vendredi 30 décembre 2022

Z 925

Je baisse mon pantalon et j'entre dans l'anneau. Il y a un oreiller gonflable, assez confortable. Au plafond, il y a un faux ciel que je ne regarde pas. La technicienne (des profondeurs) est petite et pressée. Dépêchez-vous, Z 925, j'ai le X 679 qui attend, et j'en ai encore 57 à faire, aujourd'hui, avant d'aller chercher la gamine à la crèche. Elle voit que je ne réussis pas à me redresser mais ne fait pas un geste pour m'aider.

À l'accueil, on m'a offert un joli masque rose.

dimanche 18 décembre 2022

La Clef

 


Rarement j'aurai fait plus merveilleux rêve, et plus étrange, que ce matin. Et ce qui est plus prodigieux encore est qu'après une courte pause liée au besoin d'uriner, qui m'a réveillé, il a repris, sous un aspect un peu différent, mais sans que la principale protagoniste, l'indiscutable héroïne, ait disparu. Je voudrais tant parvenir à le retenir, ce rêve… 

Mais le noter ici, ce que je suis en train de faire, va paradoxalement le faire, sinon disparaître de ma mémoire, du moins l'annuler en tant que rêve. Je le sais, mais existe-t-il une autre solution ? Ne pas en parler serait pire encore. 

Au moment de l'éveil (le deuxième éveil), cette phrase s'est naturellement inscrite en moi : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner. »

Il avait commencé, si je ne m'abuse, par cette femme qui se trouvait sur un terrain de sport (un sport collectif, basket-ball ou handball), et qui faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve. Quoi ? Je ne saurais le dire, mais j'étais littéralement enthousiasmé. Elle réussissait quelque chose que personne avant elle n'avait réussi, ni même imaginé. Quelques moments après, j'étais avec un autre homme (il s'agissait peut-être de P. J., mais je ne peux en jurer), et nous tentions de faire l'amour avec cette femme, dans la rue, seulement séparés du « public » par une haie végétale. Comme la haie ne nous dissimulait pas suffisamment, nous avons abandonné l'idée de faire ça, ici et ainsi, et nous nous sommes retrouvés tous les trois devant l'entrée d'une soirée très huppée, et nous tentions d'entrer, d'abord sans succès, car il fallait porter le smoking, ce qui n'était pas notre cas, je le faisais remarquer à mes amis de circonstance. Pourtant, l'instant d'après, nous étions bel et bien à l'intérieur. (Je revois P.J. se présentant en haut des escaliers dans une sorte de costume militaire de grand apparat, blanc, rouge, vert. Il était à la fois très grand, très élégant et très ridicule.) À l'intérieur de l'établissement, les choses étaient très étranges, et même très bizarres. Tout était manifestement sexuel, chargé d'une sensualité brûlante, de ce côté-là, rien à redire, mais les corps des personnes présentes tenaient plutôt de la marionnette, et la plupart du temps, de la marionnette désarticulée ou démembrée. On pouvait voir des cuisses, des bras, des troncs, des pieds manquants ou bien en trop. Le jeu était un peu angoissant. Bref, ce n'était pas ça. Ensuite je me suis retrouvé seul avec la femme, et c'était sans aucun doute le moment le plus exaltant et le plus réussi de l'ensemble, mais, au moment de l'écrire, je m'aperçois que j'ai tout oublié. Était-ce à ce moment-là que la phrase notée plus haut fut prononcée ? Je ne saurais le dire. Il ne me reste plus que le sentiment d'une très puissante exaltation et d'une très vive satisfaction physique ET mentale. J'étais comblé. Ah oui, il ne faudrait pas que j'omette de parler du sexe de la femme, qui, à ce moment-là, s'est dévoilé à moi sous des traits qui, eux, sont restés très nets : c'était bien la vulve parfaite, que j'avais sous les yeux, à n'en point douter, du moins la vulve parfaite d'après mes critères personnels. Cette femme devait avoir quarante-cinq ans environ. Elle était brune, les cheveux courts, ou plutôt mi-longs, et nous nous entendions à la perfection. C'est à ce moment-là que je me suis réveillé pour la première fois. J'étais dépité, car je voulais que le rêve se poursuive, mais il était impératif que j'aille vider ma vessie, dans le froid glacial de cette nuit de décembre. Je suis revenu bien vite me glisser au chaud sous les trois couettes, en priant le rêve de bien vouloir continuer— ce qui advint. 

Nous étions désormais chez elle. Elle habitait un appartement assez exigu, et sa chambre était pourvue d'une seule fenêtre carrée de petites dimensions (50 x 50 cm), avec des volets en bois hermétiquement clos. Comme j'avais dû faire une remarque à ce propos, elle m'expliqua que, même si elle habitait à un étage élevé, elle ne voulait pas avoir de mauvaises surprises. L'endroit était tout de même assez angoissant. Elle me laissa seul (peut-être devait-elle aller travailler, je ne sais pas), et je me rendis aux toilettes, qui se trouvaient au bout d'un très long couloir commun à plusieurs appartements. J'avais laissé la porte de son appartement ouverte, et je réalisai que c'était idiot car, à peine étais-je revenu que son voisin, rentrant du travail, passait devant la porte d'entrée que je venais de refermer (mais, même refermée, celle-là ne me dissimulait pas entièrement le voisin, et je n'étais pas non plus dissimulé à ses yeux (il y avait un léger jour entre le chambranle et la porte)). 

Peu après cet épisode, la femme fut là et nous reprîmes nos ébats, dans un état de plaisir intense et partagé. Le bonheur était privé d'images, et peut-être même de gestes. Mais alors, en quoi consistait-il donc ? Était-ce la personnalité de la femme, son physique, ses cheveux, son sexe, son odeur, sa voix, sa taille (elle était assez petite), autre chose que j'ai oublié ? Cette rencontre avait en tout cas un caractère SINGULIER, et je dois écrire cet adjectif en lettres capitales. Cette rencontre était unique. Unique à ce moment-là et unique dans ma vie et dans celle de la femme. Peut-être était-ce tout simplement LA rencontre que je dev(r)ais faire — et que donc je ne ferai jamais. 

Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Qui était cette femme ? Pourquoi est-elle venue me rendre visite cette nuit ? Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je allé la chercher ? Pourquoi ai-je eu besoin d'elle ? Pourquoi ce bonheur ? Pourquoi rêve-t-on ? Je n'aurai sans doute jamais de réponse. J'ai tendance à penser, au moment où j'essaie d'écrire ce rêve, qu'il s'agit de cette porte fermée depuis l'origine, porte qui s'est entr'ouverte cette nuit, ce matin aux aurores, afin que je sache à côté de quoi j'étais passé, à côté de quoi ma vie m'avait fait passer en étant qui j'ai été. Mais je n'ai aucune certitude. Il est très possible que je ne comprenne rien à ce rêve. Il est très possible qu'il ne reste plus que cette phrase : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner » dans quelques jours, phrase qui n'ouvrira aucune serrure, et ce sera comme une clef qu'on retrouve dans ses affaires, et dont on ne parvient pas à se rappeler quelle porte ou quel coffre ou quel tiroir elle pourrait ouvrir. C'est à désespérer : comme si nous n'avions pas assez de raisons comme cela ! Que cette femme ait eu l'idée (la volonté) de prononcer ces mots surprenants : « splendide sperme », c'est comme la révélation d'une vérité qui serait privée de toute contingence humaine, de toute racine. C'est beau, mais on ne sait pas pourquoi c'est beau. Vous me direz, les Kreisleriana que j'écoute en ce moment-même, joués par Radu Lupu, je serais bien en mal de vous dire en quoi c'est beau, pourquoi je m'accroche à cette musique comme un noyé à une planche de bois pourri, pourquoi j'ai la sensation qu'une fois la musique finie, dans une dizaine de minutes, je vais suffoquer, sauf si un rêve comme celui de cette nuit m'emporte vers une île où le désir et l'absence de noms (et d'impossible) créent à nouveau cette chose qui ressemble à un diamant noir, ce mystère parfait qui me révèle un monde auquel je n'aurai jamais accès, une figure et peut-être un être dont simultanément la puissance et l'absence mettent le feu à mes nerfs — ou plutôt à mon âme. 

***

Elle faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve… Je sais bien ce que vous vous dites. La plupart des gens sont incapables de parler des organes sexuels des autres sans que leur discours ne sombre dans l'effroi ou le ridicule, la pitrerie ou l'angoisse. Il y a immédiatement une panique ou une grossièreté qui leur vient comme spontanément. Ça leur tort les phrases et la pensée et l'on en a tellement l'habitude que le contraire semble étrange. Le rêve est peut-être le seul territoire dans lequel on peut avoir avec la sexualité un rapport délivré de la bêtise. Il faut, pour avoir le droit d'en parler, empiler les certificats les uns sur les autres (je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela), il faut commencer par se justifier, par se mettre à l'abri, dessiner un cadre inattaquable. Merde à la fin ! C'est leur regard qui est vicié. Nous n'avons pas à nous mettre à leur place, qui n'est ni enviable ni intéressant. Le miracle de la sexualité est qu'elle nous amène à nous consumer sur place, qu'elle nous déporte, qu'elle nous brutalise. Ce n'est plus tout à fait nous qui sommes là, à nous débattre avec notre corps, et toute notre parlotte (celle à l'abri de laquelle nous nous présentons à autrui) est à chaque fois défaite, c'est ce que j'aime. Il y a un savoir qui vient de la sexualité comme il y a un savoir qui vient de la phrase en train de s'écrire, et je me demande si, dans les deux cas, ce n'est pas en contrariant le sens (donc le sens commun), que ce savoir nous est délivré. Le sexe est une des dernières maladies de la liberté, il est la forme que prend cette bête féroce qui en nous échappe au regard que l'autre implante en notre surmoi comme une caméra indébranchable. 

Il n'y a plus de particularité, dans le monde d'aujourd'hui. Tout doit être soumis au regard général, au regard commun, et comme la sexualité ne pourra jamais être commune ni générale, elle garde quoi qu'on en pense quelque chose d'irrattrapable et d'inexcusable. Je devrais convoquer toutes les femmes que j'ai connues dans mon existence, du moins toutes celles dont j'ai frôlé la chair, et leur demander de témoigner contre moi. Il y aurait forcément des choses à raconter, je vous jure, des choses qui me cloueraient définitivement au pilori. Les fanatiques se serrent tellement les coudes qu'ils en ont des inflammations purulentes ; quant aux autres, ils passent leur temps à s'excuser — les chemins sont pavés de leurs rotules ensanglantées. Le désir d'égalité emportant tout, la sexualité, la littérature et la musique sont lessivées, réduites à des osselets inoffensifs que tout le monde peut emporter avec lui partout où il va, c'est de la monnaie propre — c'est l'idéal arthritique qui s'est abattu sur nous depuis quinze ans. 

Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'égalité sexuelle. « Cette sauvagerie ne se négocie pas de manière quantifiable. On n'est pas dans le fifty-fifty d'une transaction commerciale, on plonge dans le chaos de l'éros et la déstabilisation radicale qui le rend si excitant. La domination change de camp en permanence, on vit en porte-à-faux. Tu vas voir à quoi mène la domination, tu vas voir à quoi mène la capitulation. » C'est Philip Roth qui écrit ça, et je pense que son discours est dorénavant inaudible. Il n'y a plus que dans un rêve qu'on peut être pleinement investi dans l'éros en même temps que satisfait du chaos qui nous emporte. 

jeudi 15 décembre 2022

Vertige



La civilisation ne peut s'observer que depuis l'extérieur d'elle-même. Il n'existe aucune manière de voir la forme de la vie à l'intérieur de laquelle nous évoluons si l'on reste entièrement dans cette vie, malgré tous les efforts intellectuels qu'on pourra faire et toute l'imagination qu'on pourra déployer. Il faut se décoller d'elle pour en avoir une idée qui ne soit pas dévoyée par un regard enfermé, borné par les perspectives et les angles que cette vie nous impose, quoi qu'on fasse. La forêt, les animaux et l'espace nous dictent nos songes. Le bilan est impitoyable. Sorties des pages des livres les phrases se défont très vite et redeviennent poussière. Le vertige est là, à chaque pas, quand nous croyons marcher sur un sentier, quand nous croyons emprunter des routes et produire du sens en parcourant le monde. À flanc de montagne ou dans la nuit glacée, la rationalité perd de sa superbe. Encore une cabane au bord d'un lac, se dit-il, exaspéré. Et il rit de cette phrase absurde. Mais il doit garder une porte ouverte vers les hommes, même si cette porte est minuscule et délabrée. La civilisation avance à toute vitesse, et la montagne, les forêts, la nuit restent immobiles et silencieuses. Ces deux temps ne se rencontrent pas. Ils coexistent sans personne pour constater leur fragile intersection. Il faut se demander pourquoi la blancheur de la neige, pourquoi le silence d'un lac, pourquoi le regard de l'aigle, pourquoi le poisson qui vient mordre l'hameçon, pourquoi le feu. Du riz, des champignons, des bougies, la chair animale cuite. La gratitude et le sommeil. La lune pour soi. Les pensées inutiles. Les mille bruits du temps et de la vie alentour, secrète et mystérieuse. La brume sur les eaux froides, l'esprit soudain trop apaisé, un abandon qui peut être mortel, les souvenirs qui flottent comme des lambeaux épars, tout peut en un instant flamber comme l'étoupe. Voir plus loin que le présent est un mirage. Les heures sont du plomb fondu, quand une porte s'est ouverte sur l'absence. Il faut oublier à nouveau, se détacher de la présence encerclante, marcher sur la fine corde vibrante sans savoir quand nous tomberons. Le bruit de l'arbre qui s'abat dans la forêt, seule vérité. C'est toujours par les gestes qu'on voit comment la vie s'est faufilée dans le corps d'autrui, comment elle l'a traversé, et l'a conduit à ce qu'il est ou croit être. C'est un amoncellement de gestes et de phrases et de rêves qui a produit la musique qui nous tient secrètement en vie. Le danger est en soi, la nature ne fait que rendre possible la faiblesse. Écoute le bruit de l'eau, de la pluie, du vent, du feu, de tes os qui craquent et de la bête qui depuis un moment t'observe sans que tu le saches. Il ne s'agit pas de se confronter à la mort mais d'épouser l'infini : mon humanité fond à vue d'esprit, quand je tends l'oreille au Mystère. Dans la solitude se pose à un moment donné le problème de la survie. Le monde est toujours plus vaste, quand on comprend que celui qu'on espère ne donne pas tout. 

