jeudi 31 janvier 2019

Lire et écrire (1)


Ils aiment lire – et même, ils lisent, c'est vrai ; en douter serait idiot. Pourtant, quand on les lit, sur Facebook ou ailleurs, là où les propos se rédigent au clavier, on voit bien qu'ils ne voient pas ce qu'ils lisent. À les entendre, la lecture est toute leur vie, ou au moins une part importante de celle-là. Or, la lecture ne semble avoir aucune influence sur leur vie, sur leur être… et d'abord sur leur manière d'écrire. 

Tous les livres sont imprimés selon un code typographique immuable, ou peu s'en faut. On est donc conduit à penser que n'importe quel lecteur français a sous les yeux une manière qui lui a été signifiée des milliers et des milliers de fois. De la même façon qu'on ne doit pas écraser les piétons lorsqu'on conduit une automobile, qu'on écrit de gauche à droite, et qu'on doit s'arrêter à un feu rouge, ces règles sont tellement "universelles" qu'on n'a pas réellement besoin de les enseigner. Elles s'acquièrent par imprégnation spontanée, par le simple fait de l'imitation de ce qui est en vigueur dans un groupe humain raisonnablement civilisé et homogène. 

Comment se fait-il que là – je veux dire quand quelqu'un, qui par ailleurs est un lecteur, doit rédiger sur un clavier une lettre ou un commentaire sur un réseau social – comment se fait-il que celui-là démontre sa parfaite méconnaissance des quelques règles qui contribuent à rendre un texte lisible par tous ? (Je ne parle ni de syntaxe, ni de grammaire, ni d'orthographe. Je parle seulement de ce qui se voit, de l'aspect visuel du texte produit. C'est un peu comme si un mélomane me démontrait qu'il ne connaît rien de tout ce qui entoure la musique, des conditions dans lesquelles elle est produite, écoutée ; c'est comme s'il ne savait pas, par exemple, qu'une symphonie est constituée généralement de trois (ou quatre) mouvements. (D'ailleurs, c'est de plus en plus le cas, puisque les auditeurs applaudissent désormais entre les mouvements d'une symphonie.) Mais, encore une fois, je parle ici de ceux qui affirment aimer et connaître, qui la musique, qui la littérature. Ils savent bien, les lecteurs, qu'un chapitre d'un roman n'est pas un morceau indépendant ? On l'espère. On espère aussi qu'ils connaissent la différence entre une phrase et une proposition, entre un chapitre et un paragraphe, entre un tome et une tomme… Mais, de nos jours, on ne peut plus être sûr de rien.) Comment se fait-il, donc, que ces lecteurs ne voient pas ce qu'ils ont sous les yeux ? Bien entendu, on pourrait émettre l'hypothèse qu'ils le voient parfaitement mais qu'ils choisissent de l'ignorer, ou même d'aller contre. C'est me semble-t-il faire trop de cas de la volonté propre du lecteur. Je pense plus simplement qu'ils s'en foutent, que ça ne les concerne pas, qu'ils estiment avoir fait déjà assez d'efforts pour entrer en contact avec le sens du texte qu'ils ont sous les yeux, et que le reste leur apparaît comme secondaire, voire négligeable. Un peu comme si un mélomane nous expliquait qu'il a bien entendu "le sens" du premier thème de la seconde symphonie de Brahms, mais qu'il lui est absolument indifférent de l'entendre jouer à l'orchestre, au piano, ou à l'accordéon, et que peu importe pour lui que ce thème soit jouée au bon tempo et avec les nuances que le compositeur a indiquées. Ces lecteurs-là vont directement au sens, sans passer par la forme. On pourrait penser qu'ils ont donc un avantage sur le lecteur plus attentif, plus regardant (et plus aimant), puisqu'ils vont en quelque sorte à l'essentiel sans passer par l'accessoire. Je crois que c'est tout l'inverse. Le sens est une petite partie d'un texte, quel qu'il soit, ou, pour le dire autrement, le sens n'est pas seulement là où on le croit. Ceux qui n'entendent et ne voient que le sens ne voient pas grand-chose. 

