mardi 24 mai 2016

Au fur et à mesure



Pourquoi (et comment) le temps passe-t-il ? A-t-il besoin de nous pour passer ? Il semblerait bien que non — même si la chose ne nous arrange pas vraiment —, car nous ne sommes là que depuis peu, alors que l'univers (et donc le temps) sont à peu près sept mille fois plus anciens que nous. L'espace-temps est une entité qui n'est pas elle-même temporelle. Il est statique, amorphe, sans motricité, là depuis toujours, et il est donc très difficile d'expliquer le passage du temps. Einstein affirme que chaque observateur suit sa propre ligne d'univers, se déplace dans l'espace-temps, et c'est sa propre motricité (celle de l'observateur) qui crée l'impression qu'il a que le temps passe. Ce qui est présent pour moi n'est pas forcément présent pour un autre observateur, c'est une donnée locale. Quand je suis assis dans un train et que je regarde par la fenêtre le paysage défiler, le paysage ne défile pas, c'est moi qui défile, ou plutôt, c'est le train dans lequel je suis assis qui défile, me donnant l'impression que le paysage "défile". Le paysage existe bel et bien à l'endroit où je ne me trouve pas encore. Tous les endroits du paysage, qui pour moi, observateur, ne seront que durant une fraction de seconde, sont là, avant et après que je les voie, ils co-existent dans l'espace-temps. Leur présence (à moi), leur présent (à moi), n'a pas plus de réalité que le paysage du passé, ou que le paysage du futur. Tous les éléments de l'"univers-bloc" existent, mais on ne les découvre que pas à pas, moment après moment, au rythme de son propre parcours dans l'espace-temps. La réalité est une partition de musique. Toutes les notes sont écrites, sont là, toutes les notes co-existent statiquement sur une feuille de papier, mais vous ne les entendrez, elles ne deviendront réelles, effectives, qu'au moment où l'exécution par l'interprète en sera arrivé au moment T, l'interprète t-e-m-p-o-r-a-l-i-s-a-n-t la totalité du sonore virtuel (écrit), le faisant apparaître au fur et à mesure de son avancement

Il y a des siècles, il y a du temps, il y a de la durée, il y a un passé, un présent et un futur (encore que nous venons de voir que ces notions sont sujettes à caution), et il faut qu'il y ait du temps pour que le son existe, puisque chaque son a une histoire. Et pourtant, la partition est là, quelque part — dans un tiroir, ou dans l'esprit du compositeur, ou dans la mémoire de l'interprète. Notre vie a donc aussi sa partition, quelque part, mais nous n'y avons pas accès. (Seul Dieu la connaît, comme il connaît toutes les partitions de toutes les créatures de l'univers. Être Dieu, c'est même exactement ça, c'est connaître la partition, et peut-être l'avoir écrite.) 

Nous vivons au fur et à mesure, alors que la musique est toujours déjà là, en son état originel. 

Longtemps, nous avons cru que le son était une entité stable, linéaire, homogène, alors que nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien. C'est le timbre (et ses métamorphoses) qui nous a permis de comprendre que les sons évoluaient dans le temps, et d'une manière qui est tout sauf linéaire. Je suis toujours extrêmement frappé de la proximité du temps et du son. Vous croyez jouer une note ? Non, quand vous jouez un do, vous faites entendre un faisceau de sons, que votre cerveau appréhende, entend, comprend comme un do, ce qui est très différent. Vous pensez que le do que vous venez de jouer est le même pendant toute la durée de son existence ? Pas du tout. La musique concrète nous a appris, empiriquement, que presque toute l'information (le sens) se tenait dans l'attaque du son, et non dans la tenue qui suit cette amorce. Pourtant elle est si brève, cette attaque, qu'elle en est quasiment insaisissable. Et le plus étonnant est que ce commencement est un bruit, ce qui signifie que les composantes de ce son ne sont pas de même nature que ce qui va suivre. Elles sont plus complexes, plus difficiles à déchiffrer. Chaque attaque d'une note est un "big-bang" en miniature : une petite explosion d'où est extrait tout ce qui va ensuite servir à constituer la note, à la faire durer, à l'entretenir, à lui donner une forme, un timbre, une couleur, à en donner une occurrence (un présent) reconnaissable, identifiable, et parlant. La durée, ce sont les voyelles, l'explosion initiale, ce sont les consonnes. Les voyelles, ce sont les couleurs, le temps, la durée, la ligne, les consonnes, ce sont le choc, l'entame, le bruit, l'étincelle, l'amorce, le point. Chaque note est la rencontre du temps et de la vibration, du geste et du souffle, du commencement et de l'entretien, de la verticalité de l'événement et de l'horizontalité de la métamorphose. 

