lundi 29 janvier 2018

Opinion sur cours



Je pense que tous ceux qui écrivent le savent, mais je suis toujours surpris d'une chose, qui est que lorsqu'on écrit deux phrases, on peut être absolument certain que celle dont on est content, qu'on pense avoir réussie, n'intéresse absolument personne, et que l'autre, tout à fait banale, va donner lieu, en certains cas, à d'innombrables commentaires. Il suffit pour cela qu'elle ouvre la porte sacrée de l'opinion. 

L'opinion n'est rien d'autre que cette chose à laquelle on accroche son être, le temps d'un frottement d'épidermes. C'est la partie la moins intéressante d'un corps parlant, mais c'est celle qui prend le plus de place, toujours. 

Là encore, je vois la grande supériorité de la musique sur tous les autres arts. Un contrepoint réussi n'a rien à voir avec l'opinion : il se dégage de lui une vérité incontestable, qui organise l'espace acoustique en produisant une joie de tous les sens — plus de l'intelligence. Savoir et saveur sont inextricablement liés, alors, et le nœud qu'ils forment est une des figures suprêmes de la connaissance

Dernière gamme



Le bonheur est un domaine complètement inexploré. À petits coups, parfois, on croit entendre le bruit qu'il fait. 

J'aimerais connaître le paradis mais je ne suis pas sûr de vouloir y demeurer. C'est la marque d'un esprit trop petit, qui n'a accès à Dieu que par hasard et intermittences. 

dimanche 28 janvier 2018

Arguments



L'existence est ainsi faite qu'on revient presque toujours aux lieux communs de son enfance, et qu'on en mesure la vérité, après tous les longs détours que la vie a cru devoir nous infliger pour nous faire douter qu'elle existe. 

Parmi les lieux communs dont je croyais à tort m'être débarrassés, celui-ci : neuf fois sur dix, les amateurs d'opéra n'aiment pas la musique. Il faudrait discuter avec quelqu'un qui vous assure que « Bach est très ennuyeux » ? Et pourquoi pas argumenter, encore ? 

dimanche 14 janvier 2018

14 janvier 2018

Ça tape à l'intérieur. C'est douloureux. Opaque. On a des acouphènes, des désespoirs nerveux, des coups sourds nous traversent, lancinants, une tension permanente qui empêche de dormir. Si l'on pouvait mourir un bon coup… Céder, sous la pression. Pas de lendemain. Nul emploi du temps… Être débarrassé de tout ce qui oblige à poursuivre sans qu'on en voit la nécessité. J'ai peur. 

Comment savoir ?

On ne peut pas faire qu'on n'ait pas vécu, c'est impossible, et pourtant, on sait trop bien que dès la sortie on sombre dans un néant qui se répercute instantanément, ou presque, sur tout ce qu'on fut. L'effacement est rétroactif. 

Pourquoi s'agripper à la rampe, dès lors ? Autrefois, on a tenté de s'acharner à maintenir en vie celle qui était parvenue au terme de son existence ; mais il est bien plus facile de s'acharner pour les autres.  Il paraît indécent de le faire pour soi, car nous savons bien, nous, ce qu'il en est du voyage qu'on a cru devoir faire à l'instar des autres. Faire comme tout le monde… Est-ce que vivre se réduit à ça ? Rester dans le chemin où d'autres peinent avec nous, non, pas avec nous, sans nous ?

C'est une sensation de marche rétrograde, d'involution, terrible et suffocante. Qu'il est difficile de savoir que le corps peut se tromper quand il parle avec tant de véhémence !

J'ai voulu regarder ma vie mais j'ai vu qu'un autre avait pris ma place.

mardi 9 janvier 2018

Carnets d'Yves Nat (2)


Le génie est une longue impatience.


mercredi 3 janvier 2018

Les Nouveaux Vertueux


Son dernier livre, Les Nouveaux Vertueux, est une petite merveille. Plenel, Joffrin, Ruquier, Boutelja, Taubira, Thuram, Mélenchon, Bergé, et d'autres, les nouveaux vertueux, ces nouveaux ligueurs « qui ne sont remplis de morgue et de bonne conscience que parce qu'ils sont vides du scrupule qui fait le fond d'une œuvre », dont Lafourcade dresse le portrait avec une acuité et une justesse remarquables, et dans une langue impeccable, sont pris un par un dans les phares de l'écrivain. C'est drôle, c'est intelligent, c'est courageux, et c'est bien écrit ; ces Nouveaux Vertueux sont en conséquence un livre rare que vous seriez impardonnables de manquer. 

Comme l'écrit Bruno Lafourcade, « quitter la solitude, c'est quitter la vérité » : allez vous promener dans cette solitude-là, ça ne vous fera pas de mal, bien au contraire. 

Voici un des portraits, celui d'Aymeric Caron, et deux courts extraits lus par moi-même. 

This is a true story



Ceci une histoire vraie. À la demande des survivants, les noms ont été modifiés. Par respect pour les défunts, tout le reste a été raconté exactement, comme ça s'est produit.

Voilà. Il n'y a rien à ajouter. 

(Vous voulez des chiffres ?)

mardi 2 janvier 2018

Petit portrait en prose (14)


Encore jeune dans sa tête à soixante ans, ce qui chez une femme est pire qu'une infirmité, une faute de goût, elle machouillait sa queue comme un chien l'os qu'il vient de déterrer après cinq semaines de maturation. À voir le pli de sa bouche et son œil persillé, il comprit qu'il était à peine un Lexomil gorgé de sang. Il regardait ce spectacle, affreusement désolé de bander — sans doute un reste de savoir-vivre. 

