là, car je sais trop bien qu'il est très difficile de parvenir à avoir une réelle communication avec autrui. Mais tout de même, interroge-toi ! Quand je t'aimais (et Dieu sait que je t'ai aimée, tu le sais !), je désirais ardemment reconstruire (réinventer) complètement ma vie, pour toi, en fonction de toi — on ne peut pas éviter ça, sauf à passer à côté des gens qu'on prétend aimer. Je n'ai pas senti de réciprocité, dans ce domaine. Je crois que tu fais fausse route, de ce point de vue, si je puis me permettre de te donner mon avis, en toute amitié. On ne peut pas demander à l'autre des choses qu'on est décidé à ne pas lui donner. 

Mais je vais prendre un exemple concret. Tu m'as souvent demandé "de [te] jouer quelque chose" au piano, et la plupart du temps, j'ai refusé (tu es tout de même la seule personne pour laquelle j'ai fait exception à cette règle). Tu m'as invariablement dit, alors : "Quel dommage ! Je ne comprendrai jamais que tu arrêtes de jouer du piano". Eh bien laisse-moi te dire aujourd'hui que je t'en ai beaucoup voulu de ne jamais avoir réellement essayé de comprendre ma douleur, la douleur qui m'avait fait arrêter le piano. Cette douleur a fait basculer ma vie, c'est une part capitale de ce qui me constitue encore aujourd'hui. J'aurais aimé la partager avec toi, j'aurais aimé que tu la comprennes, ou plutôt, que tu essaies de me comprendre. (Que tu essaies m'aurait suffi…) Que tu partages un peu de cette douleur avec moi. Je crois qu'on n'aime pas tant qu'on ne partage pas les douleurs de l'autre. On ne peut pas s'économiser : si l'on a peur de souffrir, alors il ne faut pas aimer. 

Quand mon ami Vincent Castagno est venu passer trois jours ici, en juillet, il s'est servi de la serviette que tu avais brodée pour moi (il a choisi lui-même). Je ne sais si tu te souviens : Tu m'avais offert une belle serviette de bain sur laquelle tu avais brodé à la main la formule de Paul Morand que j'aime tant : "L'amour n'est pas un sentiment. L'amour est un art." Et j'avais été bouleversé de ce cadeau, modeste et généreux. Je la conserve pieusement, cette serviette. Je ne m'en sers que très peu, car elle est trop précieuse pour moi. Je n'ai pas changé d'un iota : je pense toujours comme Morand. L'amour, comme la médecine, est avant tout un art. Il y faut du talent, du soin, de la maîtrise, de la patience, et surtout beaucoup d'exigence, si l'on veut seulement le connaître. Il ne se donne pas au premier venu. Le sentiment, c'est très facile. Tout le monde éprouve des sentiments. Mais les sentiments ne durent jamais. J'ajouterai une chose : il y faut beaucoup d'écoute. Il faut avoir l'oreille musicale, ou musicienne. Savoir écouter, savoir discriminer, savoir percevoir ce que les autres ne voient pas, n'entendent pas. Je ne dis pas que j'en suis capable, bien sûr, mais j'ai essayé. Dieu sait que j'ai essayé, avec toi. Je ne suis pas un sentimental. J'ai même du mépris pour les sentimentaux. Les sentimentaux sont des têtes creuses, qui passent d'un sentiment à un autre, sans jamais toucher le nerf de l'amour. Ils ne savent tout simplement pas de quoi il s'agit. C'est ainsi. (La vie est courte. Si en plus il ne faut rien connaître de ce qui nous constitue, c'est trop triste.) Quand je te vois regarder un tableau, ou écouter une musique, je te vois ne pas voir, ou ne pas entendre. Tu vas trop vite. Si tu étais mon élève, la première chose que j'essaierais de t'apprendre, c'est à écouter. Écouter, c'est d'abord se défaire de soi-même, ne pas faire écran à se qui se trouve à portée de sens. Ça demande une grande patience et une grande humilité. Notre corps est un conducteur, les choses doivent nous traverser, mais si nous voulons qu'elles nous traversent, il faut d'abord leur laisser la place dont elles ont besoin pour passer. 

