dimanche 12 mai 2024

La vie sexuelle de Georges de La Fuly

 

Reprenant les Exorcismes spirituels de Philippe Muray, j'y relis un texte qui m'avait enthousiasmé à l'époque (2000) et qui me semble encore plus vrai aujourd'hui : Sortie de la libido, entrée des artistes. En épigraphe, cette phrase extraordinaire : « Celui qui promettrait à l'humanité de la délivrer de la sujétion sexuelle, quelque sottise qu'il dise, serait considéré comme un héros ». On a vraiment la sensation que Freud est là, parmi nous, témoin sidéré du grand délire dans lequel les femmes d'aujourd'hui nous entraînent en grinçant des dents et des cuisses.

Tout serait à recopier, dans ce texte magistral ! Qu'on me permette au moins de citer le premier paragraphe. « D'une façon générale, il devrait être maintenant possible de commencer à évoquer froidement ce qui reste de la vie sexuelle à la manière dont on décrit les monuments du passé, les cathédrales, les ouvrages d'art désaffectés, les palais inutiles et les châteaux déserts entre lesquels continue à se déplacer une humanité qui n'a plus avec ceux-ci le moindre rapport de cause à effet, mais qu'elle révère néanmoins en tant qu'objets de contemplation et prétextes de visites ; et sans doute avec d'autant plus de plaisir que ces objets ou ces prétextes, arrachés sans retour à ce qu'ils étaient, à leur quiddité pour parler un instant comme Heidegger, sont devenus de purs et simples éléments du décor photographiable et caméscopable jusqu'à plus soif. Il en va aujourd'hui de l'existence sexuelle, c'est-à-dire de l'avidité libidinale, comme de ces “lieux de mémoire” qui ne sont plus que des motifs d'attraction et d'animation pour une société toute nouvelle, après avoir été longtemps peuplés d'êtres en cohérence avec ce qui les environnait. »

Plus personne ne sait très bien à quoi pouvait servir le sexe dans les temps historiques… Depuis une vingtaine d'années, il disparaît progressivement de la vie et envahit les écrans. Et dans ma vie ?


L'un miaule et l'autre écrit. Je lis les poèmes de Vincent en écoutant les sonates pour violon et piano de Bach. Jaime Laredo. Dimanche. Le goût du pain beurré. Rayons de soleil sur les feuilles du néflier. Grand calme.

L'agitation est retombée. Je remarque que lorsque mes phrases sont bonnes, je change de manière de frapper les touches du clavier. Je sépare les lettres, j'enfonce les touches avec une sensation plus intense, plus réelle.

Goût sucré au fond de la bouche. Valérie voulait me donner un teckel mais je n'aime pas les petits chiens. 

et tu allais cul nu te baigner dans la mer.

J'ai un énorme fichier qui d'ailleurs augmente constamment, dit Michel Leiris à Madeleine Chapsal. Je m'aperçois tout à coup qu'entre tel fait et tel autre, il y a peut-être un certain rapport qu'il s'agit d'élucider. Le chat Bébert passe dans le jardin.

Nous vivons contents et doux, comme des fleurs sous les obus

Dans la nuit de vendredi à samedi, j'ai fait un rêve extraordinaire. Il suffit d'un rien dans un mail écrit trop rapidement pour que les gens se froissent. Ils ne le disent pas mais on le sent. J'ai passé un savon à Cora. 

La sujétion sexuelle… Parlons-en. Ou plutôt, n'en parlons pas, comme de tout ce dont il ne faut plus parler. Il ne faut pas parler de musique, il ne faut pas parler de langue, il ne faut pas parler de race, ni de Surveiller et Punir, ni d'elle, ni de lui, ni d'eux, ni des seins de Jo. Il faudrait tout de même que je cite l'extraordinaire poème que Vincent lui a consacré. Mais non. Ophélie a reparu dans un espace que je ne fréquente pas. Je ne suis pas un héros. Le son du violon, le son de la guitare. Le café.

Je me détruis j’envoie des lettres J’ai tout essayé pour te plaire

Était-ce la tempête solaire ? Je ne savais pas. Je dormais. Dans mon rêve, j'étais dans ma chambre d'enfant à Rumilly. Je dormais, et il y avait une lueur extraordinaire qui provenait de la porte ouverte, une lueur comme je n'en avais jamais vue, belle et inquiétante, blanche et diffuse, d'une blancheur qui contient toutes les couleurs. C'est cela qui m'a réveillé et qui m'a effrayé. Je me suis retourné vers la porte, toujours allongé, et alors je me suis réveillé dans un autre rêve. J'ai dû produire un effort extraordinaire pour me réveiller de ce second rêve, et dans la chambre, tout était noir. Je me suis apaisé. Ma mère et ses frasques… Méconnaissable, elle découchait et rentrait au petit matin, trop fraîche. Comment peux-tu me faire ça ? Ma mère et les chats. Mon père et les chiens.