— Tu répares l'ascenseur social ? lui demanda-t-il, pour détendre l'atmosphère.

— Je ne suce que les morts-vivants, lui répondit-elle en faisant une pause pour aller pisser. 

Il en profita pour enfiler un bas de pyjama et aller en bas s'envoyer un petit verre de cognac. 

« Tu pourrais être reconnaissant à la seule femme qui s'intéresse encore à ta bite ! », qu'elle gueulait depuis la salle de bains. Il n'entendit pas la suite des considérations de la femme, car il avait mis Days of Wine and Roses dans la platine. Il monta le volume au maximum, il voulait être certain de ne plus entendre la voix. 

La chienne lui sauta sur les genoux, quand il s'affala dans son vieux fauteuil crevé. Il renversa un peu de cognac. Ça sentait bon. Elle lui léchait le visage. 

La peau du chagrin



À peine levé une incoercible angoisse (Papa aurait dit "oppression", ce qui est bien plus juste) m'étreint. Cette abrutie de Denisa Kershowa a passé à France-Musique My Wild Irish Rose, ce qui m'a fait penser à Shenandoah, joué par Keith Jarrett. Alors j'ai fouillé dans mes partitions et j'ai trouvé, et j'ai joué et les larmes me sont montées aux yeux comme un fleuve immense, d'une largeur inhumaine, affreuse. J'ai écrit à Philippe J, ce type dont je me sens si proche, sans bien comprendre pourquoi. Il m'a répondu dans l'instant, comme un frère, et mes larmes ont redoublé. Ça me sort par les trous de nez, la douleur, ça m'étouffe, je suffoque, je ne dors plus, je ne sais même pas pourquoi, ah si, un problème de déglutition, ah ah ah, quelle rigolade… Alors je regarde El Chapo sur Netflix, une connerie immonde. Et les heures passent, ou pas, je ne sais plus. Le temps se prend les pieds dans le temps, comme ce do qui se répète dans la Meditation que joue Jarrett à la fin de Blame It On My Youth. Comme le temps qui se prend les pieds… mais qu'est-ce que je raconte, ça n'a aucun sens. Do do do do do do do do… Dodo. Ce do va me rendre fou. Ou alors, peut-être qu'il m'appelle… Qu'il cherche à me sauver, allez savoir. C'est ce qui reste en moi de santé mentale qui m'appelle, de derrière le temps, en fa majeur. La dominante, ah ah ah… Oui, la dominante, en effet… Quelle merde, la vie. Comment peut-on la laisser faire ? Crève, la vie !

Je suis allé voir dans le dictionnaire ce que signifiait "incoercible", que j'ai utilisé plus haut sans réfléchir. 

A. − Vieilli. [En parlant d'un gaz, d'une vapeur, de la cause de certains phénomènes] Qui ne peut être comprimé, retenu dans un espace donné. Fluides incoercibles. Ces principes intangibles, incoercibles et impondérables auxquels nous rapportons les merveilleux phénomènes de lumière, d'électricité, de chaleur (Cournot, Fond. connaiss.,1851, p. 185). 

« Qui ne peut être comprimé, retenu dans un espace donné ». Ah oui, c'est bien ça, c'est exactement ça. J'ai un gaz comprimé dans la poitrine, et mes forces ne suffisent plus à le contenir. Il veut sortir. Pour aller où ? Oh, calme-toi, mon gaz ! Il n'y a rien, dehors. Rien du tout. Dehors, c'est la mort, c'est le froid, c'est l'habituelle pitrerie des zozos glacés de sucre rance.

Oui, je conçois qu'un homme aille à l'amour, mais c'est lorsque, entre lui et la mort, il ne voit plus que son dernier écu, pourrait-on dire en paraphrasant Rousseau. L'amoureux n'écoute pas « le conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux » Il entre comme un couillon en confiant son chapeau et sa dernière culotte aux morfleurs acides qui tiennent le tripot. Il ne sait pas encore, le couillon qui vient jouer sa morne tripe, qu'on va le gonfler d'un gaz mortel qui va immanquablement le porter jusqu'au bord de l'abîme crapoteux, une fois qu'on se sera un peu amusé de lui en lui laissant croire qu'il y avait quelque chose à gagner. Mais d'où viennent toutes ces larmes ? Ça sort d'où cette marée ? Qui produit ça ? Quel gisement ! Il y aurait de quoi irriguer le désert, au moins, et passer toutes les vies d'ici au karcher. 

Sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers la femme, déjà votre tripe ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes à la femme, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. A votre sortie, la Femme vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu'elle vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu'il faut se faire un costume d'amoureux… Un costume d'amoureux ? Oui, oui, un costume d'amoureux, c'est-à-dire le-respect-de-la-femme, tu vois, la-poursuite-du-bonheur, la crèche à vie, le poêle dans le salon, la résidence secondaire, le beurre dans les épinards, le plan sur la comète, les-soirées-entre-amis et la salive cotée en bourses, et mes couilles dans la piscine. Oui, je me lève et je montre une figure moulée sur un type ignoble. C'est interdit ? Tant mieux. 

« Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle  ? N'est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage  ? Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent  ? Est-ce la police, tapie dans tous les égouts sociaux, qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, et si vous l'avez inscrit sur la coiffe  ? Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs  ? »


à Philippe Jarry