vendredi 31 mai 2019

Théorie

Mon roman s'intitule "Théorie". Le sujet de mon roman, c'est de faire l'hypothèse d'une vie, c'est d'en écrire la théorie, mais à la manière dont un aveugle entre dans la nuit. Même s'il est vivant, surtout s'il est vivant, il ne connaît pas l'histoire de sa propre vie. Il ne peut qu'en faire l'hypothèse, en passant d'un événement à un autre, d'une parole à une autre, comme la boule de flipper qui rebondit d'un champignon à un autre, et qui essaie de se relancer, sans cesse, le plus longtemps possible, mais qui sait qu'elle finira par être avalée par le trou en forme de sexe féminin (une vulve dont les nymphes essaient de nous sauver de la chute), au bas du tableau, au bas d'un chapitre. Une théorie est une proposition de sens, bien entendu, mais c'est aussi une suite, une délégation, une file de personnages qui se succèdent, les uns à la suite des autres, sans forcément se connaître les uns les autres. Ils sont tous là, à leur place, c'est tout ce qu'on peut dire. Il convient de les écouter, de les observer, de les suivre dans leurs déplacements un peu fous, un peu désordonnés, mais toujours inéluctables et nécessaires, fatals. La théorie d'une vie, c'est une anti-histoire, ou c'est l'histoire en train de s'écrire, du point de vue du flipper. 

Il faut beaucoup de cruauté, pour croire qu'on peut faire la théorie d'une vie. L'écriture est le lieu de la cruauté, j'en suis convaincu. Proust écrit : « L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté ». Quand on écrit vraiment, on ne peut pas éviter de faire souffrir. Il faut en demander pardon à l'avance à ceux qu'on fera souffrir. Mais, écrirait-on, si l'on n'avait pas quelqu'un à faire souffrir ? Écrire, c'est montrer en temps réel la fatalité cruelle qui sourd des phrases.

Ce qu'il faut, dans un roman, c'est que les phrases soient d'authentiques personnages, autant que les personnages sont des phrases et des phrases et des anti-phrases qui se multiplient elles-mêmes, qui se reproduisent, en quelque sorte automatiquement (ou naturellement), par un phénomène quasi sexuel. La sexualité n'est pas seulement le mode de reproduction de l'espèce humaine, elle est aussi au principe de la (re)production littéraire. Il faut que les phrases convergent en personnages

jeudi 30 mai 2019

La Grande Soustraction


Je vous souhaite d'avoir des envies de meurtre. Il n'y a rien de plus motivant que cette passion-là, dans la vie, l'enlever. Les grands criminels devraient être donnés en exemple. Les femmes ne s'y trompent pas, qui en tombent amoureuses. Ce sont les écologistes, qui m'étonnent. Ne voient-ils pas, ces idiots, que les criminels font un travail indispensable, bien que trop souvent modeste. Les femmes ne peuvent pas être écologistes : elles n'aiment pas beaucoup tuer, et de plus elles donnent la vie. Elles ne sont pas écologistes, mais elles tombent amoureuses des vrais écologistes. Le monde est bien fait. Elles ne tombent pas amoureuses des écolos à la petite semaine, de ceux qui nous emmerdent avec leur tri sélectif et leurs visions apocalyptiques, non, elles tombent amoureuses de ceux qui, sans rien dire, mettent la main à la pâte. Les criminels ne nous emmerdent pas avec des théories fumeuses, eux. Ils font ce pour quoi ils sont faits, sans se raconter d'histoire. Ils retranchent. Tout le monde sait qu'on est trop nombreux. C'est un secret de polichinelle. Tout le monde le sait, mais personne n'ose faire ce qu'il faut pour maintenir (ou rétablir) l'équilibre précaire dans lequel les humains se trouvent, sur Terre. Il y a bien de temps en temps des génocidaires qui se dévouent, mais ils sont très mal vus, car toujours, avant de se mettre à l'ouvrage, ils ont besoin d'élaborer des idéologies délirantes qui les déconsidèrent complètement. Aucun des grands génocidaires de l'histoire ne s'est pointé en disant : Bon, faut faire un peu de place, alors je m'y colle. J'ignore pourquoi, mais il faut bien constater qu'ils se croient toujours obligés de se justifier de manière complètement débile. Tel peuple est louche, tel autre a des manières qui détonnent, et cet autre encore a fait dans le passé des choses pas très claires. Toutes ces justifications tirées par les cheveux créent des rancunes, des désirs de vengeance, ce qui est bien naturel. Elles créent aussi des tragédies, et parfois d'excellentes, et ça c'est plutôt bien, mais enfin, tout ça c'est un peu du bricolage et, à force, c'est un peu lassant, à mon avis. Il faudrait un peu plus de créativité et de variété dans le choix des victimes. C'est pourquoi je pense qu'il faut laisser libre court à l'imagination et aux névroses des assassins. Pour celui-là, ce sont les brunes de vingt ans, pour celui-ci, les mères de famille avec un peu d'embonpoint, pour un troisième les blondes à l'accent slave, que sais-je encore… Pourquoi pas ? Si nous laissons les criminels se déterminer en fonction de leurs goûts, je pense que les choses finiront pas trouver un point d'équilibre naturel. Comme on dit familièrement, il y en aura pour tous les goûts. L'important n'est pas là. L'important est la soustraction que les criminels opèrent dans la population. Vous allez sans doute me dire que c'est dérisoire, que c'est loin de suffire, que c'est du travail d'amateur. Certes ! Mais ne décourageons pas les bonnes volontés. Chacun fait un petit peu, à sa place, et les vaches seront mieux traitées. Et puis cela n'empêche évidemment pas le travail à plus grande échelle. La maladie, la pollution, les laboratoires pharmaceutiques, et les inévitables guerres, sans oublier la bagnole, l'avion, le train, enfin tous les moyens de transport. Il faut voir les choses dans leur ensemble. Personne ne peut faire tout le travail. Il s'agit de collaborer, de manière plus ou moins consciente, au rétablissement de l'équilibre. N'oublions pas que Dieu refuse de s'en mêler, et ses raisons me semblent tout à fait recevables. 

Je sais bien que la raison souvent s'oppose à la morale. C'est le grand problème auquel nous sommes confrontés ici. D'un côté tout le monde sait bien qu'il faut zigouiller le plus possible, que c'est une question de survie, et de l'autre, cela semble difficilement admissible pour les êtres moraux que nous sommes. La raison nous pousse dans les bras des assassins, la morale dans ceux de la Justice. Mais la contradiction n'est peut-être qu'apparente. La grande œuvre de notre temps consisterait à faire se rejoindre morale et nécessité, d'un point de vue supérieur. Le temps de l'Addition est derrière nous. Je ne dis pas qu'il n'était pas nécessaire, je ne dis pas que peupler la Terre n'était pas un grand projet, je dis que les temps ont changé. Nous sommes allés trop vite, nous sommes allés trop loin. À quel moment le point d'équilibre a été atteint, je l'ignore, mais ce que je sais est que nous l'avons dépassé. L'humanisme a changé de polarité, c'est tout. Il faut en prendre acte. Calmement. Sans passion. Le temps de la Soustraction est venu. La morale doit s'adapter au temps dans lequel nous vivons, sinon ce n'est plus de la morale, mais une perversion comme une autre.

Pas trop triste

« Des idées de musique pour une cérémonie d'adieu ? Pas trop triste s'il vous plaît »

En réponse, ce commentaire : « Opening de philip Glass »

Toute l'horreur de l'époque en vingt mots…

(Pour un cimetière des moches mots)

Bouquin malin à bosse
T'es pas du tout mon pote ;
Même si ça sert d'os,
T'as plus du tout la cote.

CO2

Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon CO2. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon CO2, coquin… (il se prend lui-même le bras.) Ah ! C’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! Mon pauvre CO2, mon pauvre CO2, mon cher ami ! On m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher CO2, ou en m’apprenant qui l’a pris? Euh ? Que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute la maison : à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! De quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon CO2, je me pendrai moi-même après.

Allo !

Les détenus de la prison de Sacramento réinventent le mail, le téléphone et le pneumatique.

Ils se parlent et échangent des messages à travers les conduits des toilettes. Il faut d'abord écoper l'eau qui stagne dans la cuvette, puis confectionner, avec des gobelets en plastique ou avec des rouleaux de PQ, un cornet acoustique qui servira d'amplificateur sonore. Pour les lettres ou les paquets (ou les messages avec pièces jointes), on se sert d'une corde à nœuds qui peut transporter les objets d'étage à étage. La numérotation s'effectue en frappant les tuyaux avec des rythmes qui indiquent la personne qu'on cherche à joindre. Il y a même du SPAM (et là, ce n'est vraiment pas drôle !).

Rire

Le rire qui sert à montrer qu'on est plus intelligent que celui qui ne rit pas est le signe indiscutable de la bêtise.

Isme

Le doyen de la faculté de droit d'Harvard a été démis de ses fonctions parce qu'il fait partie des avocats d'Harvey Weinstien.

Comment s'est-il défendu, ce brave doyen ? « Je suis noir, et on m'en veut parce que je suis noir ! »
Accusé de sexisme, on s'en défend en accusant les accusateurs de racisme.

CQFD

Les Frères conversent

"Double silence plein la bouche"

Les voies de l'Eros chez Jérôme Vallet

"Sons orphelins, torchons musicaux, j'allais errant de l'un à l'autre" comme disait Michaux, jusqu'au jour où mes organes de captation sonore, que dis-je, mon appareil auditif aussi bien externe qu'interne, fut tout entier absorbé par la découverte et l'écoute de "Double silence" de Jérôme Vallet.
"Double silence plein la bouche" est une oeuvre que l'on peut qualifier de "musique concrète". C'est en tout cas la dénomination qu'a choisie de lui donner Jérôme Vallet, compositeur "polyphonique", musicien, écrivain et peintre. "Compositeur toutes matières" comme il se qualifie lui-même ! J'ai trouvé cette expression sous sa plume et je trouve qu'elle lui va très bien !

On dit souvent de Finnegans Wake que c'est un livre pour l'oreille, qu'il est destiné à être lu à haute voix et connu par la dimension du son; "Double silence",c'est un vaste espace sonore destiné aussi à être lu ! Pas n'importe quelle lecture ! Il y faut des clefs ! Le modeste auditeur que je suis ne voulait pas poursuivre cette entreprise seul !