Vous croyez que vous vivez une (et une seule) vie ? Non, le temps, votre "ligne d'univers", n'est pas une ligne droite et univoque, elle n'est pas parallèle aux lignes d'univers de vos semblables, elle peut les croiser, les multiplier, les diviser par elle-même, les augmenter, de la même manière que les lignes d'univers des autres vous augmentent d'un coefficient de vie, difficile à évaluer, certes, mais sensible, efficace. Tout cela produit du son : les frottements entres les êtres, contrepoints, accords, les altérations, les interactions avec le monde, avec la nature, avec la violence, avec la peur, tout ce système crée une vibration audible qui modifie en permanence votre équilibre, c'est-à-dire vous inscrit dans le temps, vous donne une signature, un timbre, inimitable, unique, irremplaçable. Votre vie, ce timbre unique et singulier, est fait d'une multitude de sons qui s'engendrent les uns les autres en un faisceau harmonique plus ou moins régulier et épuré, et rien ne vous empêche de vivre à l'intérieur de tous ces sons, de tous ces contrepoints, d'en explorer les possibilités, inouïes pour la plupart, et ainsi d'habiter plusieurs mondes contemporains ; (mais) seule la musique permet cette co-existence, ce dialogue simultané entre plusieurs voix et plusieurs voies. Cette coïncidence est une grâce qui se mérite.

L'être vivant est cette chose qui est obligée de suivre le cours du temps. Il ne peut pas s'en extraire, sauf très momentanément, par un effort d'imagination. On ne peut pas ne pas mettre une flèche sur le cours du temps, ce serait ridicule, ou puéril. Cependant, la musique est sans doute de tous les arts celui qui est le plus à même de creuser un point particulier de ce cours du temps, non pas de l'étaler (dans le temps) — ce ne serait plus un point —, mais de le creuser, de lui donner une profondeur, une dimension autre, par les analogies qu'elle instaure de manière subtile avec d'autres paramètres de la matière sonore. Le vocabulaire dit cela très bien, car tous ces paramètres ont des noms qui empruntent à d'autres catégories que les leurs propres. On parle de la couleur du son, on parle de l'enveloppe du son, en plus que du timbre, et l'harmonie est à la fois une qualité et une science, en plus d'être une figure (un personnage) mythologique et un rapport (le rapport, qui serait lui-même à la fois la rencontre, et la mesure). Personne (sauf maladie, ou drogue) ne voit les sons, et personne non plus ne les unit à la mairie ou à l'église, et pourtant, tout le monde sait qu'ils ont une physionomie, une épaisseur, une allure, qu'ils s'attirent ou se repoussent, et qu'ils établissent entre eux des liaisons plus ou moins dangereuses ou amoureuses (ce qui est loin d'être contradictoire). En chaque point, en chaque instant, en chaque moment de la musique en train de suivre le cours du temps, tous ces paramètres peuvent être précipités, et, souvent s'échanger les uns avec les autres, comme par un tour de magie. Tous les compositeurs, par exemple, savent bien qu'entre la partition — c'est-à-dire cet ensemble formel et symbolique des signes éteints — et la musique, s'établit une liaison plus ou moins forte, plus ou moins étroite, plus ou moins harmonieuse. Il arrive qu'une partition aime ce qu'elle est en train d'énoncer (pour le compositeur), mais il arrive aussi qu'elle se rétracte, qu'elle n'ait pas envie de donner tout ce qu'elle possède en elle de possibilités, qu'elle en garde une part par-devers elle, alors que partition et musique appartiennent à ces champs hétérogènes, l'une n'étant que la description normée de l'autre. Et tous les compositeurs savent également que la mémoire de l'auditeur se cristallise en de certains points du discours musical alors qu'en d'autres elle flotte, ou même se retire complètement — c'est même la gestion efficace et poétique de cette mémoire auditive qui fait toute la profondeur d'un musicien digne de ce nom. Les événements musicaux se temporalisent d'une manière toute singulière, qu'on soit chez un Mozart ou chez un Schubert, par exemple. Autant et peut-être plus encore que le lexique et la grammaire de leur musique, c'est cette manière d'ouvrir et de remplir l'espace-temps propre à leur langage, de lui donner corps, de l'inscrire dans le temps qui passe, qui fait toute la différence. On pourrait presque dire que chaque compositeur écrit une histoire du Temps à lui tout seul, qu'il en donne, pour le moins, une interprétation originale, que ce soit dans une œuvre donnée, ou que ce soit tout au long de sa vie, à travers les diverses œuvres composées, qui se répondent les unes aux autres. Leur musique se respire, car elle est alternativement ouverture et fermeture, tension et détente, précipité et soluté, et qu'elle donne au temps les occasions idoines d'épouser une matière qui lui ressemble. 

