mardi 30 avril 2019

τέχνη


Silence.

Pigments, huile, colle, figures, mine de plomb, formes, visages, personnages, sentiments, rôles, humeurs, gestes, rimes, phrases, intensités, rythme, architecture, mélange, contrepoint, métaphore, transparence, harmonie, perspective, fiction, confrontation, illusion, gamme, accumulation, couleurs, lignes, jeu, liquidation, accords, dispersion, porosité, trope, arborescence, parallélisme, citation, mouvement, transport, image, désordre, concentration, monayage, induction, développement, croisement, coupe, superposition, soustraction, connotation, miroir.

Blanc.

– Quel serait l'équivalent d'un arpège, dans un texte ?

lundi 29 avril 2019

Que vienne la nuit



Il n'y a que le soir, quand je ferme les volets et que je sais que nul ne cherchera plus à me joindre, quand la nuit descend sur la maison, l'enveloppe, en recouvre d'oubli les murs et l'isole du reste du monde pour quelques trop courtes heures, que je suis vraiment heureux. Alors je me retrouve parmi les miens, et même s'il arrive que les moments qui viennent soient cauchemardesques, je les chéris entre tous.


dimanche 28 avril 2019

Ave Maeva


Prosper et Florencine, mari et femme, 86 ans, ont une petite fille qui se prénomme Maeva ! On les plaint. Maeva vient filmer ses grands-parents dans leur ferme. À côté de ça, Arielle Dombasle chante l'Ave Maria, les larmes aux yeux, avec une grosse croix en argent autour du cou. L'arrière-arrière-arrière grand-père de Florencine a acheté la maison en 1770 ; Florencine est née dans cette maison, Prosper, lui, venait d'un village situé à dix kilomètres de là. Mais à part ça, les Français de souche, ça n'existe pas.

On trouvait que ça lui allait bien, à Mémère,
D'être vissée à son siège de pédégère,
Pendant qu'on allait tirer des bords sur la mer
En compagnie des plus jolies de ses commères.

Ce n'est pas qu'elle faisait la fière,
Notre belle et blonde caissière,
Mais elle n'était plus si légère,
Alors qu'elle pissait du thé vert.

Pourtant, à demi-nue, singeant les bayadères,
À cheval sur le trône, comme un vieux fait divers,
Les yeux exorbités, la mamelle sévère,
Elle additionnait les poissons et les rosaires.

Qu'est-ce que l'interprétation idéale ? Sa disparition. Le phrasé sert à indiquer aux pauvres d'esprit où commence et où finit une phrase. Il faut leur prendre la main. On y reviendra. 

« Quand tout sera fini, quand elle ne pourra plus cacher son insignifiance derrière ces honneurs, quand elle sera au bord de la crevaison et regardera son portrait, comme Dorian Gray, je lui souhaite de se voir telle qu’elle a toujours été : une salope, une vieille salope, une putain de vieille salope, une sale putain de vieille salope. » Ah, dommage, ça a disparu des écrans… Ainsi que : « Vomissez sur vos femmes et sortez de chez vous. »

Rangez la thermite et écoutez le quinzième quatuor de Mozart avant que toutes les Maeva de France aient vomi sur vous. 

vendredi 26 avril 2019

Fardeau



Elles n'ont aucun respect, aucune estime pour leurs maris, elles n'ont aucune véritable "vie commune" avec lui, aucune conversation vitale, mais elles espèrent tout de même nous faire croire qu'il en irait autrement avec nous. Amant d'un jour, mari d'un autre. Les saisons passent mais l'essentiel reste : l'impossibilité d'aimer. Je ne sais si elles n'ont pas appris ou si elles manquent d'imagination. L'homme demeure un fardeau pour la femme. 

À intervalle régulier, elles s'installent dans la comédie de l'amour, parce que c'est le seul moyen qu'elles connaissent pour franchir certaines étapes. Mais bien vite elles en reviennent à leurs préoccupations naturelles. 

On pourrait également affirmer que cette incapacité à aimer provient d'un manque d'intelligence, mais comme je n'ai pas envie d'être arrêté par la police, je m'arrête là. 

mardi 23 avril 2019

Rendez-vous manqué

Une femme, c'est un texte à critiquer. Une grande histoire d'amour, c'est un grand texte à déchiffrer, à interpréter, à commenter. L'érotisme est affaire de connaissance.

