jeudi 30 novembre 2017

Doigtés



Toute la nuit — c'est du moins mon impression ce matin — j'ai rêvé de ce trait, pour la main droite, sur lequel mes doigts revenaient et revenaient encore. Et un trait, c'est encore trop dire. C'était seulement quelques notes, très ramassées sur elles-mêmes, formant monticule, dont j'ai gardé l'empreinte au creux de la main. Quelques notes blanches, et quelques notes noires, disposées de telle manière que mes doigts inlassablement le creusent, ce monticule. Mais les doigtés…

J'y revenais, j'y revenais sans cesse. J'étais sûr, j'étais complètement sûr que mon doigté était le bon,  qu'il était celui qu'il me fallait, je n'en démordais pas, et je repassais sans cesse dans les mêmes ornières, ornières, pourquoi dis-je ornières ? Parce que malgré mes centaines de répétitions, il m'était impossible de mémoriser ce trait. Plus j'y revenais, plus j'étais sûr de moi, sûr à en mettre mes doigts à couper, sûr que ce doigté était le bon, plus ce même doigté m'empêchait de retenir ce que je jouais. Les notes me fuyaient…

Quand j'étais enfant, à l'adolescence, je reprochais à mes pauvres parents de ne pas savoir écouter ! Quel atroce remords j'en éprouve aujourd'hui… Comme si ce que j'avais à dire alors méritait qu'on l'écoute avec l'attention absolue que j'exigeais ! Un jour que je faisais ce reproche d'enfant gâté à mon père qui s'était accroché avec ma mère, il me proposa, pour me changer les idées, de m'emmener avec lui acheter un nouveau réfrigérateur, objet de consommation qu'il désirait offrir à ma mère pour expier ses péchés, sans doute. Et moi de monter sur mes grands chevaux ! Quoi, c'était donc ça, l'amour paternel, emmener son fils dans un magasin d'électroménager, l'après-midi, alors que la vie, alors que… Et pourquoi pas au bordel, pendant qu'il y était, le père ! J'en ai fait des tonnes. Ma pauvre mère a dû subir les pénibles et lourdes remontrances d'un fils qui se croyait alors le centre du monde. Humilié par un frigidaire, le petit…

Comment retenir les choses et les êtres qui fuient ? Il y a ce mot qui m'obsède : le regard, si proche de garder. Le regard commence par un préfixe qui signifie le retour, la deuxième tentative, la reprise, ce qui le rend proche du remords — et comment ne pas voir que celui qui re-garde veut re-tenir ; sinon, pourquoi regarder ? Tout regard est un retour sur le visage, celui qui éternellement fuit et qu'on désire retenir en nous. Voir un visage ne suffit pas, ne peut pas suffire. Il faut le revoir, il faut passer les doigts à sa surface pour le voir encore, il faut du doigté et de l'attention ; mais ça ne suffit pas encore. Il faut encore de l'encore. Il faut le garder, il faut le veiller. Ne pas dormir.

Ce trait qui m'échappe, qui ne cesse de m'échapper, ce trait que j'ai au creux de la paume et qui pourtant fuit mon regard, il s'enfonce en moi comme un doigt qui montre l'inapercevable, ce qui exigerait une attention (ou une intelligence) dont je suis incapable. J'ai un trou de mémoire. Je ne sais plus entendre ce qu'on me dit, ce qu'on me répète, toute la nuit. Je ne fais que passer mes doigts sur le visage de l'invisible, de ce que je n'ai pas su garder, mon doigté n'est pas le bon, bien que ce soit le seul que je connaisse. Ça ne remonte pas à la surface. Mon souvenir est comme un fils que je ne reconnaîtrais pas, atteint par les ravages de l'âge. Je le connais mais je ne le reconnais pas. Je ne peux pas revenir. Ce petit monticule, ce petit tas de notes perdues, que je caresse sans cesse, ne chantent plus. Elles préfèrent me fuir, ou chanter sous d'autres doigts. L'attention absolue que je réclamais comme un dément quand j'avais quinze ans, je n'en suis pas plus capable que mon père. 

Heureusement, il y a la musique. Heureusement, il y a Schumann, il y a cette musique-là. Là, je peux retrouver, presque à volonté, et l'amour, et la peine, et les visages. Je peux voir avec les yeux de mon père. Je peux entendre à travers lui, comme si son corps défait était un tympan qui vibre pour moi éternellement, le regard par où voir la vie qui a fui, je peux me tenir sur le seuil et laisser passer le vent à travers moi, je peux me tenir dans le brouillard suave de l'amour qui revient, encore

mercredi 29 novembre 2017

Brouille



Je venais de lire, dans les Illusions perdues : « Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ». Je ne sais pas pourquoi j'ai éprouvé le besoin d'aller regarder dans le dictionnaire ; je sais pourtant ce que signifie le verbe "brouiller". 

Quand j'ai cliqué sur « brouillant », dans la liseuse, celle-ci m'a proposé une définition que précisément je ne connais que trop : superposer à un signal un autre signal qui vient perturber le premier, le rendre sinon inaudible du moins difficile à entendre.

L'autre jour, un dimanche, je reçois un appel téléphonique sur mon portable. Je décroche. Immédiatement j'entends une affreuse cacophonie de voix, très puissante, dans le fortissimo. À travers les diverses voix j'en repère une, féminine, qui a l'air de s'adresser à moi. J'entends les mots "carte", "cours", "piano", "guitare" ; j'en déduis que l'appel concerne mes leçons de piano. Je dis à la personne que j'ai au bout du fil que je l'entends très mal. Celle-ci me répond quelque chose comme : « Oui, il y a des voix autour de moi. » Il n'y a pas « des voix autour d'elle », il y a trois ou quatre voix beaucoup plus puissantes que celle de mon interlocutrice, et celle-ci, qui arrive à peine à se frayer un chemin vers la surface de l'entendement, par instants. J'aurais dû raccrocher immédiatement. Cette personne m'appelle un dimanche, ce qui est déjà extrêmement impoli, quand on n'est pas un intime de celui qu'on appelle. Elle fait son appel au milieu d'une réunion d'amis, sans prendre la peine de s'en éloigner un peu par égard pour moi, et pour finir, l'objet de son appel est de me demander si je donne des cours de guitare, alors que bien entendu il est spécifié clairement sur mes cartes que l'instrument en question est le piano. 

Cet appel est vraiment un parfait exemple de toute la brutale stupidité de l'époque. Grossièreté, impolitesse, manque de savoir vivre, bêtise, vulgarité, tout y est, jusqu'au « bonne continuation musicale ! » que j'entends juste avant de raccrocher. Et bien sûr, et c'est sans doute le plus important, le son, la forme sonore de cet échange téléphonique, le ce qui est donné à entendre. L'appel a été très bref, peut-être une minute en tout et pour tout, mais il m'a ébranlé. J'aurais aimé comprendre… Comprendre comment on peut faire ça. Comment on peut oser faire ça, sans être poursuivi le reste de la journée par un sentiment de honte très profond, comment on peut déranger quelqu'un, un dimanche, pour lui infliger ça, une agression sonore de ce type. J'aurais aimé lui demander, à cette femme, comment elle pouvait imaginer prendre des cours de piano (ou de guitare, ou de cymbalum) avec moi, en étant qui elle est, en produisant ce type d'échange, comment elle pouvait imaginer faire de la musique en ayant en même temps ce type de comportements. Qu'on soit capable de l'envisager montre en quel mépris la musique est tenue, et comme personne ne sait plus du tout de quoi il s'agit. 

La voix de cette femme était brouillée. Elle était physiquement brouillée par les voix qui la recouvraient presque complètement. D'un autre côté, le brouillage en lui-même disait tout ce qu'il y avait à savoir de la personne qui avait cette voix. En ce sens, il n'était pas brouillage, mais modulation, comme on dit en acoustique qu'un son peut en moduler un autre. La synthèse FM (par modulation de fréquence) procède ainsi : un son en module un deuxième, pour en produire un troisième, beaucoup plus riche. Cette forme de synthèse sonore a été popularisée par le synthétiseur DX7 de marque Yamaha, dans les années 80 du XXe siècle. La modulation de fréquence fait interagir des porteurs et des modulateurs pour produire des sons très complexes, des sons inharmoniques (comme le sont les sons de cloches, par exemple). Les sons inharmoniques sont des sons qu'on pourrait qualifier de brouillés, s'opposant aux sons harmoniques par des harmoniques dont les fréquences n'ont pas de rapports numériques simples entre elles. 

La plupart des conversations que nous avons avec nos contemporains sont brouillées. Nous sommes avec eux dans un rapport inharmonique. Il y a des degrés dans la brouille, bien sûr. Sur une échelle de 1 à 7, je me situe malheureusement le plus souvent aux niveaux 5, 6, ou 7, très rarement aux niveaux 3 et 4, et quasiment jamais au niveau 2. Quant au niveau 1, je n'en parle même pas, car il appartient seulement au rêve et aux miracles — ou alors au malentendu. 

Perdre ses illusions est une entreprise de très longue haleine qui a commencé bien avant nous, mais ce n'est pas une raison pour ne pas continuer le travail.

Il y a cette scène extraordinaire, dans OSS 117, où Jean Dujardin dit au porte-parole du gouvernement égyptien, devant une fontaine : « J'aime le bruit blanc de l'eau » et paraît étonné lui-même de cette formule, si plate et si géniale à la fois, dont on ne sait si elle est extrêmement profonde ou extrêmement bête, comme s'il ne savait pas quoi en penser, dans le très long silence qui y fait suite. Le bruit blanc est un concentré de brouillage (là il n'est même plus question de sons inharmoniques, la complexité a franchi un nouveau seuil, puisqu'elle entend englober la totalité du sonore), puisqu'il contient toutes les fréquences du spectre sonore, mais, très paradoxalement, ce concentré de brouillage est lisse, neutre, et comme insipide, ce qui démontre que, passé un certain seuil, le complexe (re)devient simple. On connaît bien ça, dans la musique contemporaine. Trop de complexité tue la complexité, tout simplement parce que nous ne sommes pas capables d'appréhender cette complexité, ou ce désordre — et heureusement ! Passé un certain empilement de couleurs, c'est le blanc, ou le noir, ou pire, le maronnasse, qui advient. Ce « j'aime le bruit blanc de l'eau » est décidément une phrase merveilleuse car sa platitude ramasse en huit petits mots une somme immense de sens. Le silence mouillé qui la suit est une idée de génie. Que dire après qu'on a tout dit ? Surtout quand ce tout n'est rien de plus que l'évidence : il n'y a rien à dire. Laissons couler l'eau, c'est mieux…

Le brouillage politique du sens a atteint au troisième millénaire un stade qui s'approche de la perfection. On avait voulu interdire de parler (dictature), on avait voulu forcer à parler (fascisme), mais ces systèmes sentaient trop leur moyen-âge, et surtout il y avait toujours des entorses, des fuites, des dissidences, des cailloux dans la chaussure. Désormais, on brouille. C'est-à-dire que vous pouvez faire absolument ce que vous voulez. Vous voulez parler ? Vous le pouvez. Vous voulez vous taire ? Vous le pouvez aussi. Le Pouvoir est devenu plus intelligent, beaucoup plus intelligent, plus global. Il ne vous interdit rien, il ne vous force à rien, il se contente de superposer un autre signal à celui que vous émettez, une autre parole, une autre information, une autre histoire, une autre mémoire, une autre voix. Vous faites du bruit ? Ça ne le dérange pas du tout. Il superpose un autre bruit à votre bruit. Vous ne pouvez plus rien prouver. Votre preuve sera noyée dans un océan de preuves. Elle ne sera plus qu'une preuve parmi d'autres. C'est la raison pour laquelle la littérature est si attaquée, si dévalorisée, si désenseignée. L'information s'oppose absolument et très violemment à la littérature. Grâce à la littérature, on avait accès à un savoir autre, débarrassé du sens officiel (ou contre-officiel, ce qui est la même chose). Maintenant que plus personne ne sait de quoi il s'agit, il ne reste plus que l'information, les informations, les preuves et les contre-preuves, les discours et les contre-discours, les chiffres et les contre-chiffres, les statistiques, la sociologie, et les journalistes, qui sont les ennemis jurés de la littérature. Prenez la télévision, par exemple. Tous les imbéciles vous diront qu'il ne faut pas regarder la télévision, qu'elle ment, qu'elle fait de la propagande. Ils n'ont rien compris, ces idiots. La propagande s'est délocalisée, elle s'est diversifiée, elle s'est dissoute dans toutes les formes de parole, de discours, d'enseignement, de divertissement, d'art, de culture. La télévision est un épouvantail qui ne sert qu'à masquer cette formidable réussite. C'est un totem. Il est à peu près vide, mais il fascine. Il capte les regards des crétins qui vont répétant ce qu'on leur demande de répéter. Leur seule forme de liberté consiste à ventriloquer le pouvoir, et c'est précisément en cela que la machine fonctionne mieux que jamais, puisqu'elle s'auto-alimente. Ils ont inventé le mouvement idéologique perpétuel. Se soumettre n'était pas suffisant, ça c'était bon pour les totalitarismes à la papa, il faut encore que le peuple pense sincèrement qu'il aime son joug — et qu'il fasse même plus que le penser, qu'il l'aime réellement —, qu'il se reconnaisse complètement en lui et en redemande toujours plus, qu'il exige d'être débarrassé enfin de tout libre arbitre. 

« Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume »… Tous nous brouillons nos petits papiers, cherchons nos notes égarées, et taillons notre plume. Le Numérique a achevé de brouiller les cartes, les pistes, et les esprits, et nous nous devons d'être dans ses petits papiers si nous voulons avoir un semblant d'existence. Nous sommes tous comme Astolphe de Saintot, remorqués par La Femme, celle qui a pris les rênes de nos existences, nous lisons longuement le journal, nous sculptons des bouchons avec notre canif, nous traçons des dessins fantastiques sur nos iPad, et nous feuilletons Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pourrait s’appliquer aux événements du jour et nous permettre de briller en société. Si au moins nous étions capables d'écrire des articles sur le sucre et sur l'eau-de-vie dans un dictionnaire d'agriculture… 

Le XXIe siècle est le siècle du brouillage. Entre la brouille, le brouillage et la souillure, il y a étymologiquement assez peu. La désunion est par là-dessous, ça se défait, ça s'altère, ça s'abîme. Les infos modulent les infos, et ça crée un boucan infâme, un ramdam terrible. Les seuls morceaux solides qui surnagent pour un temps dans cette soupe ignoble sont les mots ramadan, islam, prophète, minaret, djihad, sourates, charia, respect, pudeur, femme. Autant dire que l'indigestion est dépassée depuis longtemps. Comme Lucien Chardon chez la Bargeton, nous sommes « le giaour dans la casba » et nous avons le teint brouillé. 

mardi 28 novembre 2017

Amour (2)



Il y a ce moment étrange où l'amour qu'on porte à une femme noircit, où le sentiment vient appuyer sur une partie inconnue de lui-même. Ce n'est pas qu'il se nie, ce n'est pas qu'il se renverse, non, ce serait trop simple, et ce serait un soulagement, c'est qu'il vient buter contre l'évidence, cet or changé en plomb. Il s'agit d'une réaction, d'une réaction chimique brutale, immédiate — immédiate au sens propre, en ce qu'elle n'offre aucune possibilité de médiation : elle parle une langue singulière, inconnue et intraduisible qui la rend impropre à la consommation, sans bénéfice d'aucune sorte. 

L'affreux vide qu'on trouve au fond de l'amour se tient là, comme une statue terrible et immobile, qui appuie en la signalant sur une région inconnue de nous, et cette place glacée en nous nous terrifie. Elle apparaît au plus profond de ce qui nous lie à celle qu'on aime mais son message est à tout jamais silencieux. On ignorait cette plaie béante que l'amour révèle. 

Cette opacité insondable provient je crois de la beauté — d'une forme particulière de beauté, d'une beauté arrêtée dans sa course. Le genre de femmes qui possèdent cette beauté ne la transmettent pas à leurs filles. Non seulement elles ne la transmettent pas, mais elles empêchent absolument qu'elle leur survive. 

dimanche 26 novembre 2017

Chutes



Du (et dans le) rapide, le "p" est tombé, vite.

Reste raide.

Il y a des escarpements bénéfiques à la langue.

Les tombeurs se jettent à l'eau, enfreignent les règles, et trouvent la sortie. Dire encore une marche, et notre rapide aura une ride, s'il n'est pas en rade. 

Le risque d'être compris


Il nous arrive de lire des statuts Facebook (par exemple) auxquels on ne comprend rien, mais quand je dis rien c'est rien, zéro, nada, rien de rien, absolument 0%. Alors on se sent libéré des attaches humaines, sociales, historiques, et la folie douce qui nous habite alors est comme un baume sur les plaies toujours à vif causées par le monde qui nous enserre dans sa gangue et dans sa langue.

J'aimerais, si j'en étais capable, écrire des choses que personne, absolument personne, ne risque de comprendre.


— Mais rassure-toi, mon grand, c'est ce que tu fais toute la journée, toute la semaine, toute l'année !

samedi 25 novembre 2017

XVIIe chambre (1)



L'autre jour, on m'a traité de Blanc, d'hétérosexuel et de catholique !

J'ai immédiatement porté plainte contre ces terribles accusations, qui sont à l'évidence d'ignobles calomnies. J'ai bon espoir d'être indemnisé (mon médecin a signé un arrêt de travail de six mois) et de voir mon persécuteur lourdement condamné.

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La Chambre ne désemplit pas. On s'y bouscule. Le tout Paris est là. Son enthousiasme fait plaisir à voir. Il assiste aux délibérés avec la gourmandise du peuple moral, celui qui envoie à l'échafaud pour un mot de travers, pour une tranche de jambon mal assorti aux nouvelles mœurs. Le mœursal, il s'en régale alors même qu'il déclare en aimer toutes les singularités.

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Yann Moix insiste pour plus de sévérité dans les condamnations. Il veut que la Chambre soit déménagée à la Concorde. On l'applaudit. On le porte en triomphe.

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Un artiste en vogue propose deux œuvres. Un Clitoris géant, sous lequel les sentences seraient rendues, et un méga Utérus, dans lequel se tiendrait le Procureur.

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M. Albert Trouducu est amené, entre deux gardes à l'allure sévère. Il tremble. Il bredouille. Il prétend ne pas comprendre. Un filet de bave coule de ses lèvres minces. Les hurlements de la salle couvrent sa voix. Le Président, calme et goguenard, lui intime d'un geste l'ordre de se taire. Le Procureur hausse les épaules, il n'a pas besoin de lire ses notes. Il se rasseoit, confiant-dans-la-justice-de-son-pays. Au suivant.

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Désormais, les procès se tiennent la nuit. Il y avait trop de monde aux audiences. Il faut payer pour assister aux plaidoiries. Les places se revendent au marché noir. Pour certains accusés, les prix dépassent largement ceux de Roland Garros, dans les meilleures années.

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Certains reviennent régulièrement. C'est le cas d'Arno Muscat. Il était là si souvent qu'il a pris une location, dans le quartier. Il fait maintenant partie des VIP de la XVIIe. Ses avocats sont célèbres. On les invite au 20 heures. Ils ont une table chez Lipp.

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Paul Éluard et Nabilla Leona Benattia, main dans la main, assistent à presque toutes les séances. Comme il est émouvant de voir la jeune femme se pencher vers le vieil homme quand elle ne comprend pas une formule ou un terme de procédure !

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Paul Trouvier, le Président, trouve que sa carrière avance bien. Il est en effet pressenti pour un poste de ministre de la Morale impeccable dans le gouvernement de Toufik Acerola.


(à suivre…)

mardi 21 novembre 2017

Déremboursé toi-même !


Le sourire un rien méprisant de la préparatrice en pharmacie, quand je refuse un médicament au prétexte qu'il n'est pas remboursé…

« C'est cinq euros, en même temps ! »

Quand on entend ce genre de réflexion, on ne sent exclu du cercle des vivants. Oh, ça ne dure pas, évidemment. Pas de quoi en faire une maladie. Mais tout de même. On ne vit pas dans la même humanité que quelqu'un pour qui cinq euros ce n'est rien — quand on ne les a pas. C'est aussi simple que ça. On voit immédiatement qu'avec lui, il n'y a pas moyen de s'entendre. Il ne nous croit tout simplement pas. Il ne nous prend pas au sérieux. Ce n'est pas mauvaise volonté de sa part, c'est seulement une impossibilité radicale à comprendre, et même à entendre ce que nous disons. Il ne peut pas entendre qu'on n'a pas ces foutus cinq euros. Ça ne lui entre pas dans le ciboulot, c'est simple ! Manque d'imagination, manque d'empathie, manque d'intelligence, un peu tout ça, j'imagine.

Et puis, l'humiliation, chaque fois, qu'il y a à seulement poser la question : « Il est remboursé, ce médicament ? » Elle vous regarde par en-dessous. Vous êtes malade, ou pas ? Sous-entendu : quand on est malade, on se fout de savoir si la potion est remboursée ou non. On n'est pas dans la prescription plaisir, là, on va dire. Je l'entends penser, ma préparatrice en pharmacie.

Je me suis emporté contre Raphaële, qui n'y est pour rien, bien sûr. La pauvre ne peut pas savoir quels sont les médicaments remboursés et ceux qui ne le sont pas, ça change tout le temps, et surtout ça change d'une caisse à l'autre. N'empêche, sur deux médicaments, pas un n'est remboursé à cent pour cent. On paie pourtant des cotisations, non ? Font chier, ces médecins ! Non seulement ils sont incapables de nous soigner, mais il ne savent même pas ce qui est remboursé et ce qui ne l'est pas. Je sais, c'est un raisonnement de beauf, et c'est injuste. Mais il y a des jours où je pense comme ça. J'ai pas envie d'être intelligent, posé, sage, circonspect, j'ai pas envie de comprendre, j'ai pas envie d'avoir de l'imagination, moi non plus. J'ai juste envie de gueuler. Merde !

Téléphoné à EDF (qui ne s'appelle plus EDF, qui porte un nom ridicule, mais on s'en branle). On me dit : appelle, ils font des prix pour les pecnauds comme toi. Moi j'appelle. La fille au téléphone me parle de deux machins (je lui fais répéter quatre fois, pour comprendre de quoi elle parle, tellement elle prononce mal, avec un accent à couper à la machette), la CMU et l'ACS, me demande mon nom, et comme par hasard me dit que je n'y ai pas droit. C'est quand-même marrant, je m'y attendais, j'ai droit à rien. Les aides c'est pas pour moi, les remboursements non plus. Demain je rappelle en disant que j'ai perdu mes papiers, que j'arrive du Mali, ou d'un désert quelconque, et que je suis hébergé par Georges de La Fuly. Ça caille, chez Georges ! Ça va pas du tout, la France ! En plus il me fait faire la vaisselle à l'eau froide ce salaud ! Georges de La Fuly, c'est bien un nom de salaud, ça ! Ouais M'dame, La Fuly y fait rien qu'à m'niquer ma race, c'est un gros raciste, il a des livres de Camus plein l'escalier, là, l'gros pédé qui fout sa merde dans le vivr'ensemble ! J'te jure !

Ma préparatrice, au début je la trouvais jolie. Enfin, pas vraiment jolie, mais bandante, avec un-je-ne-sais-quoi que je connais bien chez les femmes. Brune, peau mate, parlant peu, les chairs-mercure, comme j'aime, une rondeur du jarret, mais du chien, quelque chose d'arrêté, de ferme, d'espagnol. Et puis d'un coup, elle a changé de coupe de cheveux, elle a mis des lunettes, je sais pas, elle s'est fanée, comme ça d'un seul coup, paf, plus rien. Panne sèche, ça monte plus aux nichons. L'hiver de la femme… Et toujours ce quart de sourire quand elle me parle, comme si elle me regardait de l'arrière du crâne. Je vois bien que dès que j'entre dans la pharmacie, elle sait que je suis là. Alors évidemment, le coup du je prends pas votre truc, là, c'est trop cher pour moi, elle pige pas. Quels radins, ces artistes ! Tout fout le camp. Je vais me refaire des fumigations, bonsoir. 

lundi 20 novembre 2017

Corpographie



Il y a beaucoup de choses qu'on ne peut plus faire, et c'est malheureux. Mais il y a aussi, et c'est très heureux, des choses qu'on peut faire et qu'on n'aurait jamais pu faire avant. 