Oui, mais la mélancolie ?

mercredi 14 décembre 2022

Rencontres

Hier, au cours de ma sortie, j'ai rencontré deux êtres vivants. 

Un homme au volant de sa voiture s'est arrêté sur le bord de la route, a baissé la vitre, et m'a demandé s'il pouvait me conduire quelque part. Étonné, je l'ai remercié chaleureusement et j'ai décliné sa proposition, puisque la balade que j'effectuais n'avait aucun but, à part la création d'un peu de chaleur intérieure. 

Peu de temps après, entre les rayons d'un Carrefour Contact, j'ai rencontré un gros chien blanc, un labrador, qui errait, visiblement seul. Je l'ai caressé, j'ai regardé ses beaux yeux sans pouvoir déchiffrer ce qui s'y lisait, et il m'a suivi un moment dans le magasin, avant de faire d'autres rencontres.

Je ne sais pas ce qui relie ces deux rencontres mais je sais qu'elles n'ont de sens que l'une par rapport à l'autre.

dimanche 11 décembre 2022

Méchantes

La vie est un échec. 

On pourrait s'arrêter là. Ça pourrait tenir en une phrase, cette histoire-là. Oui, Monsieur. Frémis au quart jactance : Tu ne peux pas me demander plus. Je dis ce que je veux parce que je parle de ce que je suis le seul à connaître. Merde ! T'es pas content ? Va lire ailleurs. Va foutre les yeux aux culs de leurs sales phrases et fous-moi la paix. Regarde-toi le ventre si tu veux, mais laisse le mien tranquille. J'écris si je veux. Pas pour toi. Pas pour eux. Pour les autres. Ceux que je choisis — les traîtres et les maîtres. J'ai encore rêvé de foie, cette nuit. Y avait que du foie à bouffer, dis-donc ! Toutes sortes de foies bien différents les uns des autres, certains en tas bombés, d'autres en saucisses longues, d'autres plats, mais toujours du foie de veau, pourtant — c'était dégueulasse, alors que j'aime ça, le foie de veau, j'en raffole, même. J'étais leur invité, à ces experts en foie. Ils m'avaient reçu dans leur établissement et j'en avais des nausées horribles. J'essayais de faire bonne figure, pourtant, mais la chose avait bien du mal à passer ; rien que d'y penser, là, j'ai envie de vomir. J'étais au centre de l'échec, dans cette taverne puante et rose. Tout ce rose-brun, un peu gélatineux, tiède, ça me tournait l'estomac, mes yeux se rétractaient au-dedans, je les avais au fond de la tripe et je ne pouvais pas me plaindre. J'étais l'invité d'honneur. J'étais venu avec toute ma vie ratée, pourtant, bien tassée, et je devais faire comme si de rien n'était, car ils m'attendaient au tournant, les rustres aux babines suintantes. Le vin n'y pouvait rien, je crois. On marchait sur les toits, c'était rose, brun, jaune, ocre et verdâtre, on essayait de ne pas glisser. On se dirigeait vers la gare. Les trains nous attendaient. Il fallait rentrer au pays, après les agapes de novembre. Je ne dors toujours pas. J'y arrive plus. La paix je n'y arrive plus. Les autres me foutent la trouille à me regarder marcher et tituber. Je voudrais écrire en une phrase toute l'impossibilité de continuer mais je ne sais pas le faire. Il y avait de la famille encore, là-dessous. La sale famille qui nous asphyxie et nous tient à l'œil, même quand on a réussi à les semer dans la pagaille et les phrases tirées d'outre-tombe. Il faut bien dormir seul, quand on est vieux. Mais c'est qu'ils ne nous oublient jamais, ces salauds ! Moi j'ai essayé de parler à ma manière, mais ils ricanent comme des cons, alors on est tout penaud, quand la fatigue nous prend, vers la fin. C'est vexant. Parce qu'on ne peut pas se battre contre tout le monde, quand-même. Ils ne dorment jamais, ces salauds-là. Et même quand ils dorment, ils rêvent de nous, encore. On entend leurs rêves, ça nous tient dans la fièvre, ça nous précipite dans un tourment et un délire vibrant qui psalmodie salement. On slalome entre ses organes tassés sur eux-mêmes, on tente quelques sorties à l'air libre, on ouvre la gueule, mais c'est chaque fois un échec. La terreur et la honte. Effroyable. Je ravale ma morve. J'étouffe sans bruit, entre deux crépuscules glacés. Quelques échos blêmes de Schubert me parviennent encore, mais ça ne va nulle part, et je confonds tout, comme si je n'avais pas encore commencé à vivre — pas vraiment conçu ni espéré, l'être-là. On pourrait s'arrêter là ? Même pas. On est dans un train fou, ça va trop vite pour descendre. On va se casser le cou, c'est sûr. Ça finira mal. D'ailleurs je vois bien que je suis à contresens. Plus on a peur plus la vitesse augmente. C'est un paysage à la Escher, avec des branchages saccagés. Les escaliers tombent sur eux-mêmes, au cube. Les falaises défilent, on frôle des précipices à angle droit. Je vois des routes enneigées, des jambes rouges, des cuisses sillonnées de veines, des R16 et des 404 en travers, une cuisinière à bois et à charbon, un village savoyard recouvert par la brume, un type qui a les mains sous les jupes d'une femme, un mosaïste devenu myope cherchant une place de paveur, une machine à écouter le silence, Jérôme Bonaparte photographié appuyé à une petite table, une paire de fesses collées à un rideau de douche, une femme en formes pleines qui joue au billard, un message ignoble écrit par une connasse qui croit parler, une peinture en bâtons de Kandinsky, Catherine Langeais et Raymond Oliver penchés au-dessus d'un poulet, la virgule de Baudelaire, une citation de Proust, quelques phrases de Stendhal, deux autres de Schopenhauer, Babar et Marius, ivres et enlacés, en Thénardier, une partition de Bach annotée par Gould, des étoiles mortes qui continuent à briller, l'homme pressé dans l'eau froide , des canons aux étoiles, un mot de Philippe Pétain à sa maitresse, une comparaison entre Bach et Schoenberg, le Coq de Picasso, une citation érotique de Marlène Schiappa, Chou-Pinette qui attend les résultats de sa purge, un crétin qui parle de la perfection de son style, une astuce pour satisfaire sa femme après 69 ans, une aspiration à la liesse éternelle, Jean-Pierre Raffarin qui parle de « grande gravité » et les quatre premières mesures de la deuxième ballade de Chopin. « La vie est trop courte pour s'épiler la chatte. » Puisque tu ne bandes pas je me débine. Se taire, non, il n'en avait plus les moyens. De la pluie venue entre deux fruits verts, d'une surprise en triolets durcis, boas constipés aux antipodes, une longue nuit commence, blanche, mijotée, trop pour un drame en tweets, par le couloir secret, Malraux, toi et le piano fermé, à l'hôpital désert. Elle minaude, elle développe, la salope, elle module. Elle se peigne dans son bain, vers la flamme, elle aspire toute la nuit par son cul, elle ment avec un aplomb formidable et tout à coup, plus rien, elle disparaît dans la brutalité féroce de quelques mots comme lancés au hasard. Nous seuls avons cette patience de dément hébété — cadavre saisi à la flamme du matin, comme aujourd'hui. On l'aurait dit en une phrase ! On écoutait, imbécile ! Tremblement de haine — esclave et tyran elle était, comme une chienne qui ne connaît pas l'amour. Mon pénis avait gelé, je m'étais cassé le nez sur le pare-brise de la Dauphine. J'étais une vache dans un pré, comme à l'origine — je regardais passer le monde, mais myope. Je l'ai supprimée de mes amis Facebook : elle a appelé les pompiers — le poison qui rend fou. La pensée de l'infini nous poursuit jusque dans les chiottes. Que faire donc quand on est malade ? Rien, mon frère. Je ne vois bien qu'entre vos cuisses pour connaître l'heure de ma mort. Il faudrait apprendre à aimer, peut-être, mais il est bien tard. Ne devrait-on pas revenir à la foi ? Sorcière ! Je monte l'escalier du diable. Elle était bien jolie, cette Annie Cohen-Solal. On pourrait s'arrêter là, mais la violence du sens nous contraint de continuer, sans espoir. Alors je mets le quintette de Brahms sur le tourne-disque, par Pollini et les Italiano. Elizabeth va encore m'engueuler. Le soleil entre, ici, là où je me tiens, à l'attendre. C'est dimanche, comme tous les dimanches. Pas de messe. Du café et des phrases. Méchantes. Si j'écris que la vie est un échec, je sais bien que je mens, mais il faut tout de même que je l'écrive. Aujourd'hui. Après on repassera dessus et on verra bien ce que ça donne. 