Comment penser ce dont on ne fait jamais l'expérience ? On pourrait croire que je parle de la mort, mais c'est de la femme, que je parle, ou plutôt, de l'amour. On me répondra que parler de l'amour est différent de parler de la femme, des femmes, mais à cette objection je répondrai qu'un handicap profond et essentiel m'empêche de séparer l'amour et les femmes. Je dois en convenir, je ne sais pas les regarder autrement qu'à travers cette fenêtre. 

C'est en écoutant un philosophe parler de la mort que j'ai compris que ce rendez-vous là serait toujours manqué. « Quand elle est là, je ne suis plus là. Tant que je suis là, elle n'est pas là. » On dit très souvent que les femmes sont en retard aux rendez-vous qu'on leur fixe. C'est vrai. Mais elles sont tout autant en avance, aux rendez-vous qu'elles nous fixent. Le fait est que nous ne sommes jamais tous les deux au même endroit au même moment. Il s'agit d'un rendez-vous manqué par principe. Et si la raison en était que les femmes et nous ne sommes pas du même côté de la mort ? 

Ne peut-on rien dire de ce qu'on ne rencontre jamais ? Oh mais si ! Au contraire, les choses qui nous font parler sont précisément celles dont on entend parler (à la fois dont on veut parler, et dont on oit parler). Et si l'on désire tant en parler, c'est justement parce que c'est peut-être la seule manière d'y avoir accès, à ces choses qui nous échappent indéfiniment. En parler ne signifie pas qu'on dise quelque chose, certes, mais en parler est pourtant l'unique façon de s'approcher de la frontière et de regarder à travers la buée du malentendu. Les amoureux se parlent dans des langues qui n'existent pas, des langue insensées, qui ne font que redire encore et encore l'indicible ou le balbutiement. 

Et puis il y a le deuil… De la mort, qu'on ne rencontre jamais, on éprouve pourtant les effets, à travers l'épreuve du deuil : l'onde de choc de la mort traverse la frontière ultime et se propage parmi les vivants. On ne peut la connaître, mais on peut en ressentir le contrecoup, l'écho, comme une réplique ou un prolongement dans le vivant. De la même manière, l'amour qu'on ne rencontre jamais, ou plutôt, la femme avec laquelle nous sommes censés être ensemble dans l'amour qu'on ne rencontre jamais, avec laquelle nous ne nous trouvons jamais au même moment dans l'amour, nous pouvons tout de même en avoir une idée, dans cet instant détestable entre tous du deuil de l'amour. C'est quand l'amour est officiellement forclos, et à ce moment-là seulement, que nous pouvons l'apprécier. Mais comme aucun amour n'en vaut un autre, tout ce que nous pourrons dire à ce moment-là n'aura que l'oreille du sourd pour destin. Ce que je sais, je ne le suis pas. Chacun est le premier à aimer et ne peut s'autoriser que de lui. 

Proust parle des femmes qui ne sont pas notre genre, mais elles ne peuvent pas, être notre genre et provoquer le désir, puisque le désir provient d'une distorsion, d'un retard ou d'une avance, d'une impossibilité profonde à être avec et ensemble, d'une arythmie ontologique. Si la femme nous fait des avances, nous lui répondons avec l'éternel retard qui précipite son départ hors du lieu où nous arrivons pour y planter en grande pompe notre amour décalé et ridicule. Le lieu de la rencontre se situe en un territoire interdit. C'est la mort qui accueille, et l'on sait qu'il n'y a pas de meilleur hôte. 

Quand l'amour meurt, tout meurt. L'esseulé ou l'abandonné disparaît dans son propre reflet. Même le deuil n'en est pas un, puisqu'il ne peut être dit, raconté, transmis, sans qu'il ne soit immédiatement nié par ceux qui nous entourent. Ce n'est pas le leur, donc il n'a pas d'existence. On ne peut que continuer à souffrir sans but et sans le secours de la signification, de l'explicitation, de la résolution de l'énigme. On restera avec ce fardeau creux et innommable. Car on peut apprécier ce que l'amour fut, mais pas ce qu'il nous laisse en héritage, on peut le jauger à l'imparfait, mais pas au présent.