Si l'on dipose les signes, les lettres, les mots, les propositions, les phrases et les paragraphes d'un écrit d'une certaine manière, et que cette manière a été codifiée par l'Imprimerie nationale, c'est qu'on est arrivé à la conclusion qu'elle était celle qui permettait une lecture agréable, confortable, facile, et qu'elle pouvait être appliquée à tous les textes et à tous les auteurs. Les codes sont faits pour simplifier la vie des gens, pas pour les compliquer. Nous sommes tous égaux devant la typographie. Il suffit pour cela de connaître quelques règles élémentaires. Pas d'espace avant un point, une virgule, ni avant les trois points (qui sont un seul signe), mais une espace avant les signes de ponctuation doubles (point d'interrogation, point d'exclamation, deux points), pas d'espace après une parenthèse ouvrante ni avant une parenthèse fermante, pas d'espace après des guillemets anglais ouvrants, ni avant des guillemets anglais fermants, mais une espace après des guillemets ouvrants français et avant des guillemets fermants français, espace avant et après un tiret, qu'il ne faut pas confondre avec un trait d'union, pas d'espace avant ni après une apostrophe. Si l'on se contente de respecter ces quelques règles (et, encore une fois, nul besoin de les "apprendre", il suffit de faire comme dans les livres, de reproduire ce que l'on voit), le texte qu'on aura rédigé sera de lecture agréable – du moins d'un point de vue formel (mais c'est très important). Un texte bien rédigé (d'un strict point de vue typographique) est bien plus facile à comprendre. C'est une forme de politesse rédactionnelle, exactement comme le fait de tendre la main droite à la personne à qui vous souhaitez dire bonjour par une poignée de main ; vous pouvez bien entendu tendre la main gauche, mais vous provoquerez ainsi une gêne, une perturbation inutile dans le signe que vous envoyez (car vous forcerez votre interlocuteur à modifier son geste et ses habitudes), et votre geste sera interprété comme une agression ou une volonté d'humiliation (même minimes). De plus votre geste sera en lui-même une contradiction dans les termes ; en effet, la poignée de main est un geste d'accord, ou d'accueil, ou de paix, ou de remerciements, mais le fait de tendre la main gauche annule votre geste, ou le caricature, il en signifie la dérision, au minimum il le dévalue. On ne peut pas à la fois tenir la porte à quelqu'un et l'insulter, ou plutôt si, on peut, mais on entre là dans une forme de perversion destinée à déstabiliser son prochain. Celui qui pose le regard sur un texte et qui va droit à ce qu'il pense être l'essentiel (le sens) en manque l'essentiel, comme celui qui, serrant la main de son interlocuteur, n'est que dans la fonction du geste, dans sa signification. Celui-là manque le plus important, tout ce qui entoure la poignée de main : la consistance de la main, sa température, sa force, le regard de celui à qui appartient la main, sa stature, sa vêture, son odeur, sa présence, la distance à laquelle il se tient de l'autre, le son de sa voix, s'il parle. En une poignée de main, on sait déjà beaucoup de celui qu'on a face à soi, si les sens (plus que le sens) sont en éveil. Les apparences d'un texte sont aussi signifiantes que le fond de ses phrases. C'est ce que ne comprennent pas ceux dont les écrits sont débraillés. Immature est le mot qui vient à l'esprit, quand on pense à cette privatisation de la langue et des rapports humains. 

Mais il y a autre chose. La typographie n'est pas un tuteur abstrait et stérile, plaqué sur un contenu. Elle apporte aussi sa part de sens, elle en dresse la cartographie, elle en dessine la structure, elle en souligne les arêtes. Une typographie laissée à l'abandon du vouloir personnel répugne comme un jardin en friche dans lequel nous pénétrons par effraction. Si le point suit immédiatement le dernier mot de la phrase, ce n'est pas par hasard, ce n'est pas un caprice, c'est parce qu'il appartient encore à la phrase qu'il clôt, comme la virgule appartient à la proposition qu'elle délimite. Si on laisse une espace après la virgule ou après le point, c'est parce que c'est autre chose qui commence alors, qui demande une inspiration. Si une espace précède et suit un point-virgule, c'est parce ce signe met deux propositions à égale distance, et qu'il est nécessaire de prendre deux inspirations aux lieu d'une : la première étant pour laisser résonner brièvement la première proposition, la laisser s'éteindre à moitié, la seconde étant pour préparer la deuxième. On voit par ces quelques exemples que la typographie est profondément liée à la ponctuation, que toutes deux entretiennent une relation très intime entre elles et avec leur reine, la phrase. Pas de phrase sans ponctuation, et pas de ponctuation sans une typographie qui la mette en valeur, et qui surtout en corrobore le sens, le certifie.