Je pense au corps de la femme. Depuis quelques années, j'ai en tête un film sur le corps de la femme, un film que je ne vois pas, que je n'ai jamais vu (mais bien sûr je ne connais pas tout), et ce qui me rassure, paradoxalement, c'est que personne ne comprend de quoi je parle, quand j'essaie — très rarement — de décrire ce que je voudrais faire. Si personne ne comprend de quoi je parle, c'est bien que ces images-là n'ont jamais été faites. La pornographie (mais aussi la publicité) a rendu possible, et même, a rendu nécessaire, ces images-là, celles que j'ai en tête. 

Quand on parle du corps, et du corps des femmes, tout particulièrement (parce qu'il est évident que les corps des hommes ne parlent pas de la même manière, n'ont pas la même histoire, ne relèvent pas de la même culture), les oreilles de nos interlocuteurs se bouchent immédiatement — leurs oreilles et leur imagination. Ils oscillent perpétuellement entre la pornographie et la peinture, entre l'académisme et la crudité, entre la mièvrerie et la sauvagerie, entre l'anatomie et la psychanalyse. 

Je ne crois pas que les images dont je parle soient envisageables comme photographies. Je suis presque certain que la seule manière de les obtenir serait de filmer, ou, du moins, de produire une image animée, ce qu'on appelle un film

Il y a, je crois, quelque chose comme un cantus firmus du corps de la femme qui peut se laisser voir dans le mouvement. Non pas figurer, ce serait trop, mais voir, ou apercevoir, entendre ce cantus firmus qui flotte entre les gestes des femmes et qui disparaît dans leurs harmonies, dans les accords verticaux qu'elles s'entendent à plaquer sur le réel simplifié de leur être-là. 

Beaucoup d'obstacles se dressent entre mon désir et la réalité. Et le premier d'entre eux est précisément que je suis incapable d'expliquer ce que je cherche, et qu'à chaque fois que j'ai essayé, j'ai dû battre en retraite, car mes interlocuteurs se rabattaient sur ce qu'ils ne connaissent que trop, et qui les empêchent absolument d'imaginer qu'il puisse exister autre chose dans le regard d'un homme que la concupiscence, la vénération, la religiosité désincarnée, le surmoi esthétisant, ou, plus bête encore, la sympathie, l'admiration, la gentillesse, ou, le pire, le conformisme idéologique, la pommade inclusive et égalitaire.

***

Ce serait un film où ne seraient (montrés) que des gestes. Des gestes et les pauses (et les transitions) qui existent entre les gestes. Le temps, donc, qui passe, sur (ou dans) un corps. Ou un corps qui se meut dans le temps, qui le fend, qui en écarte les portes, pour que l'espace d'un instant on entende la voix supérieure du corps enchanté d'une femme, son ciel, sa furtivité, la mort à l'œuvre 

dimanche 19 novembre 2017

La campagne d'hiver, à reculons



Aller vers elles dans un autre but que de donner quelque chose est déjà humiliant, mais quand elles nous répondent avec cet air de suspicion incompréhensible au premier abord, on a envie de rebrousser chemin.

Trop tard, on y est, ça y est, on a franchi le Rubicon, j'y suis, j'y reste. Ce sont deux femmes qui doivent avoir sensiblement mon âge, peut-être même sont elles un peu plus jeunes, mais leur mise et leur emploi les vieillit beaucoup. Pourquoi c'est jamais des minettes de vingt-cinq ans qui se tiennent devant les deux caddies bourrés à craquer de boites de conserves et de paquets de nouilles ? Autour de nous ça circule, c'est samedi soir, il y a un monde fou à Cora. Avec mon petit panier en osier, j'ai l'air d'un survivant… ce que je suis. Pour la première fois de ma vie, je m'adresse aux Restos du cœur. Tu me vois, de là-haut ? Les-Restos-du-cœur…

Je leur demande quelles sont les conditions pour bénéficier de ces fantastiques boîtes de petits pois et de thon qui s'entassent pêle-mêle dans les deux caddies dont elles assurent la garde comme deux cerbères dérisoires et patauds. « On ne peut pas le dire. » Ah ? C'est secret ? « Oui, c'est top-secret ! » me répond celle qui a l'air d'être la cheffe. Je ne sais d'abord pas si elle plaisante, mais je constate très vite que non, elle ne plaisante pas du tout. Veut-elle savoir d'abord si je suis sérieux ? Oui, ça doit être ça. Je n'ai peut-être pas encore tout à fait l'air d'un clodo. Ou alors je ne parle pas comme un clodo ? Ou bien j'ai l'air trop hésitant ? J'y vais à reculons ? Je ne sais pas. Mais dites-moi, il y a vraiment des gens qui arnaquent les Restos-du-Cœur ? Ça existe, ça ? Il y a vraiment des gens qui vont chercher de la bouffe, là, juste pour le fun ?

J'en ai parlé. Je faisais le malin, mais jusqu'à présent, je n'avais pas osé. Eh bien voilà, je comprends que ce soir, le 18 novembre 2017, à six heures du soir, j'ai passé un cap. Jusqu'à présent, être pauvre, c'était un état privé, intime, quelque chose qui occupe l'esprit mais dont on ne parle pas. Est arrivé ce moment, sans que je l'ai prémédité, où j'ai compris que je devais accepter de voir les choses en face. Ça va se voir ? Ça va se voir. Ça va se savoir ? Ça va se savoir, sans doute, tant pis.

Je repense à lui, lui, ce visage que je n'ai jamais oublié. C'était à Paris, sur la place des Vosges, que je traversais pour aller boire un café à Ma Bourgogne, c'était à la fin des années 80. Il s'est approché de moi obliquement. Il parlait bas, il était à peu près bien mis, il devait avoir dix ou quinze ans de plus que moi, dans les quarante, quarante-cinq ans. Il m'a demandé de l'argent, en s'excusant. Il avait honte. Il avait terriblement honte, de demander de l'argent. Ça lui coutait, ça se voyait, on ne voyait même que ça. J'ai refusé. Je ne sais pas, oui, j'ai refusé, connement, stupidement, parce qu'on commençait dans ces années-là à être constamment sollicité, dans la rue, et de manière souvent très agressive, et que, très souvent, on avait l'impression d'être pris pour des cons. Immédiatement, j'ai su que j'avais fait une énorme connerie, j'ai eu honte de moi, j'ai trouvé une pièce de cinq francs au fond de ma poche, je me rappelle, et j'ai fait demi-tour pour aller lui donner au moins ça. Impossible de le retrouver. Il avait disparu aussi vite qu'il était apparu, d'une manière presque surnaturelle. Il avait tellement honte… Il baissait la tête et il baissait la voix. Je revois encore sa manière de s'excuser, quand j'avais refusé, et de s'éloigner de moi presque à reculons, comme s'il venait de commettre un délit. Je suis resté planté là un moment, essayant de le distinguer dans le square Louis XIII. Il faisait très beau, je me souviens. Je ne l'ai jamais revu. Toute la journée, cette pièce de cinq francs est restée dans ma main, au fond de ma poche. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons. 

De retour à la maison, je suis allé voir à quoi ressemblait leur site. Sans surprise, c'est d'une laideur infâme, qui fait honte à celui qui consulte ces pages. Ah zut, je ne dois pas en dire du mal, on ne sait jamais. C'est très joli. Sympa. Accueillant. Plein de couleurs. 

Je remarque qu'il existe des "campagnes". La campagne d'été (de mai à octobre), et la campagne d'hiver (de fin novembre à fin mars). J'en déduis donc qu'au mois de novembre et au mois d'avril, on a le droit de crever de faim. Tout cela est bien entendu écrit sur fond rose, avec orthographe inclusive et police de caractères débile. Mais bon, comme dirait l'autre, on ne va tout de même pas s'intéresser à des détails pareils — non, je crois qu'ils diraient : se crisper sur des babioles ou un truc du genre. J'entends mon frère aîné me dire : tout ce qui est excessif est insignifiant, ou encore : tu confonds l'essentiel et l'accessoire.

La dame à qui j'ai parlé tout à l'heure m'a bien fait comprendre qu'il fallait montrer patte blanche (sic) pour avoir droit aux raviolis et aux patates. Ça c'est sûr que si j'avais une gueule de Syrien, genre, on ne me demanderait rien, on n'aurait pas cet air de méfiance qui donne envie de s'enfuir à toutes jambes. Non, pour nous, les sous-chiens qui n'aboient même pas, c'est carte d'identité, livret de famille, attestation CMU, bordereau des allocations familiales, attestation Pôle Emploi, bulletins de salaire, retraite (régime général et complémentaire), avis d'imposition ou de non-imposition, pension alimentaire, quittance de loyer ou tableau d'amortissement de prêt ou certificat d'hébergement, certificat de scolarité pour les enfants — selon notre situation (resic). Tout juste si on nous fait pas passer des contrôles de rectitude morale. Ça rigole pas, avec Saint Coluche. Ça tombe bien, je ne l'ai jamais trouvé drôle. 

Comme par hasard, les restos se situent dans la zone, là où pour rien au monde on a envie d'aller se promener, le genre d'endroit où si tu tombes en panne, t'as intérêt à te tirer vite fait en abandonnant ta voiture. Je sens que je vais bien m'amuser, déjà qu'Alès est la ville la plus sinistre de France… N'empêche, je suis curieux de voir la gueule de mes condisciples, non, pardon, de mes compagnons d'infortune, enfin des branleurs qui comme moi n'ont plus une thune pour se chauffer, se vêtir et bientôt se nourrir. Ça promet. Je vous raconterai, c'est promis. 

L'autre, au téléphone, elle est bien gentille, elle me conseille d'aller au hamam, pour ma toux ! Au hamam… Et pourquoi pas en thalasso à Essaouira avec Nicole ? Les gens sont cons, c'est pas possible. Tant que tu leur mets pas le nez dans le caca, ils sentent rien. Ils te parlent de leurs dernières vacances, de tous les terribles ennuis qu'ils ont eus avec la compagnie d'aviation, avec leur mec, et avec leur patron qui est insupportable, avec le fisc, tout ça, ils te conseillent (ça j'adore) de prendre des vitamines ou des oligo-éléments, d'aller chez l'osthéo, voire de commencer une thérapie. Et des Omega3, t'en prends ? Tu devrais, moi ça me réussit super-bien. Pigent même pas, ces pecnauds, que même les médicaments de prolos, on ne va pas les chercher, parce qu'ils sont plus remboursés. 

Je lis que les Restos du Coeur sont attentifs à l'équilibre nutritionel. « Chaque personne accueillie dans [les] centres de distribution est destinataire d'une certaine quantité de nourriture qui lui permet de préparer quotidiennement un repas complet et équilibré pour tous les membres de sa famille. » Repas complet et équilibré… Équilibre nutritionnel… Il faudrait que quelqu'un leur dise qu'on ne met pas d'espace après une apostrophe, ni avant une virgule. Attentifs à l'équilibre nutritionnel… Putain je rêve… Et ma libido, et ma prostate, et mes toiles, et mes couleurs, tout le monde s'en branle ? Je rêve : des Restos (chaque fois que j'écris "restos", j'ai envie de vomir) du Cœur où on te ferait écouter l'opus 11 de Schoenberg. 