samedi 3 décembre 2022

J'ai raison

 

Dans la fausse interview d'Arthur Rubinstein, réalisée par Glenn Gould alors qu'il avait quinze ans sept mois et trois jours, il lui fait dire que, parmi ses bis de prédilection, les Variations opus 27 de Webern occupent une place centrale. Le passé n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. Tant qu'il y aura des hommes, et des femmes aussi. Ils ont eu la main lourde. Aux ratés ! Vous dansez le twist ? Clap ! Allez, venez ! La blonde est si jolie que j'en oublie la nuit. La frousse ? Oui, oui, j'ai la frousse, c'est vrai. À chaque fois que je pourrais être heureux, je prends la tangente. La robe bleue vole. Et quand je me ravise, il est trop tard. On était une bonne équipe. Je serai de retour dans une heure, deux au maximum. Attendez-moi, ma jolie. Vous vous souvenez de Lee Harvey Oswald ? Il était né le 18 octobre 1939 à La Nouvelle-Orléans, il est mort assassiné par Jack Ruby le 24 novembre 1963 à Dallas, une des premières dates de mon enfance. Lee était intelligent, mais c'est son nom, Oswald, qui m'est resté dans l'oreille. Il achète le Capital et le Manifeste du Parti communiste. Il a une orthographe déplorable, Oswald, mais il apprend le russe. Il épouse Marina Proussakova. Ils rampent dans les combles comme des cafards. Je t'ai dit ne ne pas fumer dans la maison. Où est mon livre ? Le passé n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. Clap ! Depuis que nous ne nous servons plus de bandes magnétiques, je vais beaucoup moins bien, c'est une évidence. Je ne suis pas une garce ! Vous dansez le rock ? La mère de Lee devrait être contente qu'il ait une jolie femme. Et voici que Georges entre en scène. Fais tourner le magnéto, petit. Il faudrait apprendre le russe. J'ai aimé danser avec vous. Et quand je me ravise il est trop tard. Clap, clap ! J'ai posé les mains sur le piano, comme vous me l'avez dit, vous voyez. Pourquoi ne me regardez-vous pas ? Parce que vous me regardez trop. La brune est peut-être moins jolie mais c'est celle qu'on désire absolument. Non, je ne danserai pas. Vous aimez Nathan Milstein ? Car mille ans sont à tes yeux comme la journée d'hier : elle passe comme le quart de la nuit. Tu les emportes, semblables à un rêve qui, le matin, passe comme l'herbe. Ils sont entre les tombes, nous sommes à la mi-novembre, j'ai sept ans, l'âge de raison. Je sens mon cœur battre lentement. Si je devais aller dans le passé chercher une journée pour y revivre à l'abri de ma mémoire, je poserais les mains sur le clavier de l'Érard, six jours avant le drame. J'ai mal à la tête. Peut-être a-t-il peur ? Un homme qui n'a plus de but est un homme terrifié. Il est épuisé. Ne l'abandonne pas. Ce jeune garçon savait sourire. Il est tombé sur un Oswald. Elle est dans la mer et elle se noie. Je dois la regarder mourir. Encore combien de fois ? Durant près de quarante ans, j'ai été persuadé que je devenais ce que j'étais, selon la belle formulation de Nietzsche. Il n'en est plus rien aujourd'hui, que j'envisage très sérieusement d'être dans une impasse. J'écoute le Concerto italien, de Bach. J'entends Alexis Weissenberg accélérer, est-ce une blague ? (Vous me direz, j'ai bien entendu Anne Queffélec jouer l'opus 111 de Beethoven…) Le passé n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. Six jours avant le drame, c'était encore moi. Érard, Kawaï, Yamaha, Feurich. Il fait sonner la basse comme un nouveau riche conduit sa Bugatti à Dubaï. Je n'aurais jamais cru le trouver aussi ridicule. À ce niveau, ce n'est plus avoir la main lourde. Pauvre Bach ; tout ce qu'il a entendu depuis sa mort… Mieux vaut n'y pas songer. Mais j'y songe, justement, et je pense aussi à ce que doivent entendre (et subir) les parents, de la part des enfants qu'ils ont imprudemment mis au monde. J'ai fait des chips de chou kale (je dis ça pour détendre l'atmosphère). Anne Queffélec… La vie est pleine de mystères. Clap ! Ah oui, j'oubliais le Fender Rhodes, bien sûr ! Et l'orgue Baldwin. Quelle terrible impasse ! C'est sinistre. J'ai cru en l'érotisme, par exemple… On ne peut pas accuser Schoenberg d'avoir mal écrit pour le piano, mais on ne peut pas non plus l'accuser d'avoir bien écrit pour le piano. Je ne connais rien de plus drôle que la Marche turque de Mozart jouée par Glenn Gould. La loi du programme minimum. Puissance ce concentration maximale. Elle a rédigé sa thèse (PhD) à l'Université de Paris IV-Paris Sorbonne sur "Les dynamiques raciales au sein de la production de Michael Jackson (1979-2001) : aspects commerciaux, stylistiques et visuels". Le 30 novembre 1974, c'était un samedi soir, et il n'y avait aucun programme de remplacement. J'aurais dû être