C'est la raison pour laquelle, en voyant comment les gens écrivent, on sait comment ils lisent. Leur lecture se retrouve tout entière dans leur écriture. Il est impossible de tricher avec ça. La phrase est toujours impitoyable. Elle nous surveille autant qu'elle nous révèle, puisqu'on pense avec des phrases, non avec des mots.

On se rappelle que l'école de jadis avait une ambition modeste mais essentielle : apprendre à lire, écrire et compter. Quand vous savez lire, écrire et compter, vous avez tout ce dont vous avez besoin pour vous débrouiller dans la vie, car vous avez accès à tout. Tout le savoir s'ouvre à vous, il suffit d'aller le chercher. La grande erreur de l'école moderne a été de croire qu'il fallait apporter le savoir aux élèves. Il ne faut surtout pas leur apporter, il faut seulement leur donner les moyens d'aller le chercher, car c'est dans cette action d'aller le chercher que réside la culture – la culture est un cheminement, ce n'est pas une niche. Ne jamais se mettre à la portée des élèves ! telle devrait être la devise des professeurs, s'ils veulent avoir des élèves, c'est-à-dire des enfants qui vont s'élever dans la culture et le savoir. 

dimanche 27 janvier 2019

Le visage du temps



Je déteste qu'on dise : « Il est seize heures vingt-et-une. » Le temps légal est invivable. Pour moi, il sera toujours « quatre heures vingt ».  Et encore, un « quatre heures et quart » m'aurait amplement suffi. Le jour a deux faces, deux visages, deux demeures. Il y a la demeure qui s'étend de minuit à midi, et celle qui va de midi à minuit. Elles ne sont pas équivalentes. L'une prend sa source dans la ténèbre, l'autre dans la lumière : les deux crépuscules ne procèdent pas de la même substance.

Dans mon enfance, et jusque dans les années 90, les montres devaient être remises à l'heure périodiquement. Nous n'étions jamais exactement à l'heure. Il y avait toujours une légère incertitude quant à l'heure exacte. Cette incertitude, ce léger écart qui pouvait exister entre le temps des horloges officielles et celui des montres au poignet, je les regrette. Non seulement je les regrette mais je pense qu'ils étaient le signe tangible d'un monde plus humain. Les horloges n'avaient pas raison, pas complètement. Elles n'étaient qu'un indice parmi d'autres. L'écart, de quelques secondes, de quelques minutes, parfois, entre le temps officiel et le temps réel (celui de l'individu en rapport avec ses semblables), était le signe d'un monde littéraire. Imagine-t-on une marquise qui sortirait « à dix-sept heures trois » ? Dans ce monde-là, la vérité était plus importante que l'exactitude. C'était un monde dans lequel on pouvait encore se faufiler dans les interstices du sens (et d'ailleurs, le sens tout entier ne se trouve-t-il pas dans les interstices du réel ?). Le retard et l'anticipation (au sens musical) constituaient une sorte de jeu, dans lequel l'être de chacun trouvait sa place singulière et flottante, avec la souplesse et la justesse qui caractérisent le particulier, l'irremplaçable. La langue n'était pas encore complètement asservie au sens, collée à lui comme le vulgaire sparadrap dont on ne peut jamais se débarrasser, elle avait encore cette liberté et ce pouvoir qui lui viennent de la littérature. Chacun savait alors que le contexte disait autant que le texte, chacun savait que la recherche du temps perdu était plus importante que celle du temps exact. Les corps avaient encore ce tact et ce goût que seule permet la poésie du geste, et l'on sait que la poésie n'est rien sans l'impossibilité de faire coïncider absolument le mot avec son avènement. 