Aussi, ai-je décidé d'en proposer une lecture écoute à une personne proche et beaucoup plus experte que moi. En voici le résultat sous forme de "conversation":(un terme qui ne peut pas déplaire à Jérôme Vallet)

-Première écoute du disque et première réflexion. "Musique concrète et électronique. Procédé: collage avec des voix qui sont autant d'instruments. Le texte est sans doute aussi important que la musique. Un chœur qu'il faut identifier. Lanceurs d'alerte peut-être. Recherchés par toutes les polices du dark net.

Cut up pour brouiller les pistes. Jeu dois encore me prendre au je et le réécouter.

-Prends ton temps !
-Deuxième écoute :"Les références sont innombrables. Mais au final, la musique n'est plus qu'un prétexte à entrer dans l'univers labyrinthe de sons et de mots de Jérôme Vallet
C'est à première vue aux antipodes de Burroughs. Les références renvoient non sans humour à des classiques de la musique, la littérature et de la poésie.
Vallet n'est pas un clochard céleste, un beatnik qui nique sa muse à l'arbalète ( il n'est pas Suisse, pas soixante- huitard), mais haut-savoyard). Il est un...classique contemporain.
-Burroughs détestait la musique et ne s'en cachait pas ! Jérôme Vallet se réfère beaucoup à Jean-Luc Godard dont il dit qu'il est le cinéaste qui a la meilleure oreille et qui prête le plus d'attention à ses bandes sons.
-Burroughs n'aimait pas la musique à l'exception de celle produite par ses seringues au moment du remplissage ( bruit de pompes à merde) ou de ses armes (roulement du barillet) ou de sa machine de marque... Burroughs pour la culture du narcissisme. Cela ne suffit pas en tout état de cause pour faire du Ligeti.
Mais je suppose que Burroughs était trop bouché pour faire autre chose que ce qu'il a fait sa vie durant: une bouillie de mots résolument atonale.
-Troisième écoute :Je pense avoir trouvé une des clés principales de cet opus, qui est le point d'orgue, double silence.
L'autre clé est évidemment dans les voix, le "plein la bouche", et "sous les lèvres". Il y a du Celan dans ce point d'orgue.
La dernière clé est dans le prolongement d'une citation d'Albert Cohen: "Les mots, ça console et ça venge." Double silence et point d'orgue, Il marque la fin de l'événement canonique comme dans l'art de la fugue de Bach. D'où l'indication apporté dans le "Oublions le futur, veux-tu."
Quant aux trois conversations, qui empruntent à l'opéra, ce sont autant d'arias da capo, de forme A et B et A. Elles suggèrent la dimension érotique de l'oeuvre "Vingt mille lieux sous tes lèvres" nous plongent dans les fonds utérins comme dans l'air de Ferrando "Un aura amarosa" dans Cosi fan tutte. Mais peut être valait-il mieux que cela reste ,au fond, loin des regards indiscrets.
-Quatrième écoute :Juste une précision concernant le point d'orgue. Selon les cas, il augmente du tiers ou de la moitié la durée de la note sur laquelle on le place. Comme il peut augmenter la durée du silence.
Chez Palestrina, le chœur double la valeur de la note de manière qu'elle diminue et s'éteigne tout à fait.
D'où la dimension humoristique de "Tais- toi, je t'en prie" et ""Richard, travaille!" . La mère rôde comme "Nature morte au violon". L'anti Œdipe s'emmêle les cordes.
-La statue du Commandeur où le contemporain aussitôt créé est poussé vers le passé.
Il y a une part de fantaisie aussi dans cette lecture.
-Au diable les références à la musique contemporaine. "La jeune femme et l'amour" est une thématique explorée depuis la nuit des temps. C'est une composition qui répond à certaines des règles de la discipline, avec des frontières même si on y parle aussi en allemand, en anglais, avec des voix d'hommes, des voix de femmes. Pas de castrats à ma connaissance, mais le baroque contemporain se plie aussi aux législations d'aujourd'hui. Quant à demain, Dieu est bien le seul qui sait.
-Je trouve cette oeuvre d'un raffinement très italien. Tu crois qu'on peut rapporter la conversation ?
-Excellente idée de restituer cela sous la forme - conversation - cela sonnera plus juste. Tu aurais pu ajouter d'autres commentaires pour le pluralisme. Au risque peut-être de faire songer à une tournante au niveau le plus sexuel et bestial du terme. Mais tu me dis qu'il n'y a pas ou peu de conversations autres. Normal, les gens polis ne parlent pas la bouche pleine en regardant le grand prix de l'Eurovision.

Conversation Jacques Balthazard & Stéphane Balthazard

Ad Patres

– Écoute, mon vieux, je pense que là, le mieux serait de t'envoyer ad patres, tu sais ! Il existe des solutions rapides et indolores, ne t'inquiète pas !

– Mais je n'ai qu'une migraine !!!

– Oui, oui, je sais bien, mais tu sais ce que c'est. On commence par se plaindre d'une migraine, et puis après c'est la vessie, et puis après le cœur, et finalement on termine comme un légume et on occupe un lit d'hôpital ! Non, crois-moi, c'est mieux pour tout le monde. Et puis pense un peu à ta femme… Elle est encore jeune. Elle peut se remarier et refaire sa vie, pour l'instant, mais dans dix ans, ce sera beaucoup plus compliqué !

– Oui, d'accord, mais je pourrais prendre un peu d'aspirine, peut-être ?

– Mais tu sais, l'aspirine, ce n'est pas sans danger ! Tu ne voudrais tout de même pas faire un AVC ?

Danser

J'en ai fait, des choses humiliantes et dégradantes, dans ma vie, mais danser, jamais !

Scies


La politique en France, en mai 2019, c'est le grand jeu de « l'idiot utile ». Tout le monde explique à chacun que s'il vote X, ça va faire le jeu de Y. Mais dans le même temps, Y explique à Z qu'il va faire le jeu de A, alors que B fait le jeu de C dans l'esprit de A.

Tous, ils « s'insultent d'idiot utile », ils n'ont plus que ce mot à la bouche, et même ceux qui pensent que vous êtes en train de vous « tirer une balle dans le pied », qui, pourtant, sont très nombreux, ne peuvent pas rivaliser.

Je me demande si se tirer une balle utile ne ferait pas le jeu du pied ?


Ligne claire

L'homme qui a écrit "La seconde carrière d'Adolf Hitler" ne pouvait pas cautionner une liste électorale dans laquelle la numéro 2 avait été prise en photo en prière devant une croix gammée. Cela, je le conçois parfaitement. Celui qui a théorisé le 'Remplacisme global' ne peut voir son nom associé à pareille image, certes. Et ce n'est pas seulement, ce n'est pas du tout une question de "réputation". C'eût été nier ou renier tout ce qu'il a écrit depuis vingt ans (et plus), ou, à tout le moins, en brouiller le sens auprès de ceux qui le lisent attentivement, comme c'est mon cas.

Pourtant, je ne voudrais surtout pas donner l'impression que je jette la pierre (c'est bien le cas de le dire, pour une qui a été prise en train de tracer des caractères dans le sable…) à Fiorina Lignier. Moi je n'ai rien écrit du tout, je n'ai rien théorisé, je me contente d'aller voter et de souffrir en silence, comme la plupart d'entre nous. Non seulement je ne lui jette pas la pierre, à cette jeune femme, mais je la trouve digne et courageuse. À vrai dire, qu'elle ait pu dessiner une croix gammée quand elle avait dix-huit ans et se faire photographier en prière devant elle sur une plage, ne me fait ni chaud ni froid. Je sais parfaitement que pour la jeune fille qu'elle était, ça n'avait aucun sens, si ce n'est celui, un peu idiot sans doute, de faire de la provocation devant ses amis. Elle a d'ailleurs dit ce qu'il fallait à ce sujet, et je la crois sur parole.

Je sais aussi qu'il existe indubitablement, qu'on le veuille ou non, une coupure générationnelle, qui partage les Français quant à cette question. Ces symboles, ces souvenirs, pour ceux qui sont nés avant les années 60, ont encore un poids et un sens impossibles à effacer, et ce poids et ce sens sont impossibles à transmettre, je le constate tous les jours. Je ne sais plus s'il faut absolument s'en désoler, je l'avoue. Quand nous sommes arrivés dans la vie, le nazisme était le Mal absolu, pour nos parents et pour nous : je me rappelle encore très précisément l'effroi que le syntagme "camps de concentration" faisait naître en nous. Depuis, on s'est aperçu que le Mal avait pris aussi d'autres formes, les génocides ou les tentatives de génocide ont fleuri un peu partout sur la planète, et la communication alliée à la déculturation a fait le reste. Notre époque, à nous les enfants d'après-guerre, était plus simple. Le Bien et le Mal étaient clairement distingués. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Est-ce que Renaud Camus a eu raison, ou tort, de quitter la Ligne claire ? Je suis incapable de répondre à cette question. Peut-être pourrais-je dire seulement que je comprends qu'il l'ait fait mais qu'il n'aurait pas dû. N'empêche. Sans lui, la forme, la perspective et le sens profond de ce combat ne seraient pas ce qu'ils sont. Il ne faudrait pas l'oublier. On peut juger que Renaud Camus n'est pas à sa place dans le combat politique, il ne s'en est d'ailleurs jamais caché. Le problème, pour moi en tout cas, c'est que le discours qu'il tient sur la réalité qui est la nôtre (et là, je ne fais pas allusion seulement au Grand Remplacement, mais à ce qu'il appelle le Petit Remplacement, le Remplacisme global), personne ne l'endosse. Tous les discours politiques que j'entends aujourd'hui sont incomplets. Ceux qui ont lu Du Sens comprendront de quoi je parle.


Boomers & Bambins

Il n'y a rien de plus dérisoire que les rodomontades et les déclarations enflammées de ceux qui accusent les générations qui les ont précédés de n'avoir pas su, de n'avoir pas vu, de n'avoir pas eu le courage de faire ce qu'eux, bien entendu, auraient fait s'ils avaient été à la place de leurs aïeux. Il n'y a rien de plus lâche que de se croire courageux à contretemps.