musicologue ; j'aurais aujourd'hui une maison chauffée à 20° et ma femme saurait préparer un pot-au-feu ou une blanquette de veau. Je ne garantis aucunement l'authenticité des anecdotes (je dis ça pour détendre l'atmosphère). Je tiendrais une chronique dans le magazine Pianistes et j'aurais acheté des Bitcoins. J'aurais également fait une seconde psychanalyse (peut-être avec un homme, cette fois-ci). Un des moments fondamentaux de ma vie a été celui où j'ai cessé d'aimer les seins en pomme pour me mettre à aimer les seins en poires. Des enfants ? Non, quand même pas. J'aurais pu soutenir une thèse sur la musique de Jimi Hendrix — je crois que ça ne m'aurait pas demandé trop d'efforts. J'ai vendu 79 livres. Mon prochain s'intitulera “Poires” et se vendra à 790 exemplaires. Ils ont la main lourde, je vous assure. Peut-être serai-je inscrit dans le même club de tir qu'Isabelle Petitjean. On ne peut jurer de rien. Aux ratés les mains pleines de merde. Soyons optimiste ! Clap, clap, clap ! Ce que j'admire le plus, ce sont les gens riches qui continuent d'écrire ou de composer. Rendez vos armes ! Rendez votre système immunitaire ! On s'occupe de tout. Nous allons mettre la Russie à genoux, et Tatie Danièle en tôle. À chacun son regret : il pratique le tir à l'art, même en fin de semaine. Il existe de petits ustensiles en plastique que l'on colle sous ses chaussures pour ne pas glisser sur le verglas en hiver, il me faudrait la même chose pour mes phrases — elles glissent souvent dans des directions imprévues. Je ne maîtrise rien. L'assemblée nationale est déserte et tout le monde s'en fout. Rendez-moi mes bandes magnétiques et mon tube de lait concentré. C'est la fin du muscat. J'aime pas. Nous avons Mozart ils ont moi : je circule à bord de ma trottinette à vapeur dégenrée, muni de ma télécommande magique qui éteint en douce les postes de télé qui diffusent les matches de la Coupe du monde. Je diffuse Queffélec en mono par tranches de 11 secondes insécables. On m'attend au tournant mais je ne tourne pas. Je file tout droit sur le désastre. Enculé ! Le froid est mon ami. Macron est au fond de son sous-marin, il fait un scrabble avec l'admirable amiral en buvant du Coca light. C'est la lutte minable. Je condamne fermement le passé qui n'aime pas qu'on vienne l'emmerder. La patiente violée à Cochin l'aurait un peu cherché quand-même. Qu'on lui balance de la soupe en boîte sur la tronche ; la prochaine fois, elle baissera le chauffage. L'OTAN m'inquiète, aurait dit madame Verdurin, si Marcel Proust n'avait pas été si snob. Encore un qui n'avait pas lu le Capital ! Ou alors seulement sur fiches de lecture. “Poires”, ou “Aréoles” ? Je consulterai une musicologue avant de faire mon choix. Les soldats ont faim et froid, en Roumanie ? Qu'ils jeûnent et prennent des douches froides, ça leur fera du bien. Et tes trompes de salope, tu t'en sers tant que ça ? C'est que ça consomme, ces machins… Quand je me ravise, il est toujours trop tard. Plus jeune, je n'ai pas assez étudié les dynamiques raciales dans l'œuvre de Frank Zappa, et on peut dire que ça se ressent dans mon quotidien. On ne naît pas Brigitte, on le devient. Aujourd'hui 3 décembre, nous fêtons l'anniversaire d'Anton Webern. Écoutons son concerto pour neuf instruments, l'opus 9. Une série merveilleuse. Pas d'occupation ??? Annulons l'occupation, Caporal. Mais tout le monde s'en branle, Général ! Raison de plus. Juste avant de mourir, il lui dit qu'il veut divorcer. Elle voulait qu'il vive, mais s'il avait vécu… (Lui, de son côté, aurait bien aimé vivre quelque chose comme le retour à la bien aimée, mais il sait qu'il en crèverait. — Comme il va crever de toute manière, tout va bien.) J'ai raison, dirait C. Et moi je répondrais que moi aussi j'ai raison, moi. On serait bien avancés, nous. Demain, un ordinateur quantique suffisamment puissant sera capable de casser toutes les couilles du monde d'un seul coup. La bombe démographique enfin désamorcée ! La forêt respire, et Madonna s'endort sur l'intermezzo en la majeur de l'opus 118 de Brahms. Vladimir, lui, entame sa purge hivernale à l'huile de ricin. Ne le dérangeons pas. 

jeudi 24 novembre 2022

Temps libre

 

Que faire de son temps libre ? (Admettons que nous en ayons.) Le thé a refroidi. En une heure, on était passé de 12,8° à 13,3°, et la vie, soudain, nous paraissait un peu plus acceptable. Allemande de la suite française en ré mineur, jouée par David Fray. On pourrait montrer (à qui ?) de beaux seins de femme, on pourrait faire la vaisselle, on pourrait reprendre une douche froide (ensuite, on a chaud pendant une demi-heure), on pourrait lire un peu. Écrire ? Ah non, pas ça ! Surtout pas ça. 