Remettre sa montre à l'heure, et, plus encore, être contraint de le faire régulièrement, c'est une preuve d'humilité, et c'est admettre que nous ne coïncidons jamais tout à fait avec la vérité, que celle-là est toujours au-delà de notre inscription réelle dans le temps. Le temps des horloges atomiques est un temps continu, mort, qui déroule son incommensurable éternité le long d'une droite insensée et désespérante. Le temps des heures et des années est un temps strié, cyclique, et courbe, qui se lit sur la figure d'une spirale. Cette spirale est un visage que nous pouvons habiter.

mercredi 16 janvier 2019

Vis à vis



– Papa, es-tu fier de moi ?

– Pourquoi devrais-je être fier de toi, mon fils ?

– Aujourd'hui, quelqu'un m'a dit :

« Vous avez placé la musique au coeur de ma vie. Vous m'en avez fait comprendre la grandeur, le lien si intime qu'elle tisse dans notre existence, les règles qu'elle impose, ses exigences. »

Il ne répond pas… (Les morts, souvent, ne répondent pas. C'est en cela qu'ils existent tellement plus que nous.)

Il ne répond pas mais je vois son beau visage tout près du mien et une vague de chaleur m'envahit. 

Le facteur Brahms



Jean-Claude Michéa explique qu'il ne se considère pas comme un auteur, au motif qu'il a écrit quelques livres. Quand un ami vous aide à déménager, il n'est pas "déménageur" pour autant. Dit comme ça, ça peut paraître un peu artificiel, mais on sent bien qu'en ce qui le concerne, c'est très sincère. Est-ce vrai pour autant ? Je n'en sais rien. J'aurais tendance à penser qu'il importe peu que ce soit vrai ou faux, mais ce n'est pas sûr.

Pour parler de quelqu'un que je connais mieux que Michéa, je me pense toujours comme musicien, alors qu'il y a longtemps que je ne le suis plus – si toutefois je l'ai été un jour. Pourtant, la question ne se pose pas. C'est comme ça. Et même si on me prouve que je suis dans l'erreur, je continuerai jusqu'à la mort à croire à ce mensonge.

C'est Brahms, je crois, qui m'a rendu musicien, parce qu'un jour, j'ai soudain compris que le Temps pouvait changer de sens, et que cela se traduisait concrètement, au piano, et que l'instrument se développait, se poursuivait dans la fiction qui est moi. 

Tous les compositeurs véritables interfèrent avec la durée qui est inscrite en nous, ils modifient les durées qui sont gravées en nous ; ils les transforment, ils en déplacent les points d'appui, en intervertissent les places, ils créent une carte agogique qui se superpose à celle que nous prenons pour référence. Mais Brahms occupe cependant une place particulière, dans ce rapport au Temps. Si, dans le cas des autres compositeurs, et surtout à partir de la période classique, il y a bien création d'une signature temporelle spécifique, celle-là est particulièrement sensible dans la musique de Brahms. C'est d'ailleurs de plus que cela, qu'il s'agit. Ce n'est pas seulement que le temps se manifeste en agissant plus ou moins sur la forme, c'est qu'il déforme la sonorité. 

Tous les pianistes savent qu'en jouant Brahms, leur sonorité change. On répondra que c'est le cas pour chaque compositeur, pour chaque style, et c'est vrai. Mais la sonorité du pianiste qui joue Brahms ne change pas parce que ses masses, ses forces, ses appuis, ses accents et ses équilibres sont modifiés, elle change parce que la qualité du temps prend le pas sur toutes les autres qualités du discours musical. Le corps doit s'adapter à une autre topographie des durées, les distances sont affectées d'un facteur : le temps que nous prenons pour aller d'un point à un autre est lesté d'une densité inconnue, plus large, dont le souffle semble plus profond et plus long. C'est comme si la musique se jouait depuis plus loin que l'interprète…

Cette distance créée par la musique de Brahms produit un monde plus dense et plus profond, le clavier sur lequel nous nous exprimons est plus large en même temps que plus nuancé, et même la tendresse gagne en intensité ce qu'elle perd en mièvrerie.