Quand je te dis que "tu parles pour toi", c'est de ça qu'il s'agit. C'est une chose qui m'a immédiatement frappé, chez toi. Les paroles que tu prononces restent sur toi, elles ne décollent pas, et c'est très frustrant pour ceux à qui tu t'adresses. On a toujours l'impression que tu ne nous parle pas, mais que tu parles devant nous, ce qui n'est pas du tout la même chose. Ce n'est pas de chuchoter, que je te reproche — au contraire j'aime que tu parles bas, et j'ai horreur des gens qui parlent fort. Ce n'est pas du tout de cela qu'il est question. C'est de ne pas t'adresser à l'autre, c'est de ne pas mesurer ce qu'il faut donner pour que ta parole lui parvienne, pour te rendre compréhensible de lui. Il y a un chemin à faire. Il y a une intention à donner. Comme quand on aime : il y a une distance à couvrir. On ne reste pas en soi. (Si l'on reste en soi, on n'aime pas.) 

Ce matin, donc, je me suis retrouvé seul. Seul sans toi, seul sans les Goldberg, mais surtout : seul sans moi ! Mon moi est resté dans les Goldberg, et peut-être en toi. Cette dépossession est atroce. Ce n'est pas l'amour, qui me manque, c'est une partie de moi, une partie sans laquelle je ne suis pas en vie. J'ai bâti toute ma vie sur la musique, car j'ai su tout de suite que ces fondations étaient solides et durables, qu'elles allaient me porter. J'espère que les Goldberg vont revenir me traverser. Sinon, je crois que c'en est fini de moi.

lundi 13 septembre 2021

Raphaële

Comme elle a vieilli ! (Elle doit penser exactement la même chose…) Comme elle doit repasser par ici ce soir, elle a laissé ses affaires. C'est étrange, de voir les affaires d'une femme chez moi… Et de sentir son parfum qui flotte dans l'air.

Elle ne me regarde pas vraiment, je ne la regarde pas vraiment. On parle. Enfin, elle parle, surtout. 

— Qu’est-ce que vous éprouvez ?

— Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Un mélange de tendresse et de dégout, peut-être ? Qu'est-ce que c'est que ce corps qui a fait fi de moi, qui a vieilli sans tenir compte de mon regard ? 

— Raphaële m'a épuisé. 

— Pourquoi ?

— C'est une longue histoire. J'avais "oublié" ce qui faisait que je la supportais difficilement (bien que je l'aie aimée tendrement). Mais tout revient immédiatement. La première chose qui m'a frappée aujourd'hui, hormis sa peau fripée, est qu'elle n'écoute pas. Cela dit, elle m'a délesté de trois tableaux. Ça c'est positif. J'ai fait des naans au fromage. Pas si facile (je m'en suis vu, avec la pâte), mais ils étaient assez bons.