On pourrait regarder des photographies en noir et blanc de la France des années 30 ou 40, ou même 50. La rue des Ursins, par exemple, photographiée par André Kertész. À gauche, une femme (est-ce une bonne-sœur ?), à droite, un bistrot, par la porte ouverte duquel on devine des hommes et un chien. Devant le bistrot, un vélo, stationné contre le trottoir. On pourrait boire du vin (mais on n'en a pas). On pourrait prendre la partition de la suite en ré mineur. On pourrait prendre la voiture (il fait chaud, dans la voiture) et aller au hasard sur les routes du Gard. On pourrait aussi acheter un billet de Loto, ça nous ferait un but. Ils dansaient des menuets, à l'époque… Il y avait peu de monde dans les rues, à cette époque (les années 30). C'était encore une France vivable et vivante. Tiens, il surpointe la fugue ! Je pourrais raconter des choses. Ces choses dont il ne faut pas parler. Le reste est si ennuyeux. Je ne vois plus le monde (et la France) qu'à travers la fenêtre mal fermée des réseaux sociaux. Mais je crois que c'est le cas de la plupart des gens. Les autres, on les plaint. Je vois Klemperer et Baremboim, je vois Boulez et Muti, je vois Stravinsky et Schönberg (Schönberg est drôle, avec son sourire de benêt, lui qu'on imagine sourire assez rarement), je vois le Pied de Cochon, à Paris, je vois des likes, des cœurs rouges, et beaucoup d'autres choses dont il vaut mieux que je ne parle pas. Comment rester digne ? Ce n'est pas facile. On aurait bien aimé rester jeune, en vieillissant, mais pour cela il aurait fallu qu'on l'ait été un jour. J'ai beau remonter dans mes souvenirs, je ne vois rien d'intéressant à raconter. Je n'ai pas eu la vie de Casanova, moi. Je n'ai pas pris des bains de mercure pour soigner ma syphilis. Bill Evans a eu un jour les cheveux longs. Quelle drôle d'idée ! Plus je me retourne sur ma vie moins je me trouve intéressant. Ai-je bien regardé partout ? Il est probable que j'oublie beaucoup de choses. Et ce sont sans doute ces choses oubliées qui sont ce qu'il y a de plus intéressant. Du moins je préfère le croire. Drôle d'expression, le temps libre ! C'est sans doute qu'il existe un temps qui est prisonnier. J'essaie d'imaginer le temps libre de Jean-Sébastien Bach. C'est difficile. Est-ce que la femme de Jean-Sébastien Bach avait de beaux seins ? Une question qui n'intéresse personne, en tout cas pas les musicologues. Vincent me souhaite un joyeux anniversaire. Il a raison, il ne faut jamais oublier de fêter les anniversaires à contre-temps. Le froid est mon ami. Je danse le menuet avec le froid, personne ne me voit. Ils sont occupés à vivre. La Jasse-de-Bernard, Saint-Hilaire-de-Brethmas, Saint-Hippolyte-de-Caton, Saint-Étienne-de-l'Olm, Monteils, les routes, les chemins, les champs, les bois, les sangliers, les oiseaux, les douleurs, Annecy, les montagnes, l'architecture, les langues étrangères, les livres qu'on ne lit pas, les naufrages, le goût du sang, la solitude amère, le village, le contrepoint, surtout ne pas écrire. Montrer qu'on n'écrit pas, le prouver, disposer sur la page des mots qui ne se touchent pas, qui s'évitent, qui se repoussent, même, renoncer à la promiscuité du sens, le tenir en respect, celui-là, ne rien lui accorder, à ce goinfre qui a toujours raison, même quand il ne sait pas. On est toujours cocu, avec lui. Camoulès, Montèze, Fontanieu, Ribaute-les-Tavernes. Prélude de la suite anglaise en la mineur. Personne ne semble se demander (sérieusement, je veux dire) qui il faut être pour composer cette musique. Ce qu'il faut avoir dans le cœur, dans les tripes, en quel état doit être le pancréas, le foie, l'intestin, quelle température à la maison, la fréquence des rapports sexuels, leur qualité, la solitude intérieure, le profond désintéressement, le soin des autres, l'écoute de l'épouse, sa mauvaise humeur, les deuils. Autrefois l'on était de plus en plus français, au fil du temps et des générations, quand on habitait ce pays. Ce n'est plus le cas. Certains le sont même de moins en moins : plus leur famille est anciennement installée en France plus la francité s'éloigne d'eux. Sarabande : on entend les pas, la voix, on devine les gestes, on voudrait être là, derrière l'homme à son clavicorde, Saint-Sébastien-d'Aigrefeuille, La-Rouvière, les chemins, les routes, les bêtes dans les buissons, la paix dans l'âme, mais pour combien de temps ? Je suis heureux que mes parents n'aient connu ni Amazon, ni Youtube, ni les voitures électriques, ni la covidiase, ni l'iPhone, et surtout qu'ils n'aient jamais été en mesure de l'imaginer, qu'ils en soient restés à l'Hépax et à l'Oscillococcinum, à la 504. Notre périmètre de vérité était plus étroit ? Bande de couillons ! Nous avions les drogueries, nous avions les casse-croûte, nous avions tant, et déjà trop, les seins des filles pointaient déjà sous leurs pulls, nous arrosions les pelouses et le terrain de tennis sans nous vanter d'être des monstres, et les voitures étaient bien assez rapides pour que nous nous tuions contre les beaux platanes le long des routes. Nous pouvions rêver tranquillement de l'an 2000. Nous savions compter de tête et faire les accords du participe passé, nous pouvions tant, et déjà trop, le temps libre, nous savions ce que c'est, France-Culture ne nous emmerdait pas avec sa culture et son ouverture, nous avions même le droit de nous ennuyer, et nous faisions confiance à nos médecins, car entre eux et nous, il n'y avait que la comédie ordinaire de la conversation et les chansons de Charles Trenet. 

dimanche 20 novembre 2022

Terrain vague

« C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent 

de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. »

« Les imbéciles sont comme les portes. 
Les ouvre qui veut, mais, comme les portes aussi, on oublie souvent de les fermer. » 

« L'interprétation, c'est l'ignorance. » 

« Il suffit que tu saches comment c'est fait. Tu n'as besoin de rien d'autre. »

« La fin est dans le commencement. »

« Avant de nous rencontrer, nous étions déjà infidèles l'un à l'autre. »

La sarabande de la suite française en ré mineur (BWV 812) est si affligée que je suis convaincu que la tristesse a été inventée pour nous rendre sensible la beauté. « Il faut imposer l'idée de la dette. » C'est le bonheur, qui nous pousse au désespoir.