Merde

« Tocard, sans-couilles, pédé, écrivain-de-salon, tarlouze, enculé, raté, pleutre, prétentiard, égo-surdimensionné, châtelain, oisif, vieux-crapaud, arriviste, snobinard, enfumeur, lâche, révolutionnaire-de-boudoir, ordure, tireur-de-balle-dans-le-pied, pire-qu'Hitler, poète-de-mes-deux, pédocriminel, traître, buveur-de-thé, ennemi-des-chats, crypto-sioniste, bourgeois, égloguiste polymorphe, graphomane, promeneur-solitaire, peintre-du-dimanche, éconduit-de-France-Culture, adorateur-du-peuple-élu, bouffeur-de-saucisson, boomer-de-province, théoricien-de-l'extrême-droite, rétro-pétainiste, artiste-contemporain, sénateur-à-vapeur, fils-de-pute, aristo-sans-particule, brûleur-de-vaisseaux… »

On le voit, la culture de l'injure se porte bien en France, surtout quand elle s'adresse à un écrivain isolé et sans pouvoir qui pour son pays se démène sans compter depuis quinze ans, qui a écrit quinze livres fondamentaux sur notre situation, qui a permis à des milliers de Français paumés de mettre des mots et une pensée sur un phénomène gigantesque et extraordinaire dont personne ne parlait avant lui, et qui le fait sans aucun bénéfice personnel. Rien ne lui aura été épargné. Trop tôt, trop tard, trop ceci, pas assez cela, pas un jour sans que la cuve à merde ne lui tombe sur la tête. Même les tard-venus – mais vous me direz que c'est la coutume –, ceux qui n'ont pas bougé le petit doigt jusqu'à présent, trouvent qu'il n'y a rien de plus urgent que de le critiquer, rien de plus nécessaire que de l'insulter, rien de plus fun que de lui cracher dessus, et de ressortir les vieux dossiers pourris des officines de tarés professionnels.

C'est chouette, la politique ! Et même au plus haut du Siel, là, on sent bien qu'ils sont trop heureux d'être débarrassés de l'intello de service qu'a plongé au milieu du gué, alors qu'ils étaient en passe de se poser sur l'Hudson sous les acclamations des cathos en extase.

Et c'est là qu'on va voir rappliquer tous les camusiens canal historique, qui vont nous rappeler avec des plissements de bouche un peu dégoûtés qu'ils l'avaient bien dit, qu'un écrivain forcément se fourvoie dans le marigot politique, et que Renaud Camus avait tourné, aussi mal qu'un lait oublié sur un coin de tablette.

À tous ceux-là, je leur dis merde. Je leur dis merde et je lui dis merci. Sans état d'âme et avec le sourire. Merci Monsieur, merci Maître. Grâce à vos livres, grâce à votre humour, et grâce à votre esprit, on est, je suis, un peu moins bête, un peu moins absent au réel, un peu mieux vivant, et même s'il faut crever la gueule ouverte dans quelque temps, je ne regrette rien, c'était bien d'essayer de vous suivre dans cette aventure. On aura beaucoup appris.

Vive la France.

Allure

Les êtres ne nous approchent pas tous à la même allure. Certains se dévoilent immédiatement, livrent en quelque sorte tous leurs secrets d'un coup, alors que d'autres mettent du temps à se révéler.

Tous

Ils sont : Tous contre les bobos, tous contre la bien-pensance, tous contre la connerie, tous contre le mauvais-goût, tous contre l'anti-France, tous contre les traîtres, tous contre les salauds, tous contre les lâches.

Normalement, nous devrions vivre au paradis.


Faire de la politique

Pour faire de la politique, il faut avoir quelques défauts, bien sûr, mais la seule qualité indispensable est l'absence de mémoire.


Tunnels

« J’ai eu hier un appel téléphonique de Karim Ouchikh, et une conversation d’une heure avec lui. Suivant l’usage, il a parlé cinquante-cinq minutes et moi cinq — je me demande s’il en va de la sorte, chez lui, avec tout le monde, ou bien seulement dans ses échanges avec moi : on ne peut placer un mot qu’en l’interrompant, ce que je déteste faire. »

« La politique est une affaire de lucidité, de courage et de principe (mon parcours en témoigne largement), mais aussi de sang-froid, de lucidité et peut-être aussi et surtout d’esprit de corps (n’avons-nous pas "charge d’âmes" ?). »

Laisser Dieu décider

« Et puisque les parents de Vincent lambert sont croyants, pourquoi ne laissent-ils pas Dieu décider seul, sans faire intervenir à tout bout de champ la justice des hommes ??? »

Alerté par ce judicieux commentaire, j'ai immédiatement appelé Dieu pour lui demander ce qu'il convenait de faire de Vincent Lambert (comment n'y avions-nous pas pensé avant ?). Il m'a répondu qu'il avait autre chose à faire, et qu'il avait déjà bien assez de soucis avec les dernières élections européennes et son représentant sur Terre. C'est fou comme les humains sont exigeants et irresponsables. Si on les écoutait, on téléphonerait chaque semaine au Grand Architecte pour lui demander ce qu'on peut faire pour le Gulf Stream ou la flèche de Notre-Dame !

Du coup je ne lui ai même pas parlé de la nouvelle scie « du coup ». Ce sera pour mon prochain coup de fil. 

Réflexion

Après une nuit de réflexion, j'en suis arrivé à cette conclusion que je crois définitive :

Aux chiottes, le libre-arbitre !

Modes et Travaux

« Cuck », « Boomers », « PLS »…

Jamais je n'ai eu autant l'impression d'être dans un mauvais jeu vidéo écrit par des abrutis qui ne se rendent même pas compte à quel point ils sont aliénés – comme on disait de mon temps.

Inconséquent

JE SUIS UN CATHOLIQUE INCONSÉQUENT

Grand écart

En France et plus généralement en Occident, l'individu fait le grand écart entre lui-même et la Planète, entre le trop particulier et le trop général. Le sentiment d'appartenance et de solidarité à et envers des groupes moyens (commune, département, région, nation) a presque entièrement disparu – ne l'intéressent que le minuscule et l'immense, le quantique et le cosmique.

Des questions importantes

1. Peut-on à la fois étudier Napoléon (sérieusement, en tant qu'historien) et écouter Indochine ?

2. Comment réagissez-vous, lors de ce qu'il est convenu d'appeler "un chagrin d'amour" ? a) Vous faites tout pour vous en distraire, et pour le plus rapidement possible passer à autre chose. b) Vous ne voulez surtout pas que ce chagrin disparaisse.

3. Quel est l'art qui vous semble le plus haut, le plus profond, le plus essentiel ?

4.

mercredi 29 mai 2019

Registre national du refus

« ‪Il y a 37 ans, la sublime Romy Schneider nous quittait.‬ » Et au-dessous de ce "statut" Facebook, des smileys pleurnicheurs, et des « Elle était merveilleuse »… Je n'en peux plus.

Facebook, on n'en peut plus. Un tel déversement quotidien de bêtise vient à bout des meilleurs organismes. 

On pourrait presque tous les citer, les statuts Facebook… 98% des "statuts" (je ne me ferais jamais à ce mot) sont de cet ordre-là, et encore, ils ne sont rien à côté des "commentaires".

Tiens, par exemple, ce petit dialogue, sous une photo de profil :
– L'Homme : Pas assez souriante 😂😅😋😘
– La Femme : Je ne suis pas une femme Souriante C'est ma gueule !
– moui mais tu a le regard grave...
– Certes Je suis comme ça Grave de légèreté Et légèrement grave
– Joliment dit
– C pas ma photo préféré alors...
– Sûrement Mais c'est elle qui me représente le mieux
– sauvage
– Vouala Tout est dit Un puma
– Une prédatrice sensible...
– Rien que ça !? Vu comme je reste dans ma tanière Ça risque pas d'arriver, pour le côté "prédatrice"!
– je vous sortirai de votre tanière Pour un cigare et un Martini
– Peut être
– on verra
– Voilà

Le ridicule achevé des commentaires et des commentateurs politiques… 

Jour après jour, ils ne se lassent jamais, ils tapent toujours sur les mêmes cibles, avec une opiniâtreté de mulet sans mémoire. Ils l'ont fait la veille, mais ils ont sans doute oublié, alors il faut le refaire aujourd'hui, et surtout demain. Attali, BHL, Brigitte Macron, etc. On pourrait dresser des listes interminables de ces appâts irrésistibles, véritables chiffons rouges pour les taureaux numériques qui se pressent en cette arène. À deux ou trois exceptions près, on ne regrettera pas cette presse. 

Hier-soir, j'ai déposé un petit texte idiot, qui, bien sûr, a eu beaucoup de succès. On peut être certain que tout ce qui est liké est mauvais. 

Et l'autre, qui donne du "Cher ami" à Renaud Camus. C'est inouï. Cher ami, à l'un des grands écrivains français, qui a soixante-treize ans, alors que lui en a cinquante. Pourquoi pas "cher collègue", pendant qu'il y est ? Plouc et replouc. 

Le déménagement secret de mon blog a de grands avantages. L'un de ceux-là est qu'ENFIN je suis débarrassé des lecteurs qui venaient de chez Didier Goux. Ils n'ont pas retrouvé ma trace : quel soulagement ! 

Je viens de recevoir ceci, par mail, qui est tout à fait extraordinaire : « Vous avez effectué une demande d'inscription sur le registre national du refus. Après vérification des pièces fournies, votre demande est validée. » Il s'agit de refuser de donner ses organes, bien entendu, mais je trouve que la proposition s'applique merveilleusement à mon état d'esprit du moment, quant à la vie. Je suis donc inscrit dans le Grand Livre du Refus. Ouf ! Il était temps !

Jésus s’était rendu au mont des Oliviers ; de bon matin, il retourna au temple de Jérusalem. Comme tout le peuple venait à lui, il s’assit et se mit à enseigner. Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme qu’on avait surprise en train de dessiner une croix gammée sur une plage. Ils la font avancer, et disent à Jésus : « Maître, cette femme a été prise en flagrant délit de blasphème. Or, dans la Loi, Moïse nous a ordonné de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ? » Ils parlaient ainsi pour le mettre à l’épreuve, afin de pouvoir l’accuser. Mais Jésus s’était baissé et, du doigt, il traçait des traits sur le sol. Comme on persistait à l’interroger, il se redressa et leur dit : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre. » Et il se baissa de nouveau pour tracer des traits sur le sol. Quant à eux, sur cette réponse, ils s’en allèrent l’un après l’autre, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme en face de lui. Il se redressa et lui demanda : « Femme, où sont-ils donc? Alors, personne ne t’a condamnée ? » Elle répondit : « Personne, Seigneur. » Et Jésus lui dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. »

« ces jours derniers, j’ai été très pris, et, me trouvant entre deux villes et deux trains, je me suis tenu éloigné des réseaux sociaux – mais j’ai pu voir la photo de Fiorina Lignier : j’approuve totalement votre décision de vous retirer de La Ligne Claire. Je ne veux moi-même rien avoir en commun avec cette frange-là du « milieu natio », ses réflexes antisémites et son folklore nazi. Ces choses-là ne me font pas rire : mon grand homme est depuis toujours celui du 18-Juin, et la Résistance ma seule référence. » Moi, moi, moi… Quand on publie une lettre ouverte en soutien à quelqu'un d'autre, on ne parle pas de soi, ou le moins possible.

