vendredi 26 août 2016

Quelles listes ?



Si l'on écrit pour ceux à qui l'on doit expliquer ce qu'on écrit, c'est déjà la moitié du plaisir qui se perd. 

Le mot est toujours un embranchement, un nœud, un écho, un miroir, un carrefour, un rond-point, un  vase, un réceptacle et une (res)source, une reprise. Il recueille ce qui vient de plus haut ou de plus loin que lui et le redistribue en aval, vers les côtés, en étoile, en arborescence ; il laisse se diffuser, à travers lui, des mots, d'autres mots, des phrases, des idées, des concepts, des récits, des noms, des lignées, des paysages, des heures, des sons, des désirs, toute une magie efficiente qui provient du souffle et de la mémoire diffractée.

« Vous n'avez aucune considération pour ceux qui vous aiment. »

Le terme, comme son nom l'indique, est un terme, une fin. Il referme l'aventure du souffle multiplié des histoires personnelles et met un terme à la présence réelle. Le terme manque de bêtise et d'histoire, il est trop intelligent, et ne sait que se substituer exactement à la chose qu'il d-écrit. Un terme décrit, un mot écrit. Un terme reçoit et s'immobilise, un mot diffuse et se met en marche. Le terme est transparent, et laisse voir la chose, le mot tire de son opacité un surcroit de sens dont il vêt l'objet ou le sujet.

Il n'est pas neuf heures du matin mais dans l'étreinte du réel et de son absence c'est comme un chemin qui se dégage du chaos. 

« J'aimerais tellement vous avoir à dîner ! Ce serait un tel plaisir ! Mais, par pitié, n'amenez pas votre petite amie, si vulgaire, et ne parlez de rien. Contentez-vous d'ÊTRE. Votre être est si rayonnant, si singulier, savez-vous ! Votre PRÉSENCE seule est un enchantement. Il serait dommage de la gâcher avec des paroles. Je suis d'ailleurs certaine que vous les regretteriez, ces paroles. Ne dites pas le contraire, je vous connais mieux que vous ne vous connaissez. Laissez-moi parler pour vous. Je ferai en sorte que tout le monde vous aime. C'est mon TRAVAIL. »

J'adore ces gens qui ne parlent littéralement de rien, et qui, dès que vous commencez à parler de quelque chose, vous disent précipitamment et de manière très insistante: « Et si on passait à autre chose ? ». 

Je lui dis : « J'aime les listes. » Elle me répond : « Quelles listes ? » 

À terme, il était fatal que le mot soit prononcé. Le corps est toujours au-delà du corps, une semence sémantique faite de phrases imprononcées. Obscurément, les heures se tassent sur elles-mêmes, lasses, tournoyantes, mornes. L'inintelligible revient comme une théorie obstinée, désertée, étouffée de chaleur. Autre chose ? Les sens éveillés et l'esprit endormi. Cuisses lourdes, huileuses, offertes au soleil. En la femme la nature est toujours en travail, surtout en son repos : flaques de voyelles liquides. On ne pourrait pas écrire deux phrases de suite si l'on donnait la parole à la Vérité. Tracez donc une ligne droite à l'intérieur du corps humain, pour voir quelle étrange loi vous établissez ainsi. 

mardi 23 août 2016

La smilangue



« Pour conclure ce chapitre, je ne vois plus à réfuter qu'un dernier argument des détracteurs de la novlangue. Selon eux, la rapidité de son renouvellement l'apparenterait à ces idiomes sauvages où ne s'exercent aucune autorité de la tradition, faute d'une langue littéraire pour la fixer, et où le changement est donc si précipité que les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens. »

C'est Jaime Semprun qui écrit cela à la fin du quatrième chapitre de son livre, Défense et illustration de la novlangue française. Tout est là. Nous le savons tous, la littérature a aujourd'hui perdu la partie. La France n'est plus une patrie littéraire. Il y a encore des lecteurs, certes, mais ce n'est plus la littérature qui les intéresse. Dans le meilleur des cas, ce sont les livres, des livres

Il n'est pas besoin d'aller chercher plus loin : si la langue commune n'est plus, c'est tout simplement parce que la littérature a cessé d'informer la vie. Elle était le repère, le point fixe (bien qu'infiniment changeant, mobile, divers), le nerf, la référence de la langue. Sans elle, la langue perd sa boussole, sa raison, son centre de gravité, sa direction, et une grande partie de sa vérité. 

