vendredi 29 septembre 2017

Sainteté



Il y a des femmes qui sont comme ça. Elles n'assurent que le service minimum. On a toujours l'impression qu'elles sont en grève. Ça répond d'un mot, quand ça répond. Ça n'écrit pas. Ça ne va pas à la poste. Ça n'aime pas, ou très mollement. Ça ne hait même pas, d'ailleurs. Ça pleure un peu, parfois, mais même ça, les larmes, on sent qu'elle sont lésineuses et contingentées. Ça parle mais sans faire l'effort d'inventer des phrases. Ça veut peut-être vivre très longtemps ? Durer ? Jamais mourir ? Ou c'est seulement un encéphalogramme liposucé, une radinerie ontologique ? Un moi congelé qui a peur des températures ? Petite chose inestimable que les frottements affolent. Infusion de silence, retraits et cataplasmes. Madame sent le confit et le placard, elle ne veut pas s'abîmer dans l'inutile conflit. Ça ne vit pas. Ça dure. Thé pyjama soleil paravent cri d'alarme stop !

« Je suis toute à toi, corps et âme. » C'est drôle, non ?


lundi 25 septembre 2017

Malédiction



Je me regarde dans le miroir de l'écran. Je ne me reconnais pas. Je ne me reconnais absolument pas. L'autre jour est passé ici un jeune homme très sympathique, qui se prénomme Quentin. Il m'a pris en photo. J'ai regardé ces photos sur l'écran de son appareil numérique. J'ai été très frappé de ce que j'ai vu. Ce visage, comme se fait-il que ce soit moi, comment se fait-il que je sois devenu lui ? C'est presque impossible à soutenir. Une douleur fulgurante. Je suis là ? C'est moi ? C'est le moi que voient les autres ? C'est le moi que voit Isabelle ? Je verrais ce type là, moi, je fuirais immédiatement ! Quel formidable écart avec moi-même ! Mais pourtant, comme je sais que c'est bien moi, tout de même, quel est le moi en moi qui ne supporte pas ce moi-là ? Comment se fait-il que ces deux mois ne puissent pas se voir en peinture, et même, ne se reconnaissent pas ? Si je devais faire mon portrait, en peinture justement, et si j'en étais capable, ce n'est assurément pas celui que je vois dans le miroir que je peindrais. Est-ce à dire que je me trompe complètement sur moi-même ? Est-ce aussi simple que ça ? Quel est cet écart qui dissocie ces deux mois, qui les écarte l'un de l'autre, qui les sépare comme on sépare au scalpel l'épiderme du derme ? Qu'y a-t-il entre ces deux mois ? La nuit, seulement ? Ou bien, au contraire, le plein jour, la lumière et sa vitesse terrible ? Comment ferais-je, si je voulais me peindre alors que je ne veux pas peindre celui que je vois dans le miroir ? Quel est le sujet que je prendrais pour modèle ? Où se trouve-t-il ? Est-il déjà mort en moi ? Est-ce un souvenir de moi ? Un moi qui n'existe que dans ma mémoire, ou dans mon imagination ? Une projection ? Mais si c'est bien d'une projection qu'il s'agit, de quoi, de qui est-ce la projection ? De mon désir ? Je ne peux pas me satisfaire d'une idée aussi bête, c'est impossible. Un désir n'a pas de traits, pas de visage, de chair, pas de volume, pas de poids ni d'odeur. Un désir n'existe que dans un monde parallèle, il se pose ça et là comme un papillon sur une fleur, sur un corps, sur un visage, mais il n'est pas ce corps ni ce visage. Je regarde la visage d'Isabelle, le visage qu'elle a, à Annecy, dans la photo bouleversante que j'ai faite d'elle, habillée de rouge, enveloppée de rouge, gonflée de rouge, les joues tremblantes de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Je suis à l'intérieur d'elle, contre Isabelle. Je sens ses chairs, ses odeurs, son haleine. Et je me demande encore : où suis-je ? Quel est ce moi qui est contre elle, en elle ? Je ne le connais pas. Et je suis pris de vertige : elle le connaît, elle, ce moi, et moi je ne le connais pas. Je suis plus étranger à ce moi-là qu'Isabelle qui est pourtant si loin de moi. Ça m'arrache la peau, je ne suis plus qu'une masse d'organes fumants et sanguinolents, hurlants, pas encore vivants, pris dans une masse de rien qui bout, qui tremble, qui délire, qui suffoque. Entre eux et moi, le sang, la persistance de la vie organique, le souvenir de la veille, la peur de mourir, l'ombre des disparus, mais quoi, ce n'est rien encore, ce n'est que de la matière qui palpite, sans espoir, sans projet, sans amour. Je voudrais avoir pitié de celui que je vois apparaître dans l'écran noir, je voudrais l'aimer un peu, je voudrais qu'il m'explique comment il est devenu ce qu'il est, mais je ne connais pas sa langue. Il est dans une réalité à laquelle je n'ai pas accès. Le regard des autres ? Foutaise. Ils ne regardent pas. Ils n'écoutent pas. Ils ont trop peur. Trop peur de se voir eux-mêmes, par-delà ce qu'ils regardent, vous, nous, moi. Statue. Je vois une statue. Comme cette photo de ma mère morte, sur son lit de mort, que je n'ai jamais osé regarder depuis que je l'ai faite. Je lui ressemble. Je ressemble à cette statue de pierre. Monument qui ment. La vie a fui. Par où, par quels orifices, par quelles ouïes ? La vie m'a fui. Je ne peux pas lui en vouloir. Je me suis vidé. Comme quand on a la chiasse. J'ai buté contre quelque chose de dur, d'extrêmement dur, qui m'a vidé de moi-même. Le choc. Pfuit… Malédiction !