Je repense au hamam… Quand je lui dis mais tu délires ou quoi, elle me répond : « Mais tu sais, c'est pas cher, le hamam ! » Tout est là. Il y a tout, dans cette réponse. C'est pas cher, le hamam. Mais bordel de merde à queue, si j'avais le premier sou pour aller au hamam, figure-toi que je le dépenserais pour me chauffer ! On hésite toujours. Ils sont vraiment cons ou ils font semblant ? Rien n'a changé depuis Balzac, même avec leur smartphones à la con et leurs tablettes, ils sont toujours aussi ploucs. Plus, même. Oh oui, beaucoup plus. On voit que leur esprit leur échappe. Ça fuit à tous les étages. Même à trente ans, ils sont déjà alzheimerisés. C'est terrible, l'humain. Ça s'arrange pas. Je ne vois aucun progrès depuis le XIXe, seulement une immense dégénérescence qui semble ne pas avoir de fond. Ça tombe, ça tombe, sans fin. 

Je lis encore : « Les personnes accueillies repartent donc des Centres de distribution avec des denrées qu'elles ont elles-mêmes choisies dans les différentes catégories d'aliments (protéines, féculents, légumes, laitages etc etc ) » Une phrase sans faute d'orthographe ! Je suis sûr que ma voisine, l'ancienne instite, elle donne. Si ça se trouve, je vais me faire cuire des pâtes qu'elle aura achetées. Sympa. Elle pourrait me les donner direct, alors ? Mais non, ce serait pas drôle. Il faut que la nourriture équilibrée (protéines, féculents, légumes, laitages etc etc) suive son bonhomme de chemin, qui la sanctifie. Tout est dans la sanctification. Saint Coluche. Prendre une soupe chaude sous une affiche de Coluche : y a-t-il destin plus atroce que celui-ci ?

« Et sinon, tu peins, tu écris, tu as des projets ? »

Ferme ta gueule, STP !



à Yohann Rimokh

samedi 18 novembre 2017

Sinon


Les deux femmes descendent l'avenue du Docteur Mourier pendant que je la remonte. Je fais une halte car je suis essoufflé. La grande blonde dit à la petite brune : « Il doit mettre Jésus-Christ dans sa vie ! Sinon… » Mais je n'entends pas la fin de la phrase.


mercredi 15 novembre 2017

Les rentables



Il avait chassé les marchands du temple, mais Jésus ne connaissait pas Stéphane Bern.

La proposition de ce dernier est une nouvelle attaque contre l'Église catholique et une avancée décisive vers une France totalement déchristianisée, c'est-à-dire, pour parler clairement, une France qui ne serait plus la France. Les églises et les cathédrales ne sont pas des musées, et elles n'appartiennent pas au pouvoir républicain, qui est un pouvoir passager, comme tous les pouvoirs (je sais que les bâtiments appartiennent à l'État, inutile de me le faire remarquer ; je ne parle pas de la pierre, je parle de l'œuvre et de l'esprit) et même si elles se visitent, en raison de leur beauté, notamment, elles restent des lieux de culte avant d'être des "lieux de culture". Un des principes de la laïcité devrait être précisément de ne pas intervenir, à quelque titre que ce soit, dans l'enceinte d'un édifice cultuel (sauf bien entendu dans le cas où celui-ci sert de base arrière à des actions séditieuses et anti-nationales). Faire payer l'entrée dans une église ou une cathédrale est à l'évidence en contradiction avec leur raison d'être : on doit pouvoir entrer dans la plus belle des cathédrales même si l'on est pauvre comme Job, et on doit pouvoir le faire dix fois par jour si l'on en éprouve le besoin. Les maisons de Dieu ne sont déjà que trop offertes au tourisme putassier et au spectacle, aux bermudas, aux sandwichs et aux gueulards de toutes obédiences. Ramasser du pognon avec une cathédrale, pour l'État, est aussi infâme que louer son ventre, pour une femme. 

Monnayer l'entrée dans une église ou une cathédrale, c'est projeter celle-là sur le Strip de Las Vegas, c'est remplacer Jésus-Christ par Denis Brogniart, la Mère de Dieu par une hôtesse de caisse et le Saint Esprit par La Voix de Secret Story, c'est ridiculiser la Présence réelle, c'est insulter les catholiques et c'est réduire deux mille ans d'histoire à un bilan comptable. Rentables ou pas, ces gros bâtiments vides, qu'on pourrait utilement transformer en salles de spectacle, en cinémas, en musées d'art contemporain, voire en restaurants branchés, et sous lesquels on pourrait installer des parkings et des centres commerciaux ? Et quand il aura été démontré qu'elles ne le sont pas, rentables, ce que j'espère bien, quelle sera la prochaine étape ?

La patrimonite aiguë qui sévit depuis quelques décennies dans notre pays n'est que le signe de la vie qui s'éloigne au fur et à mesure qu'on l'embaume, et quand celle-là se conjugue avec une lésine de thénardiers de banlieue, la comédie devient sordide. Si l'État en est à faire les poches des fidèles — en plus de les noyer de fait dans la foule des infidèles —, après avoir détroussé les contribuables du pays, autant dire tout de suite qu'on nous invite à aller voir ailleurs si les sangsues qui s'y trouvent sont moins voraces que les nôtres. 

On a déjà la dingo alternative de l'Hôtel de ville qui fait mumuse avec sa tour Eiffel clignotante, c'est assez pour se croire chez les piqués du bocal. La bernification du réel, c'est la provocation de trop. Qu'on laisse ça aux affalés du petit écran et qu'on foute la paix à nos cathédrales !

lundi 13 novembre 2017

dimanche 12 novembre 2017

Tout ça pour ça


Qu'il se soumette n'est pas suffisant, ça c'est bon pour les vieux totalitarismes à la papa, il faut encore que le peuple pense sincèrement qu'il aime et désire son joug, qu'il se reconnaisse complètement en lui et en redemande toujours plus, qu'il exige d'être débarrassé enfin de tout libre arbitre et de tout esprit critique, de tout désir propre et de toute la singularité qu'il avait patiemment édifiée durant mille ans. 

Tout le monde parle de soumission alors que ce stade est depuis longtemps dépassé. Les Français se sont convertis en masse au Remplacisme. Ils étaient fatigués de l'être, Français. Leur aspiration, comme disent les pédagogues foireux, est de n'être plus rien, ça les repose. 

Ne faites pas de bruit, ne les réveillez pas, ils sont en route pour le néant de l'Histoire. Ils tournent la page — et c'est la dernière.

L'Amour (1)



— J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je ne vois plus qu'une mesquinerie désolante, un égocentrisme inouï et une absence totale de générosité. 

— Mais tu ne sais donc pas que c'est ce qu'on appelle l'amour ?

Pas grave


Quand ils ont parlé fort au cinéma, au concert, et au restaurant, ce n'était pas grave.
Quand ils sont passés devant vous, alors que vous faisiez la queue depuis un bon moment, ce n'était pas grave.
Quand ils ont posé leurs pieds sur les banquettes du métro, ce n'était pas grave.
Quand ils ont fumé dans le train, ce n'était pas grave.
Quand ils ont voyagé sans payer, ce n'était pas grave.
Quand ils ont imposé partout leur bêtise et leur grossièreté, ce n'était pas grave. 
Quand il sont restés assis alors que des vieux étaient debout, ce n'était pas grave.
Quand ils ont tagué les murs de la ville, ce n'était pas grave.
Quand ils ont sali et abîmé la langue française, ce n'était pas grave.
Quand ils vous ont demandé agressivement "une clope" en vous croisant, ce n'était pas grave.
Quand ils vous ont forcés à descendre du trottoir, ce n'était pas grave.
Quand ils ont réveillé tout un quartier en passant dans les rues avec leurs motos ou mobylettes bruyantes, ce n'était pas grave.
Quand ils ont fait des "rodéos", en pleine nuit, avec des voitures volées, ce n'était pas grave.
Quand ils ont insulté leur professeur, ce n'était pas grave.
Quand ils ont craché sur les trottoirs, ce n'était pas grave.
Quand ils ont chié dans la rue, ce n'était pas grave.
Quand l'été ils se sont introduits dans les propriétés de ceux qui avaient une piscine pour s'y baigner, ce n'était pas grave.
Quand ils ont ouvert les bornes à incendie de la ville, ce n'était pas grave.
Quand ils ont brûlé des voitures, ce n'était pas grave.
Quand ils ont frappé leur mère, ce n'était pas grave.
Quand ils ont brûlé le drapeau français, ce n'était pas grave.
Quand ils ont prié dans la rue, ce n'était pas grave.
Quand ils ont insulté et harcelé la police, ce n'était pas grave.
Quand ils ont arraché les sacs des vieilles dames, ce n'était pas grave.
Quand ils sont ressortis libres du tribunal alors qu'ils étaient dix fois coupables, ce n'était pas grave.
Quand ils ont traité les filles de putes tout en leur demandant leur 06, ce n'était pas grave.
Quand ils les ont violées dans des caves, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont frappé des pédés, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont tabassé à mort un homme qui photographiait des lampadaires, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont torturé un juif, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont poignardé et égorgé des jeunes femmes dans la rue, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont torturé des petits vieux chez eux, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont foncé en voiture sur des enfants, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont massacré 90 personnes au Bataclan, ce n'était pas si grave.
Quand ils ont abattu une jeune enfant juive d'une balle dans la tête à bout portant, ce n'était pas si grave.

Mais quand ils sont venus chez toi, là c'était vraiment affreux.

samedi 11 novembre 2017

ÉGAL = MORT


Écoutant le Répliques de ce matin, à l'occasion duquel se rencontraient le ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, et un professeur de français, grec et latin, Augustin d'Humières, on ne peut qu'être exaspéré par ce qu'on entend. 

On nous parle (je crois que c'est le ministre) d'"hétérogénéité"*, en ce qui concerne le niveau de l'école française. Est-ce qu'un jour on va arrêter de nous prendre pour des burnes ? Qu'il y ait, çà et là, quelques établissements qui ont résisté mieux que les autres au désastre, tout le monde le sait — et surtout ceux qui ne veulent pas voir la catastrophe (puisqu'il y mettent leurs enfants). Il n'y aucune hétérogénéité, en ce domaine, il y a un effondrement général du niveau de français, que tout le monde peut constater, partout et du matin au soir. Je croyais que Jean-Michel Blanquer allait parler réellement de la réalité, ce qu'on m'avait dit de lui pouvait me le laisser penser.

Ah, ces fameuses inégalités ! Il est pathétique de voir un professeur décrit comme l'un des meilleurs représentants de cette profession enfourcher sans scrupules ce vieux canasson fatigué par tant de mensonges et d'attentes délétères. Tant que l'on voudra "réduire les inégalités", comme des oignons sur le feu, grâce à l'école, on sapera d'un côté ce que l'on fera mine de glorifier de l'autre. L'inégalité est fondatrice, c'est une vertu qu'il ne faut pas décourager. C'est grâce aux inégalités que certains ont réussi à se hisser hors de l'école par le haut, et l'égalité, on le sait depuis longtemps, est la meilleure manière de tasser la nourriture au fond du poêlon et de la rendre insipide et indigeste. L'école est le lieu même de l'inégalité enrichissante, puisqu'elle consiste à mettre face à face celui qui sait et celui qui ne sait pas encore. Sans inégalité, rien n'est possible. Quant aux inégalités d'argent, dont on croit pouvoir faire grief à l'école, elles n'auront jamais été si criantes et si implacables que depuis que cette institution a renoncé à être elle-même. Y aurait-il quelques conclusions à en tirer ?

Comme les-inégalités-à-réduire, les valeurs-à-transmettre n'ont pas leur place dans une école digne de ce nom. Que "des valeurs" se dessinent d'elles-mêmes, s'imposent, quand un savoir est dispensé d'une certaine manière, c'est évident, et personne ne songerait à s'en plaindre, mais l'École n'est ni fabrique de valeurs, ni manufacture d'idéologie, ou plutôt, elle l'est de fait, quoi qu'on fasse et quelles que soient les volontés de la société au sein de laquelle elle prend sa place, mais ces valeurs et cette idéologie ne doivent être qu'un dégât collatéral, qu'une conséquence, pas un projet. 