François Mitterrand, quoi qu'on pense de lui par ailleurs, aura été notre dernier président littéraire. On peut donc dater de 1995 le décès officiel de la France patrie littéraire. Vingt ans plus tard, on mesure les effets de ce divorce. Le désastre aura été très rapide, même si bien sûr les prémisses de cette catastrophe remontent aux années soixante. 

Jaime Semprun, dans son ironie féroce, est encore trop mou, ou trop optimiste. Il croit que les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens, mais il n'a pas eu le temps de voir ce que nous constatons aujourd'hui : que ce ne sont pas seulement les vieillards qui ne comprennent plus les jeunes gens, mais que les vieillards ne se comprennent plus entre eux, et que les jeunes gens, quant à eux, n'espèrent même plus se comprendre, hormis par le truchement de la smilangue, cet ensemble de signes qui sont à la langue ce que le big mac est à la cuisine ou la pornographie à l'amour. J'ai eu, comme tous, j'imagine, l'occasion de me frotter à une authentique smilangue, cet été, et j'en ai retiré la certitude que les principales victimes de cette novlangue sont les jeunes eux-mêmes, qui ne se comprennent plus eux-mêmes. Et quand je dis "eux-mêmes", je ne veux pas dire qu'ils ne se comprennent plus entre eux, mais bien qu'ils ne se comprennent plus eux-mêmes. On les voit articuler des phrases dont ils ne comprennent pas le sens, ce qui a entre autre cette conséquence très amusante, qui est que s'ils répètent la même phrase, exactement la même, elle n'a bien souvent déjà plus le même sens qu'auparavant, à leurs oreilles. 

Il fallait un point d'ancrage extérieur à elle-même pour que la langue ne redevienne pas un simple instrument de communication, même pas efficace, il fallait un détour, il fallait une instance supérieure, donc une hiérarchisation acceptée et intégrée par tous, même d'une manière inconsciente. Quand l'Égalité devient le fin mot de tout, la langue ne peut que se dissoudre dans une poussière de langues. Et c'est à ce moment-là qu'on se rend compte de tout ce que tient la langue, de tout ce qu'elle fait tenir ensemble, et qui dépasse de très loin les seules nécessités de la communication. 

La langue littéraire n'est pas (seulement) un fixatif, elle est aussi et avant tout un irremplaçable lieu commun, une terre nourricière, vivante, désirable.


vendredi 19 août 2016

Savoir-vivre (ensemble)



Nous n'avons plus de langue commune, nous n'avons plus de culture commune, nous n'avons plus de mœurs communes. Chacun parle comme il veut, chacun s'habille comme il veut (à l'école, dans les administrations, dans les salles de spectacles, dans les églises, dans tous les lieux publics), il ne faut donc pas s'étonner que certains en profitent pour s'engouffrer dans la brèche ouverte par la "libéralisation des mœurs" qui est l'autre nom de la désagrégation sociale. Les codes vestimentaires musulmans sont des drapeaux et des symptômes, certes, mais ils ont pris la place qu'on voulait bien leur donner. Si les codes vestimentaires européens avaient subsisté (mais on pourrait en dire autant des manières de table, de courrier, de conversation, de toutes les "manières" (et de tous les codes)), ils auraient facilement barré la route (comme c'était encore le cas dans les années 60) à ceux qui nous viennent d'Afrique ou d'Arabie.

Les mœurs, voilà le point central, celui auquel on en revient toujours. Les "mal-élévés", les "sans-gêne", ce sont ceux qui ne savent pas s'adapter aux mœurs du pays dans lequel ils s'installent. Savoir s'adapter aux mœurs de l'endroit que l'on visite ou dans lequel on prétend vivre est la moindre des politesses et c'est ce qu'on nommait naguère le "savoir-vivre". Ce n'est pas de "vivr'ensemble" que nous avons besoin, c'est de savoir-vivre. (Il ne s'agit ni d'égalité, ni de droits, ni de lois, au sens strict, il s'agit de mœurs, de coutumes, de traditions, de civilisation.)

