vendredi 15 janvier 2016

Sauter et danser

Le latin exprimait la notion de "sauter" par le verbe salire. Pour celle de "danser" il avait un dérivé de salire, fait avec le suffixe tare, qui marquait la répétition de l'action : saltare Salire a donné en français saillir. Ce verbe a au Moyen-Âge le sens de "sauter" et aussi celui de "jaillir". Dans la Chanson de Roland, par exemple, il est employé quand il s'agit du sang qui jaillit dans la bouche ou des étincelles que fait jaillir le choc de l'épée sur le heaume. Au XVIe siècle, saillir a souvent le sens de "sortir", peut-être sous l'influence de l'espagnol, où salir signifie "sortir" (tandis qu'en italien salire a pris le sens de "monter"). Marguerite de Navarre écrit qu'à cause d'un rhume elle n'ose saillir de sa chambre. 

(extrait des Mots français dans l'histoire et dans la vie, de Georges Gougenheim)

dimanche 10 janvier 2016

La Taxe



« Je regrette beaucoup de ne pouvoir accepter cette séparation entre le physique et le psychique, qui est une autre grande manie de l'époque passée. Il est faux, absolument faux, que nous voyions seulement un corps quand nous voyons devant nous une figure humaine. (…) La chair est essentiellement et constitutivement un corps physique chargé d'électricité psychique ; d'un caractère, en somme. (…) Au moment de la rencontre avec une créature de notre espèce, sa condition intime nous est immédiatement révélée. »

Il n'existe pas de femmes plus élégantes et séduisantes que les Londoniennes, quand elles ont une belle voix et qu'elles ne sont pas trop sûres d'elles. Je me souviens de Tracy, de Londres, de Bristol, de Cambridge, de Ben Webster et d'Art Tatum. Habiter dans ce pays-là, souffrir en anglais, dans cette langue, dans ces paysages, avec ce climat, dans ces villes, aura manqué à ma vie. The drum and monkey.

J'ai beaucoup pleuré, dans ma vie, mais cela m'arrive de moins en moins souvent. Je souffre de moins en moins, c'est un fait indiscutable. Comme je ne peux pas penser que la douleur disparaisse à tout jamais de ma vie, je me dis que sans doute elle va revenir en tempête, un beau jour. Dois-je m'y préparer ? Oui, sans doute, mais est-ce possible ? Et comment s'y préparer ? J'ai essayé, il a des années, de me préparer à la mort d'un être cher. Je n'y ai pas réussi. Se prépare-t-on à la douleur comme on se prépare à la mort ?

Quel pourrait être l'événement qui me ferait souffrir autant que j'ai souffert par le passé ? Je ne le vois pas clairement. Et même, pour être tout à fait franc, je ne le vois pas du tout. Je n'aime plus. J'ai déjà perdu les êtres que j'aimais, ils sont en train de pourrir dans la terre sans que cela affecte réellement ma vie de chaque jour. 

Je pourrais tomber gravement malade et souffrir dans ma chair, jusqu'à vouloir me jeter par la fenêtre, bien sûr, mais je ne crois pas que cela fasse autant souffrir qu'un chagrin d'amour. Dans le fond, nous ne savons presque rien de la douleur. Nous sommes toujours en train de nous demander : Untel souffre-t-il plus ou moins que moi ? Souffre-t-il moins — ou est-il plus courageux ? Et jamais nous n'obtenons la réponse à cette question. J'aurais tendance à penser que je suis le plus courageux des hommes et que personne n'a autant souffert que moi, mais c'est une chose difficile à prouver. Et puis on a toujours un peu peur du ridicule. Il y a deux choses qu'on aimerait éprouver avec certitude (ou véracité ? (est-ce la même chose ?)) avant de mourir. Que ressent une femme au moment de jouir ? Et quel est le degré de souffrance réelle des autres. Entre le plaisir et la douleur existe une vraie parenté, de même qu'entre la haine et l'amour. Ce sont des véhicules. Les planètes de la sensation et du sentiment s'échangent beaucoup de connaissance, une connaissance le plus souvent méprisée, bien à tort.

Autant il est ridicule de vouloir prolonger sa jeunesse, autant il est précieux de conserver son enfance. C'est peut-être le secret du charme.

Ceux qui sont dans la terre tirent des fils jusqu'à nous, et ils tirent, tirent, sur ces fils, tirent jusqu'à ce que nous ne puissions plus résister, jusqu'à ce que le moindre geste devienne si difficile que nous préférons mourir pour échapper à leur emprise.

Il rangeait ses livres dans un frigidaire.

Et toujours arrive ce moment (ça prend plus ou moins de temps mais ça finit toujours par arriver) où l'on vous reproche d'être ce que vous êtes. Vous aimez la musique ? C'est mal. Vous aimez la poésie ; c'est mal aussi. Mais comme ça ne peut pas se dire, ça sort par des voies bien dégueux, bien crados, bien sournoises. Cependant, toujours on vous le fera payer, soyez-en certain. On y mettra le temps qu'il faut mais il faudra s'acquitter de la taxe. Ça commence toujours par des sourires, des manières, des afféteries, des poses, des ronds de jambes, des toilettes, du sent-bon, des liens youtube, des cadeaux culturels, des allusions fines, mais la fin est invariablement la même, tragique, furieuse, revancharde. C'est une inextinguible série noire. On est pris dans la loi des nombres. Vous essayez de vous élever et un poids formidable vous attire vers le bas : s'il ne réussit pas à vous retenir, il vous en veut à mort, sachez-le. Amis, famille, réseau… Que dalle ! Ne comptez sur personne. C'est chacun pour soi.

« Toute la bonne volonté qu'elle montre parfois de s'exalter pour les hommes les plus excellents échoue d'ordinaire lamentablement et en revanche on la voit nager à son aise, comme dans son élément, au milieu des hommes médiocres. »

Je m'étais fixé jusqu'à trente ans pour réussir dans la vie, et j'en avais soixante. Il fallait que ça cesse. Quoi ? Quoi cesser ? Ah, la question merdique. Cesser de payer la taxe, peut-être. Oui, sans doute. Ça tombe finalement très bien que Boulez soit mort il y a quelques jours. Les médiocres vont se précipiter pour la grande revanche. Il faut s'acheter un second frigidaire. Pourquoi parles-tu à l'imparfait ? Parce que je m'aperçois que tout cela a déjà eu lieu, dans une vie froide, glacée, opaque et vide. Shhhh / Peaceful… Et l'autre connasse qui n'arrête pas d'appeler pour me dire qu'elle ne veut pas appeler. Cette nuit, j'étais dans la neige. Jusqu'aux couilles. Enfance interminable, retournée de terre grasse et chaude. Douleur poinçon sur un accord. Merde et merde et merde, pourquoi est-il impossible de pleurer, désormais ? Enterrons le cadavre ! Janvier, terre profonde.

Octave, mon ami Octave, qu'es-tu devenu ? La marche charme, les carottes sont cuites dans mon jardin. Tu avais aussi mauvais caractère que moi, on s'entendait bien dans le non et dans le son. Joue-moi encore une fois les barricades mystérieuses…