La pédagogie, pour en revenir au cœur de la discussion, est le plus sali des mots salis, des mots avilis et ridiculisés par quatre générations de profs qui ont sucé cette notion comme un sucre d'orge frelaté, et qui l'ont défigurée. Il ne faudrait plus jamais parler de pédagogie, sous peine de susciter très légitimement des envies de meurtre. D'autant que la pédagogie est également le nom par lequel les salauds qui nous gouvernent ont choisi de se moquer des citoyens qu'ils traitent comme des enfants, et même comme des gamins, puisqu'ils parlent comme ça. La pédagogie est une ordure, et les pédagogues sont des ordures aux ordres des salopards. Comme tout le monde le sait, les maîtres d'aujourd'hui sont plus intéressés par l'égalité entre les sexes, pardon, les genres, la nourriture équilibrée, le véganisme, les droits des animaux, les-violences-faites-au-femmes, le droit des migrants, la lutte héroïque contre Trump, le Beaujolais nouveau, et la déco des casiers de la salle des profs. J'en déduis tout naturellement qu'ils ne sont pas professeurs. 

Mais surtout, pas une seconde il n'aura été question bien sûr du sombre brasier qui éclaire en creux ce désastre, et sans lequel on ne comprend rien à ce qui arrive. Le principe de réalité implique la sélection, comme l'a rappelé Alain Finkielkraut. La sécurité des citoyens est en jeu, la vitalité d'une nation aussi. Très bien, très bien. Mais si précisément le terme de citoyen est vidé de son sens — puisque par définition le citoyen exclut les non-citoyens ? Si la langue française n'est plus la langue des Français ? Si la nation est détruite, démembrée, vidée de son peuple ? Si l'histoire se poursuit avec un autre, ou d'autres peuples ? Si le Français n'est plus maître chez lui ? Si l'industrie des loisirs a remplacé la culture ? L'égalité, une fois de plus, revient comme la clef venimeuse qui ouvre toutes les portes donnant sur le vide et sur cette horizontalité pathologique qui ronge l'humanité. Et pourquoi cette diabolique horizontalité, pourquoi cette destruction de la nation, pourquoi cette citoyenneté vidée de son sens, pourquoi cette atroce corruption de la langue, sinon parce que le Remplacisme abat tous les murs, qu'il a besoin que tout soit égal à tout, qu'un citoyen soit l'égal d'un non-citoyen, qu'un Français soit l'égal d'un étranger (qui d'ailleurs a depuis longtemps cessé d'exister), que la-Culture soit l'exact inverse de la culture, que l'antiracisme soit le nom de code de la destruction des races, que le mensonge généralisé prenne la place de la vérité, et ce jusqu'en notre for intérieur ? À la tour de Babel dressée vers le ciel, ils ont opposé l'iPhone et la communication instantanée, celle-là même qui empêche un enfant d'être un élève et qui en fait le soldat obèse et hébété de ses maîtres amoraux, à la conversation ils ont opposé le débat et le forum, à la civilité et à l'urbanité ils ont opposé le vivr'ensemble, l'autre nom de la fosse commune dans laquelle sont jetés les derniers habitants d'un monde où des individus singuliers et irremplaçables et qui ont le malheur d'être nés ici avaient droit de cité, à la cité, justement, à ses lois et à ses devoirs, mais aussi à sa liberté, ils ont opposé le droit de disparaître en étant privé de parole et de dignité et celui de vivre dans la terreur et la pauvreté. Pour le dire avec d'autres mots, ils parlent du changement du public scolaire, sans parler du Grand Remplacement. Comment peut-on écouter ce genre d'émissions sans avoir très rapidement envie de tourner le bouton ?



———



(*) « On trouve encore des élèves qui maitrisent très bien la langue orale et écrite. » Ah bon ? On pourrait me les présenter, ces élèves ? De ce point de vue-là, il n'y a justement aucune hétérogénéité, Monsieur le ministre, il y a au contraire une très grande homogénéité. Et je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, puisque les professeurs d'aujourd'hui sont les élèves d'hier. 314 professeurs du primaire, du secondaire et du supérieur viennent de signer un « manifeste en faveur de "l'écriture inclusive" ». 314 crétins absolus, professeurs, donc, je le rappelle, « décident de cesser d'enseigner une règle de grammaire ». Entend-on bien ce qu'on entend ? Imagine-t-on un professeur de musique, par exemple, qui « cesserait d'enseigner le solfège », au motif qu'« une blanche vaut deux noires » et qu'il s'agit là d'une atteinte caractérisée à la sacro-sainte Égalité, et, de surcroit, une intolérable saillie raciste ? Mais je sais bien que je me réjouis trop vite, et que demain, ou après-demain, cette récrimination loufoque verra le jour quelque part, dans le cerveau malade d'un progressiste programmé pour enculer des mouches mortes.

mercredi 8 novembre 2017

Présence



Joseph me parle de Céline, des discussions impossibles qu'il a parfois avec elle, et de ce qu'il appelle "la beaufitude" de la vie de couple. Ses confidences, bien que très pudiques et retenues, me plongent dans des gouffres. Il se trouve qu'au moment même où je lisais son message, la musique était chez moi en train de passer du mouvement lent du quatuor avec piano de Chausson, l'opus 30, au premier mouvement de la dernière sonate de Schubert, jouée par Richter. Ce hiatus est de nature à me désespérer complètement, brutalement. 

Je me replonge en pensée dans les quelques années que j'ai passées avec Christine, de vingt à trente ans, et la sensation de cette impossibilité radicale resurgit en moi avec une violence insoupçonnée. Comment partager le monde avec une femme ? Et si la musique était la seule manière qu'a trouvée l'homme pour faire cohabiter des principes absolument contraires ?

La déchirante phrase d'alto qui ouvre le mouvement lent du quatuor de Chausson est presque insoutenable. 

— Tu ne me donnes rien, tu ne m'as jamais rien donné.

— C'est faux ! J'étais là, j'étais toujours là !

Une femme qui est là donne, puisqu'elle se donne. Elle n'a rien d'autre à faire que d'être là. Sa présence est suffisante, largement suffisante. Les femmes ne sont que présence. Et cette présence déclarée, bien sûr, est tout entière absence. La présence d'une femme est une absence au carré, une présence qui se regarde tellement dans le miroir qu'elle comprend sa disparition, qu'elle la cultive, l'amplifie et la perfectionne, la rend incandescente et destructrice. Les femmes creusent dans la présence et le présent une faille si profonde qu'on y sombre tout entier.

Elle me manque mais ne me manquerait-elle pas plus en étant , près de moi ? Quand elle me fait des réponses comme ce « j'étais là », un vertige me prend. Tout se retourne en son contraire.

S'il est permis de faire suivre le verbe d'un complément d'objet direct, on se demandera : donner quoi ? « Je te donne mon amour, mon amour. » Et cette phrase indique parfaitement le retrait parfait. Ton amour ? Mais… comment ça, ton amour ? De quoi s'agit-il au juste ? Tu veux dire ton corps, tu veux dire ton sommeil contre moi, tu veux dire ta voix, tu veux dire tes odeurs, tu veux dire le bruit du bain qui coule, tu veux dire tes culottes dans la chambre et tes cheveux dans les draps, tu veux dire l'attente, l'angoisse, les plaintes, la mauvaise humeur, tu veux dire ta main sur ma queue, la pince à épiler dans le tiroir de la table de nuit, tu veux dire ton absence de curiosité, tu veux dire quoi, de quoi parles-tu ? L'amour, tu ne sais pas plus que moi ce que cela signifie.

« Oui mais toi ? » Eh bien quoi ? « Tu me donnes quoi ? » Moi, je te fais du gratin dauphinois, des massages, je t'écris, je t'engueule, je ne fais rien qui ne soit à toi destiné, je dessine pour toi, j'écris pour toi, je me rase pour toi, je m'habille pour toi, je fais le ménage pour toi, je parle pour toi, je fais le malin pour toi, je rêve pour toi, je vieillis pour toi, je réponds au téléphone pour toi, je hurle dans la nuit pour toi, je pleure pour toi, je te trouve des circonstances atténuantes. « Oui mais ça c'est facile ! » C'est vrai, tu as raison, c'est facile. La seule difficulté est d'être là

lundi 6 novembre 2017

Fidélité


J'aime les cartes de fidélité et je les ai toujours sur moi ! J'ai une carte Françoise, j'ai une carte Catherine, j'ai une carte Chloé, j'ai une carte Nathalie et j'ai une carte Inès.

À chaque fois que je fais l'amour avec l'une de ces amies, je lui tends ma carte de fidélité avec fierté et reconnaissance, car elle me donne droit à des attentions particulières.

Je suis très fidèle en amour et j'aime que ça se sache.

samedi 4 novembre 2017

Le dur métier



Encore dix-neuf de mes élèves qui vont avoir leur bac cette année, maintenant j'en suis sûr. Je ne sais comment endiguer le phénomène qui va finir par me faire remarquer de mes collègues. Je rase les murs. Je ne vais plus dans la salle des profs, j'arrive juste à l'heure pour mes cours et je repars immédiatement une fois ceux-là terminés. Je suis très poli avec tout le monde. 

J'ai pourtant fait de gros efforts, cette année, pour rendre mes élèves "inéligibles", comme disent mes chers collègues. Je leur ai parlé de Pascal, de Dante, de Claudel et de Davilá. Je leur ai fait écouter des quatuors de Beethoven, je leur ai parlé des lieder de Wolf, je les ai amenés voir Bérénice, de Racine. Je pensais avoir fait le maximum, mais visiblement ça ne suffit pas. 

L'autre jour, j'ai croisé le professeur de mathématiques, et j'ai trouvé qu'il me regardait un peu trop longuement. Nous n'avons prononcé que des paroles de circonstances, mais j'ai trouvé son regard insistant, même s'il a pris soin d'être légèrement désinvolte en me serrant la main. Il ne m'a fait aucun reproche, je sais bien, mais je suis sûr qu'il y avait quelque chose… Un peu plus tard dans la même journée, en allant aux toilettes, c'est le professeur d'espagnol qui a souri d'une manière que j'ai trouvée inquiétante. Elle n'a que sept élèves qui ont eu leur bac l'année passée, ce qui la met à l'abri de tout reproche, elle.

Si je ne trouve pas une solution, je serai l'année prochaine dans une position très inconfortable. Pour l'instant j'ai réussi à éviter une convocation du proviseur ou de l'inspecteur d'académie, mais je sens bien que ça ne va pas durer. Un ami me conseille d'inviter Renaud Camus à venir faire des interventions dans mes cours. Je vais peut-être devoir en arriver là, en effet, bien que l'écrivain me semble trop en cour auprès de ma hiérarchie. 

J'ai toutes les vacances d'été pour réfléchir à cette situation périlleuse, heureusement. Il faut impérativement que je descende au-dessous de la quinzaine d'élèves reçus au bac — je n'ose espérer atteindre la dizaine !

mercredi 1 novembre 2017

Daniel, Boris, Bruno, Jérôme


« Je ne voudrais surtout pas proférer de mensonges, 
écrire d’une encre douteuse, enjoliver, redorer ce qui est. 
Si nous sommes là, c’est pour dire la vérité. 
Soyons réels. J’exige des exactitudes terrifiantes. » Rafael Cadenas

« Ceci est une histoire sur ce qui n'a pas de nom. » Une mère qui perd son fils est une mère qui perd son fils ; elle n'accède pas pour autant au répertoire des solidarités. Je suis orphelin, alors qu'elle n'est rien, dans l'ordre du langage : seulement une mère qui sait que plus jamais elle ne verra ce visage-là, que ce visage-là ne se transformera plus jamais, que ce visage restera éternellement le même.

« Je ne vais pas prononcer le nom de cette maladie, pense le médecin, parce que je ne veux pas le cataloguer, le condamner, ou lui faire perdre espoir et le plonger dans la dépression. De toute manière, il n'y a pas de maladie, il n'y a que des patients. Je ne vais pas prononcer ce nom, dit le malade, parce que les gens vont me fuir, parce qu'on risque de m'abandonner ou de m'enfermer, parce que plus personne ne m'aimera, parce qu'aucune fille ne voudra de moi, parce qu'on aura peur de moi.  Je ne vais pas prononcer ce nom, dit le père, dit la mère, parce que ce n'est pas possible, pas possible, pas possible. »

Je revois mon frère, au portail de la maison, ce samedi matin là, un 19 juillet, à l'heure de Répliques… « Nous sommes orphelins. » a-t-il dit, et j'ai trouvé cette phrase abjecte, stupide et immonde. C'était pourtant la vérité. Mais qu'avait-il besoin de cette entrée en matière à la fois grandiloquente et dérisoire !