J'ai dit plus haut qu'hommes et femmes ne se tenaient pas du même côté de la mort. Nous avons, chacun de notre côté, un chemin à faire, vers elle, et ce chemin n'est pas le même. Il est symétrique mais dissemblable. L'un de nous deux marche à reculons, peut-être. Nos pas n'ont pas la même allure, ils ne pourraient se superposer, même si nous partions d'une même origine. De là sans doute vient que je n'ai jamais compris qu'on puisse faire de la musique avec une femme. L'unité de temps n'est pas la même. Un homme qui danse, s'il n'est pas génial, est ridicule. Il suffit d'écouter Mozart pour s'en convaincre.

« Tant que je suis là, elle n'est pas là. » Je suis donc trop là : c'est ma simple présence qui empêche la femme d'être à l'intérieur du cercle magique. (Je n'ai jamais pu oublier cette réplique du Diable au corps, lu très jeune : « Pourquoi ne me regardez-vous pas ? – Parce que vous me regardez trop. » (C'est l'homme qui regarde trop. C'est la femme qui ne regarde pas.)) Dès qu'elle pénètre dans le cercle, j'en suis exclu – et j'en suis exclu non pas parce je n'ai pas assez d'existence, mais parce que deux existants sont de trop. Tout se passe comme s'il y avait une quantité constante d'existence, et que cette quantité ne pouvait pas être altérée. 1 = 1, mais 1 + 1 = 0. Je suis de trop. Les histoires d'amour ont toutes la même fin, et cette fin, c'est le moment où la femme fait comprendre à l'homme qu'il doit s'effacer pour qu'elle puisse entrer à son tour dans le cercle. L'homme regarde trop, la femme ne regarde pas. Elle se laisse regarder, au mieux, ce que bien sûr elle fera ensuite payer à l'homme, une fois qu'elle aura absorbé l'énergie du regard de celui qui se laisse prendre pour un voyeur, à défaut d'être un voyant. Se laisser voir a un prix.

dimanche 21 avril 2019

Dimanche soir

J'ai un cours dans une heure. Comme d'habitude, pris de panique, je veux l'annuler. On devrait toujours avoir honte de donner un cours. Le pédagogue qui n'est pas suspect à ses propres yeux est un mauvais maître. Enseigner est toujours nécessaire et toujours dangereux. J'ai toujours envie de transmettre, et j'ai toujours honte de le faire. J'ai toujours envie de former un élève, mais j'ai toujours la sensation que j'y échoue – et c'est heureux. Ce n'est pas seulement le sentiment d'être un imposteur, qui me fait parler ainsi. Même un imposteur peut transmettre, former, aider à construire. Il m'arrive de parler comme si je pensais qu'il y a quelqu'un pour écouter. Le fou-rire qui me vient, après… On a cinq doigts. Deux fois cinq doigts. Il y a des fleurs entre les rails. Comment faire passer un monde dans ces cinq doigts ? Comment démultiplier ces cinq doigts de manière à ce qu'ils soient cinq cents, cinq mille ? Y faire entrer les rêves, la morale, l'amour, la discipline, le jeu, la désinvolture, les mathématiques, la danse, la voix, l'enfance et la prière. S'appliquer à éviter le désastre, même alors qu'il est désirable, arpenter la nuit de la mémoire, privilégier la finesse du trait et la nuance, et accepter la répétition sans oublier d'en être distrait. En estimant le poids et l'énergie de chaque note au plus près, ne pas ignorer ce qui en contredit la singularité pour qu'elle trouve sa place sans faire de l'ombre à ses voisines, pour qu'elle ne brise pas les phrases, pour qu'elle n'arrête pas la force du temps qui la rend indispensable. Jeter la première pierre… Recommencer… Noir. Bruits divers… Tension dans le poignet. Dos douloureux. Ventre mou. Arpèges sinueux, manque d'équilibre, pouces trop lourds, dérive dynamique, gamme bosselée, aplatissement de la sonorité, souffle trop court, agogique imprécise, obésité du discours, manque de précision rythmique, rubato filandreux, extase pointilleuse à répétition. Rien ne va. On n'y est pas, c'est quelqu'un d'autre, à notre place. Il n'y a rien d'imprévu dans le ratage. On connaît le répertoire. C'est comme prendre le train et rouler en sens inverse de la marche. Le paysage défile, on le reconnaît, mais non. Sifflet à vapeur. Nausée. Il était environ neuf heures du matin. Les femmes nues dans le hammam, le dîner de la veille, le chèque du loyer encore sur le bureau, et le tas de partitions qui monte jusqu'au plafond. On pourrait tout arrêter. Aller marcher au hasard, croiser des promeneurs, sourire et laisser les mains dans les poches en pensant au déjeuner. Parler tout seul, dans la garrigue, dans le vent. Quand le siècle bascule, quand les mères ne peuvent plus rien pour nous, quand le foyer s'éteint, et qu'il faut encore remettre ces dix doigts en jeu, un long et doux délire s'empare de notre sang. Personne n'écoute, par chance. Je m'arrête au soleil, assis sur une grosse pierre. J'entends les variations sur un thème de Beethoven, de Schumann. Arpèges frémissants que personne n'entend… Je n'ai plus envie de rire.