Il ne faudrait pas croire qu'il s'agit d'un sujet annexe, ou secondaire. C'est même tout le contraire. C'est parce que le savoir-vivre a disparu que des sans-gênes hystériques (et historiques) ont pu croire qu'ils avaient le droit de s'installer ici comme s'ils se trouvaient chez eux. Quand vos voisins ont commencé à mettre de la musique à fond sans se soucier de savoir s'ils vous dérangeaient, c'est à ce moment-là que quelque chose s'est cassé dans la mécanique urbaine et sociale française, et c'est à ce moment-là, comme par hasard, qu'on a commencé à croire qu'on pouvait "intégrer" des peuples, et non plus des individus. 

L'islam parle fort, toute la journée, toute l'année. Nous n'avons plus dans les oreilles et dans le regard que des signifiants musulmans. Il n'est plus question que de cela. Que ce soit à la plage, à l'église, dans la rue, à l'Assemblée nationale, à la télévision, à la radio, dans les journaux, sur Facebook, et même dans les conversations privées, cette question, ce bruit de fond, a pris toute la place. On en tombe du lit. Ah, ce sont les Libanais, qui doivent rire sous cape, en nous voyant nous prendre les pieds dans les burkinis, entre deux serviettes de plage ! Ils nous avaient pourtant prévenus, il y a fort longtemps.

mercredi 17 août 2016

La langue de chacun et celle de personne



La langue avait eu du mal à appartenir à tous, mais il fut une époque où c'était à peu près le cas, je m'en souviens. Puisqu'elle appartenait à tous, elle était notre bien commun, au même titre que nos paysages, nos églises, nos frontières et notre nourriture. Cela permettait de voyager d'une province à l'autre, d'une classe sociale à l'autre, d'une classe d'âge à l'autre, d'un niveau de langue à un autre niveau de langue, et de parvenir à se comprendre sans difficulté majeure, même s'il y avait des particularités qui signalaient les régions, les classes, les âges, les situations, et parfois marquaient des antagonismes souvent profonds et quelquefois violents entre ceux-ci. Les années 60 et 70, pour des raisons qu'il serait trop long d'énumérer ici, ont transformé notre rapport à la langue en profondeur. Celle-ci a cessé petit à petit d'appartenir à tous pour appartenir à chacun. Puisque la langue appartenait désormais à chacun, il était normal qu'elle soit privatisée, et, de privatisée à privée, il n'y a avait qu'un pas, qui est aujourd'hui franchi. Il n'y a donc aucune raison de s'étonner que d'une langue, la langue française, on soit passé à des langues. Même si le phénomène des langues régionales a joué un rôle dans cette transformation du paysage linguistique, ce n'est pas à elles que je pense. Je pense d'abord à la langue que chacun désormais s'est cru autorisé a aménager, à personnaliser, comme on le fait d'un appartement ou d'une voiture. Au fur et à mesure que la littérature cessait d'être une référence, la référence, chacun se bricolait dans son coin son petit français de poche, encouragé en cela par les dictionnaires qui, après avoir été normatifs devenaient descriptifs, et par l'École qui cessait de croire à sa mission jusqu'à s'effondrer complètement sur elle-même quarante ans plus tard. 

Quand un peuple (mais il faudrait aussi interroger ce singulier-là, et peut-être ce substantif-là) a des langues au lieu d'avoir une langue, il ne se comprend plus lui-même, et les individus qui composent ce peuple ne se comprennent plus les uns les autres. Nous en sommes là.

La démocratie numérique et ses zélotes assermentés ont bien entendu accéléré encore la tendance et a parachevé l'œuvre qui arrive aujourd'hui à son terme.

Vous prétendez lutter contre un ennemi qui vous assiège, mais vous n'avez plus pour ce faire la puissance et l'assurance que donne une langue commune. Vous mettez de nombreuses embarcations à la mer mais elles ont toutes un trou béant dans la coque. Toutes ces voix qui s'élèvent ici et là sont des miettes de pain qui seront mangées avant que vous ne trouviez votre chemin.