« On ne sait rien des hommes. Celui-ci, qui rit comme un fou parce qu'en société, se suicidera le soir même. »

Bruno était venu passer une semaine à la maison, pendant que j'allais tous les jours à Villaz, dans la montagne. Il profitait du piano, et pouvait vivre à sa guise : je partais le matin et ne rentrais qu'à la nuit tombée. Je l'avais installé dans la chambre du haut. Lui aussi était schizophrène. Lui aussi est mort à l'heure où j'écris ces mots. Ils sont morts au même âge, Boris et Bruno, tous les deux dans des circonstances étranges. Durant tout le temps qu'a duré notre amitié, je n'ai jamais su que Bruno était schizophrène. Il n'a pas prononcé ce mot devant moi, jamais. Et je me demandais souvent : Mais qu'est-ce qu'il a, ce garçon ? Il est dingue ? La schizophrénie, pour moi, c'était seulement un mot. Une catégorie abstraite. Je n'avais alors jamais rencontré quelqu'un dont on pouvait dire qu'il était schizophrène. Lui, je le trouvais dingue, mais ce n'était pas gênant. Il était en outre d'une intelligence stupéfiante qui excusait beaucoup de choses.

Notre mère aussi avait perdu son fils, et dans des circonstances encore bien plus dramatiques s'il est possible, puisque Jérôme est mort à deux ans, un 19 juillet, d'une méningite tuberculeuse. Je n'en ai entendu parler qu'assez tard dans ma vie, de ce frère aîné si jeune à jamais, et pourtant j'ai toujours vu son portrait sur la commode de la chambre de mes parents. Petit ange blond couché dans son berceau, si triste, si fatigué, mais si beau. Mais de ce Jérôme-là on ne parlait pas à Jérôme. Pas possible à comprendre, ou à expliquer…

Le problème des schizophrènes c'est le nom de leur maladie. Pour qu'ils prennent leur traitement, il faut qu'ils acceptent d'être nommés ainsi, mais être nommés "schizophrènes" est la maladie. Bruno n'était pas malade, pour moi. Il était seulement dingue. Original, singulier, décalé, étrange, toujours en retard ou en avance, toujours ailleurs, surprenant, très agaçant, très pénible, mais aussi brillant, drôle, séduisant, intense, stupéfiant, doué, écoutant avec une intensité rare, cabotin, comédien mais toujours vrai ; je ne l'ai jamais surpris en train de mentir. Il n'a jamais été violent avec moi. Je dis ça parce que j'ai appris après qu'il pouvait être violent. Je revois son père qui me serre la main et me dit : « Vous êtes le professeur de Bruno ? Bon courage ! » J'avais trouvé ça drôle.

Ralenti, lointain, détaché du monde, indifférent, tremblant, plein de tics, somnolent… Tuer ces maudits démons, bien sûr… Qui ne le voudrait pas ? Ce qui n'a pas de nom existe quand-même.

Je revois Bruno dans la cuisine, le matin, à Rumilly, penché sur la cafetière électrique comme sur un insondable mystère : « Qu'est-ce que c'est ? » Tu te fous de moi, Bruno ? Et en effet, il est très possible qu'il se soit foutu de moi, mais je ne le saurai jamais. Je revois aussi la chambre dans laquelle j'avais installé Bruno, au deuxième étage. Le sol était jonché de mouchoirs en papier, qu'il jetait par terre après s'être mouché. Le pragmatisme n'était pas fort. En revanche, il avait une facilité exceptionnelle à se faire des amis, tout le contraire de moi. Il voulait par exemple à toute force me faire rencontrer un autre Bruno, Bruno Monsaingeon, qu'il connaissait bien. Il était entouré de célébrités, mais il n'en parlait pas. Il faisait du théâtre, il était mannequin, et c'était surtout un mathématicien de très haut niveau. Il avait appris en quelques mois ce que mes autres élèves apprenaient en plusieurs années. Il disparaissait de temps à autre pour quelques semaines, je ne savais pas que c'était pour être interné. Si j'avais su, aurais-je eu peur de lui ?

Elles n'ont pas de noms, ces mères, mais elles sont pourtant orphelines, en un sens, car le fils est naturellement destiné à devenir le père de sa mère, j'ai connu cette chose-là moi-même. Quand la mère redevient une petite fille dont il faut prendre soin, qu'elle devient si légère qu'on la transporte facilement d'une pièce à l'autre, et qu'il faut, parfois, lui réapprendre les gestes qu'elle-même nous a appris quand nous étions enfant. La mort d'un fils prive la mère (et le fils) de ce renversement des rôles, ce renversement des rôles qui est comme une récapitulation de la vie elle-même. Ce qu'on t'a appris, tu vas l'apprendre toi-même, et parfois à ceux-là mêmes qui te l'ont enseigné. Tout ce que nous apprenons, nous allons l'oublier, et les enfants sont là pour nous rappeler cet oubli. Que sont ces mères orphelines de leur fils ? Qui sont-elles en vérité ? On les reconnaît dans la rue ? On peut les aborder, avoir des relations avec elles, les aimer ?

Elle avait peur de son fils. Personne ne devrait lui reprocher cette peur. La maladie mentale est effrayante. On est là, à côté d'eux, et on sait qu'ils ne sont pas vraiment là. On sait qu'on ne sait pas. On ne sait pas leur parler, on ne sait pas les comprendre (les entendre et les prendre avec nous), et surtout, on ne sait pas ce qui se passe. Qu'est-ce qui se passe, là, juste à côté de nous ? On glisse sur une surface réfléchissante, une surface sur laquelle on se voit soi-même : ce n'est pas eux, que nous voyons, c'est nous-mêmes. Impossible de passer, impossible de pénétrer, on rebondit à la surface, ce sont des miroirs. Leur force gravitationnelle est si intense qu'elle ne laisse rien passer, rien ne franchit la surface. Ils sont internés même quand ils ne sont pas à l'hôpital.

Boris appelait sa mère en pleine nuit, pendant qu'il était en train de se prostituer. Il voulait qu'elle sache. Il voulait qu'elle paye, qu'elle souffre autant que lui, si possible. Il lui rendait, pensait-il, la monnaie de sa pièce. Après tout, qui l'avait fait tel qu'il était ? Il était bien sorti de cet utérus et pas d'un autre !… Qui peut supporter une telle violence ? Qui peut la comprendre ? Qui est capable d'en retrouver les traces dans la voix et les gestes de la mère, dans l'aboulie ou la dysphorie qui viennent régulièrement brouiller son beau visage ?

« Mais à présent, comment pourrais-je rire de la folie ? » J'ai toujours eu un rapport ambivalent à la folie. J'en ai peur et je la désire. Je me souviens très bien de ce soir, de ce début de soirée, à Paris, avenue Montaigne, en face du Théâtre des Champs-Élysées. Il devait être huit heures, la rue était mouillée, je crois, j'étais face au théâtre, sur le trottoir opposé, et tout à coup, j'ai eu peur. Une frayeur intense m'a traversé le corps et l'esprit : j'ai eu peur de devenir fou. Ce soir-là, j'ai compris, j'ai senti, que la folie n'était pas cette chose romantique et qui me faisait vaguement signe depuis les rives du Rhin, sur les traces de Schumann. Elle n'était plus, tout à coup, qu'une bête effrayante et répugnante, terrifiante, même, qui me glaçait le sang. Je devais avoir vingt ans et je n'ai jamais oublié cette horrible vision. Mon père, Schumann, le soir, l'hiver, ou l'automne, je ne sais plus, un intense sentiment d'abandon, et quelque chose, s'étaient donné rendez-vous, ce soir-là, à cet endroit précis, et s'étaient rejoints en moi. C'était comme un court-circuit, j'ai entendu le craquement électrique, la foudre, ou bien autre chose, et mon corps en est resté troué.

Autre chose… Quoi ? Ce qui n'a pas de nom. En nommant la maladie, on fait seulement exister la maladie, qui est bien autre chose que ce qui arrive à celui qui en souffre : rien que de la douleur, « l'horrible babil du monde » qui se porte à ses oreilles, sans possibilité d'interrompre ce caquet. Une chose est de pressentir la folie qui pourrait tout aussi bien nous habiter, prendre possession de nous, d'en ressentir l'annonce ou l'imminence, et autre chose est d'être expulsé de soi-même par une présence indésirable, qui demeure, qui s'incruste, et s'interpose entre le monde et soi. Tout ce qui se passe autour des fous est une référence secrète au murmure sans ponctuation qui les habite. Les phénomènes de la vie courante les espionnent en permanence, où qu'ils soient. Leur prison est ce qui rend les autres libres. Même la nature, alentour, disserte sur eux en silence. Un rayon de soleil peut les blesser mortellement et une porte qui claque leur signifier le danger que personne ne voit. Les alphabets se nourrissent les uns les autres en une ronde infernale. Tout parle, toujours, partout, et le déchiffrage incessant de ces signes est épuisant. Un schizophrène est comme qui serait sans cesse en train d'étudier les fugues en miroir à douze voix d'un contrapuntiste furieux, pour savoir ce que ce dernier a à lui dire. Leurs muqueuses sont tapissées de phrases, en tout sens.

La maladie mentale, c'est le secret : qu'on le veuille ou non, il y a ce secret autour duquel tourne la vie de celui qui en est atteint et de ses proches. Ça ne peut pas se dire. Ils savent très bien, ceux qui en souffrent, que le dire est impossible, et que, le disant, le malentendu sera plus grand encore, et fera davantage pression sur eux. Ils sont internés en eux-mêmes, en leur secret, sous la pression et sous la surveillance d'un dehors toujours plus ou moins hostile. Tout le monde veut changer, tout le monde prétend qu'il était différent hier et qu'il sera encore différent demain. Les fous, qui de ce point de vue sont les moins fous d'entre nous, savent qu'une minuscule différence est quelque chose de vertigineux, de diabolique. Faites bouger, déplacez votre être d'un demi-millimètre et vous verrez instantanément que le monde est méconnaissable, et que vous êtes immédiatement expulsé de ce que les autres nomment la réalité. C'est cette connaissance qui les oblige au secret. Ça ne vaut pas la peine, d'expliquer aux autres ce qu'ils ne pourront jamais comprendre. Autant le deuil tient l'autre en respect, autant la maladie mentale abat le mur qui protège celui qui en est atteint du terrible regard d'autrui, ce qui, paradoxalement, l'isole encore davantage.

Ça ne vaut pas la peine. Tous les suicides ne sont pas des aveux d'échec. Il faut du temps, beaucoup de temps, pour comprendre que les échecs peuvent s'améliorer, dans une vie d'homme, prendre un sens, et qu'un visage est fait pour se transformer. Ça ne vaut pas la peine mais quand-même

On l'a retrouvé chez lui, face contre terre, Bruno. Tout son corps était devenu noir, sauf le bout de son nez. Personne ne sait ce qui s'est passé. Personne non plus ne sait pour Boris. Ils sont morts tous les deux, tous les trois, en comptant Daniel, au même âge ou presque, ravis à leurs mères. Je me demande si Jérôme parlait, quand il a atteint la fin de sa courte vie. Il a en tout cas emporté un énorme silence avec lui ; un silence gigantesque, tout un univers de silence. C'est ça qu'on essaie de mettre en terre : le silence qui s'arrache du monde en même temps qu'eux. Mais ce silence est radioactif. Il revient, il est le plus fort, il n'a pas de fin. Quand un homme meurt, ce sont des phrases et des phrases qui sont enfouies avec lui, et des signes par milliers, mais le silence qu'il emporte est bien plus important encore, et dès lors ne cesse plus d'habiter les vivants qu'il laisse derrière lui.