Dans la vie de tous les jours, quand nous sommes conscients de nous-mêmes, nous savons bien que les moments où nous sommes réellement attentifs à ce qui "se passe" sont extrêmements rares. C'est la mémoire et l'intelligence qui (re)constituent la trame de nos vies, et nous donnent l'impression d'une continuité qui n'existe pas. Ordinairement, la vie ressemble à une succession d'îlots reliés par des étendues d'eau plus ou moins vastes. Ce qui court dans cette eau, bien que très mystérieux, est en même temps ce qui nous permet de croire que nous sommes le même à l'instant A et à l'instant B, qu'il n'y a pas de rupture entre les deux moments. On pourrait certainement dire que la plus grande partie de nos vies est faite de ces courants mystérieux (ou peut-être ces mares) dans lesquels nous étions plus ou moins endormis, inconscients, nous laissant porter par le temps. Il y a beaucoup de choses que nous ignorons, dans la musique, beaucoup de choses que nous n'entendons pas, ou pas bien, mais ce n'est sans doute pas le moins important. Il est à peu près certain que même le compositeur ignore ce qu'un auditeur va entendre de sa musique ; entendre, c'est-à-dire à la fois ouïr, distinguer, et retenir. Le temps ne passe pas de la même manière pour tout le monde, et ne passe même pas deux fois de la même manière pour une seule personne. Si le style c'est l'homme, le temps, c'est l'auditeur, et le compositeur doit composer avec cette donnée fondamentale.

Vous voulez réaliser le vieux rêve de l'humanité, et "voyager dans le temps" ? C'est très simple : écoutez de la musique. De la vraie ! Vous voulez affronter le vrai Réel, le Réel vrai ? Composez de la musique… quand vous aurez le temps.

lundi 9 mai 2016

L'Instant Cavanna (troisième épisode : "Messe pour une nuit ordinaire")