Son visage est la cible de mille caricatures. Elle a laissé dépérir tout ce qu'elle avait de beauté et a développé tout le reste. J'exagère bien sûr, mais c'est ce qui m'a frappé. Tous ces petits détails absurdes qui se sont développés en grimaçant, comme des cellules cancéreuses. Ils étaient déjà là, sans doute, mais je ne les voyais pas. Du temps que je fréquentais Raphaële, elle était timide. Là, elle ne l'est plus du tout. Du moins avec moi. Raphaële a quelque chose d'à la fois aristocratique et paysan. C'est ce qui m'a plu tout de suite. Mais nos goûts sont désormais en opposition totale. Elle m'a cependant étonné, en me demandant de la conseiller sur la tenue qu'elle devait porter ce soir pour danser le tango. Nous étions tous les deux dans la salle de bain parfumée, elle venait de prendre une douche, et elle me montrait sa robe, sa culotte, ses boucles d'oreilles, ses bracelets, ses bagues, ses chaussures. J'ai beaucoup aimé ce moment. Je me suis demandé si nous pourrions refaire l'amour ensemble, mais comme ce serait laborieux… J'avais "son" tableau depuis 2009, dans ma chambre, là où vous l'avez vu. Il n'y est plus. Ça me fait vraiment un drôle d'effet. Je trouve que les propriétaires de ces visages parfois se sabordent eux-mêmes délibérément. On dirait qu'ils choisissent consciemment de développer les traits qu'ils ne devraient surtout pas développer. Comme s'ils avaient peur de leur propre beauté. Il y a incontestablement du confort dans la laideur. Je voudrais n'être pas déçu, mais je le suis. Ai-je raison de l'être ? Sans soute pas. Nous ne trouvons plus nos marques. Nous ne trouvons plus la bonne distance pour nous parler, pour nous regarder, pour nous écouter. Il est toujours affreusement difficile de dire ce que l'on voit car immédiatement on se sent illégitime. Je dois lui sembler encore plus laid, plus vieux, plus grimaçant, bien sûr, je le sais bien, comment en serait-il autrement ? De quel droit puis-je la critiquer  alors que ce doit lui être une souffrance de me regarder ?


Emballement du non-regard



Ça commençait à devenir la honte. Il était temps que je trouve un sujet qui me mettrait tout le monde à dos. 

Je les trouve très beaux, ces emballages. Non seulement le résultat est beau, mais ces emballages ont des vertus herméneutiques (ou maïeutique) évidentes. En cachant, ils nous font voir ce qu'on ne voit plus. En masquant, ils révèlent, ils ramènent à la vie, ils sortent les monuments d'une ville du tombeau du regard. Et puis tous ces gens qui hurlent parce que l'Arc de Triomphe va être masqué durant quelques jours, je ne les entends jamais hurler contre les publicités géantes qui, elles, défigurent bêtement et méchamment les monuments parisiens. Ça, ils ne le voient tout simplement pas.

L'art existe aussi au second degré. Il en a toujours été ainsi. Il ne peut pas être seulement (ni toujours) au second degré, mais le second degré ne peut lui être interdit. Ce n'est pas parce que le second degré a été abîmé et ridiculisé par des artistes de pacotilles que l'on doit se l'interdire. On pourrait très bien par exemple imaginer des compositions musicales dont le propos serait de faire disparaître (le temps de l'écoute) la sonate opus 111 ou une des suites pour violoncelle de Bach. Ces deux chefs-d'œuvre n'en seraient pas le moins du monde abîmés, bien au contraire. Tout ce qui peut augmenter le regard ou l'écoute est bon. Les emballages de Christo n'ont pas vocation à rester. Ce ne sont que des opérations éphémères, et c'est précisément en quoi elles sont précieuses : elles rendent l'objet masqué plus précieux, mieux visible qu'il ne l'était avant elles. Il en va des emballages comme du blasphème. Je suis toujours extrêmement surpris par ces croyants qui ont si peu foi en leur dieu, pour penser que celui-ci pourrait être contrarié par des plaisanteries ou même des insultes le visant. Pour moi, Dieu est l'intelligence suprême, ce qui implique naturellement qu'il ait le sens de l'humour. Si Dieu n'est pas intelligent, alors on est mal

Et puis, et puis, très franchement, vous le trouvez si beau que ça, vous, l'Arc de Triomphe ? Non, il n'est pas beau. Tout ce qui est ancien n'est pas beau. Il est aussi idiot de le prétendre que de prétendre l'inverse : tout ce qui est moderne n'est pas beau, ni intelligent, ni nécessaire. On a parfaitement le droit de juger des œuvres anciennes, même si elles sont canonisées par l'habitude, le respect, ou l'attachement. Ce n'est pas son ancienneté, qui fait que Bach est un géant, c'est son génie, on a honte de devoir le rappeler. Mais peu importe, puisqu'il n'est ici nullement question de faire disparaître l'Arc de Triomphe, mais seulement de le masquer, un temps, pour lui rendre sa fraîcheur, par effet de contraste. Pas de quoi en faire une jaunisse ! Ce n'est pas parce qu'on aime passionnément une femme nue qu'on ne l'aime pas aussi habillée, ou même travestie. Ils devraient au contraire remercier Christo, ceux qui aiment l'Arc de Triomphe !