Le deuil, c'est : « Il ne se passe rien. » On attend en vain. Piedad Bonnett a voulu « mettre au monde une seconde fois  » Daniel, « dans la même douleur que la première ». Ma mère, elle, a mis au monde Jérôme une deuxième fois, par les mêmes voies, et dans la même joie. Je ne connais pas la mère de Bruno, mais je connais bien celle de Boris. Je connais ce drôle d'animal fragile et apeuré qui se débat dans la nuit. « Je fouille mes sentiments. Je suis en vie. » Elle est en vie, elle aussi, et cette vie lui appuie sur le cœur et les poumons. Quand je lui parle, en ce moment, elle m'exaspère et je m'exaspère de cette exaspération. Je suis un profanateur acharné qui refuse l'absurde pièce que joue Isabelle. Je la vois se cogner aux parois qui l'entourent, je la vois se mettre elle-même dans des situations impossibles et se plaindre de l'impossibilité à trouver une issue. Elle habite un présent inhabitable. Elle est sur scène mais le public n'est pas là, elle joue pour elle-même une pièce absurde, absurde parce que sans objet, sans dénouement, et sans texte.  Elle est entourée d'une armée d'ombres qui absorbent sa voix. Elle a même renoncé à parler, puisque sa voix ne porte pas. Je me dis, je ne peux pas ne pas me dire : elle ne parlait pas à Boris. Elle ne lui écrivait pas. Oh, bien sûr, ils échangeaient des paroles quand ils se voyaient, avec les autres enfants, ou au téléphone, il y avait des mots, des phrases, des propositions et des silences, mais je suis sûr qu'elle ne lui parlait pas. Je la connais. Je sais quelle est sa difficulté à parler, à parler vraiment. Elle a posé une enveloppe vide sur une table. Elle y tient tout entière. Elle attend. Elle attend et il ne se passe rien. Elle vit dans un présent qui n'est pas présent. Quelqu'un ouvrira-t-il l'enveloppe ? Peu importe ce qui se trouve ou ne se trouve pas dans l'enveloppe, il faudrait seulement que quelqu'un pense à l'ouvrir, que quelqu'un ait envie de réveiller cette femme. Elle vit de rien. Comme un chien dans sa niche, attaché par une chaîne. Elle n'a pas de rêves, pas de désirs, pas d'ambitions. Elle vit au ralenti, en essayant de faire que le désastre ne se voit pas trop. Je prononce ces terribles paroles en entendant le passage cantando de la marche funèbre de Chopin, et je me dis qu'Isabelle, c'est ça, c'est exactement ça. Elle vit une marche funèbre qui ne ressemble pas du tout à une marche funèbre. Ça chante doucement, et personne ne voit rien. On la complimente et on la jalouse… personne ne voit la tragédie sur laquelle elle pose son être léger comme une plume. Ne pas parler, ça peut rendre fou.

Je voudrais que les différents visages de cette mère apparaissent ici, « dans les reflets vacillants » d'un texte sous doute maladroit et peut-être superficiel. Le temps de l'écriture, au moins, je serai près d'elle. Le temps court, plus rapide que moi, plus intelligent que moi ; je me laisse distancer, je suis bientôt perdu, à la traîne de mes propres pensées. Je suis plus vide que l'enveloppe dans laquelle j'ai mis le vide de cette femme sans paroles. Moi aussi je fais comme si de rien n'était. Personne ne me voit. Ça ne vaut pas la peine et pourtant je continue. Je perds mon temps, je le dépense, en tout cas, quand-même, en pure perte, à quoi bon. Il est possible que je ne parle que de moi, ce qui ajoute encore à l'absurde. La voix de cette femme s'enfonce en moi, je sens cette chose qui envahit mes chairs à mesure que son visage s'efface. Ralenti, lointain, détaché du monde, indifférent, tremblant, plein de tics, somnolent… C'est moi maintenant. Et toujours cette marche funèbre. Me viennent à l'esprit les funérailles de Staline, Richter au piano, et mon père, au piano, jouant Mozart, après l'inhumation de Jérôme, et ma mère, sur son lit, déjà transformée en statue, mon baiser sur sa bouche, mes promesses, mes larmes. Les noms glissent les uns sur les autres, comme de l'eau sur de l'eau, comme le temps sur le temps, comme ces couleurs captives dont parfois nous essayons de trouver un équivalent entre quatre angles, en une après-midi perdue.

Elle répète les mots qu'elle entend, les phrases, comme si elle devait se persuader que le son de sa propre voix est réel, qu'il renvoie à une réalité vraie, que c'est encore elle qui décide de sa propre vie, qu'elle existe en tant que volonté et respiration. Cela ressemble beaucoup à du mensonge mais c'est pourtant la seule vérité à laquelle elle a accès alors elle se dit qu'il faut continuer. Tout cela est bien arrivé, oui, et ça continue d'arriver. Les jours sont la suite des autres jours qui eux-mêmes ont continué ceux qui les ont précédés. C'est comme ça que ça marche. Je repense à son petit mot, le jour où Boris a été retrouvé mort : « Tout est dit. » J'entends le tout est consommé du vendredi saint. Ne va pas plus loin. Je pense au « Femme voilà ton fils… voilà ta mère » du même vendredi saint. À qui Boris a-t-il confié sa mère ? Mystère. Je lis : « C'est l'envie de l'âme qui est le corps. » et je me demande si j'ai été un jour en contact avec l'âme d'Isabelle.

« Jamais l'univers ne produira un autre » Boris, et jamais l'univers ne produira une autre Isabelle. Si je ne connais pas son âme, je connais au moins son odeur. Va-t-elle rester elle aussi éternellement la même ?

Je les vois tous les deux, nus, l'un contre l'autre. Ce petit corps blanc arrondi tourné vers la mère nourricière, aimante, protectrice, ce petit corps qui est sorti tout récemment de celui-là et qui semble fait pour y retourner. Je ne connais Boris que par des photos. Je ne connais Boris qu'à travers sa mère, qu'à travers l'empreinte et la douleur qu'il a laissées en elle, par la peur qui ne la quitte jamais. Je ne connais Boris qu'à travers des noms de somnifères, d'anxiolytiques, des colères subites, inexplicables, des éclats, des échardes, des lésions indéchiffrables et muettes. La nuit elle est "en mode avion", elle débranche son téléphone, car les appels la nuit étaient toujours synonymes de terreur. Parenthèse blanche. Je ne suis pas là, je n'y suis pour personne. Elle a pris l'habitude de n'y être pour personne, cette absence s'est inscrite dans ces gestes, dans sa voix. Ce deuil a été pour elle une bénédiction. « Un deuil profond nous rend momentanément libres, du moins c’est ce qui m’apparaît à voir les autres s’arrêter au seuil de mon chagrin, dans un instant d’effroi, tétanisés par la peur ou la pudeur. Mon visage, mon espace, mon silence, ma volonté m’appartiennent aujourd’hui plus que jamais. Je suis maîtresse absolue de mes paroles. Comme si la mort de Daniel me permettait de vivre dans une impunité totale pendant quelques jours. » Il lui octroie le droit de ne pas y être, et, encore plus précieux, celui de n'avoir aucune justification à donner. Pour une fois on lui fout la paix ! Ce n'est plus seulement la nuit qu'elle est en mode avion, c'est toute la journée. Être sur terre lui est pénible. Son élément, c'est l'air, ou l'eau. La seule fois qu'Isabelle m'a écrit, c'était pour me relater un épisode de son enfance qui se déroule dans la mer. Elle se noie et son père, le héros, le pilote de chasse, vient la secourir. J'ai perdu ce court récit et je le regrette beaucoup. Tout y était.

« Je ne voudrais surtout pas proférer de mensonges, écrire d’une encre douteuse, enjoliver, redorer ce qui est. Cela m’oblige à m’écouter. Si nous sommes là, c’est pour dire la vérité. Soyons réels. J’exige des exactitudes terrifiantes. » C'est Piedad Bonnett qui place ces quelques mots de Rafael Cadenas en exergue de son livre sur son fils Daniel. Cela m'oblige à m'écouter… Ne pas proférer de mensonges ? N'est-ce pas une utopie ? Une folie ? J'essaierai de dire des exactitudes terrifiantes. Personne n'est obligé d'écouter, personne n'est obligé de lire, et, surtout, personne n'est obligé de comprendre. « Une femme dit qu’il lui devient impossible de lire, parce que chaque mot éveille en elle toutes sortes d’associations. » Si c'est ça la psychose, alors j'en suis atteint aussi. On peut ne pas lire pour plusieurs raisons. Soit parce qu'on ne fait aucune association, qu'on ne lie rien à rien, que les phrases glissent sur nous comme de l'eau plate sur du marbre, ou, au contraire, parce que tout fait signe, que tout renvoie à autre chose, que les phrases, les mots, et même les lettres sont liés, tous, sont intersections, tous, et que ce réseau de sens est si dense et palpitant que la pensée se décourage devant tant de possibles. Le vrai lecteur est celui qui ne peut plus lire. Isabelle ne lit plus. Moi non plus.

La sidération provoquée par le deuil d'un autre que soi, tout le monde en joue, plus ou moins. Je me rappelle parfaitement la cour du collège, à la mort de mon père, j'avais seize ans, et des lunettes de soleil… J'avais le droit de porter des lunettes de soleil (moi qui n'en avais jamais portées auparavant) puisque j'étais en deuil. Je m'étais rendu compte très vite que j'étais protégé par ces lunettes de soleil, et par le deuil qui me frappait. Tout le monde me parlait gentiment. Tout le monde me respectait. Je les tenais en respect. Je pouvais observer les autres mais le regard des autres ne pouvait pas s'appesantir sur moi. Il glissait sur mes lunettes de soleil et mon chagrin supposé. En réalité je ne ressentais rien. Rien du tout. Et c'est parce que je ne ressentais rien que j'avais éprouvé le besoin d'endosser la panoplie du deuil. Jamais je n'aurais été capable d'avouer alors que la mort de mon père me laissait complètement froid. Le deuil fabrique des droits nouveaux mais très éphémères. Très vite on s'aperçoit que cet état d'exception n'a pas duré, qu'on doit réintégrer le peuple ordinaire, celui des vivants inconscients de la mort. Les vivants sont redevables à la mort des autres et ils en éprouvent « un frisson de gratitude ». Pas moi, pas maintenant. Comment savoir qu'on est en vie autrement qu'en se comparant à un mort ? Le mort est un autre. La mort tape à côté. Encore et encore… Elle est très maladroite mais elle a le temps pour elle, tout le temps. Notre vie n'est qu'une succession de deuils, jusqu'à ce qu'elle cède la place au deuil des autres, celui qu'ils vont endosser un temps pour nous. Ça disparaît autour de nous, jusqu'au jour où ce sera notre tour. Nous leur ferons nous aussi ce plaisir inavouable, un jour, de mourir à leur place, avant eux. Un peu de patience, ça ne devrait plus tarder.