mardi 19 septembre 2017

Albéric Magnard


En 1902, il écrit à Paul Dukas « Je n'ai pas atteint la pureté de cœur et d'esprit qui fait les chefs-d'œuvre. Je n'y arriverai jamais, hélas ! Et c'est là ce qui fait ma plus grande mélancolie ».


mardi 5 septembre 2017

Les mots et les sons




Il m'aura fallu quarante ans, presque, pour commencer à entendre ce qu'on me disait. Enfant, j'étais atteint de plein fouet par les sensations, par les sons, par les mots. Je ne les comprenais pas. Quand j'écoutais de la musique, je ne la comprenais pas, car j'étais incapable de la moindre analyse. Tout entier dans la synthèse (et ce mot dit encore trop), j'étais incapable de l'appréhender. Elle m'arrivait comme un tout sans éléments, sans coutures, sans porte d'entrée, d'un seul bloc, elle me tombait dessus comme une montagne, c'était terrifiant. Elle me faisait mal, comme j'imagine qu'un enfant est blessé par les paroles qu'il entend (avant de parler), car ces paroles disent beaucoup plus que ce que ses parents, plus tard, vont lui apprendre. Le sens, c'est d'abord un effeuillage des mots, une simplification par rapport à ce que l'enfant comprend. Au fur et à mesure qu'on lui apprend le sens des mots, ces mots perdent en épaisseur, en poids, en complexité, mais surtout en plénitude. Le plein va se fendre, se morceler, se diviser — mais aussi se ramifier. 

Ma mémoire a beaucoup souffert de cette manière d'appréhender (si l'on peut dire) les sons et les paroles. On ne peut retenir que ce qu'on peut décomposer, et tout m'arrivait dans un état tel que ces choses étaient absolument indécomposables. Il n'y avait rien entre les choses et moi, par de médiation. J'étais un idiot. Je les prenais en pleine figure, ou plutôt en plein cœur. Il m'a fallu faire un énorme détour pour parvenir au sens. Les mots restaient des mots, des signifiants purs qui ne traînaient avec eux leurs pauvres signifiés que du bout des lèvres, des lèvres closes, qui ne savaient s'ouvrir, rarement, que sur le vide et le silence de la pensée interdite. J'entendais mes frères et sœur prononcer des mots qui ne débouchaient sur rien de concret, c'était de pures sonorités, étranges et étrangères, comme des sortes de divinités secrètes d'une religion dont j'ignorais tout enfouies dans une terre lourde et grasse. 