Tes seins

se connaissent

et se reconnaissent comme des Anglaises à Piccadilly

On voudrait être léger. Plus léger encore. Foutre la paix à tout le monde. Ils n'y sont pour rien, contrairement à ce qu'on fait semblant de croire. La lettre de Yohann à VEOLIA, je la trouve extraordinaire ! 

On voudrait avoir du génie, n'est-ce pas. Ce serait bien.

— N'avez vous pas dit que vous écrivez pour être aimé ?

— C'est une chose que m'avait dite Genet, lorsque j'ai fait sa connaissance. 

J'ai commencé un nouveau cahier, le 11 mai. Je sais bien que tout finira à la poubelle, quoi qu'ils disent. 

Ce sera un beau matin Bleu et clair pour la saison Où

L'un miaule et l'autre écrit. Je me ferai un bortsch, mardi. Tant pis si ce n'est plus la saison. Avant que mes boyaux pourrissent au fond d'une chambre, quelque sottise que je dise. Je la suis dans la rue très-noire quand elle change d'avis comme de trottoir. Il faut prendre un peu de plaisir tout de même. Quel calme, avec la sicilienne de la quatrième sonate en ut mineur. Je suis un élément du décor, ni plus ni moins. Je peux me le permettre, puisque je suis seul. Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, ça ne changera rien. J'ai de la sympathie pour Robbe-Grillet. Il était si drôle. C'était l'époque où le sexe existait encore, vous souvenez-vous, mes vieux compagnons ? Nous étions heureux. Pas du tout libérés, non, mais heureux. Libres. 

Oh, ça va bien ! Ne vous retournez pas, il n'y a rien derrière vous, que l'ombre si épaisse de notre avenir. On marche, on dort, on marche encore, on dort toujours, et les heures passent dans le jardin, avec l'odeur du seringat. Dimanche. Je n'ai pas de fureur en moi. 

J’ai beau me taire pour te plaire, Je suis silencieux pour toujours.

J'écoute toujours, jusqu'à ce que la réalité des choses soit enfin dissoute, sans qu'il y paraisse. Je passe ma main sur le bois de la table, je m'attends à ce qu'elle le traverse. Toutes les sensations de la vie sont bonnes. Il faut n'en perdre aucune. Soyez attentifs, pour avoir des souvenirs qui seront bientôt tout ce qui vous reste. 

En ce moment il y a des ciels sympas Et tout s’effondre en moi

Comme un colonel dans sa vodka

Son invisible galantin

Je serai jusqu'au dernier soir,

Bien caché derrière son miroir.

Tu ne dis rien ? Tu ne dis jamais rien, je sais bien. Chut ! C'est ton style. Comme des fleurs sous les obus… Tu dors peut-être, comme nous tous. Une péniche passe. C'est son nom. 

On ne remarque pas l'absence d'un inconnu.

Ce qu’on imite, c’est déjà et toujours une copie.

L'alphabet et moi nous inventons des aventures. Je cite Montaigne sans le vouloir. Je reprends du café. Le chat se met subitement à courir sans que je comprenne pourquoi. 

Rendez-nous le sexe !, dit-il, des sanglots dans la voix. Les mines s'allongent car personne ne sait de quoi il parle. Il doit être fou. Ils écoutent l'Eurovision, ils votent, ils boycottent, ils aboient, ils polémiquent, ils « postent ». Mais la mer passe par-dessus les toits et emporte les antennes. 

Comment est-ce possible ? I Hear A Rhapsody - Live

samedi 11 mai 2024

Sarcasmes contre dithyrambes

 

Bernard Pivot est mort il y a quelques jours. À cette occasion, on a vu fleurir sur le Net une profusion extraordinaire de dithyrambes. Un des mots qui revenaient le plus était « grand homme ». Bernard Pivot était le grand'homme qu'on n'avait pas su admirer autant qu'il aurait fallu, en son temps. Et puis ce fut évidemment l'occasion de ressortir son fameux texte « très chiant » sur la vieillesse, ce texte si mauvais qu'il semble avoir été écrit par l'une de nos journalistes ou, ce qui revient au même, par l'une des nos écrivaines vedettes. Je crois que c'est ce texte qui a fait déborder le vase de ma mauvaise humeur. On est toujours excédé quand on voit les admirations de ses contemporains, car c'est là que se révèlent leur goût épouvantable et leur soumission sans réserve aux poncifs et à la langue du jour. Mais c'est un détail, si l'on veut bien considérer le phénomène dans son ensemble.

