mardi 21 janvier 2020

Antipathies


La question des antipathies reste l'une des plus intéressantes qui soient, je n'en démords pas, quand on s'intéresse à la vérité des êtres. Ce ne sont pas ceux qui nous attirent, qui peuvent nous renseigner sur nous, ce sont les autres.

On est très étonné (c'est un euphémisme) quand on voit avec quel indulgence (au minimum) sont reçus certains discours, ou textes, ou commentaires qu'on est par exemple conduit à lire chaque jour sur Internet. Il y a là des personnalités et des êtres qui se révèlent ni nettement, si paroxystiquement, même, qu'on est stupéfait de constater qu'ils ne provoquent aucun dégoût chez ceux avec qui ils commercent. Combien de fois n'avons-nous pas été saisis par la platitude, la médiocrité, la bassesse, la laideur, la vulgarité ou la crétinerie absolue de certains textes qui ne font réagir personne ! À chaque fois, c'est le même étonnement profond. Tout est sous leurs yeux, en pleine lumière, et ils ne voient pas. Oh, je sais ce que vous allez me répondre. Pourquoi verraient-ils ici ce qu'ils ne voient pas ailleurs ? Pourquoi entendraient-ils là alors que partout ils font la preuve de leur surdité ? Pourquoi soudain auraient-ils du goût alors que le mauvais goût est leur religion ?

« Je la vois toujours » dit Alain Finkielkraut à Eric Zemmour, en parlant de "la réalité", et l'on ne sait pas s'il est sérieux ou pas. Voir la réalité, voilà le devoir le plus exigeant et le plus désagréable qui soit. Mais la réalité, ce ne sont pas seulement les évènements et leurs conséquences, la réalité, c'est aussi le front sur lequel nous nous heurtons aux autres, et c'est leur front, qu'ils collent au nôtre en espérant nous persuader de leur réalité et de leur destin. On peut être plus ou moins sensible à cet affrontement, mais il est là, constant et universel. Dans la sympathie, il est contourné, car nous devenons un peu l'autre : nous empruntons à celui-là la part qui nous ressemble, afin de nous délester un peu de nous-mêmes. Dans l'antipathie, c'est à nous-mêmes que nous sommes confrontés, car notre propre masse impose cette vérité désagréable : notre inertie, la part dure et lourde attachée à la chaine qui nous relie à l'incompréhensible passé, opaque, sans forme ni visage. La vérité est que la réalité est cette part incompréhensible de nous qui ne peut pas céder à la vérité des autres. Pour ce qui me concerne, c'est la musique qui joue ce rôle. La musique est la contremarque ultime, la tare absolue ; c'est elle qui permet en dernière instance de mesurer les effets de la réalité sur les êtres. Cela je ne sais pas l'expliquer, mais je le constate chaque jour. La musique, c'est le passé (ce passé qui nous fonde) qui grandit démesurément dans le présent, jusqu'à le renverser, jusqu'à le rendre ridiculement secondaire. La musique, c'est le pressentiment qui dure, et qui s'installe, et qui instaure entre le corps et la durée un pacte transcendant. La musique n'est pas ce qui pourrait nous faire oublier la réalité, bien au contraire. Elle ouvre en nous un regard plus exigeant, à la fois plus précis et plus large, et qui voit plus loin, parce qu'elle met en doute la tyrannie du temps. Même la folie ne peut rien contre cette chance.

Ce crétin de Pierre Jourde : « Se servir de la littérature comme alibi n’arrange rien dans ce cas, cela aurait plutôt tendance à aggraver les choses. Je me souviens d’une émission de télévision, il y a quelques années, où Christine Angot et Gabriel Matzneff tenaient le fameux discours : "On nous en veut parce que nous sommes des écrivains." Elle l’a redit explicitement à propos de Matzneff. La pauvre Angot se rêve en écrivain maudit du XIXe siècle, elle se trompe d’époque, comme si les écrivains aujourd’hui n’étaient pas respectés, invités partout, subventionnés, résidenciés, télévisés. Un écrivain est aujourd’hui par nature un être respectable, qui jouit d’un capital symbolique considérable. On nous en veut parce que nous sommes écrivains ! C’est justement à cause de ce capital symbolique que Gabriel Matzneff a pu séduire des jeunes filles et des jeunes gens. Ça aurait été nettement plus dur s’il avait été vendeur chez Kiabi. »…