Quand on entend à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que les autres, on ne peut être que profondément meurtri par ce qui nous entre dans la chair. Quelle cruelle déception de comprendre que les mots ne disent que ce que tout le monde s'accorde à comprendre ! Mais quelle mortification de réaliser qu'on était dans le malentendu ! Je n'oublierai jamais ce jour où ma sœur aînée s'était moquée de moi parce que je lui disais qu'elle était "con", et où elle m'avait laissé entendre que le mot "con" ne signifiait pas ce que je croyais. Elle m'a "laissé entendre", elle m'a permis de comprendre… que les mots n'avaient pas une seule signification — et que dans ce faisceau de significations, très souvent, se cachait du sexuel, comme un point noir et luisant. Et puis il y avait ces albums de Tintin et ces mots anglais (par exemple) que je prononçais mal parce que personne ne les avait prononcés devant moi. Les mêmes lettres pouvaient donc produire des sons différents ? Quelle révélation ! Le même mot pouvait dire à la fois une insulte, banale, et cette chose si mystérieuse qu'il fallait la recouvrir d'un mot disant tout autre chose ? Quelle merveille ! De glissement en glissement, d'imprécision en imprécision, de malentendu en malentendu, on en arrive à partager avec les autres une espèce de langue commune qui paraît aller de soi, celle qu'on appelle langue maternelle. 

S'exprimer ? Je viens d'un monde où ça n'allait pas de soi du tout. C'était même plutôt mal vu, chez nous. L'expression ne pouvait être qu'une obscénité, une vulgarité, une chose à la fois inutile et grossière. Mon père parlait peu mais il exigeait qu'on parle bien. Comme je ne m'en sentais pas capable, je me suis tu, très longtemps. Parler c'était s'exposer à la réprimande et au ridicule, alors que se taire c'était passer pour quelqu'un de potentiellement intelligent. Si l'expression n'était pas mon fort, l'impression, en revanche était ce qui me constituait. J'étais très impressionnable. 

Ceux qui sont mal à l'aise avec le sens sont souvent les plus profondément touchés par la poésie car il reste en elle cette impasse enfantine, cet en-deça du sens, ou ce sens qui n'a pas encore complètement pris, qui est toujours encore en train d'éclore, qui n'est pas stabilisé, qui tremble, qui est une intermittence du sens, mais c'est la totalité insécable de l'enfance retrouvée que la poésie s'évertue à rendre sensible. La grande poésie se donne tout entière, d'un seul mouvement, elle est inanalysable et d'une certaine manière incompréhensible. C'est un talisman en action. Comme la musique. Il y a ce quelque chose à quoi rien ne résiste (mais qui résiste à tout), ni l'âme, ni le cœur, ni les tripes, ni l'esprit et qui surpasse l'intelligence la plus aiguë. La cantate BWV 73 de Bach, son premier morceau, « Herr, wie du willt, so schicks mit mir » est comme ça. Ça guérit, et ça donne la vie, tout simplement, et ça vous emporte d'une manière injustifiable, inqualifiable, vous passez derrière le rideau du mensonge. Tout est dans l'ordre, à nouveau, pour quatre minutes et dix-sept secondes. La joie est précisément à sa place, le mouvement est agile, léger, ouvert, les odeurs de lavande aident à respirer et l'infini est à portée de regard. 

Vue sur les Alpes… 

Quoi ? C'est un thème ? C'est un développement ? C'est une modulation ? Mais de quoi me parlez-vous ? C'est de la musique. Ce n'est même pas de la musique, c'est LA musique, le son. C'est la chose qui me ravit et me terrorise, qui me fait du bien et du mal, c'est le glas frais et l'onde sinistre, c'est la chair de la mère et c'est le souffle du père, la caresse du soleil, l'après-midi, au jardin, l'ombre et la solitude près du piano, c'est la phrase infinie de l'amour qui n'a pas encore de nom. J'écoutais comme un dément. Et quand on me demandait ce que j'avais entendu, j'étais muet, dans une sorte de terreur. Je n'avais rien entendu. J'étais dedans, complètement dedans, et aucun mot, aucune idée ne pouvait rendre compte de cette sensation-là, de ce monde à côté du monde, ou au-delà. Mais c'était triste, gai ? Aucune idée. Cet enfant est idiot. Peut-être est-il sourd ? Tu crois que ce serait les vaccins ? Tu sais qu'il a encore eu des hallucinations, cette nuit ? Il caresse son chat, laissons-le… 