Plouc.

« J’ai simultanément découvert les attaques répugnantes dont vous faisiez l’objet. J’ai publié dans l’urgence sur Facebook quelques lignes pour dire ce que j’en pensais : ce n’était pas assez, et j’aurais voulu livrer un texte plus fourni – mais j’ai dû encore disparaître quelques jours. » Je, je, je…

Replouc.

Et ça, encore : « Quand j’ai réapparu, ce fut la seconde photo, celle d’une colistière faisant un salut nazi ; et de nouvelles injures contre vous, d’une spectaculaire hideur (j’ai bien vu que j’étais un amateur, avec mes grossièretés à l’égard de Mme Schiappa). Cette fois, c’est comme si le voile se déchirait : on ne minimisait pas le nazisme, on vivait dans sa mythologie. Ainsi, c’étaient eux, les militants qui disaient vouloir nous suivre, nous aider, nous soutenir : des Sections d’Assaut de réseaux sociaux. Jamais je ne me serais engagé à figurer sur cette liste si j’avais su que j’aurais affaire à eux, qui ont paru n’attendre que ce moment pour révéler leur vraie nature. »

Pour faire un bon mot (les « Sections d’Assaut de réseaux sociaux ») il perd la vérité en cours de route – la vérité mais pas son personnage… Comme il est avantageux de forcer la réalité pour se peindre soi-même en héros trahi ! Il faut néanmoins reconnaître que l'écrivain-qui-n'est-pas-écrivain est un peu petit bras, si on le compare à un Karim Ouchikh, capable d'écrire tranquillement : « La politique est une affaire de lucidité, de courage et de principe (mon parcours en témoigne largement), mais aussi de sang-froid, de lucidité et peut-être aussi et surtout d’esprit de corps (n’avons-nous pas "charge d’âmes" ?). »

De cette lettre ouverte, je ne sauve que le deuxième et le dernier paragraphes.

Un troisième chat a fait son apparition aujourd'hui, au jardin. Il est gris, et très maigre. Moins craintif que les autres, il est venu se faire caresser. Je lui ai donné un peu de pâté. C'est amusant, il y a trois chats qui me rendent régulièrement visite : un tout blanc, un tout noir, et un tout gris. Non, j'oublie le quatrième, qui est tigré, mais lui, c'est un chat domestique, bien nourri, bien propre, et qui sent bon. Les trois autres sont à l'évidence des chats qui doivent se débrouiller seuls pour se nourrir. Le noir est d'ailleurs assez voleur pour se faufiler dans ma cuisine quand je laisse la fenêtre ouverte. Ils sont perpétuellement aux aguets, le noir et le blanc ne font confiance à personne. On les sent toujours sur la brèche. Pour eux, la vie est un combat incessant. Le gris est un peu plus abordable, bien que très méfiant. Est-ce pour cette raison que c'est le plus maigre des trois ? Ils ont chacun leur personnalité : le noir est le plus hostile, le plus dur, le blanc le plus craintif, et le gris semble le moins expérimenté.

Comme toujours quand je décide de quitter un lieu, une institution, une famille, un clan, une profession, je ressens un soulagement intense. Je ne suis pas fait pour appartenir. Tous ceux qui publient des livres (je ne parle pas de ceux qui en écrivent, mais de ceux qui en publient) ont lutté pour appartenir à la famille des écrivains. Je comprends qu'on ait envie d'en faire partie, mais je sais aussi qu'une fois admis dans le cénacle, il faut absolument s'en aller. La place qu'on occupe ne peut pas être neutre. On veut le croire, très souvent, mais ce n'est pas vrai. Il faudrait pouvoir faire sans être, et être sans faire, mais c'est malheureusement impossible dans la vie réelle, dans la vie sociale.

On aime beaucoup parler de la taqîya des musulmans, bien réelle, mais il existe aussi une taqîya des jeunes nostalgiques du IIIe Reich qui ont trouvé abri dans la "fachosphère", je m'en aperçois aujourd'hui, un peu tard. Les vieux, eux, ne s'en cachent pas, mais leurs descendants sont plus malins et plus prudents. Ils fanfaronnent volontiers en se disant fascistes, mais en revanche, ils sont beaucoup plus discrets quand il s'agit de se revendiquer du national-socialisme.

Romy Schneider… Quand je pense qu'elle était chez Brialy, dans son appartement de la place des Vosges, quand j'allais rendre visite à Tante Glyne, en face… Elle aussi était inscrite sur le Grand Livre du Refus.

vendredi 17 mai 2019

14h53

« Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire)


Dimanche après-midi. Il y a du vent et du soleil. J'écoute le quintette de Schubert. On peut dire qu'on est heureux. 

J'ai fermé ce blog. Heureuse initiative. Enfin soulagé. Il n'y a que Philippe J. qui peut lire ce que j'écris. Drôle de situation…

Est-ce que ce blog va devenir un journal ? Et pourquoi pas, après tout ? Rien n'est interdit…

Ça pourrait devenir le récit d'un échec. On n'arrive pas à écrire, et on le raconte. Pourquoi pas ? Le journal d'une déception, d'une impossibilité, d'une impasse…

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? (Laissons de côté pour le moment la question du pourquoi.) Comment écrire sans savoir ? Il m'est arrivé souvent d'avouer ce handicap terrible : j'écris des choses que je ne comprends pas, espérant que quelqu'un, volontairement ou non, me l'explique. Ah, zut, c'est le pourquoi, cela. J'écrirais donc pour qu'on m'explique ce que j'écris… Oui, je crois que c'est vrai. Mais pas toujours, loin s'en faut. Il m'arrive – aussi – de savoir ce que je veux dire. Et c'est là, sans aucun doute, que j'exprime le mieux ma médiocrité. Quand j'écris consciemment, je suis ordinaire, banal, et souvent vulgaire. Quand j'écris inconsciemment, il m'arrive – mais c'est très rare –, d'avoir des illuminations, au risque du sens. Des trouvailles ? Je ne sais pas comment qualifier ces éclats. Et, le plus souvent, d'ailleurs, je n'ose y revenir, par peur que l'éclat se révèle pour ce qu'il était  : un banal morceau de charbon que, dans la pénombre, on n'avait pas distingué (ce qui s'appelle prendre des vessies pour des lanternes). Il m'est arrivé aussi de "jouer sans savoir". Mais restons pour l'instant dans l'écrit. Oh Mon Dieu, il suffit que j'écrive : « restons dans l'écrit » pour que tout foute le camp. Je ne sais plus du tout de quoi je voulais parler. Ni pourquoi. Ça ne dure jamais, la volonté de s'expliquer. Tout de suite arrive le « à quoi bon ». N'est-ce pas suffisant de vivre ? Mais vivre, je ne sais pas le faire, sans ça. Donc, le ça, ça s'écrit. Il faut le vouloir, d'accord, mais en même temps ça s'écrit plus ou moins tout seul. Là, par exemple, j'entends d'une oreille le fameux adagio du Quintette de Schubert, et il n'est pas du tout anodin de penser que nous sommes dimanche. C'est un dimanche après-midi que j'ai découvert ce quintette, grâce à l'émission d'Armand Panigel sur France-Musique. Le Père était là. Le père mon père et le père Schubert – dans la même pièce. Des cordes… C'était la musique du père. Et je ne peux pas écouter cette musique sans trembler au fond de moi. Cette musique creuse un vide abyssal en moi. Elle m'évide. Et le vent…

Je suis vide, ou presque (pas assez). Et pourtant j'écris. Je continue… Je me contredis, donc. Je ne m'en vais pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose ? Oui, c'est un peu vrai, mais surtout parce que ça m'occupe, et que ça m'empêche de vivre. Car vivre, ça, je ne sais pas très bien le faire, depuis que je ne touche plus mon piano. Écrire, essayer de rester collé à la vie qui me traverse… Oui, c'est dérisoire, bien sûr, je ne le sais que trop. Ça ne peut pas faire œuvre. Longtemps j'ai improvisé au piano. Il ne reste aucune trace de ces centaines, de ces milliers d'heures passées au piano. Et heureusement, sans doute. Alors que là, les traces sont là. Tout m'accuse. Je suis coupable. Personne ne m'a forcé. Et le vent dans le jardin, comme un ami dont la patience est inépuisable… Je suis encore là, semble-t-il me dire. Lui aussi il insiste. Et le chat blanc, très craintif, vient voir s'il y a quelque chose à manger.

Rien n'est interdit, sauf de ne pas mourir. On peut tout faire, sur Terre, sauf ne pas mourir. L'herbe pousse, elle monte très haut déjà. Mes mains sentent la lessive. Isabelle s'est enfin mise à écrire. Cette nuit, encore rêvé d'Anne. Elle était malade, je la (et le) découvrais par hasard, dans une des très nombreuses pièces de la maison. J'allais la réconforter, elle était merveilleusement attendrissante, et ma joue (je crois) se posait sur son sein moelleux. Quelle merveille de sensation ! La douceur qu'il y a dans mes rêves… Il y a aussi beaucoup de violence ; mais la douceur est ce qui m'impressionne le plus. Une douceur inouïe, impossible à expliquer. Une douceur d'utérus ?

Dieu nous permet tout, sauf de braver la mort. Parce que sans elle il n'y a pas de vie véritable, et qu'il nous veut vivants.

"Écrire inconsciemment", ai-je écrit plus haut… Voilà un bon exemple de ce que j'écris quand je ne sais pas ce que signifie ce que j'écris. On pourrait être tenté de dire que cette formule n'a aucun sens, mais je ne le ferai pas. Je ne pratique pas non plus l'écriture automatique, mais parfois je m'en approche. Je voudrais cependant essayer d'éviter le lieu commun qui serait de dire que l'écriture sait mieux que moi ce que je veux dire. Je n'avance pas. Je piétine le sens et le sens me piétine. Ça tourne en rond. Je ne sais pas ce que signifie écrire inconsciemment mais je l'écris tout de même. Écrire inconsciemment, c'est peut-être se trouver par moment dans une douceur indivise, pleine, qui nous décolle de nos pensées.

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? Il faudrait écrire sans écrire. Mais écrire sans écrire, qu'est-ce que cela signifie ? Se décoller de ses pensées, ça sufit ? Comment procèdent ceux qui savent écrire ? Que signifie savoir écrire ? À toutes ces questions, je n'ai pas une seule réponse. On ferait mieux de laisser tomber vraiment, et de se mettre au ménage. Ils en ont tous après ce maudit roman. Raconter des histoires, tenir le lecteur en haleine, faire qu'il ne pose pas le livre… Merde ! Comme ils n'ont ni opinions, ni goûts, ni désirs propres, ni imagination, ils ne veulent qu'une chose : qu'on les attrape par le cou et qu'on ne les lâche plus. Qu'ils aillent donc au Diable ! Il est là pour ça, non ? Ils ne désirent tous qu'une seule chose : la mort dans la vie.