samedi 12 janvier 2019

Le jaune et le noir



C'est la lettre volée. Tout le mouvement dit des Gilets jaunes est édifié sur un non-dit. Ce non-dit est central, il est là, en creux, il est énorme, mais personne n'en parle. Les Français ont intériorisé une impossibilité : l'impossibilité de parler de l'immigration, l'impossibilité de parler du Grand Remplacement. Ils ont parfaitement compris que tout le discours politique est contaminé par cet interdit, et c'est pourquoi ils parlent de tout, sauf de ce qui fait qu'ils sont tous là, unis malgré des divisions nombreuses et parfois profondes. La question de "l'immigration" (litote), c'est un trou noir. Elle avale au passage toutes les plaintes, toutes les angoisses, tous les désespoirs, elle les digère, elle les redonne sous une forme négative mais avec une violence accrue, car elle en a chauffé à blanc les articulations. Être pauvre, ce n'est jamais drôle, être méprisé non plus, mais être pauvre et méprisé, et en plus se sentir exilé dans son propre pays, c'est intolérable. On pourrait faire un sondage intéressant : demander aux Français s'ils accepteraient de payer le litre d'essence deux euros, mais être débarrassés une fois pour toutes des conflits interculturels (soyons prudents). Bien entendu, la question n'a pas réellement de sens, puisqu'on sait très bien, malgré le blackout total sur ce sujet, que le coût de l'"immigration", et plus généralement d'une société multiculturelle, est énorme…

Moins ce sujet est abordé, plus il démontre par là qu'il est central, essentiel. On parlerait facilement de l'immigration, si c'était bien d'immigration qu'il est question. Mais comme les Français voient d'une part que nous n'en sommes plus du tout là, que l'immigration a laissé la place à tout autre chose, et  d'autre part que cette chose est indicible, sous peine de stigmatisation morale, de mort sociale et de relégation politique, ils la laissent parler toute seule. C'est le seul moyen qu'ils ont trouvé pour faire de leur non-dit une parole, pour faire de leur silence un cri. Ils voient bien, ils constatent tous les jours que le monde dans lequel ils évoluent est un monde du faux, un monde du mensonge, ou plutôt, de la vérité renversée. Ils ont fini par prendre le pli, et par retourner le système contre ceux qui l'ont façonné. Les signes parlent désormais en négatif. Quand vous ne voyez pas quelque chose, c'est que cette chose est là. Quand on ne parle pas de quelque chose, c'est que cette chose est plus importante que le reste. C'est tout simple. Dans la France du XXIe siècle, mettez un éléphant dans un salon, personne n'en parlera, mais tout le monde parlera de la souris qui n'existe pas. L'éléphant a tout cassé, il ne reste plus rien, plus de vaisselle, plus de meubles, les murs s'effondrent, mais le discours officiel, lui, parle du gâteau qui a été grignoté par la petite souris qui effraie la princesse. 

Si vous reprochez aux Gilets jaunes de ne pas parler de l'éléphant, c'est que vous n'avez pas compris les nouvelles règles du jeu. Ils entassent au vu et au su de tout le monde des dizaines de revendications qui ont pour objet fondamental de faire exister la seule dont ils ne parlent pas. Plus la montagne de revendications est importante, plus le sujet caché l'est. Ils le font apparaître par contraste, comme on dit en chimie. On sait qu'il est là par les effets induits, même s'il est invisible. Comme le trou noir qu'on "voit" uniquement par les effets qu'il produit sur l'espace autour de lui, la question du Grand Remplacement dont personne ne parle déforme les questions alentour, les tord, leur donne des perspectives irréelles, formidables ; et c'est parfaitement normal, puisque tout est subordonné à cette question, qu'elle influe sur tout, de l'économie au sociétal, en passant par le législatif et l'éducation, l'esthétique et la morale, la langue et les arts. 