Dans le fond, cette histoire n'a pas de fin. Ceux qui jamais ne s'intéressent à l'art ne s'y intéressent que pour de mauvaises raisons, toujours. Ils ne voient rien, mais s'offusquent qu'on puisse leur montrer qu'ils n'avaient rien vu. Ce n'est pas tout à fait surprenant. On peut passer une vie à les tirer par la manche pour qu'ils écoutent Wagner, sans aucun résultat, par exemple, mais si on leur dit que Wagner était nazi, alors ils arrivent en claquant de la mâchoire. Ce n'est pas Duchamp, qu'il faut conspuer, ce sont ses perroquets sans talent. Ce n'est pas un artiste mort, qu'il faut insulter (et dont l'œuvre ne coûte pas un centime à la collectivité, je le rappelle pour les obsédés du tiroir-caisse), c'est l'absence de désir d'art qu'il faut interroger. 

Et puis, et peut-être surtout, il y a une évidente poésie de la disparition, du négatif, du retrait. L'Arc de Triomphe recouvert, c'est la Lettre volée à l'envers. Vous le voyiez constamment sans le voir, cet Arc de Triomphe, vous ne le voyiez plus de trop le voir, eh bien vous allez être obligés de le voir vraiment, cette fois-ci. On va faire réapparaître cette lettre que vous ne voyiez plus parce qu'elle était sous votre nez. Je me souviens encore très bien du Pont Neuf, en 1985. Mais qu'il était beau, ce pont que je ne voyais plus, ou mal ! 

Il y a toujours, dans un texte qu'on lit, des phrases qu'on ne voit pas. Toujours. On les lit, pourtant, mais elles disparaissent instantanément, ou elles n'atteignent jamais notre esprit. Il faut parfois des années et des années pour que, par hasard, ou par la sollicitation d'un tiers, elles nous apparaissent enfin. Et ce sont souvent les plus belles, les plus profondes. Nous nous étions réjouis le cœur et l'âme de phrases finalement ordinaires, et nous étions passés sans les voir sur les plus importantes. C'est que le temps est essentiel, toujours, en art comme en tout. L'emballage de Christo est un accélérateur temporel : il nous projette dans l'avenir de notre regard.

samedi 4 septembre 2021

Une préface

Je faisais, aujourd’hui, un énième malaise cardiaque en marchant dans la rue, quand l’idée m’est venue de conseiller à La Fuly d’écrire "Madame pète", un livre sur les pets des femmes de sa vie. Il me semble qu’il pourrait briller dans cet exercice.

Pourquoi pas "Madame pète" ? Louÿs a bien écrit "Enculées", liste commentée de toutes les femmes qu’il avait enculées.

Georges de La Fuly m’a appris, après que je lui ai fait cette proposition, que les péteuses étaient très populaires sur les sites pornographiques. Je l’ignorais.

Lui proposer d’écrire ce livre est le meilleur conseil que je lui ai donné. Pour ma part, je suis du bord de Michel Fourniret, qui déclarait aux enquêteurs : « Pour moi, une femme, ça ne défèque pas. C’est dégradant, ce n’est pas à la hauteur de l’image de la sainte Vierge. » Aucune des femmes que j’ai aimées, toutes m’ayant deviné parfaitement, n’a osé se laisser aller devant moi, ni même André, qui mettait tout le soin que je mettais à dissimuler mes passages aux toilettes pour que je ne sache rien, ou si peu, des siens, alors que je sais qu’il était moins cachottier avec les autres. Je voudrais être instruit.