vendredi 19 avril 2019

La Fin


« Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, 
comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout 
est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on 
a tout perdu, que la ville brûle… ? » (Giraudoux)


Il aura fallu cet incendie pour que nous comprenions que Notre-Dame était vivante, et par conséquent qu'elle pouvait mourir. Et si on peut le dire de la Cathédrale, on peut le dire également de la France – mais ça nous le savions déjà. Elle était déjà incompréhensible, mais c'était encore trop de sens, trop de France. C'est donc arrivé. On aurait pu, on aurait dû l'aimer plus et la protéger mieux. C'est trop tard, maintenant.
***
Dans la rue, à la poste, j'observe les visages de ceux que je croise. La Catastrophe est invisible, elle est advenue dans un autre monde. Ils sont aussi souriants ou aussi renfrognés que d'habitude, aussi sournoisement obtus, aussi vertigineusement vides, aussi emphatiquement morts, aussi légendairement inconsistants. Ça n'a pas creusé une ride dans leur front, ça ne les a pas fait trébucher, ils ne sont pas tombés malades, ils n'ont pas hésité à aller faire leurs courses à CORA, pour profiter du discount sur le vin et le chocolat. Ils n'ont rien changé à leur journée. Les merdeux qui sortent de l'école écoutent les mêmes chansons, ont les mêmes parloteries que d'habitude, sont vêtus des mêmes hardes. Il n'y aura pas plus d'infarctus du myocarde ou de ruptures d'anévrisme qu'un autre jour. 
À la mort d'un proche, il nous paraît impossible que le monde continue comme si de rien n'était. On nous arrache le cœur, ou les entrailles, la peau nous brûle, et il faudrait faire comme si rien n'avait changé ? L'air est empli de soufre, les poumons ne sont plus qu'une carcasse calcinée et brimbalante, et autour de nous, tout paraît insupportablement ordinaire. Le quotidien se pavane tranquillement avec son emphase habituelle. Qu'ils soient hébétés, alentour, on en a l'habitude, mais l'hébétude pourrait changer de sens, quand le Sens en majesté descend parmi nous, quand les flammes font signe au sang et quand le Signe se fait flammes pour creuser dans la ville un tombeau hurlant. Tout est gâché, tout est saccagé, rien ne résiste à ce hurlement silencieux qui a parcouru le pays comme une onde formidable, bouffée âcre de cave : à huit cents kilomètres de la Cathédrale, on sentait une coulée sourde et rauque nous tordre les boyaux comme si on avait versé de la chaux dans nos gorges. Le jour était refoulé par la nuit surpuissante. La forêt s'est ouverte et un souffle atroce nous a sauté au visage. C'est la Mère qu'on nous a prise. C'est la Demeure. C'est le Lien. C'est l'Origine. Comment a-t-elle pu se laisser faire, l'Obligée de nos fautes ? 
Il ne faudrait pas oublier que c'est de Notre-Dame, qu'on parle. Toujours penchée sur le grabat des âmes… La Patience. Elle était là pour toujours. Elle demeurait afin que nous ayons une demeure, un refuge, elle nous reliait à l'Origine, toujours intacte, avec ses poutres de chêne de mille ans, intangible et insubmersible, elle avait échappé à tous les désastres, à la guerre, à la Révolution. Mais les Satrapes ont besoin de faire place nette, il faut que le cirque continue, ils sont déjà là dans la pierre fumante, à sortir leurs carnets de chèques et leurs projets mirobolants. Fumiers, je vous hais. Les étoiles ne sont pas encore éteintes que déjà ils retroussent leurs sales babines, ils salivent, ils ont de ces dysenteries de pognon qui ne les lâchent jamais, ces ordures puantes, ça leur coule dans le cervelet depuis vingt générations, ça ne les lâchera jamais, dussent-ils pour cela enjamber le cadavre de la mère. On aurait préféré qu'ils nous arrachent les ongles et les cordes vocales. 
C'est en entendant le début du cinquième concerto de Beethoven, l'Empereur, que j'ai réalisé ce qu'on avait vraiment perdu : cet argent tubulaire du mi bémol Majeur, la même tonalité que celle de l'Héroïque. Il y eut donc des époques où les hommes n'avaient pas peur de la conquête. Des époques où l'on se savait assuré de l'arrière. Où l'on pouvait dire nous. Mi bémol majeur et le cœur en avant, la poitrine offerte et les étendards claquants, parce qu'il n'y avait qu'un seul peuple ; la chose ne se discutant même pas. C'est formidable, une race qui avance. Une gigantesque bourrasque diatonique qui construit, qui ordonne, qui met cent-sept ans à se poser là (, c'est-à-dire dans l'Éternité du Christ enfanté, insondable mystère) d'où partent toutes les routes de France. Notre-Dame la France, c'est le compas du sens, sa Substance, c'est la Madone bienveillante sous le regard de laquelle notre nation s'est constituée patiemment, à travers la longue lignée des rois catholiques, c'est le corps spirituel qui donne au peuple sa légitimité intemporelle. Mais Notre-Dame, c'est également la littérature, la