Durant des décennies, les sociologues, les médias, les écrivains, les intellectuels et les artistes de cour ont produit un contre-récit qui n'avait pour but que de cacher la vérité – et ils ont été plutôt efficaces, il faut le reconnaître. Ils ont rempli leur contrat avec un bel effet d'ensemble et un acharnement méritoire. Le niveau de violence n'avait jamais été aussi bas, le niveau scolaire aussi haut, le vivr'ensemble fonctionnait à merveille, la mixité soi-disant sociale était un avantage décisif, l'Europe nous protégeait de la guerre et l'euro de la pauvreté, etc. Bref, nous allions dans la bonne direction, et il fallait forcer le pas : on ne fait pas attendre le Salut. Mais voilà que soudain les cadavres débordent du placard. On ne sait trop pourquoi les choses ont commencé à se fissurer, tout récemment, peut-être tout simplement parce que la vérité en avait un peu assez d'être étouffée sous les coussins du politiquement correct, qu'elle trouvait que ça allait bien comme ça, qu'il était temps pour elle de respirer à nouveau à l'air libre, peut-être parce que les excès des BHL, Attali, Minc, Kouchner et autres professeurs de vertu mondialisée étaient d'une qualité moindre, qu'ils étaient un peu fatigués, peut-être parce que l'islam conquérant et de plus en plus assuré de lui-même – et même étonné de la facilité avec laquelle il prend pied en Europe – a fini par mordre avec un appétit trop voyant dans la chair des Infidèles, peut-être parce que certains pouvoirs illégitimes ont fini par ne même plus se cacher, tellement ils étaient assurés d'être intouchables, au-dessus même d'un pouvoir dont le caractère représentatif avouait insolemment qu'il ne représentait plus que lui-même, et sans doute parce que les Français, à force d'être écrasés par la morgue et les injonctions du clergé médiatico-intellectuel, en ont eu assez de sentir sur leur nuque le souffle chaud de la bête, assez qu'on les prenne pour des abrutis, assez qu'on les somme de dire blanc quand ils voyaient noir, beau quand ils voyaient moche, et peut-être aussi parce que tout système fondé sur le mensonge finit par s'écrouler de lui-même, rongé de l'intérieur. Le fait est que le cœur n'y est plus. Ça ne prend plus. Les lanternes reprennent leur aspect de vessies. Ils ont beau se mettre à dix pour essayer de fermer la porte… Le placard s'ouvre, et ce qu'on voit en sortir n'est pas jojo. 

Et puis aussi, il faut dire qu'un Emmanuel Macron a beaucoup fait pour que la farce se montre dans toute sa gloire, et pour que la vérité lui fasse écrin. Il n'y avait peut-être pas grand-chose à faire, mais il a tout de même poussé la dernière carte, celle qui fait s'écrouler la pile entière. Il n'y peut rien, Emmanuel Macron, c'est plus fort que lui, il faut qu'il dise la vérité, elle sort de sa bouche avec une ingénuité merveilleuse. Avec lui, on sait immédiatement à quoi s'attendre. Les hommes politiques ne servaient plus à rien depuis des lustres, mais on continuait à faire comme si (l'inertie politique est grande)… À peine arrivé, il les a pulvérisés, et on a bien été forcé de se rendre compte que le vrai pouvoir n'était pas là, que c'était d'autre chose qu'il était question, que la France avait vécu, qu'elle avait été vendue pour un franc symbolique. Il s'empressait un peu trop à embaumer le cadavre, notre Président, il mettait trop de précipitation et trop d'enthousiasme à le préparer pour la métamorphose. Je trouve d'ailleurs qu'on est très injuste avec lui, car il joue son rôle à merveille. La composition de l'Assemblée nationale, ne serait-ce qu'elle, est un formidable poème dadaïste qui mérite le respect. Ajoutez à ça le chantage climatique et le racket fiscal… La coupe était pleine, elle déborde, et le liquide jaune qui se répand dans la rue sent la haine à plein nez. Vous me demandez de m'en offusquer ? Je laisse ça aux investisseurs sans frontières qui risquent d'apprendre que le rôle du cocu est un rôle qui aisément change de monture. 

vendredi 4 janvier 2019

Après une lecture de Joubert



Toute la beauté et toute la vertu d'un aphorisme tiennent à sa langue, à son allure et à son économie. Vouloir le récrire, l'interpréter, le compléter, l'expliciter, ou même seulement le commenter, revient à rendre banale une pensée qui avait échappé à la banalité (on pourrait dire : qui avait échappé à la pensée), commune une idée dont l'intraduisible était substance. C'est un peu comme de vouloir améliorer le visage de la beauté, ou priver une mélodie de son rythme. Autant aplatir un soufflé… Autant faire l'amour à une morte… Autant passer l'archet sur une trompette… Commenter un aphorisme, c'est comme expliquer un trait d'esprit à qui ne l'a pas entendu. Le développer, c'est ajouter des chœurs à une bagatelle de Beethoven.