Donc, on n'y arrive pas. À chaque phrase, la lettre s'éloigne d'une phrase. On repart de zéro, alors que les paragraphes s'entassent, s'ajoutent les uns aux autres, sans que cela produise autre chose qu'un amoncellement de caractères dont la somme fait honte.

Même le littéral ne veut pas de nous. J'aime ces héros de cinéma dont le lit est fait au carré, qui vivent dans des appartements impeccables mais modestes, sans un gramme de poussière, qui sont maniaques au dernier degré, qui se lèvent exactement à la même heure chaque jour, qui mangent toujours la même chose, avec les mêmes couverts, dans les mêmes assiettes, qui ne boivent que l'eau du robinet, et qui passent apparemment leurs journées à replacer avec un soin névrotique les quelques objets que la vie quotidienne leur impose d'utiliser.  Comme je les envie ! Que cette névrose est admirable ! On les voit chasser avec une méticulosité merveilleuse chaque interstice, chaque chemin de traverse, chaque occasion de sortir de la route. Ils ne prononcent aucune parole qui ne soit strictement indispensable à leur survie, ils n'écoutent pas de musique, ou alors toujours la même, et s'ils lisent un livre, ce sera la Bible, quelque fable ou quelque traité ésotérique qui n'intéresse personne d'autre qu'eux. Ils n'ont bien sûr aucune relation amicale ni amoureuse, et leur emploi du temps est d'une parfaite régularité. Ils sont comme ces sportifs surentraînés qui pourchassent le geste inutile, la pensée inutile, le sentiment et le trouble, et qui déroulent, geste après geste, une routine lisse, affûtée et sans accroc. Ils vivent dans une solitude sacrée, et cette solitude est le rempart qui les protège de la défaillance, l'absence de contact étant la garantie de leur vitesse, juste et constante, cette vitesse étant ce qui les préserve de la chute. Sont-ils sociopathes ? Oui, dans une certaine mesure. Et alors ? Peut-on être socialisé et faire quelque chose de sa vie ? Bien sûr que non. Il faut parer à tous les coups, et ils viennent de tous côtés. Leur père devait avoir un pied à coulisse au lieu d'une bite. Il n'avait qu'un seul spermatozoïde, dont l'efficacité était de 100%. De tels êtres savent qu'entre la vie et la mort, l'intervalle est très court et très mince, presque indiscernable, et qu'ils ont été engendrés pour être à leur place exacte, ni plus ni moins. Ils ont les yeux rivés sur la fin, ils ne dorment jamais. Faire des phrases, cela ne leur viendrait pas à l'idée. Faire des phrases, ça consiste essayer une multitude de chemins, et à imaginer ceux qu'on n'empruntera pas, à en donner la description la plus exacte possible. C'est beaucoup de travail inutile, c'est beaucoup de temps perdu.

Je ne veux pas me laisser impressionner par tous les Olivier-Cadiot de la terre.

Que ce soit par écrit ou au téléphone, elle ne procède que par tunnels interminables qui ne parlent que d'une seule chose : elle. Elle et sa maison, elle et son jardin, elle et ses voisins, elle et sa maman, elle et son travail, elle et sa hiérarchie, elle et ses voyages… Elle est capable de m'appeler 59 fois (plus les messages écrits) en une soirée, mais peut disparaître du jour au lendemain pendant quatre mois, sans un mot d'explication, alors qu'elle se dit "folle de moi". Bien entendu, comme tous ses congénères, « elle ne doit rien à personne ». C'est son leitmotiv. Elle est d'une bêtise de fin du monde, d'une vulgarité de poissonnière, et son visage disparaît sous douze millimètres de maquillage. 

 Mais elle m'envoie des bisous et des photos de sa chatte.

Au lit le matin, réveillé par un coup de téléphone – j'étais en train de rêver. J'avais un sein dans la bouche, un sein plat, qui allait très profond, et qui m'asséchait la gorge. C'était le sein de Christine. Je ne connais pas l'autre femme, et j'ai bien du mal à choisir entre les deux. L'autre femme, ses seins sont pleins, ronds, fermes. Elle est plus jeune, très jolie. Entre deux épisodes érotiques, ou après, impossible de savoir, je suis au fond d'une assemblée ; nous sommes assis. À ma gauche, un garçon que je connais se fait égorger par un type qui se tient debout derrière lui, avec un comparse ; il utilise un petit couteau muni d'une large lame, je détourne la tête pour ne pas voir la chose, et quand mon regard se pose à nouveau sur lui, l'égorgeur a sorti sa carte du FSB. Mettre des mots sur des rêves est toujours décevant. Mais si les mots qu'on met sur les rêves sont si décevants, c'est bien parce que notre esprit est incapable d'épouser la forme du rêve ; et si l'on n'a pas un esprit capable d'épouser la forme du rêve, c'est qu'on n'est pas capable d'écrire. Le rêve est une réalité parallèle dont les lois nous sont en grande partie inconnues, mais elles existent cependant. Il suffit de découvrir ces lois pour savoir écrire. Privé de Luna, j'écoute The Old Country pour la millième fois, comme si Keith Jarrett allait me conduire au pays des lois du rêve.

Qui connaît les lois du rêve ? Je ne parle pas des processus psychologiques qui font une scène, ni des significations des rêves, je parle des lois qui président à leur construction, du substrat qui régit leur forme, je parle de ce qui tient ensemble les éléments d'un rêve, de ce qui assemble ou rassemble des moments. À l'intérieur d'un rêve, il y a des scènes qui ont indéniablement une certaine identité, mais quel est le principe qui les relie ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? On est toujours surpris par le rêve. Tel rêve (tel type de rêve, ou tel rêve récurrent) n'arrive jamais au moment où l'on aurait pu penser qu'il arriverait, en fonction de ce qu'on vit dans la vie réfléchie. Le rêve semble toujours n'avoir aucun rapport avec la vie diurne, et ce défaut de rapport est en lui-même signifiant. Le temps du rêve n'est pas du tout celui de la vie consciente. Les deux réalités déroulent leur trame et leur logique en parallèle, sans se rencontrer, dans deux espaces-temps qui semblent parfaitement étrangers l'un à l'autre. Pourtant, chacun sent bien que ces deux mondes communiquent, que leur frottement produit des éclats de sens qui nous sont extrêmement précieux.

Même dans les détails, le rêve n'est pas racontable. Plus haut je parle d'un « petit couteau à large lame ». C'est pourtant simple, la description d'un couteau. Néanmoins, je suis obligé de reconnaître que ce n'est pas ça. Ce couteau était petit, oui, mais pas « à large lame ». J'en suis arrivé à cette description après avoir éliminé toutes les possibilités, manifestement fausses (toutes les descriptions traduisibles en mots), et j'en ai "déduis" qu'il s'agissait d'un couteau « à large lame » ; pourtant, au moment où j'écris cela, je sais que je ne décris pas correctement l'objet. Qu'est-ce qui m'empêche de décrire un objet aussi simple qu'un couteau ? C'est que le couteau (l'objet que je ne peux décrire que comme un couteau) qui se trouve réellement dans mon rêve n'existe pas dans le répertoire de signifiés qui est le mien. Il ne peut pas être superposé à un objet similaire, de ceux qu'on a l'habitude de décrire simplement avec des mots. Le couteau du rêve et le couteau de la réalité ne se rejoignent pas en une image stable et connectée au langage.

« La civilisation n'était plus qu'une ruine » (Houellebecq)

1-5-3-3 [12]

1(•)-5(•)-3(•)-3(•) [16]

Superposé à une phrase de Bill Evans (All of You (take 2)), dans son disque en trio du Village Vanguard (Sunday) avec Paul Motian et Scott LaFaro. La vie passe ainsi. On lit des vers, on traduit… De l'éloignement du rêve, il faudrait tenir le journal. C'est toujours par le rêve qu'advient le choc, en apparence infime, parfois très assourdi, qui nous ramène à la vérité, par le détour de l'indicible. Ce vers de Michel Houellebecq (« la civilisation n'était plus qu'une ruine ») opère en lui une sorte de transmutation alchimique : ça passe de douze pieds à seize par le détour de la vocalité (on n'ose dire de la musicalité). Il l'entend autre, parce qu'il est en train d'écouter le trio de Bill Evans, le lisant. Plus exactement, il en entend deux occurrences légèrement différentes, deux traductions vocales et rythmiques, qui se superposent mal. Le rêve, c'est un peu ça. Une lame de couteau, un rythme (le rythme permet de regrouper des choses séparées, de les prendre dans une ligne et de leur donner un sens qu'on ressent à l'intérieur de son propre corps. Le rythme distribue le corps, en ses points de rencontre avec le réel, dans le temps, mais aussi dans le geste. Il permet de percevoir d'autres rythmes que les siens. Plus un individu a "le sens du rythme" plus il est à même de sentir des rythmes différents, étrangers, égarés, il fait du discontinu un continu d'un niveau supérieur, il unit le désuni, il traduit l'intraduisible, il ramène à soi ce qui en nous se sépare de nous), deux, une mélodie, et une superposition impossible…