peinture et la musique, c'est la grandeur de l'art architectural et de la foi mêlés inextricablement, c'est le cœur vibrant de la Mémoire, c'est le Secret de la vie qui rejoint le ciel, c'est le Commencement décliné en perspectives infinies. La Cathédrale nous forçait à lever les yeux et nous permettait par moment d'oublier les trottinettes et le rictus imbécile des contemporains avachis dans leur sale présent festif – échapper à l'horreur du siècle, il y a des cathédrales, pour cela. Il y avait ce lieu, cet édifice, cette présence, ce texte déployé, cette forêt de pierre, en France, où la grandeur et la tendresse ne s'excluaient pas, où les pleurs les plus intimes pouvaient côtoyer le sublime, où l'amour pouvait se dire avec timidité et emphase, dans la vérité et le goût. Défi inouï, lieu et non-lieu, Temps et Éternité, science et silence, profonde arithmétique secrète au cœur de laquelle les siècles pouvaient se donner rendez-vous sans craindre la contingence : Notre-Dame de Paris, c'était l'absolu ici et maintenant, dans lequel on pouvait pénétrer et se soulager du séculier, à l'abri de la Patience. C'est cela qu'on veut éradiquer. Même si la nouvelle Notre-Dame n'était pas l'amorce d'une proto-mosquée, elle serait forcément l'antithèse de ce qu'elle fut jusqu'alors. Quand on a pris l'habitude de s'agenouiller devant le présent, il est difficile d'envisager autre chose que la prolongation névrotique des thèmes anti-catholiques qui ont précipité depuis cinquante ans les Français dans une spirale morbide et masochiste. Se dépasser soi-même, être plus que soi ? Vous m'insultez de moisi ?
La nouvelle cathédrale, sur laquelle tous se précipitent avec des appétits de bouledogue mal élevé, qui sera bien entendu la véritable mise à mort de l'ancienne, le coup de grâce, est le symbole de la victoire générale d'Hermogène sur Cratyle. Si l'on vous dit que c'est Notre-Dame, c'est que c'est Notre-Dame, quand bien même lui aurait-on ravi tout ce qui lui donnait sens. Le Façadisme du millénaire, nous y sommes. L'Être n'existant pas, on ne peut pas le tuer – voilà le postulat. Comme pour la musique : on garde le nom, estimez-vous déjà heureux. Le Louvre y était déjà passé, pourquoi pas cette vieille chose qui gagnera beaucoup à l'indispensable revisitation. Ce que je vais dire va énerver tout le monde, et c'est une des raisons pour lesquelles il faut le dire : si Benoît XVI était encore pape, Notre-Dame n'aurait pas brûlé. À faux pape, fausse cathédrale. François dans la place, Notre-Dame était condamnée. Les choses se déroulent selon un agenda implacable, et l'actuel président de la République ne peut que s'en réjouir. Même le maire de Paris a vu l'aubaine, avec ses foutus jeux olympiques de 2024. Les forces en présence sont colossales, et ce ne sont pas les pauvres cathos d'aujourd'hui qui vont inverser la tendance. Ils se contenteront comme toujours de quelques bougies aux fenêtres et de quelques pleurnicheries vite oubliées, et puis ils se feront une raison. On va parler d'eux durant trois jours, c'est toujours ça de pris. La grande falsification, ils ne sont pas les derniers à la promouvoir, on ne les prendra pas en défaut, même en ces exceptionnelles circonstances. Faire contre mauvaise fortune bon cœur ? Mais où voyez-vous de la mauvaise fortune ? Ils vont nous réciter la jolie fable de l'Église éternelle, comme les dingos qui psalmodient régulièrement à la France éternelle, et puis, vous savez, qu'importe le flacon, tant que la drogue est bonne. Je vous parie même qu'un geek halluciné et subventionné va nous pondre une Notre-Dame virtuelle qu'on pourra visiter depuis son canapé. Pratique !  Fini le temps où il fallait grimper à la Salette pour rencontrer une Vierge qui loupait un rendez-vous sur deux… Les miracles sont quantiques ou ne sont plus, les cantiques vous pouvez vous les faire en intraveineuses, ça évitera d'incommoder le mahométan laïc sourcilleux. Je vous le dis : le jour n'est plus très loin où Notre-Dame sera reproduite « plus belle encore » à Las Vegas, entre la tour Eiffel et un château de Versailles plus vrai que nature. Tout est une question de temps, et de moyens. 
C'est après que j'ai compris : la sidération et le désespoir, ce 15 avril 2019, ont été ressentis instantanément, dans le monde entier, par ce qu'on pourrait appeler le vieux peuple français, ou le peuple français profond – et ce fut une Révélation. C'est bien elle, Notre-Dame, qui incarne notre âme entière, notre âme minérale et invisible ; il n'y a pas lieu d'opposer les pierres et les hommes, car les pierres dressées par l'homme sont sa parole et son espérance ordonnées dans l'espace. Ici étaient réunies, de manière extraordinaire, la beauté et la vérité, en une présence maternelle et sereine. Même absente, ou défigurée, ou trahie, on pourrait encore lui rester secrètement fidèle.
On pourrait… 