Le « tu n'as besoin de rien d'autre » (que de savoir comment la musique est faite), de Celibidache, me hante. En regardant un documentaire qui lui était consacré (The Garden of Celibidache), il y a quelques jours, j'ai eu la surprise de retrouver les quelques mots de lui que j'avais utilisés dans la première pièce de mon disque intitulé Double Silence plein la bouche. « Je me demande comme un enfant de dix ans. Et je réussis très souvent [à éliminer cette stratification de l'expérience]. » Il explique qu'il se met toujours dans la situation de lire une partition qu'il connaît par cœur comme s'il ne l'avait jamais vue (« je réagis comme un enfant de dix ans : pourquoi les cors, ici ? ») Il parle de « créer une relation spontanée à ce grand inconnu » et tout de suite après, nous le voyons assis sur un fauteuil de jardin, en train d'arroser l'herbe, l'air complètement absent. « La fin EST dans le commencement. » (C'est lui qui souligne le « est ».) Et il ajoute : « Et depuis quand ? Depuis toujours. » Juste avant l'intervention de Celibidache, j'ai fait entendre un court extrait d'un dialogue entre Alain Delon et Domiziana Giordano, Elle (Elena Torlato-Favrini) et Lui (Roger et Richard Lennox), dans le Nouvelle Vague de Godard. « Ainsi, ce n'est pas en moi que vous mettez votre confiance, mais en l'amour. — Il ne meurt pas. Ce sont les gens qui meurent. » La fin est dans le commencement : comment ne pas entendre que cette phrase parle de l'amour autant que de la musique, du désir autant que du phénomène sonore ? « Mais c'est un récit, que je voulais faire. Et je le veux encore. De l'extérieur, rien ne vient distraire ma mémoire. C'est tout juste si j'entends, de loin en loin, la terre gémir doucement, dont un rayon déchire la surface. Et l'ombre me suffit. Un seul peuplier derrière moi, dans son deuil. » On entend un accordéon (qui tient un do) et un chien qui aboie, puis le tonnerre, au loin, et un tracteur qui démarre. La voix disparaît… (Mais c'est un récit que je voulais faire, et je le veux encore.) Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J'ai voulu mettre ma confiance en l'amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l'aube, qui sort d'un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu'un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l'été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n'ai plus qu'une chose : le récit de l'été, de l'avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c'est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu'il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »

On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l'oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser. « On ne peut pas dire n'importe quoi n'importe comment si on veut que les mots soient des actes. » I love you again… « L'été était en avance, cette année, et un peu déréglé. Tout a fleuri à la fois. »

« Madame s'en va. » On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin, la gueule ouverte et la tripe palpitante, grotesque à en périr. « Madame s'en va, imbécile ! » Il fait froid. « Même un beau ciel d'été nous a fait sentir notre fragilité. » J'ai envie d'être seul. On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Seul, je le suis. Plus que jamais. Une expression de mépris… « Tu veux de ma petite mort ? » dit-elle, juste avant de nous interdire de la toucher. « Le corps en arrière, elle tend son sexe. » Conversation entre Lolita et Humbert Humbert. Il est question de tranches de bacon et de poésie. De quoi s'agit-il ? « People. » La flûte et la clarinette reviennent comme des cheveux sur la soupe. Ça fermente. Syrinx. Encore le tonnerre. L'ombre la plus courte. « Ah, mon Cher, des larmes, des torrents de larmes ! » L'accordéon de Céline par là-dessus. « Good morning. » Un double silence plein la bouche, on tente encore une fois de faire le récit de l'avoir été, on va jusqu'au seuil, le vent souffle très fort, on a froid, il ne reste que la poésie, la jeune fille et la mort, l'oiseau quand du soleil à perte de vue, la voix de Jacques, une dernière sérénade, la pluie et les ombres, Non c'è più quella grazia fulminante, ma il soffio di qualcosa che verrà. Mettons-nous au piano, a-t-il écrit. Mais c'est un récit que je voulais faire. Tu n'as besoin de rien d'autre. La grâce est partie depuis longtemps, mais nous nous souvenons de ses gestes, de ses odeurs, de ses silences : au fond du larynx, quelques notes âcres de violoncelle. « Vous êtes blessé ? » Oh oui alors. « Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. » Oh oui alors ! « Vous avez mal ? » Oh oui alors… Le miracle de nos mains vides. « Quelle merveille de pouvoir donner ce qu'on n'a pas. » Les oiseaux se taisent. « De nouveau on nous propose le futur ! » Elle répète trois fois sa question. « Qui, mais qui, aime la vie ? » L'interprétation, c'est l'ignorance. Il faut seulement savoir de quoi est fait la vie, la vie en nous et la vie autour de nous, et traverser le temps comme le temps nous traverse, de part en part, sans pause et sans précipitation. Oui, j'ai mal, oui, je suis blessé, oui, j'ai peur. La vague va revenir et nous emporter. « Une femme ne peut pas beaucoup nuire à un homme. Il porte en lui-même toute sa tragédie. Elle peut le gêner, l'agacer, elle peut le tuer ; c'est tout. » Tout ça est à moi. La fin est dans le commencement : on aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Les femmes sont des prétextes, pour les hommes. La tragédie qu'ils portent en eux, il leur faut l'objectiver, il leur faut lui donner une origine, une cause, une figure, un corps à investir, ils aiment désirer ce qui les emporte, la vague qui va les noyer. Il n'y a rien de plus beau que le précipice, quand on en fait le récit. « Mais mon ami, avancez donc ; qu'est-ce vous faites là ? — Je fais pitié ! » Il n'y a qu'à voir les femmes que se choisissent les hommes. Ceux qui aiment se remplissent invariablement la bouche d'un épais silence, un double silence qui leur enlèvera le souffle à jamais. Ne leur reste que le récit et la nostalgie de leur corps d'enfant. Les oiseaux se sont tus. On met sur le pupitre la partition de la suite française en ré mineur, sans espoir. On trace quelques mots sur le cahier, on lève la tête, des noms nous reviennent en mémoire, on laisse le soleil nous réchauffer les os — le temps nous est compté. On essaie de suivre les voix qui se lèvent. La fin est dans le commencement. Avancez-donc jusqu'au précipice. Que craignez-vous donc ? Personne n'aura pitié de vous. Elle va vous demander si vous avez mal. Vous répondrez que oui, que vous avez mal, et vous continuerez d'avancer vers le gouffre sans qu'elle vous retienne. Elle tient à elle comme vous tenez à elle. Elle est l'origine et la fin. Elle compte sur votre ignorance. Vous lui donnerez ce que vous n'avez pas, elle ne vous donnera pas ce qu'elle a. Elle vous fera avancer, vous poussera s'il le faut, si elle trouve que vous êtes trop timoré. Même quand toute la grâce l'aura quittée, elle saura qu'elle peut compter sur votre imagination. Elle versera des torrents de larmes, elle poussera des cris rauques, elle griffera le ciel et les draps, et l'effroi qui vous prendra vous amènera au seuil de la folie, sans qu'elle ne renie aucune de ses caresses. La pluie et les ombres, le vent glacé, les figures grimaçantes, les râles, tout cela n'était que poésie, invention, théâtre. Elle n'a rien entendu, perdue qu'elle était en sa sublime et dolente effigie, éperdue. « Elle ne faisait pas de cinéma, comme les autres » car elle était le cinéma, elle était la fiction, elle était la story, pleinement sincère. Elle n'avait besoin de rien d'autre que d'un regard, de quelqu'un qui écrive une histoire à laquelle elle pourrait croire, de longs regards dans lesquels elle tremperait son âme. Elle est venue sur votre terrain vague, y a fait quelques tours de magie, dans une nuit chaude et épaisse, puis est repartie, la flûte et la clarinette entre les jambes. Madame s'en va. Elle avait mis toute sa confiance en l'amour, et c'est bien normal, puisque vous aviez eu la candeur de dévoiler les réserves colossales accumulées. Vous aviez eu la candeur de vous frotter à ce Grand Inconnu. Et depuis quand ? Depuis toujours. « Ah oui, et puis encore quelque chose : le sexe n'est qu'un complément. Il faudra me rendre mon livre ! »