Il voudrait écrire ses mémoires de concierge, et ne plus jamais entendre parler de littérature, de cinéma, de poésie, d'art, de création. Il n'y a pas de fusée sans nœud, il n'y a rien d'autre que l'Emploi du temps, dans une histoire d'amour. Tout se résume finalement à ça, au temps, à sa distribution, à la mise en exergue de moments sauvés du désastre. Paul fait des pizzas, après avoir été professeur au lycée. Chaque époque a le sentiment qu'elle est propre, chaque époque a le sentiment qu'elle est morale. Chaque époque macère dans son siècle comme un pied dans sa chaussette. Je crois qu'elle s'appelait Isabelle (ou Laure ?), cette fille que j'avais levée au cinéma, pendant la projection de Blue Velvet. On s'était donné rendez-vous dans un pub, sur les quais, face à Notre-Dame, et je l'avais ramenée chez moi. Je me rappelle qu'elle sentait des pieds. Elle portait des bas résille et elle avait de gros seins. Elle m'a dit qu'elle habitait une chambre de bonne sans douche. (Quand elle est repartie, j'ai découvert une oreille dans mon lit. Je l'ai mise dans un bocal à cornichons, que j'ai posé sur la cheminée.) Je l'avais aspergée de poudre blanche, et j'ai fait des photos d'elle, nue, enfarinée. Je ne suis même pas certain qu'elle ait pris une douche, ou un bain, avant de repartir. C'était la première fois de ma vie que j'allais dans un pub. Mais pourquoi était-elle si renfrognée ? Et pourquoi s'était-elle assise à côté de moi, au cinéma ? En ce temps-là, je portais un pantalon de cuir rose. Mysteries of love… J'étais encore dans la première partie de ma vie. Pas encore un vieux con.  Il adore les cascades de notes d'Art Tatum qui dégoulinent comme deux gammes chromatiques liées qui ne vont pas à la même allure. Je lui avais flanqué une bonne fessée. Pas de curé sans œufs. Mais j'avais été obligé de la mettre précipitamment à la porte, parce que Thérèse devait arriver un peu plus tard et que je n'avais aucune envie que les deux cocottes se croisassent chez moi. Pas d'Idumée sans jeu, allez faire ça ailleurs. Le problème est qu'elle avait saigné abondamment et que ma chambre ressemblait au studio d'un serial killer. Il ne manquait plus qu'un enfant enrhumé et des croissants chauds. Non, ce ne serait pas encore ma fête. Tout avait l'air à peu près normal quand Thérèse arriva, sortant d'une répétition où elle avait dû gratter en vain son alto. Je lui ai fait des nouilles. Au dessert, des marrons glacés. Je crois que ça n'existe plus, les parents qui prennent leur enfant par la main pour lui faire visiter la ville, lui montrer les rues, les places, les statues, les stations de métro, le fleuve et les coins à éviter. Dormons.

Dans mon dernier rêve, j'étais avec Patricio, et je comprenais, après de longues et pénibles heures, que j'avais été victime d'un très grave accident qui m'avait enlevé la mémoire des derniers mois de ma vie. Horreur ! Entre-temps, les hommes avaient inventé des tablettes magiques qui me permettaient, bien qu'un peu laborieusement et avec beaucoup d'aléas, de retracer mon itinéraire récent. Et j'allais d'étonnement en étonnement ; je me découvrais une vie fabuleuse, pleine de magie et de voyages, une vie solaire, aventureuse et miroitante. Comment cette vie-là avait-elle pu se dérouler simultanément à l'autre, la vie du sédentaire asocial et routinier que je connais bien ? (Pleine de poils, aussi. Je revois en particulier une scène dans laquelle je suis muni d'une paille magique qui me permet, grâce à un simple jet d'eau, d'épiler les femmes à distance. Inutile de dire que toutes elles se battent pour me présenter aisselles et bouches (la moustache, j'imagine…), avec des cris d'insectes tropicaux.) Seulement, cet accident avait ouvert une brèche gigantesque en moi, et, apparemment, il fallait me réapprendre les choses les plus élémentaires. C'est comme si j'étais tombé dans un puits sans fond qui m'avait ramené à l'âge où il faut faire l'apprentissage de ce qu'on appelle aujourd'hui les fondamentaux. Et plus j'avançais dans le rêve plus j'allais vers une découverte terrible. Je me suis réveillé au mauvais moment, il était midi dix.

Je me suis beaucoup éloigné du sujet, comme d'habitude. Mais quel est le sujet ? Est-ce "après", ou est-ce "14h53", c'est-à-dire ce que l'on est capable d'écrire à un moment donné, au moment où l'on vient d'affirmer que l'on n'était pas capable d'écrire ? J'écoute à la fois le quinzième quatuor de Mozart et Henri Van Lier qui fait de gestes à l'écran. Il fait des gestes avec son index, avec ses doigts, avec ses mains, avec son corps planté là, en face de moi. Les doigts, les digits, les nombres… J'aime cette voix. Il parle du rythme ternaire. Il y a un ici, il y a un là, et il y a un après. Et ça revient. Le rêve revient toujours, mais jamais à la place qu'on voudrait lui faire. Le rêve est un swing, il introduit un troisième terme (il le fait lever) dans le mouvement binaire, dans l'invention à deux voix, dans la symétrie. On écrit, on n'écrit pas, et on revient sur le non-écrit. On se contredit. On contr'écrit. On écrit pour mettre quelque chose entre soi et je : un vide ; une absence. Peut-être un retour, une reprise. On écrit pour voir plus loin. L'écrit porte plus que la parole. Oui, mais le rêve ? Eh bien le rêve c'est la musique. Elle aussi porte plus loin qu'une vie, qu'un corps. Le rêve permet de voir plus loin, et de voir en plusieurs dimensions, de démultiplier sa propre existence ; de nombrer sa vie. La musique porte la vie au-delà des frontières du corps, elle seule peut transgresser, réellement, franchir les limites du temps humain. Dans le rêve, on n'a pas dix doigts, on en a vingt, cent, mille, et les rythmes et les nombres se superposent et se multiplient, c'est la danse des cellules.

Un renversement, en musique, et plus précisément dans le champ de l'harmonie, c'est le fait que les notes qui constituent un accord donné soient placées dans un ordre différent – l'ordre n'étant pas un ordre temporel, mais un ordre de hauteurs : les notes sont toujours jouées simultanément, la permutation est verticale, non horizontale. Un accord peut être donné en sa position "fondamentale" (superposition de tierces) ou dans les divers renversements qu'il permet, l'accord de trois sons ayant deux renversements, l'accord de quatre sons, trois, l'accord de cinq sons, quatre, etc. – plus l'accord est riche (plus il a de constituants), plus il permet de renversements. Renversé ou pas, l'objet change, mais la fonction reste la même. Quand on rêve, on reprend sa vie en la renversant. Les accords sont parfois méconnaissables, mais ils proviennent tous de la même basse continue, celle que nous portons en nous-mêmes – et qui nous porte. Écrire, c'est la même chose : nous avons à notre disposition un nombre limité d'accords, mais nous pouvons les renverser d'une infinité de façons. Dans le rêve, nous ne savons pas qui choisit les renversements, et dans l'écrit nous croyons le savoir. Quand on rêve, la vie nous reprend en renversant en nous ce qu'on a pensé écrire, moment après moment, et en redonne le sens dans un ordre étrange, à la fois complexe et beaucoup trop simple.

Le petit couteau à large lame lui laboure les chairs. Il ouvre les accords, les démembre, les énerve, il divise la nuit et fouette les sangs, traversant les muqueuses pour aller au cœur en écume sèche. Ça ne répond plus. Le téléphone sonne dans le vide. Arpèges impairs coiffés de chiffre et d'ardoise chaude, mouvements parallèles du désir et de la tendresse, ça repart à angle droit, entre miel et marbre. Sa voix, feuilleté trop cuit et craquant… Elle s'observe dans le miroir, se tapote le ventre, elle se tait, prend ses deux seins dans ses mains, les soupèse.

Au bout de la feuille, la table, les cahiers, la tasse, l'imprimante, le courrier, des enveloppes, une partition, la feuille s'arrête là mais reprend ici, on peut écrire où l'on veut, sur les lettres qui ne sont pas ouvertes, tachées de café et d'encre, des lettres sur des lettres, des mots sur des mots, empilés, raturés, indéchiffrables, tordus par la précipitation, recouverts de dessins informes, brouillés de négligence, oubliés et ponctués de chiffres, numéros, nombres, notes, citations, commencements, abandons-remords, empilement d'heures, morsures-sacrifices, bêtise avouée. Toutes ces traces imbéciles, maniaques, hystériques et dérisoires, contiennent l'homme perdu. Une paire de ciseaux, des crayons à papier, une imprimante, des câbles, un ordinateur. Cette nuit il rêvait qu'il tirait à bout portant sur un amant jaloux, plusieurs fois, à l'épaule, au ventre, dans la poitrine, dans les parties, sans que celui-là cesse de bouger, menaçant, puissant, indestructible, et puis il remontait un fort courant, et puis il échouait sur cette table, y déposait un petit couteau à large lame, vidait ses poches, et pleurait à gros sanglots, courrait vers l'entrée du jardin, tentait d'ouvrir le portail, qui résistait… Mais quelle idiote ! Mais quelle idiote idiote ! Les mots, les phrases, les déclarations d'amour, passent dans les mêmes conduits que la merde. Sur huit étages, les messages circulent dans les intestins de la prison. 

Un ordinateur est une machine qui empile les uns sur les autres des couches de langages. Au sommet, le langage le plus proche de nous (l'interface, avec ses entrées métaphoriques) et tout en bas, le langage de la machine avec laquelle nous devons communiquer, pour lui faire faire ce que nous voulons. Ces différents langages se parlent entre eux, de manière à ce que nos souhaits soient transmis à un vulgaire calculateur. En effet, au-delà d'une certaine vitesse, le calcul peut servir à produire d'autres actions que le pur calcul. Au-delà d'une certaine quantité, la qualité change. Les gènes avariés nous coulent dans la gorge. Parents, enfants, cauchemars, prison, intestins, amants, romans, silence, renversement. Trouver son chemin dans ces boyaux…

Schubert !

Selon Machin, je dois réunir tels textes qui ont trait à tel sujet, selon Machine, je dois écrire comme ci et pas comme ça, selon Trucmuche, je devrais faire plutôt un roman, selon Tartempion, je ne devrais pas parler de politique, selon Martempion, je ne devrais parler que de ça, et selon Untel je ferais mieux de tout laisser tomber.

C'est Untel qui me semble être le plus sage ; on peut dire qu'il lit dans mes pensées, celui-là. Oui, mais voilà, je n'y arrive pas. Ma vie est si nulle, si vide, que je préfère encore noircir des pages que de vivre. Vivre, c'est-à-dire ? Eh bien par exemple faire le ménage, ranger ma maison, aller au jardin, cultiver des tomates, des haricots, ou des fleurs, aller me promener, regarder des films, aller au concert, et, surtout, gagner de l'argent. Moi aussi, figurez-vous, il m'arrive de me donner des conseils, et parfois des bons ! Mais compose-la, cette pièce pour piano qui te trotte dans la tête depuis dix ans. Mais reprends donc la peinture, c'était pourtant agréable, non ? C'est pas les idées qui manquent… Ou alors, tiens, faire du vélo d'appartement, pour le cœur. Muscle-toi le ventre, tu auras peut-être moins mal au dos. Vous voulez que je vous dise ? Je suis "à la retraite". Je devrais donc m'occuper comme le font tous les retraités du monde. Ils lisent le journal, ils regardent la télé, ils vont se promener, ils partent en voyage deux fois par an, il invitent des amis pour des déjeuners paisibles et conviviaux, ils votent, ils vont quelquefois enterrer un ami, ils râlent un peu, et surtout, ils ont un dialogue assidu avec leurs médecins. Ah, oui, le médecin, ou plutôt les médecins, ça c'est important. Ils vont les voir régulièrement, ce sont presque des amis. Les vieux ont des amis. Ils n'ont plus de collègues, alors les amis comptent double. Ils ont aussi des petits-enfants, remarquez. Mais là, c'est une chose que je ne comprends tout simplement pas. N'en parlons pas.