Pleins et opaques étaient les mots, les musiques, les êtres, à la fois complets et insignifiants, qui m'accueillirent dans le monde — ils n'avaient pas encore créé de liens entre eux, chacun d'eux était un monde en soi, une île perdue, cernée par la nuit. Ils ne s'exprimaient pas, eux non plus, ils étaient, et il fallait trouver une manière d'être à côté d'eux, sans se faire écrabouiller. Tout cela est si ancien déjà qu'on peine un peu à en retrouver la vérité, et pourtant c'est bien plus important, en quantité et en importance, que tout ce qu'on a cru comprendre, et vivre, après.


samedi 2 septembre 2017

Carte Vitale


— Vous faites de l'hypertension.
— Ah bon ?
— Oui. C'est très embêtant.
— Ah bon ?
— Oui, mais ne vous inquiétez pas, on a un traitement.
— Ah bon !
— Oui, je vais vous prescrire du Minorix 500, vous allez voir c'est très efficace. 
— Ah bon.
— Oui. Voilà. Un par jour, c'est très pratique et très efficace.
— Bon. 
— Voilà. Ça fait 23 euros. Vous avez votre carte Vitale, s'il vous plaît ?
— Non.
— Comment ça, non ?
— Je veux dire que je ne vais pas le prendre votre Minorix 500.
— Ah bon ?
— Non.
— Vous préférez faire un régime ? Je vous préviens, c'est assez contraignant.
— Non.
— Comment ça, non ?
— Non, je ne vais pas faire de régime.
— Ah, vous ne voulez pas vous soigner ?
— Non. 
— Mais pourquoi ?
— Parce que je vais très bien.
— Ça, Monsieur, permettez-moi d'en douter. J'ai les chiffres de votre…
— M'en fous, de vos chiffres. 
— Ah oui, évidemment, si vous ne me faites pas confiance…
— Non, je ne vous fais pas confiance. Mais n'y voyez rien de personnel.
— Pourtant, la Science…
— Je l'emmerde, votre Science.
— Bien. Je vois. Vous refusez le progrès.
— Vous ne voyez rien du tout mais ce n'est pas grave.
— Si si je vois bien.
— Voilà vos 23 euros.
— Gardez-les, je ne veux pas que vous me reprochiez de vous avoir extorqué de l'argent pour rien.
— Non, ça me fait plaisir, vraiment. J'adore donner de l'argent, surtout quand ça ne sert à rien et que c'est remboursé. Vous n'avez pas une piscine à construire ?
— Ce n'est pas le problème. 
— Mais si c'est le problème, bien sûr que c'est le problème. 
— Je vous aurai prévenu.
— Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous faire un procès parce que je vais mourir d'une maladie quelconque. De toute manière je vais mourir. Et puis mon hypertension m'aide à supporter les médecins.
— Hum…
— Oui, comme vous dites, hum…
— Vous savez…
— Non, je ne sais pas, mais vous non plus.
— Bien, je n'insiste pas.
— Merci. Au revoir Docteur.
— Attendez ! Vous oubliez votre ail et votre crucifix…
— N'exagérez pas votre importance, Docteur, vous n'êtes qu'un esclave très consciencieux auquel on donne quelques miettes tombées de la table, rien de plus. Vous pourrez tout juste construire votre piscine un peu minable, payer le mariage de votre fille, partir deux fois en vacances à Phuket, et vous mourrez, comme moi, à l'hôpital, entouré de deux aides-soignantes qui parleront le bantoue ou l'arabe. Vous aurez refourgué consciencieusement votre Minorix 500, vous aurez couché avec l'assistante du Professeur Truchot qui vous invite à ses conférences au Novotel de Marne-la-Vallée, et pas un de vos commanditaires ne sera au crématorium pour vous saluer, à moins que votre femme ne soit très jolie, ce qui m'étonnerait. 

vendredi 1 septembre 2017

Septembre



Elle arrive d'un seul coup, la clarté de septembre, elle sort de la gangue encore chaude d'août et nous fait tressaillir car en elle se concentre la belle transparence de mai et l'abîme brûlant de la nuit de glace qui s'avance. C'est une lumière à nulle autre pareille qui vient adoucir un peu le désespoir du jardin délaissé. 

Il n'y a qu'une seule note, mais si précise dans sa nuance. Ça vient après le sucre, après l'écrasement, après le long et lourd sommeil dans quoi on s'enfonce jusqu'au sang.