J'aime tout de Rosa. Quand il se réveille, il voit cette fille qui le regarde. Elle est assise sur un canapé, comme lui, et semble le regarder. J'ai peut-être raté une story ! Elle fixe la caméra. (La caméra ou l'écran ?) Elle semble attendre quelque chose. Il se surprend à dire : « Eh ? » Elle répond : « Eh ! » Il éteint la télé. C'est vrai ? Oui, c'est vrai. Le bruit de la mer. Flotter comme un papillon, piquer comme une abeille. Toutes les mamans vous offrent des petits pots. Il ouvre les volets, regarde au dehors. De grands éléphants majestueux marchent lentement dans le jardin. Ma mère est une Italienne. Lèvent leur trompe vers la fenêtre et interprètent les Equales de Beethoven. Eric Dolphy est assis à la petite table en fer, il écoute les éléphants en buvant un verre. Il dit : « Moi aussi j'ai fait du piano quand j'étais petit. » Pour toi, et aussi pour moi. On peut vivre sans sa mère, mais peut-on vivre sans Staline ? Ferme la porte à clef et laisse la clef au bar. Ce matin un kamikaze est entré dans la cuisine il m'a demandé un bol de café je lui ai servi avec des tartines au miel son bol de café il s'est assis nous avons parlé un peu du temps qu'il fait et aussi de nos projets de vie respectifs puis il est parti j'ai lavé son bol rangé la cuisine et je suis allée me doucher en chantant une vieille romance française c'est à ce moment-là que j'ai pensé à mon chien dans la terre et j'ai pensé il doit avoir bien froid le pauvre je ne chanterai plus de vieille romance française il fait trop chaud. Ils n'agissent que durant la première pâleur du jour et ensuite dorment comme des morts. Un système antivol qui équipe le puissant 4x4 de Philippe Gletty. Elle ne bouge pas, Rosa. Vers dix heures trente, il a passé un coup de fil important à un ami, lui aussi chef d'entreprise dans la région. Sa voix, son visage, son accent, ses cheveux, ses expressions, sa taille. Je suis un déserteur, quelqu'un qui a envie de dormir, de marcher de rêver. Je vends rien du tout, je reste ici pour toi. Nous souhaitons santé et longue vie au Chef suprême ! Les sushis souchiens à l'onde jusqu'à Poitiers en djellaba comme les cuisses des jeunes filles dépassent des jupes. Coppé peut-il faire mouiller la barre des Écrins encore si Johnny en métastases pour les sports de glisse oui mais Malika et ses petits pâtés tièdes fourrée a des engagements de jeunesse dont elle ne se cache même pas sans pour autant se cacher le visage dans un cloître à potager. Que Martel soit ici ou là sans escale les siècles allaient et venaient on aurait dit dans les deux sens place Saint Georges à rebours. L'impression que nous sommes en première ligne de notre vie est une illusion, c'est la raison pour laquelle nous recouvrons la réalité de paroles, car le silence nous prouverait immédiatement que nous n'y sommes pas, en première ligne, et nous obligerait à nous demander qui s'y trouve à notre place. Il s'est endormi devant la télévision. Il la regarde. Brune, blonde, rousse, petite, longue, complexée, endormie, hystérique, aphasique, le bateau, la cuisine et l'algèbre, vous voudriez pas en plus que je fasse le ménage ! Elle fait son yoga. Non loin d'elle, Luna est dans son panier en osier. Le ventre plat, le dos droit, elle a l'air sérieuse comme une papesse yankee qu'on a privé de son hamburger. « Tu me ramènes à Marseille ? » Ettie est sur le balcon à six heures et quart. À part ça tout allait bien. C'est dans la nuit que les choses se sont vraiment gâtées, quand le téléphone a sonné, vers deux heures du matin. Je suis descendu au salon. Plus remonté. Il dit au cameraman : « Tu sais que tu as laissé le cache sur l'objectif ? » Après ça, dormir mille ans. Partir à l'aube. Sœur Martine me fait part de sa souffrance. Nous allons communier en Bizet. Ce mouvement avait donc besoin de la structure la plus élaborée et la plus dramatique. Le petit Jésus est en apprentissage chez un teinturier de Tibériade. Ah ! Je n'entrerai pas dans la douceur du nid. Enfin, ça dépend d'elle. Quand elle bâille, tout va bien. Il faut que tu apprennes à détester les Beatles et à aimer Claude François. J'aime tout de Rosa. Tout est dans les cartons. C'est loin… Mais finalement, loin de quoi ? Luna part avec moi, donc je ne suis loin de rien. Le piano me rejoindra plus tard, il a droit à un voyage à lui tout seul. Je laisse tous mes livres à Z, qu'elle les jette si ça lui chante. Je n'emporte que mes partitions. Et les cahiers de ma mère. Ce soir, je fais un feu. Toutes les photos de mes ex et les poils de ma barbe. La fin du jeu. À la rame, et que ça saute ! La France a vécu, elle n'avait qu'à saisir sa chance. Il fait déjà chaud et toutes les mamans vous offrent des petits pots. Les politiques connaissent la chanson, oui oui oui. Regarde le portrait accroché au mur. Tu le reconnais ? T'imagines Macron rencontrant Joseph et Léon ?

Arrivés à l'instant zéro, nous ne sommes pas très rassurés. Faut dire que ça caille sérieux ! En deçà du big-bang, genre. Mais Fabien Oguh n'en a cure. « C'est bien parti », se dit-il. Le premier cahier n'est pas désagréable au toucher. Ça lui fait penser aux cuisses de Marlène quand elle vient de s'épiler. Il aime bien jouer aux petits pots avec Marlène. Elle lui dit souvent : « Fabien, tu n'auras pas ma haine. » Le genre de phrase qui le met dans tous ses états. C'est pour ça qu'ils ne dorment pas ensemble. Dès qu'il a une érection, de toute manière, Marlène se précipite pour mettre le premier Brandebourgeois à fond les manettes. Elle aime bien la purée de brocolis, Marlène. Mais bon. Si Staline était encore parmi nous, on n'en serait pas là. Est-ce que je vous ai dit que Victor Hugo avait été le secrétaire du petit Père des peuples, dans sa jeunesse ?

dimanche 8 mai 2016

La Phrase



« Toutes les mamans vous offrent des petits pots. »