Schubert !

Le temps comprimé, l'air plus épais, plus rare. Parfois on s'effondre sur la basse, et puis à nouveau on respire, à l'économie. Il fait gris, presque froid. Le bruit du cœur, encore combien de battements avant la fin ? Il n'y a pas d'enfants dans mon jardin, il n'y a que trois chats errants, un blanc, un noir, un gris, et des pies. Est-ce que les retraités lisent des livres ? Pas sûr. Ou alors des enquêtes, des témoignages, des autobiographies, des livres sérieux, qui apprennent quelque chose, qui aident à se forger une opinion sur tel ou tel sujet – ce que ne fait jamais la littérature. Il y a livre et livre, comme il y a musique et musique. Je ne dis cela que pour être désagréable, bien sûr. Je ne sais pas exister sans être désagréable. Quand je ne suis pas désagréable, je m'endors.

En parlant d'être désagréable, elle va m'appeler, et me demander des nouvelles de Truc, de Machin, et de Chose. À part ça, ça va ? À part quoi ? La pompe à chaleur, c'est cinq mille boules ! Dire que j'ai composé des trucs qui s'intitulaient "conversations"… Et mon cul, c'est du poulet ? Tiens, oui, du poulet, j'ai une nouvelle recette de poulet au citron, pas mal. Avec des petits pois. Les mères à boire, apparemment, il en existe beaucoup. Sol Elias parle du gène avarié. C'est pas gentil. Même si c'est vrai, jamais il ne me viendrait à l'idée d'incriminer le père ou la mère pour ce qu'il m'a transmis. Jamais. C'est un principe. Je suis bien certain que quiconque fouille dans le terreau familial trouve de quoi alimenter sa paranoïa et sa folie générale. Il suffit de chercher, pour trouver. L'homme pourrait aussi trouver que cette terre, la trop fameuse "planète", a décidément bien des défauts. Moi aussi j'ai bien des choses à reprocher à la nature qui m'a fait tel que je suis. Je ne suis pas un génie, pour commencer. Je n'ai pas le visage d'Alain Delon, je n'ai pas le courage de Péguy, je n'ai pas le don des langues, et mon corps est bien faible. Le début de la Jeune fille et la mort, quelle évidence !

« Il s'est passé ici quelque chose d'énigmatique : notre enfance », c'est François Taillandier qui écrit cette phrase, dans son roman "Option Paradis", cette phrase qui me plonge dans une rêverie profonde.

Les femmes qui, nues, sont nues, sont rares. La plupart d'entre elles sont vêtues de leur plus simple appareil. Écoute le Gibet, de Ravel, sous les doigts de Pierre-Laurent Aimard… Que faudrait-il, Gilberte, pour que tu sois nue ? Il me faut tous mes poils et ton regard, et l'heure lourde qui appuie sur nous de toute son ignominie. C'est presque la même chose, tu sais, que de vivre ailleurs, ailleurs comme la mort est ailleurs quand elle nous parle à travers un geste d'amour, quand ta tendresse désespérée glace mes sangs, repousse mon angoisse derrière les murs de la chambre et agite piteusement son pennon devant mes yeux mi-clos. Quand je te regarde, Gilberte, l'énigme de ton enfance vient sonner à ma conscience, carillon étouffé, glas gelé au creux d'un buisson dont l'ardeur éteinte me bouleverse plus que tout l'érotisme du monde. Si notre destin est le paradis, comme je le crois, il faut d'un geste retrancher à l'amour toute son ignorance et entrer dans le temps comme un aveugle entre dans la nuit. 

mercredi 15 mai 2019

Petit portrait en prose (19)

Je suis catho, vegan, asexuel, musulman, blanc, métis, vieux, lourdingue, jeune, facho, bouddhiste, gauchiste, social démocrate, bourgeois, prolétaire, aristo, artiste, retraité, handicapé, autiste, malvoyant, misogyne, féministe, paranoïaque, réactionnaire, progressiste, marxiste, mal-embouché, sympa, paresseux, obsédé, névrosé, bi-polaire, ataraxique contrarié, gender fluid, immature, jaloux, rhumatisant, esthète, gourmand, juif, ascètique, panier-percé, rancunier, athée, immoral, lunatique, tradi, pervers, sous-doué, raide, méprisant, cœur d'artichaut, élitiste, caduque, vaniteux, pleutre, morne, carnivore, boulimique, indécis, inconscient, obtus, désinvolte, sourd, maladroit, fragile, goujat, oublieux, bordélique, maniaque, sentimental, indifférent, passéiste, gentil, incohérent, sensible, autoritaire, capricieux, aigri, aimable, attentionné, brutal, consciencieux, caustique, myope, délicat, courtois, cruel, introverti, intègre, égoïste, excessif, modeste, grossier, pessimiste, prudent, sincère, impulsif, tendre, timide, étourdi, influençable, sournois, original, amoureux, neutre.

Ch. alter ego, et moins si affinités.

vendredi 10 mai 2019

Éclat / Multiples

Elle m'a éclaboussé de sa beauté.

Le geste du musicien, par définition, est tourné vers l'efficacité. C'est ce que ne comprennent pas les acteurs et les cinéastes qui pensent que le geste est un décor, ou la manifestation de la subjectivité de l'artiste.

Elle est arrivée comme un aigle aux angles précis, s'est secouée, devant moi, contre moi, et j'ai reçu des éclats de sa chair. Elle tournait sur elle-même comme un noyau de nuit, amande marquetée de flammes sombres et opaques. Violon frêle en fugue, elle avait volé jusqu'à moi dans la nuit d'automne. En certaines syllabes, peu de lettres, beaucoup en d'autres, de plus en plus. Panique d'étoiles dans sa chevelure profonde, il y avait des gestes arrêtés, en suspend dans une fournaise fabuleuse d'enfants consumés. Elle m'ouvrait le sanctuaire et son cœur et son con. Héroïne dressée comme un épi fantastique dans la ronde des jours, elle avait pris ma vie au bond, s'imposant parmi les ombres avec une candeur d'épiphanie. 

(roman)

Imaginer un chemin au long duquel des découvertes surviennent.

Paco marchait devant, les mains dans les poches. On aurait dit qu'il était blond, vu d'ici. Ça sentait les arbres, et un peu la vase, aussi. On entendait la rivière mais on ne la voyait pas. Francette s'amusait à me pousser, par derrière, d'une gentille petite tape dans le dos, et je faisais celui qui trébuche, pour la faire rire. Elle disait, allez, avance, on dirait un escargot à l'ail. Pourquoi à l'ail, je sais pas, mais j'ai pas demandé. On entendait les feuilles mortes qui craquaient sous nos pas, et Nana qui sifflait, et qui donnait des coups de pied dans des pierres. Paco s'est retourné et nous a dit qu'on devait se dépêcher un peu, qu'on allait se faire engueuler. Alors il venu vers moi, et m'a pris dans ses bras, mais je lui ai dit que je voulais monter ses épaules, alors il s'est accroupi, et je suis monté à califourchon sur ses épaules. Francette lui a donné la main, et on a pris la route jusqu'à la maison, en silence.

Mami était à la cuisine et nous a envoyés nous laver les mains. Françoise m'a enlevé mes chaussures qui étaient toutes crottées, pour les nettoyer. Quand je suis redescendu, elle m'a aidé à les remettre. Papa sortait du studio et Sylvain finissait de mettre le couvert. Minique est descendu de sa chambre, en sautant les quatre dernières marches. On voyait qu'il venait de se peigner : il avait une raie impeccable et il sentait l'eau de Cologne. Manoué est arrivé de la cave, avec les deux bouteilles de vin que Papa l'avait envoyé chercher.

Au salon, il y avait Pépé et Mémé, tatie Jeanne et tonton René, et Papa est venu les rejoindre. Quand je suis entré à mon tour pour dire bonjour, j'ai vu le regard de Mémé sur moi, et j'ai eu peur. Mais Pépé s'est levé et il m'a fait une grimace pour me faire rire. J'ai d'abord embrassé le frère de Papa, et la tatie Jeanne, qui m'a semblé immense, et puis Pépé m'a poussé vers sa femme, qui m'a dit : « Mon p'tit, viens là » avec un sourire comme de la boue chauffée. Il a bien fallu que je me laisse embrasser, et après j'ai tendu mes joues à Eugène le clown. Mémé n'avait pas cessé de sourire, et je ne pouvais pas détacher mon regard de ses yeux brillants, mauvais, j'en ai pissé dans mon pantalon, c'est tatie Jeanne qui a donné l'alerte d'un coup de coude à son mari, et René a pris sa voix de gangster pour dire à mon père qu'il y avait comme un problème avec « le p'tit ». J'ai senti le chaud de la pisse me descendre jusqu'aux souliers, et Papa a crié à Yvonne de venir me chercher. Ça commençait assez mal.

Ausculter : à l'époque, on se servait encore de l'oreille, que ce soit pour écouter un corps, lire, ou savoir que faire de son temps. On ne lisait pas encore tout sur un écran, ou sur un graphique, ou sur une photo.

Pornographie : elle n'existait pas. Les corps étaient encore des champs plus ou moins clos sur eux-mêmes, mystérieux, difficilement déchiffrables, et, surtout, difficilement comparables.

C'est Francette finalement qui a été chargée de me nettoyer et de me changer. On est montés à la salle de bains, elle m'a lavé le bas, m'a séché, et est allée chercher un autre pantalon dans ma chambre. J'ai pleuré un peu, elle m'a consolé. « Tu seras encore plus joli avec ce pantalon » m'a-t-elle dit, en m'embrassant sur le nez. Je lui ai demandé si je pouvais avoir un peu d'eau de Cologne. Elle est allée prendre le flacon dans le meuble qui était à côté de la baignoire et m'en a mis trois gouttes sur la poitrine. Le premier visage de la scène, c'est celui de l'amour. Il ne nous étonne pas.

(Le mélancolique a le sentiment de ne pas aller au bout de lui-même, il lui faut en passer par le souvenir, s'il veut se sentir complet.)