Vincent Castagno


Le projet m'enchante, même si je ne suis pas certain d'avoir assez de matière pour écrire un livre très épais. Mais, après tout, un livre doit-il absolument être plus long que sa préface ?

vendredi 3 septembre 2021

La main



Écrire au stylo, c'est écrire des mots, ou au minimum des syllabes. Écrire à l'aide d'un clavier, c'est écrire des lettres, lettres qui ont toutes le même poids, la même intensité, alors que les lettres manuscrites sont toutes différentes, ont chacune leur personnalité, leur forme, leur énergie. 

On sent la résistance de chaque lettre, de chaque mot, de chaque groupe de mots, lorsqu'on écrit au stylo. Il y a des montées et des descentes, des arrêts, des ruptures, des trous, ou au contraire des liaisons, comme lorsqu'on parle. Il n'est pas du tout équivalent de prononcer des consonnes, des voyelles, il n'est pas indifférent de traîner sur telle sonorité, de glisser sur telle autre, de placer un accent ici, ou là. 

L'écriture à la machine est beaucoup plus intellectuelle. C'est la pensée qui forme les phrases, la main n'intervient que pour distribuer les lettres dans une chaîne qui existe préalablement dans l'esprit, alors que l'écriture manuscrite construit les phrases en même temps qu'elle les pense. Elle les déploie contre une résistance naturelle, elle est adossée à la résistance physique, qui lui profite, elle y puise son énergie, et sans doute aussi son inspiration. On se déplace sur le papier comme dans la pensée, la main doit suivre, alors que sur un clavier nous faisons du surplace. Le corps nous parle, quand on écrit à la main. On ne peut pas se détacher de lui, alors qu'il est si facile de l'oublier quand on frappe les touches d'un clavier. 

Il me semble que lorsqu'on écrit à l'aide d'un clavier et d'un écran, on se dicte à soi-même les phrases qu'on rédige, alors qu'on les invente, qu'on les forme, qu'on les façonne, quand on écrit sur du papier. Le style, une certaine qualité de style, en tout cas, naît directement de la confrontation à la matière et à l'effort physique, effort physique qui est distribué très différemment selon qu'on écrive avec un clavier ou avec un stylo sur du papier (car le papier n'est pas du tout l'écran (écrire à l'écran revient à nager dans la mer (pas de dénivelé), quand écrire sur du papier revient à marcher, ou courir, sur un terrain qui peut être en pente)). L'ordinateur et le stylo sont deux outils radicalement différents, voire antagonistes. Ils ne permettent pas d'atteindre les mêmes couches, en soi. Question de vitesse, et de posture, sans doute, mais pas seulement. Tout semble laisser croire qu'ils ne sont pas connectés aux même zones du cerveau. 