Les Facebookiens



Cultrún, cascahuillas, pifilca, trutruca, torompe, ça sonne clair et dense : corne brûlée aux herbes dans le silence vertical du désert. Le crâne gicle en rythme stoppé, le cheval sous le nuage étire une croix à dents, et une calme stupeur déchire la dent du courageux. Ils sont peu nombreux mais on les entend partout. Leur magie courbe le matin et remue l'océan vidé d'eau. Ils ont de la glace sous les yeux et la cendre volcanique les nourrit. Leur conquête est nocturne et leur jouissance minérale. Ils n'agissent que durant la première pâleur du jour et ensuite dorment comme des morts. Leurs vêtements sont faits de branches trempées dans du gras de baleines et leur terre n'est pas plus large que cinquante hommes allongés. Ils se nourrissent de poissons et mangent les yeux des morts aux solstices. 

lundi 2 mai 2016

Carlitos



« C'est mon oreille, très tôt, qui a guidé mon geste… » 

« Ils ont même été jusqu'à me faire don d'un piano quart de queue suisse, de marque Schmidt-Flohr, qui devint 'mon' instrument, mon confident le plus cher. Je me souciais peu de sa facture et de son origine, je l'aimais, voilà tout ; mais je me souviens du sentiment qui m'envahit, des années plus tard, lors de mon tout premier voyage en Europe, quand l'avion toucha la piste de l'aéroport de Zürich : une sensation inattendue d'affection et de douceur, directement liée au fait que j'étais dans le pays de mon piano, dans la terre natale de l'incomparable compagnon de ma jeunesse. » 

« La rumeur a fini par atteindre Otto Klemperer, de passage à Buenos Aires, qui demanda à entendre l'enfant de neuf ans. Le grand homme s'est déplacé jusque chez nous. Je ne suis pas prêt d'oublier la vision de ce maître, mesurant près de deux mètres, s'encadrant dans le porche de notre humble logis. » 

« [Nous avons joué] le concerto de Grieg. Inutile de souligner la valeur de ce souvenir. À l'issue de concert, Klemperer me fit don d'une petite statuette et aussi d'une pièce de piano, à jouer, disait-il, "quand tu seras grand". Je l'ai apprise en quelques heures et je la lui ai jouée le lendemain, peu avant son départ d'Argentine. Je me souviens de sa stupéfaction… Il corrigea quelques tempi sur le manuscrit et dans un dernier geste de gratitude il m'offrit la partition de Fidelio, qu'il travaillait sans cesse et qui le suivait dans ses voyages. J'ai appris plus tard qu'il avait écrit au président Perón pour me recommander à son attention1. »

« — Dans la foulée du concert Klemperer, tu es invité à redonner Grieg, toujours avec le bel orchestre du Théâtre Colón, mais placé cette fois sous la direction de Manuel Rosenthal. 
— En cette occasion, je fus moins marqué par le concerto que par l'exécution de Daphnis et Chloé. On le sait, Rosenthal dirigeait Ravel comme personne. »

« Ma dette est considérable. Theodor Fuchs était un excellent pianiste, mais aussi quelqu'un qui pouvait passer des heures sur l'analyse d'une partition ou sur la mise en lumière d'un procédé d'écriture. Tout naturellement, il avait développé des dons de chef d'orchestre et de pédagogue. Son enseignement visait à former des musiciens complets et il attirait des jeunes très doués, concurrençant ainsi, directement, l'influence du pianiste italien Vincenzo Scaramuzza, alors très en vogue sur la place de Buenos Aires. Il suffit pour s'en convaincre de se souvenir d'un après-midi hebdomadaire, où son agenda d'enseignement ne manquait pas d'allure. Qu'on en juge : De 16h à 17h, Marta Argerich prenait des cours d'écriture. De 17h à 18h, j'avais ma leçon. À 18h, Mauricio Kagel venait analyser un drame de Wagner… »

« Dans le quartier qu'habitait Fuchs (Belgrano), une rue importante était juive d'un côté et… nazie en face ! »

« À dix-huit ans, je fus accueilli comme répétiteur au théâtre Colón par Roberto Kinsky, un chef hongrois. Je me souviens encore précisément de la première œuvre que j'eus à préparer : la "Passion selon saint Jean", avec de grands chanteurs du moment. Très vite, je devins le répétiteur pour le répertoire wagnérien, ce qui me permit de travailler avec Marga Hœffgen, Wolfgang Windgassen, Hans Hotter, Birgit Nilsson, Ursula Bœse… Je connais encore par cœur la "Tétralogie", et surtout "Tristan et Isolde". C'était un travail merveilleux. »

(Carlos Roqué Alsina, d'Alexis Galpérine, aux éditions Delatour)


(1) « (…) Carlitos est la gloire de la musique en ce monde, et il n'est aucun pays qui ne serait fier de le compter parmi ses citoyens. » Otto Klemperer