On entendait les autres, nous entendions ces voix qui montaient du rez-de-chaussée, ces voix qui faisaient une polyphonie stratifiée, profuse, les voix les plus étales et les plus graves provenant des adultes, faisant basse continue, au salon, et celles plus aiguës et plus discontinues des enfants, à la cuisine, dans la salle-à-manger, dans le hall, qui perçaient la masse de couleurs plus crues, et puis, de temps à autre, un rire en arpège qui faisait comme une entrée de fugue, contrée par le ton plus sévère du père, le père qui était aussi un fils, en la circonstance, ce qui par moment brouillait un peu sa voix.

Papa était au bout de la grande table de chêne, maman juste à sa gauche, le dos à la porte qui donnait sur le hall. À la droite de Papa se tenait la grand-mère, puis son fils René. En face de René était assis son père, Eugène ; à sa droite, Jeanne, le dépassant d'une tête, se tenait si droite sur sa chaise qu'elle semblait un totem planté là pour nous faire honte de nos lordoses d'enfants gâtés.

Fierté : en ces années-là, les parents ne se déclaraient pas ridiculement "fiers de leurs enfants" comme aujourd'hui.

La grand-mère avait été une très belle femme, ça je l'ai appris des années plus tard. Le grand-père la promenait dans sa belle Talbot pour la montrer à tout Grenoble.

vendredi 3 mai 2019

Tais-toi, je t'en prie !



Il aura suffi d'un texte, d'un petit texte de rien du tout, pour que tout s'effondre. Mais comment ai-je pu croire un instant que j'avais "quelque chose à dire", et que je pouvais avoir le droit de l'écrire… et, surtout, de le faire lire à d'autres ?

Aujourd'hui, les choses me paraissent d'une clarté aveuglante : je n'ai pas le moindre talent et ce que j'écris ne fait que démontrer de manière éclatante l'incroyable prétention qui est la mienne. Il est temps que je ferme ce blog et surtout que j'arrête de me raconter des histoires. Ce n'est pas parce que le champ littéraire français est très largement occupé par des minables qu'on doit se croire autorisé à y aller de sa petite crotte. 

Même ces deux (trois) paragraphes sont de trop.


jeudi 2 mai 2019

(Le quatrième doigt)

(…)

  Est-ce que c'est le tonnerre ? Oui, c'est le tonnerre. C'est l'orage, et tes dix doigts ne peuvent rien contre l'orage qui tout à coup éclate dans le ciel. Ni ton médius, ni ton index, ni même ton pouce ne peuvent rien contre l'orage qui se déchaîne dans ton cœur. Tu peux faire tourner l'alliance autour de ton annulaire, tu n'empêcheras pas le ciel de gronder et les regrets de te hanter. Tu peux lever la main au-dessus de ta tête, tu peux la tendre vers le Crucifié qui se trouve au-dessus du lit, la paume ouverte, tu n'arrêteras pas les images qui éclatent dans la nuit – la nuit qui est entrée dans la gorge de ceux que tu aimais au-delà de tout comme un pieu sans origine. Tous nous avons agi à tort, tous, nous avons laissé la vie nous prendre à revers, nous faire le coup du lapin, et nous tuer à petit feu. Les orages n'ont rien changé à cette mort inexorable qui s'insinue en nous par tous les orifices, dès que nous commençons à respirer, dès que notre mère nous nourrit. Les mots, cette avalanche de mots, cette lave hurlante de mots, ce vomi vocal formidable qui parfois remonte des profondeurs, les mots sacrés et orduriers eux-mêmes lancés comme des crochets en direction des autres, ne peuvent rien. L'histoire d'une vie – ce vide à la fois bavard et silencieux, tragique et ridicule, ce qui importe et ce qui n'importe pas – va être balayée comme un rien par l'orage qui vient, et personne n'aura la moindre idée de ce cataclysme. Celle-là continuera à dire les stupidités dont elle est coutumière, celle-là à mentir, celui-ci à trembler, celui-ci à hurler, chacun d'eux croyant tenir le fil de son histoire et faire tourner le monde autour de soi. Qui les avertira, qui nous avertira, quand le temps sera échu ? Chacun dit, dès qu'il se regarde, "mon" histoire, "ma" vie, "mon" temps, et ces adjectifs possessifs sont extravagants. Rien n'est à nous mais personne ne nous prévient. Nous traversons la vie en propriétaires. Propriétaires d'une galerie de cadavres, que nous accrochons puis décrochons des murs, au grand amusement des autres, qui pensent qu'ils voient tout, qu'ils comprennent. Ils font semblant de nous suivre à la trace mais ils n'ont aucun odorat et prennent des vessies pour des lanternes. Ils ont leurs propres cadavres, mais ne veulent pas s'en encombrer. « Je savais où tu étais, et c'était l'essentiel. » « Tu es fantastique, ma chérie. » On parle, on se tient la main. On se rassure comme on peut. Puis la nuit dans les draps. Elle parle dans la salle de bains. Son petit doigt est fragile, il se démet tout seul. On entend une sirène de police, au loin. Elle dit : « Je t'aime ; tu le sais. » Elle l'entoure de ses bras et colle son ventre contre son dos. Il sent ses cheveux dans son cou. Elle frotte son pied contre sa cheville, elle le sait, pourtant, que c'est douloureux. Mon histoire est pleine d'idiots et de fous, et je suis leur chef. « Quoi qu'il arrive, notre esprit survivra. » Ah ah ah ! Violons toutes les règles, avant qu'il ne soit trop tard. « Est-ce que je te branle bien ? » Elle boit une coupe de champagne et s'esclaffe devant un aphorisme qui a l'air d'être intelligent. Mais regardez-moi ce visage ! Maintenant que le temps a passé… Regardez comme la moiteur du soir lui remonte entre les jambes, dans ce salon où les conversations et les sourires roulent les uns sur les autres, comme ça lui fait un socle terrible et banal. Une femme parmi d'autres, en somme, qu'on regarde du coin de l'œil, une musique dévaluée, qui s'abîme de ne pas être observée avec l'attention qu'il faudrait, mais tout va si vite, quand la peine n'est pas comprise. 

  Il y a trop de bruit. Je la veux dans le silence. Donne-moi ta main. Taisons-nous. Laisse-moi le temps de deviner ce que chacun de tes doigts peut ou ne peut pas. Tu n'auras pas d'autres armes, tu sais. Tu as dix coups à tirer et puis après, advienne que pourra. On invente des histoires et on pense aux filles. Et ce moment arrive toujours : elle fait ce qu'il faut, exactement ce qu'il faut, pour qu'il la haïsse bien profond. Elle s'applique ! Elle tape juste ! Alors on a envie de devenir mauvais, de cracher dans le champagne, de balancer ses petites culottes et ses parfums le plus loin possible. Il y a un chat dans l'appartement. Tout est bien rangé. Ils sont tous partis. Effraction. Il y a de la musique en sourdine, du jazz, un trio avec piano. Je ne comprends pas. Musset me regarde, du canapé où il est installé. Je reconnais son parfum. Je me dirige vers la chambre. Et l'instant d'après je vole en essayant d'éviter les fils électriques. Rentrer à la maison, le chemin me paraît de plus en plus long, je fatigue. Prenons un wagon-lit : on fera l'amour en traversant les Alpes. Ils sont tous les deux en voiture, dans un tunnel, l'éclairage jaune leur donne une allure de Rembrandt tremblotant, elle conduit, il fait chaud. Il fait chaud. La musique a changé, un sextuor à cordes, peut-être la Nuit transfigurée. « Tu as lu ce que j'ai écrit sur toi ? » Elle répond que oui mais je ne la crois pas. Elle en dit le moins possible. Elle est au bord du précipice, comme toujours, mais tranquille, hein, n'allez pas imaginer quelqu'un d'angoissé. J'ai envie de lui coller de la moutarde dans les narines. « Tu as changé ? » À ton avis, me répond-elle. Je n'ai pas d'avis, je ne comprends pas ce que je vois. Dès que mon regard se décolle d'elle, le non-sens de tout cela me saute aux yeux. Au moins ne fait-elle pas de yoga… 

  Quand elle est arrivée ici, le premier soir, est-ce que j'avais envie de coucher avec elle ? Même pas. J'étais au bord, au bord des choses, et au bord de la chose. Je m'aperçois qu'on n'a jamais parlé de Nabokov. En revanche on a parlé de cryolipolyse et de Goldman Sachs, d'un Grec qui achète des châteaux et des "HP complexes". Il me faudrait une traductrice. 

  On ne s'en sert guère. Non seulement, l'annulaire n'a pas de force, mais en plus il répugne à travailler seul. Blanche Gardin en parle très bien : à part l'alliance qu'il porte traditionnellement, on ne lui voit guère d'utilité, à ce pauvre quatrième. Ce n'est pas avec lui qu'on branle une femme, ce n'est pas avec lui qu'on se gratte l'oreille, ce n'est pas lui qui désigne un coupable, ce n'est pas grâce à lui qu'on fait le signe de la victoire, c'est une sorte d'index au rabais, sans consistance ni indépendance : à eux deux, ils entourent le médius, autrement remarquable, puisqu'il est le centre de la main, et le doigt le plus long. Le médius donne à la main une colonne vertébrale, une nervure, une perspective… Il justifie l'impair. L'annulaire, en général, ne sert qu'en couple avec le médius, qu'il renforce, qu'il double, qu'il seconde. Ou alors, pour savoir qu'on a un quatrième doigt, et même deux, il faut être pianiste. Et là, c'est douloureusement, qu'on le sait, car il n'a ni la force des trois premiers doigts, ni l'agilité des index et médius, ni l'utilité du cinquième doigt, en ce qui concerne les extensions.

(…)

mercredi 1 mai 2019

Le paradoxe du musicien

En tout musicien instrumentiste, il existe un paradoxe étonnant autant que déprimant. Plus il donne de récitals ou plus il joue en concert, plus il est conduit à une mort lente de l'esprit (très sensible quand on est amené à le lire ou qu'on l'écoute parler), mais dans le même temps, il acquiert indéniablement une science de plus en plus élaborée de son art. Bêtise et intelligence croissent simultanément.

Il est difficile d'expliquer que bêtise et intelligence puissent cohabiter ainsi sans que l'une ne détruise l'autre, mais c'est pourtant ce qui, parfois, conduit au génie. 

Peut-être faut-il que le musicien cultive son talent en le préservant de l'intelligence, en le circonscrivant à l'intérieur d'un périmètre dont les murs sont sa bêtise. Ou bien l'effort extraordinaire qui est consenti par l'instrumentiste épuise-t-il toutes ses autres facultés ? Être un artiste de haute volée exige en tout cas une démesure qui outrepasse les limites de la raison intellectuelle.