Faut-il que l'époque soit misérable, et misérablement déculturée, pour qu'un Bernard Pivot lui semble incarner le nec plus ultra de la culture ! Il est merveilleusement significatif que ce nom soit devenu le symbole de la France littéraire. Mais je n'ai pas ici l'ambition de traiter ce sujet, sinon par la bande.

Ce qui m'intéresse au premier chef, ce sont les réactions qu'a provoquées une photographie qui laissait voir un court extrait (même pas la première page en intégralité) du texte écrit par Philippe Muray, « Pivot et son peuple », texte qui comporte huit pages, tel que publié aux éditions des Belles Lettres dans le troisième volume de ses Exorcismes spirituels. Dans tous les commentaires qui se trouvaient sous cette publication, ou disons dans 99% de ceux-là, se lisait la révolte du « peuple de Pivot », ce qui est parfaitement normal, puisque le texte de Muray vise moins Pivot que son peuple, c'est-à-dire la petite-bourgeoisie post-littéraire qui s'agite nerveusement à la moindre brise qui semble la moquer ou seulement la contredire. Et, comme par hasard, dans TOUS ces commentaires — mais vraiment tous ! —, dans tous les commentaires de ceux qui très visiblement n'avaient PAS lu le texte en question, Muray était orthographié Murray, alors même que le patronyme de l'écrivain figurait en tête de la page. (Un cas similaire et ô combien significatif est celui de notre ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, que personne, sur internet, ne sait orthographier correctement. Il me semble pourtant que c'est précisément quand on attaque quelqu'un qu'on doit prêter attention à bien le nommer, sous peine de voir les critiques qu'on lui porte complètement dévaluées.) Comment mieux signifier que ces gens ne lisent pas, ne voient pas, très littéralement, ce qui est écrit, mais ce qu'ils veulent lire, ce qu'ils s'attendent à lire, ce qu'ils désirent lire. La violence des réactions sous ce « statut » Facebook était presque comique, mais on ne s'est tout de même pas aventuré à faire remarquer à leurs auteurs qu'ils réagissaient comme des poulets auxquels on a coupé la tête, car ces bêtes là mordent, quand on s'avise de montrer à quoi ils ressemblent, vus de l'extérieur. Ils aiment communier, soit. C'est une chose qu'ils font très bien et avec passion. Que la communion porte sur la détestation d'un écrivain qui ne braille pas dans le sens du vent, et elle atteint au sublime, car ils savent, dans le fond d'eux-mêmes, qu'il est question de quelque chose dont ils ignorent tout — et c'est bien cela qui les rend hystériques. La petite-bourgeoisie régnante n'aime pas, mais alors pas du tout, se sentir exclue. Elle a même fondé son projet sur le rejet de toute exclusion : l'inclusion est son idéal indépassable. Tout doit être POUR-TOUS, sous peine de ne pas exister ou d'être considéré comme un crime. La littérature restait encore vaguement, jusqu'en les derniers temps du siècle dernier, un de ces territoires auxquels on n'accédait qu'avec difficulté et effroi, et c'est bien ce qui est insupportable à ceux qui veulent se sentir partout chez eux. La morale du Touriste a depuis longtemps aboli tout réel sentiment d'étrangèreté, et toute possibilité d'être un véritable étranger en quelque domaine que ce soit. La morale littéraire est une de celles qui ont disparu corps et biens. L'exigence minimale qui consiste à lire un texte avant de le critiquer, ou seulement de s'en offusquer, semble aujourd'hui une de ces vieilleries qui font sourire les poulets sans tête pressés qui ont le doigt rivé sur leur smartphone, et qui exigent des réponses claires, univoques et immédiates à des questions binaires. Leur demander de lire le texte de Muray (huit pages !) serait presque les injurier : pour eux, la question n'est pas là ! Mais même avant de savoir s'ils accepteraient de lire le texte de Muray, il faudrait savoir s'ils ont appris à lire, car on ne lit qu'en fonction de ses autres lectures, autrement dit de cette faculté à relier les textes entre eux, à les faire dialoguer, faculté qui s'élabore lentement au fil des années. La réponse à cette question est trop bien connue, nous en avons de multiples preuves chaque jour — et d'ailleurs la littérature n'est pas seule en question. Dès qu'il s'agit d'apprendre, dès qu'il s'agit d'admettre que quelque chose nécessite un apprentissage, que rien n'est donné sans effort et temps (la question du temps est centrale, peut-être plus encore que celle de l'effort), que les goûts sont toujours et avant tout des états culturels, nos Modernes se rebiffent et en appellent à l'Égalité et à la Démocratie, instances qui s'empressent bien sûr de leur donner raison, en vertu des nouveaux « standards de la communauté », qui stipulent que chacun vaut chacun et que l'Immédiateté est le principe souverain.