On a toujours envie de leur demander, à ceux qui sont en deuil, ce qu'il y a de plus terrible pour eux : le monde sans celui qui est mort, ou ce mort sans le monde, sans vous, sans nous ? Il y a un défaut d'actuel. Le présent de cette femme, je l'ai déjà dit, n'est pas présent. Il y a des êtres dont on ne voit pas l'effet de la vie sur eux. Ils se sont mis en retrait. Ils ne possèdent qu'un seul aujourd'hui. Le vent de la vie ne les touche pas. Leur présent est immobile, il n'est qu'un instant qui prépare le lendemain. On devient fou, à ne pouvoir ni avancer ni reculer. Elle est gonflée de rouge, les joues tremblantes de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Ça vient après le sucre, après l'écrasement, après le long et lourd sommeil dans quoi on s'enfonce jusqu'au sang. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Pleins et opaques étaient les mots, les musiques, les êtres, à la fois complets et insignifiants, qui l'accueillirent dans le monde — ils n'avaient pas encore créé de liens entre eux, chacun d'eux était un monde en soi, une île perdue, cernée par la nuit. Je suis à l'intérieur, contre Isabelle. Je sens ses chairs, ses odeurs, son haleine. Il n'y a qu'une seule note, mais si précise dans sa nuance. Tout cela est si ancien déjà qu'on peine un peu à en retrouver la vérité, et pourtant c'est bien plus important, en quantité et en importance, que tout ce qu'on a cru comprendre, et vivre, après. Les adultes sont des enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa chambre… Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez, jamais assez. Je vous salue, Isabelle, pleine de grâce, le fruit de vos entrailles est béni. Une seule note, qui retentit à l'infini… le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles,  quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce… Je la vois, elle est pleine de grâce, c'est indéniable. Ses entrailles… Ses entrées… À travers le givre des muqueuses cuivrées, comme une terre retournée, au matin, qui fume, je vois l'enfant qu'elle fut. La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. Je me dis qu'il faut absolument qu'elle écoute L'Amour et la vie d'une femme, de Schumann. Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout. Écoute-toi parler, Isabelle. Assois-toi sur ton lit et parle-toi. Ton corps est dans ta voix. Mon Amour, Mon Très Chéri, Ma Vie, C'est Moi, je suis à toi, je me donne complètement, entièrement, sans reste, prends tout, tout est à toi, vite, viens là, plus près, partout, oui, là et là et ici aussi. Tu as vu, j'ai tout risqué pour toi. Il a suffi d'un soir et d'un alcool de poire. Nous irons partout, partout là-bas et encore ici aussi, loin et près, le soir le matin la nuit au soleil comme tu veux partout allongés debout sur le ventre en planant au-dessus des toits en rêve en dur en croix même s'il pleut debout dans le vent dans la mer sous le sable au Brésil. Je suis raide dingue d'amour. Vite. Tout est là. Regarde, j'ouvre ma valise, mon ventre, mon cœur, mes tripes, ma bouche, viens. Entre. Je n'écris pas, j'entends. J'invoque les oiseaux, les ombres et la mer alliée au soleil. Je ne recueille que les ossements brûlés du temps en lambeaux, suspendus à l'arbre mort, du temps arrêté parmi les cris sourds d'un crépuscule blanchi d'effroi. À quoi me servent les fleurs, les parfums, les musiques, le jardin, la pulsation brûlante de la transe et la pourpre odorante de ton sexe, quand la chambre ne parle que d'un retour impossible et d'un deuil interminable ? J'ai beaucoup réfléchi… et je t'ai vue dans le miroir sans me reconnaître. À quoi servent les sentiments ? Leurs échos n'appellent qu'une matière molle, informe, au goût de viande avariée. Disgrâce, répétition, psalmodie des maladresses, la bourse des phrases est au plus bas. La fêlure était déjà là, bien sûr, je le savais. Il y a ce jeu, ce petit jeu entre les phrases, ces silences juste un peu trop longs, ces endroits où la peinture est écaillée. On ne sait jamais ce qui va provoquer la rupture, comment elle va advenir, mais on sait que tout est là, déjà, que tout est en place pour que la tragédie donne le dernier coup, celui qui va faire passer une forme organique, belle, à l'état de pantin désarticulé, qui va faire d'une parole pleine une suite de sons inarticulés, qui va désorganiser l'ensemble qui ne tenait que par très peu de choses, on le voit alors, on le comprend subitement. L'air est dans le mot, qui lui fait mordre la poussière. « [Elle] entre dans un soliloque précipité, inlassable, sur sa vocation, ses terreurs profondes, la médiocrité de son époque. » Est-ce que ce soliloque est à moi destiné, oui, j'en ai l'impression, très souvent. Elle récite un poème destiné à m'amadouer. L'époque, la fatalité, les gènes. C'est tout un ensemble, comme dirait l'autre. Quand je lui avoue qu'elle est la seule à me faire bander, elle me répond qu'elle en est fière.

Elle me dit : « Ils l'ont fait beau, tu sais. Il est beau. » Nous avions essayé nous aussi de rendre notre mère belle, pour son dernier voyage, mais je n'ai pas aimé son air de statue, pourtant, un air dur, minéral, qui ne lui allait pas du tout. Il y a pourtant une vérité, là, dans ce corps rendu à son temps vrai, infini, débarrassé de sa psychologie, délivré d'une vie que nous avions façonnée, aussi, par notre regard et notre amour, c'est-à-dire notre besoin. Quand elle revient me hanter, dans mes rêves, elle est souvent très dure, méconnaissable, et je sais maintenant que celle-ci est aussi réelle que celle-là. La terreur n'est jamais loin. On marche sur un fil. Il est tranchant.

Tant que le travail n'est pas terminé, la mère est incomplète, et dès qu'il est terminé, elle est menacée de cette même incomplétude. C'est la raison pour laquelle une femme est toujours inquiète, même quand elle n'est pas mère, car elle sait obscurément que son destin biologique est de mettre au monde la mort, d'en permettre la présence cachée parmi nous, cette présence qui par contraste nous fait croire à la vie. Il faut bien que ça continue, pourtant, et même qu'on s'amuse un peu : si les femmes sont coquettes et superficielles, c'est précisément parce qu'elles sont les gardiennes du gouffre vers lequel nous nous précipitons avec une joie touchante.

Au téléphone, elle me dit, dans un sanglot : « Même pas… vingt-neuf ans… ». Pourquoi jouer Mozart dans un moment pareil ? C'est une berceuse. Il faut consoler, bien sûr, mais consoler qui ? Je l'ai vue souvent allongée dans la chambre, consultant l'écran de son téléphone ou en conversation. Elle répond / Elle ne répond pas. Parfois le courant passe, parfois il ne passe pas. On ne sait pas ce qui ouvre ou ferme le cardia. Elle cherche d'abord la chambre, dans une maison. Elle y fait son nid, immédiatement. Le reste l'intéresse très peu. De longues années, elle est restée comme cloîtrée dans sa chambre, à Lyon. Prisonnière. Elle est retournée à ce statut de prisonnière. On a l'impression que c'est le seul dans lequel elle se sent bien. De temps à autre, elle a des velléités de liberté, mais celles-ci cèdent vite, devant une réalité qui toujours lui est imposée du dehors, qu'elle ne choisit pas. Soit prisonnière, soit fugitive… Sa rencontre avec moi était sa dernière fugue. Isabelle a deux chez-elle. Sa chambre et sa voiture. La chambre pour rester. La voiture pour fuir. Elle me fait penser à Luna. Luna était pareille. Parfaitement chez elle dans ma chambre et dans ma voiture. Attachée à celui qui la nourrit. Mais je dérape

Passion, donc. Passion. C'est cela le nœud. La passion de l'herbe coupée, du lilas en fleurs, la passion des chants d'oiseaux, la passion du désir à travers les heures creuses, creusées et pourtant jamais si pleines, inhabitées d'autre chose qu'elles-mêmes. Si l'on pouvait voir les odeurs, on habiterait à nouveau dans le jardin d'Eden. Mozart. Écrire à neuf. La semaine est toujours sainte, quand on y est comme un enfant perdu qui cherche le sein de sa mère. « Pince-moi le bout des seins. » Par la fenêtre ouverte, je vois le néflier, l'herbe coupée, et j'entends les sons du soir qui vient. Luna est bien tranquille dans sa tombe. Pourquoi est-elle venue dans ma vie ? Pourquoi ? Choral de la douleur. Aucune musique ne m'apaise. Les sons m'arrivent par le cul. La musique me tue. Vous croyez que vous vivez une (et une seule) vie ? Non, le temps, votre "ligne d'univers", n'est pas une ligne droite et univoque, elle n'est pas parallèle aux lignes d'univers de vos semblables, elle peut les croiser, les multiplier, les diviser par elle-même, les augmenter, de la même manière que les lignes d'univers des autres vous augmentent d'un coefficient de vie, difficile à évaluer, certes, mais sensible, efficace. Tout cela produit du son : les frottements entres les êtres, contrepoints, accords, les altérations, les interactions avec le monde, avec la nature, avec la violence, avec la peur, tout ce système crée une vibration audible qui modifie en permanence votre équilibre, c'est-à-dire vous inscrit dans le temps, vous donne une signature, un timbre, inimitable, unique, irremplaçable. Votre vie, ce timbre unique et singulier, est fait d'une multitude de sons qui s'engendrent les uns les autres en un faisceau harmonique plus ou moins régulier et épuré, et rien ne vous empêche de vivre à l'intérieur de tous ces sons, de tous ces contrepoints, d'en explorer les possibilités, inouïes pour la plupart, et ainsi d'habiter plusieurs mondes contemporains ; (mais) seule la musique permet cette coexistence, ce dialogue simultané entre plusieurs voix et plusieurs voies. Cette coïncidence est une grâce qui se mérite. Oser, ce n'est finalement pas si simple. Du moins le constate-t-on chaque jour en voyant le peu de facilité qu'ont les gens autour de nous à se livrer tels qu'en eux-mêmes, à jouer, à ne pas se prendre au piège de leur image. Être léger pour être profond. Le texte biblique est-il : « Dieu est créateur de toute chose dans l'univers. » ou bien : « Dieu est créateur de toute chose. » [dont l'univers]. Ça change tout. Dieu est-il dans l'univers, ou est-il extrinsèque à l'univers ? Si l'univers est incréé, il est le grand rival de Dieu.

Il y a dans la vie de tout homme un moment très particulier où celui-là cesse d'éprouver le passage du temps comme la douleur essentielle d'être ; c'est la nuit qui en général nous révèle ce seuil intimidant, quand la terreur de l'insomnie laisse la place au plaisir pur d'être là, allongé, vivant, au cœur du monde, au cœur d'un monde dont le bruit et la fureur ne nous parviennent plus qu'étouffés et diffus, inoffensifs. Jusqu'à une date proche, il me semblait entendre le grincement atroce du monde sur son axe, la Terre ne tournant sur elle-même que dans le but d'approcher mon être de la mort : bruit effroyable. Il s'est tu d'un seul coup. Je ne sais ce qui a brisé les liens que le temps avait noués avec l'abîme à travers mon corps et je ne les ai d'ailleurs perçus que rétrospectivement, au moment même où ils ont cessé de me tenir sous leur emprise. Brahms accompagne naturellement ce passage.

Bruno, en mourant a perdu son o, est devenu brun, tout brun. « J'ai entendu dire que le noir révèle l'incapacité d'un artiste à choisir une couleur, mais je ne suis pas d'accord avec cette affirmation. »


Jaspers aimait citer ce proverbe chinois : « Il faut être malade pour devenir vieux. » Un jeune correspondant m'envoie une page dans laquelle se trouve cette anecdote et je trouve que Jaspers a bigrement raison. Si l'on ne veut pas être malade, c'est-à-dire emprunter ces chemins que le corps nous incite à connaître, on n'a plus que la folie ou la mort pour échapper à l'ennui du libre-arbitre. Tous les suicides ne sont pas des aveux d'échec. Cependant, les échecs qui se répètent dans une vie peuvent évoluer, les échecs peuvent s'améliorer. C'est ce qu'il faudrait comprendre. Il aura manqué du temps à ces enfants, ou bien ils auront manqué le temps qui était en eux. Le temps de l'échec, le temps du retour, le temps de la maladie, le temps de la rémission. Je sais que ce que je dis là est paradoxal, puisque c'est la maladie qui les a emportés loin d'eux, mais la maladie n'est pas univoque. Elle est aussi féconde, même quand elle est dangereuse. Devenir vieux… Cette chance d'avoir le temps avec soi, de profiter de son élan et des dépôts qu'il occasionne, de jouer de son rubato, d'en être à la fois le maître et l'esclave, de l'attendre, de courir plus vite que lui, de revenir sur ses pas, de le prendre à revers, de prendre appui sur ses points d'orgue, de se laisser porter par ses accelerandos, de céder à ses avances et de guetter ses retraits, on ne peut pas savoir ça à vingt ans, on n'a pas eu le temps de comprendre que la maladie n'est pas, ou pas seulement notre ennemie, qu'elle est aussi un signe que le temps nous adresse, que le noir n'est pas une absence de couleur.

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