dimanche 14 avril 2019

Filet d'air

« Je ne te laisserai qu'un mince filet d'air » dit le Seigneur quelque part, dit Olivier Cadiot dans Histoire de la littérature récente (tome 1). Ça y est, on y est, j'y suis. Et cette fois-ci je ne me laisserai pas avoir par des mots. La nuit comme une ligne Maginot, j'étouffe, littéralement, des douleurs partout, à crier de terreur, qu'est-ce que c'est, pas la fin, quand-même ? En parallèle, des rêves somptueux, pendant les quelques minutes où le sommeil nous soustrait à l'effroi. Ces paysages, ces improvisations, ces stocks d'odeurs… Mais arrêtons tout de suite, on ne va pas faire des énumérations littéraires, broder sur le motif, développer comme dans cette sonate, là, qu'on n'a jamais terminée. S'il suffisait de lire, ça se saurait. S'il suffisait d'écouter de la musique, on pourrait partir le cœur en paix. Il y a tout de même des choses qui cognent à la vitre, on ne peut pas faire comme si on ne les entendait pas. On ne peut pas affirmer tranquillement qu'il ne nous manque rien, qu'on est au complet dans notre petit navire. On n'est pas monté dans l'arche, c'est le constat qu'on fait chaque nuit ; les pleurs des autres ne consolent pas. Il va falloir tout laisser en plan. Les draps défaits, l'haleine fétide, le cœur qui cogne, et toutes ces phrases qu'on roulait dans sa tête resteront là, c'est-à-dire nulle part, sans personne pour les terminer (ou les biffer) : elles vont devenir légères comme un gaz que personne n'a jamais respiré. Ça fera un petit édicule flou, un de plus, qui, posé dans une réalité secondaire, indiquera peut-être, avec un peu de chance, le commencement d'une histoire d'amour impossible (et toutes les chenilles du monde d'avancer dans cette direction, sans le savoir et sans avoir besoin de se concerter).