La littérature occupe une place ambigüe dans les arts. Comme chacun s'exprime avec des mots et des phrases, chacun pense tout naturellement qu'elle est immédiatement accessible, qu'il sait de quoi il retourne, qu'il est en terrain conquis, et la distance qui dès l'origine a toujours été grande entre ce qui est de la littérature et ce qui n'en est pas s'en trouve vertigineusement augmentée, dans la mesure même où on a prétendu l'abolir. « À “Apostrophes”, comme à “Bouillon de culture”, et malgré tout ce qui se raconte depuis tant d'années, on ne parlait même pas des livres, on s'en débarrassait. » On voit bien, ici, comme il sera facile à celui qui lit littéralement de prétendre débusquer l'infamie et l'excès (qui, comme chacun sait, “est insignifiant”) de Muray. L'auteur est plus authentique que son œuvre, puisqu'il est incarné et qu'on peut assez facilement l'abattre : de là vient qu'on s'en prend à Murray, un Muray fantasmé qui serait plus réel que l'écrivain et ses textes. Ici comme ailleurs, il s'agit de faire rendre gorge à l'artiste, qui doit toujours rendre des comptes. Qu'avez-vous voulu dire ? Quelle est la vérité une et indivisible que vous prétendez exposer une fois pour toutes ? Quel est le sens de votre texte ? De quoi pourrons-nous vous accuser, in fine ? Qu'un écrivain puisse écrire une chose et son contraire, et que le contraire de la chose soit la chose même, la chose plus vraie qu'elle-même, stratifiée et donnée en ses occurrences paradoxales, voilà qui échappe complètement à ces assoiffés névrotiques de sens ; que le sens puisse avoir plusieurs sens, plusieurs étapes, plusieurs physionomies, plusieurs identités et plusieurs temporalités, voilà qui ne cadre pas du tout avec l'exigence de transparence de l'époque. Les écrivains véritables ne peuvent pas être délimités, ils ne peuvent pas être assignés à une identité simple, c'est ce que ne comprendront jamais ceux pour qui la littérature n'est que la somme de textes qui racontent des histoires ou qui empilent des vérités, fussent-elles personnelles. Comme on le fait des livres, on se débarrasse des écrivains, du moins de ceux qui croient encore qu'existe une chose qui s'appelle la littérature, qui ne doit rien aux « convictions » et aux « valeurs » de ce temps et de ceux qui le promeuvent du matin au soir sous les acclamations émues des nouveaux procureurs numériques. 

Que Bernard Pivot ait aimé sincèrement les livres, personne je crois n'en disconvient. Mais les livres, il y en aura toujours trop, contrairement à ce que croient devoir penser les perroquets dévots qui proclament leur amour des Lettres la main sur le cœur. On peut lire un livre par jour et ne pas savoir lire, c'est ce que je constate depuis très longtemps, on peut écouter de la musique toute la journée et ne pas avoir la plus petite idée de ce qu'elle est, on peut écrire de la poésie et l'enterrer bien profond sous des centaines de vers, on peut même être professeur des écoles et ne pas savoir écrire une phrase correcte, on peut être commissaire d'exposition et n'avoir de la peinture qu'une connaissance qui n'excède pas celle d'un honnête amateur du XIXe siècle… mais bien sûr que si l'on compare « la télé de Pivot » à ce que l'on peut voir aujourd'hui sur nos écrans, on a l'impression d'avoir perdu une chose précieuse. Pour Muray, faut-il le dire, la question n'était évidemment pas là, d'autant plus que son texte a été écrit en 2001, et pas du tout en 2024. Moi j'ai souvent aimé Apostrophes — parfois pour de mauvaises raisons, parfois pour de bonnes — et même si Pivot m'a exaspéré plus souvent qu'à son tour, j'ai de la sympathie pour ce journaliste passionné et travailleur. Je plaide néanmoins pour la liberté des écrivains à dire ce qu'ils voient, quitte à être violents et injustes, car ce sont eux seuls qui sont en mesure de faire résonner le monde en le frottant à leurs phrases. Les « grands hommes », ce sont les écrivains de race, pas les journalistes.

Pour reprendre les mots de Jean-Paul Brighelli, dans un article récent, Philippe Muray n'est pas « méchant », il est incisif. « Il plante le couteau dans la plaie, et il désosse » et il le fait avec une verve et une drôlerie enthousiasmantes, consolantes, même, quand on songe à tout ce qu'il nous faut endurer en silence. On ne va pas en plus lui demander de ne jamais se tromper, ou d'être impartial ! Ce serait la pire des bêtises. Et puis d'ailleurs j'en ai plus qu'assez, de cette accusation de méchanceté. La méchanceté n'est pas interdite à un écrivain, ni le sarcasme. Ce qui lui est interdit, c'est la platitude, la lâcheté et le conformisme — et la poésie poétique.