Un plan cru

Nous nous promenions. Je ne réponds rien. Un radis noir ! Nous sommes dans un pays libre. « Je vais marcher. » Et puis hier, elle me montre son test. Je crois que j'ai fait le tour de la question. Je ne m'y attendais pas du tout. Il y avait dix centimètres de trop. Pourtant, elle était plutôt douce. Elle l'a caressé un peu, et a dit : « Quel gros trou du cul ! » Mais comme le danger est un élément essentiel de l'érotisme… Quelle funeste erreur ! La tendresse crée de la tendresse, par contagion. J'en aurais pleuré, à chaque fois que j'étais à son contact. « Ah oui, tiens, il faudrait que j'essaie. »  J'ai aimé cet aller-retour à Nîmes. Il faisait un temps superbe. Venteux, chaud, un air très sec. Je dois avouer que j'aurais donné cher pour que ce moment dure, mais mon élève allait arriver d'un instant à l'autre. J'ai un corps, moi, monsieur, et ce corps va vous convaincre. Elle a voulu qu'on marche. On a marché. Quoi de plus naturel, en somme ? La maîtrise est pour moi parfaitement antinomique de l'érotisme. C'est donc ça, une vulve ? Le destin a donc choisi pour moi. Elle me décrivait précisément la manière dont elle s'imaginait entrer chez moi, tous les sens en alerte, avec autant de ferveur que de timidité, la manière qu'elle aurait de voir ce qui l'entourait. Si. Elle a vu mon bureau. « Mais je le connais ! » C'est le contraire, qui est anormal. Au moins nous avions un point sur lequel nous reposer. (Ici, faire son autocritique !) « Je ne sais pas si cela a été fait, c’est possible, mais il serait intéressant d’écrire un texte où l’auteur s’interrogerait longuement pour savoir s’il a envie de passer du temps avec le personnage dont il est tenté de parler. » La décision n'est jamais facile, pour moi, et l'appréhension qui m'étreint à cet instant m'est un délicieux poison. Pourtant, le silence était accablant. J'écoute le dernier mouvement de l'Aurore pour ne plus y penser. Dès avant son arrivée, les choses étaient claires. Ça m'a tout de suite énervé, qu'on puisse imaginer possible une chose pareille. Tout cela est sinistre, bien sûr, mais aussi cocasse. « Vous êtes le chirurgien de l'amour. Vos questions au sujet de la sexualité sont toujours techniques. Vous avez une vision technique du corps, pas seulement, mais la partie technique a beaucoup d’importance pour vous, et c’est loin d’être absurde. » Ne pas comprendre est ce qu'il y a de pire. Quelle effervescence ! Quel soleil ! Des corps partout. De la musique. Tout cela a eu lieu. Je m'en souviens. C'était un risque, tout de même, de me laisser voir son corps. Passer du temps avec un personnage, ce n'est pas facile. Combien de fois me suis-je senti comme l'escargot qui avance doucement ses antennes, et qui doit les rentrer précipitamment. Je la questionne donc par texto. « Tel que bonjour ? » Il ne sert à rien de dire à celui ou celle qui ne nous aime pas qu'on a jadis été jeune et beau. « Tu ne seras jamais un grand écrivain. » On devrait prendre des mesures, quand on est jeune. « Personnel jusqu'au déplaisir, libre jusqu'à froisser, sensible jusqu'au ridicule, imparfait au possible, mais moi assez vivement, c'est un assez joli résultat, il me semble ? » Les filles faciles sont ou très jeunes, ou très bêtes, ou supérieurement intelligentes. Elle a pour les éclats la passion des enfants. Toutes les barrières, toutes les frontières tombent, les unes après les autres. « Question de génération. » ll y a un emploi du temps. Il n'y a pas de détails, dans les relations humaines : tout vient à un moment ou à un autre sur le devant de la scène ; il suffit d'attendre. Les couples le savent bien. L'érotisme toujours oscille entre ces deux écueils. C'est peut-être pour cela que j'en ai tant besoin. Je me suis même demandé si mes tableaux, aux murs, ne pouvaient pas avoir été cause de son malaise. Sa froideur même m'excitait. Crève de solitude. C'est pourquoi les êtres pleins sont impossibles à aimer. Tout cela se lit dans la première phrase. « Je suppose que Vincent a dormi dans le canapé ? » Je ne peux pas lui donner tort. Elle paraissait mâchonner en secret quelque aliment indigeste, quelque viande rance et pimentée. Le cunnilingus, c'est d'abord l'odeur. La position du nez, juste au-dessus de la bouche, en vigie, plongeant vers elle, ne laisse aucun doute. « M'enfin ! Pas du tout ! » Le temps d'un gonzo sur Internet… Le temps de se branler. C'est le temps qui épaissit le sang qui bat aux tempes, qui lui donne cette violence sourde, et qui plonge les corps dans l'effroi (sans l'effroi, le sexe n'est rien). Pas besoin de goûter, on sait immédiatement si l'on aimera ou non. Je sais que ce que j'écris a l'air cruel, mais ça ne l'est pas.