Au commencement aussi n'était que ce mince filet d'air qui, repris, augmenté, démultiplié, renié parfois, le plus souvent insu, avait porté notre corps à travers le temps, et l'avait jeté dans l'histoire du monde. L'enthousiasme était devenu lourd à soulever, avec l'âge, et les forces déclinaient. Même la solitude ne parvenait plus à masquer le bruit des pages tournées et froissées, déchirées, qui nous obstruaient la trachée. Bientôt on renoncerait tout à fait à raconter – pour sombrer dans le bonheur ? Le vent et le soleil passent d'un même geste – précis et attentif – sur l'herbe haute du jardin. Ce sont mille pages qui se tournent en permanence dans un geste simple et musical. 

(…)

vendredi 12 avril 2019

Cryolipolyse

Eaux profondes… La baleine bleue. Trente mètres, deux cents tonnes. C'est LA forme, il n'y en a pas d'autres. Le temps perdu est énorme, on le voit dans son  sillage, quand elle referme les cuisses. 

Cette imbécile va se faire charcuter le ventre alors qu'elle a le ventre le plus adorablement sexy que je connaisse. Les femmes ne méritent pas qu'on se fasse du souci pour elles. 

C'est parfois désespérant, de se dire qu'il n'y a jamais de hasard, dans l'harmonie musicale… On retombe toujours sur ses pieds. On se trouve à l'intérieur d'un cercle dont il est impossible de sortir. 

Cryolipolyse… On croirait le nom d'une folle en cheveux, suspendue à des cintres, en Roumanie. En veux-tu, de l’hyperplasie adipeuse paradoxale, qui provoque une augmentation irréversible du volume de graisse au lieu de le réduire ? En veux-tu, de l'hématome bien bleu, bien noir, bien tuméfié ? Baleine au creux du ventre. Si au moins elle aimait Bach, on pourrait relativiser. 

Proposition n° 101 : que toute femme soit assujettie à l'obligation de demander la permission à un homme de se faire charcuter les chairs. « Mon corps m'appartient ! » Ferme-la, tu ne sais pas de quoi tu parles ! 

J'ai envie d'asperges.

J'ai fait des rillettes.

Signaler, signifier, sinusite, sinistre, Intermezzo de Brahms par Glenn Gould (présent de lecteurs, via Jérôme Vallet). Sur l'autoroute ?

Du bon pain. Un croissant. Elle est jolie, cette Solveig Mineo ! On se retrouve à l'intérieur d'un sexe dont il est impossible de sortir. On bute sur les fonctions de dominante, de sensible, et alors la sixte napolitaine, je ne vous en parle même pas. La tonique est plus que tonale. Vas-tu finir en majeur ou en mineur ? Ça sent le poison. Je suis ton poisson-lanterne. Laisse-moi infiltrer ta manifestation. Nous irons grossir les bancs de poissons-chats. Elle me parle depuis sa voiture. La voix lointaine, un peu tendue, exagérée. Elle n'est pas dominante, c'est peut-être ça le problème. Elle n'est pas sensible non plus. Tout ce qu'on peut dire, c'est : elle n'est pas là. Baleine bleue dans la ville, elle frotte le fond, elle trace une route liquide. Lucienne, j'aime que tu sois vide. Oh bien sûr, elle va tout de suite protester. Elle, vide, et puis quoi encore ? Elle a-donné-la-vie. Par exemple. Elle a porté des enfants. Elle a été professeur, proférante, amoureuse, soumise, rebelle, variée, tringlée, effacée, reluquée, prise et reprise, éduquante, parcheminée, délaissée, épousée, refusée, ignorée, traversée, photographiée, désirée. Note en bas de page : elle n'écrit pas. Rubempré, Madame de, Esther. On en a déjà parlé. À quoi bon raconter ? Intouchable, je vous dis. Elle est de la caste. « Si vous ne voulez pas qu'on vous tire sur la culotte, ne devenez pas mannequin. »