L'aphorisme rentre ses griffes, qu'il a en général très acérées. Il peut rugir, mais c'est toujours sous la ligne de flottaison, sans esclandre, sans introduction ni développement. Si sa vitesse d'élocution est variable, celle de la pensée d'où il provient est extrême ; c'est un arc tendu qui a produit l'éclair qui illumine la phrase, cette clarté focalisée qui traverse la torpeur de l'esprit laïc.

L'aphorisme doit se tenir sur une crête : ni trop de mots, ni trop peu, car, s'il ne doit pas expliquer, il ne doit pas non plus être abscons à dessein. On doit arriver au sens d'un seul coup, et, idéalement, en repartir aussitôt. Il doit être impossible de se tenir au sens d'un aphorisme comme on se tient à une rampe. Le sens auquel on parvient, presque par miracle, ou par hasard, doit être un sens inhospitalier, étroit, aigu : on ne peut s'y installer, en ce sens, sauf à être sur la pointe des pieds et en équilibre instable. Il faut que la tension qui nous a permis d'y accoster reste en nous comme une pointe qui nous incite à le fuir. Nous ne sommes pas chez nous. L'aphorisme se tient à égale distance de la loi et de l'effraction. C'est une rencontre, ce ne sont pas des épousailles – le contrat est évanescent. L'aphorisme consiste à plonger une idée brûlante dans des phrases glacées, et à recueillir la vapeur créée par ce choc. 

Les Jours


Lundi sans viande, mardi sans fautes d'orthographe, mercredi sans bruit, jeudi sans emmerdeuses, vendredi sans bêtise, samedi sans grossièretés, dimanche sans faute. Lundi sans douleurs, mardi sans Phil Glass, mercredi sans cinéma, jeudi sans BHL, vendredi sans Juppé, samedi sans homard, dimanche sans pyjama. Lundi sans oubli, mardi sans chagrin, mercredi sans crise, jeudi sans gratin, vendredi sans bain, samedi sans Finkielkraut, dimanche sans Tribune. Lundi sans idiote, mardi sans soleil, mercredi sans citron, jeudi sans espoir, vendredi sans chansons, samedi sans façons, dimanche sans John Adams. Lundi sans écran, mardi sans papier, mercredi sans chauffage, jeudi sans passion, vendredi sans inspiration, samedi sans désir, dimanche sans café. Lundi sans cahier, mardi sans slip, mercredi sans bonnet, jeudi sans lunettes, vendredi sans érection, samedi sans encre, dimanche sans pain. Lundi sans reine, mardi sans obsessions, mercredi sans chaleur, jeudi sans intelligence, vendredi sans couleurs, samedi sans tonalité, dimanche sans crainte. Lundi sans analgésiques, mardi sans reste, mercredi sans esprit, jeudi sans Lucie, vendredi sans lire, samedi sans écrire, dimanche sans mémoire. Lundi sans un mot, mardi sans une phrase, mercredi sans une idée, jeudi sans personne, vendredi sans elle, samedi sans eux, dimanche sans rien. Lundi sans dormir, mardi sans bouger, mercredi sans nouvelles, jeudi sans Mozart, vendredi sans piano, samedi sans vin, dimanche sans vie. Lundi sans Facebook, mardi sans clin d'œil, mercredi sans barbe, jeudi sans journal, vendredi sans répétitions, samedi sans colère, dimanche sans famille. Lundi sans gammes, mardi sans radio, mercredi sans Lieder, jeudi sans patience, vendredi sans peur, samedi sans commentaires, dimanche sans rêves. Lundi sans politique, mardi sans histoires, mercredi sans fleuves, jeudi sans horizon, vendredi sans frontières, samedi sans voisins, dimanche sans moi. 

jeudi 3 janvier 2019

La Poire


– Tu vois ?

– Bien sûr que je vois !

– Tu vois ?

– Évidemment !

– Non, tu ne vois pas.

– Si ! Je vois les deux poires.

– Il y en a trois…

mardi 1 janvier 2019

Mozart



Il y a dans sa musique cette chose minuscule et qui semble ridicule à la plupart : de la musique. Sur la pointe d'un crayon bien taillé se tient toute la musique de Mozart. L'infini n'a pas besoin de plus. Elle ne hurle pas, elle ne nous envahit pas, elle est là, fragile et indestructible, comme l'âme des absents.