Je l'effacerais bien, mais je n'ai pas la gomme adéquate…

Allons acheter un peu de whisky. On verra ça plus tard. 

mercredi 10 avril 2019

Métamorphose



Trop pauvre, trop blanc, trop vieux, trop seul, trop ordinaire, trop hétéro, trop docile, trop français, trop doux, trop respectueux des lois, des us et coutumes, trop attaché à la voix basse et à la honte, à la parole donnée, trop poli, trop solitaire, trop individualiste, trop désintéressé, trop fier pour réclamer et se plaindre, trop amoureux de l'absence, du retrait, de la discrétion, du silence, il n'avait aucune chance de survivre dans ce monde de braillards sans vergogne, de brutes sans scrupules, de sauvages sans parole, de butors sans retenue, de femmes sans élégance, de menteurs à face de gorilles, de fiers-à-bras sans bras ni raison. 

Si encore il avait consenti à psalmodier les quelques mantras en usage, s'il avait bien voulu hurler avec les loups et réciter le catéchisme ordinaire, s'il avait pratiqué la religion des quartiers, mâché la pitance commune et adoré les idoles consacrées, s'il avait suivi les rites en vigueur et observé l'agenda citoyen, il aurait peut-être été relaxé par une main anonyme ou repêché pas une passante écervelée. 

Mais non, il s'était obstiné à rester fidèle à la religion de ses ancêtres, à ne pas trahir leur affection, à leur rendre hommage ; il refusait d'aller cracher sur leur tombe et de ricaner avec les hyènes. Tout cela lui était compté, et il le savait. Tous ils avaient coupé les ponts, renié leur passé, leur culture, leur race, et ces liens si ténus qui nous relient aux défunts. Ils avaient tous passé l'éponge, effacé l'ardoise, accepté les nouvelles lois, la nouvelle orthographe, la nouvelle musique, la nouvelle liturgie ; et ça ne semblait pas les tourmenter. Ils étaient même sereins, légers, et parfois enthousiastes. On aurait presque pu les dire paisibles, sauf certain rictus bigle qui ne les quittait guère. 

Alors, la seule consolation, il la trouvait au plus profond de la nuit, dans l'écoute des Métamorphoses de Richard Strauss, cette partition funèbre et vertigineuse qu'il révérait comme un trésor caché, qu'il voulait croire connue de lui seul, intacte comme elle le fut dans le cabinet de travail du compositeur, après qu'il eut mis un point d'orgue sur l'ut mineur final, comme si cet ut ne devait jamais s'éteindre, sous peine de l'emporter, lui, le compositeur, dans la ténèbre des siècles.

Autour de lui tout s'était effondré sans un bruit, sans un signe pour prévenir les hommes. Il n'avait entendu nulle déploration, nul gémissement : aucune plainte n'avait accompagné l'engloutissement du monde qu'il avait aimé. La catastrophe, si catastrophe il y avait, s'était accomplie dans un silence parfait et sans réclame. Alentour, la vie continuait comme si de rien n'était, et ce qu'on entendait était qu'on entendait bien souligner le fait qu'il ne s'était rien passé. Les instruments resteraient muets, et leurs aiguilles ne broncheraient pas. Sur l'écran du monde, il était midi, et le temps était au beau fixe ; aucune ombre au tableau. 

Entre le 13 et le 15 février 1945, 650 000 bombes incendiaires et explosives, faisant plus de 40 000 morts, sont larguées sur Dresde, complètement détruite. Ce n'est pas seulement une ville qui est dévastée, c'est toute une civilisation et sa culture qui s'effondrent, à ce moment-là, pour les Allemands, que ce soit sous les bombes ou sous l'opprobre.

C'est la grande différence avec le temps qui est le nôtre.