Qui aime la vie ? Ceux qui la fuient et qui vous appellent « ma vie ». Pas vous, pas vous qui subissez l'affront et l'oubli, et tout le beau royaume des paroles mortes. Restez donc là, au bord du fleuve qui passe, sans vous, et voyez comme ces remous qui vous attiraient tant sont noirs et opaques. Consolez-vous : vous n'étiez pas de taille pour vous mesurer à cette vie hurlante et sans mémoire. Vous n'avez besoin de rien d'autre que de savoir de quoi sont faites ces âmes-là. — L'interprétation, c'est l'ignorance. « Un homme, ce n'est pas assez pour une femme. Ou bien c'est trop. »

J'ai dit moi, mais je pourrais dire un homme, n'importe quel homme. « Mais les gens riches sont donc si différents de nous ? — Oui, ils ont plus d'argent. » 

J'aime les sonneries des vieux téléphones. Reste la mélancolie. Et ma vie.

samedi 19 novembre 2022

Prostate

— Je n'entendrai plus jamais votre rire, mais c'est normal, car je croyais que vous étiez mort.

— Mais je suis mort ! Et je peux rire tout de même.

— Dites-moi ! Mourir a l'air d'être une drôle de chose.

— Oh oui ! Il faudra que je vous raconte.

— Votre prostate va mieux ?

— Apparemment. En tout cas, je peux vous dire que je ne me lève plus trois fois dans la nuit.

— Vous devez être soulagé.

— Oui et non.

— Tiens donc !

— Ne jouez pas au plus fin avec moi je vous prie. Il est impossible de rivaliser avec un défunt, question humour.

— Pardon, je ne savais pas.

— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez, c'est bien naturel.

— Oui et non.

— Croyez-moi sur parole.

— Vous me faites rire.

— Parce que vous n'avez pas d'humour.

— Vous n'êtes toujours pas sympa, vous, même mort !

— Quand je vous disais que vous n'aviez aucun humour…



dimanche 13 novembre 2022

La flûte dans le vagin


 « Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. » Il faut que je pense ? Et pourquoi donc ? Quelle est cette prétendue nécessité, d'où vient-elle ? Je vis encore... Quelle drôle d'affrmation ! Peut-on simultanément vivre et penser qu'on vit ? Pourquoi les moustiques volent-ils ? Qui leur a octroyé ce droit ? Je déteste quand ce que j'écris commence par des questions. Cette manie de poser des questions m'est insupportable. D'ailleurs, tout m'est insupportable, en ce moment, à commencer par moi-même. Je ne sais pas comment font ceux qui s'aiment. Ils sont fous, je crois. Pourquoi penser, pourquoi écrire ? Je devrais m'interdire l'usage du point d'interrogation. Et peut-être aussi celui du point d'exclamation. Et restreindre très fortement l'usage des trois points. Des virgules, aussi. Peut-être également des tirets — et même des parenthèses. Je vous assure : que les moustiques volent ne va pas de soi. C'est une illusion que de le croire. Les moustiques devraient marcher, et même ramper. Les femmes devraient nous demander la permission de coucher à droite et à gauche. Il faut remettre un peu d'ordre dans le monde. La liberté doit retrouver son prix. On doit la chérir à nouveau. Maintenant que j'y pense, j'abuse aussi du point-virgule. Les gens bien ne se posent pas continuellement des questions. Voilà ce que je pense. J'ai attrapé cette manie à l'adolescence, où un professeur de mathématique m'a fait croire que poser des questions était le fin du fin. J'avais envie de le croire. Il était barbu et moustachu. Il s'appelait Philippe Gaucher. Durant ma deuxième année d'internat au Collège Saint-Michel, en seconde, nous étions en “auto-discipline”. Un beau bordel. L'année de troisième qui avait précédé avait au contraire été placée sous le signe d'une discipline très stricte. Très stricte de mon point de vue, en tout cas. Je me souviens d'une anxiété permanente : à chaque instant, je me demandais s'il était licite de faire telle ou telle chose. Ce monde était nouveau pour moi, nouveau et angoissant, mais ça n'a duré qu'une année. Philippe Gaucher était extraordinaire. Il ne nous enseignait pas les mathématiques. Plutôt à parler. À poser des questions. Et à se taire. Les premières semaines de cours, nous les avions passées en silence, nous demandant ce qu'il attendait de nous. Il ne disait rien. Il marchait de long en large devant le tableau noir, les mains derrière le dos, et nous jetait parfois un coup d'œil peu amène. Nous attendions qu'il nous dise quoi faire et il s'y refusait obstinément. Il ne souriait pas. Il avait l'air renfrogné. Parfois, il posait une fesse sur son bureau, et nous observait silencieusement. Puis il essuyait ses lunettes avec son mouchoir, et les remettait en place, toujours sans un mot. La fin du cours arrivait : nous n'avions pas prononcé une parole. « Auto-discipline »... Mes parents m'avaient mis en pension pour que j'apprenne la discipline. Heureusement, mon père est mort. Il n'a pas eu le temps de voir les dégâts causés par le renversement radical de tendance, à ce sujet. Les mathématiques étaient la discipline reine, en ce temps-là, et il avait fallu que je tombe sur le seul prof de France qui refusait de nous l'enseigner, en tout cas c'est ce que nous avons pensé durant tout l'automne. Il était fou ? En un sens, il était fou, mais sa folie prenait les allures d'une raison supérieure qui nous séduisait beaucoup. Ma mère s'inquiétait un peu pour moi tout de même et elle avait fait le déplacement jusqu'à Annecy pour rencontrer Gaucher, car c'était notre professeur principal. Il l'avait complètement rassurée. « Votre fils est parfait. Faites-lui confance. » On voit que, fou parmi les fous, j'étais parfaitement à ma place. La situation ne pouvait pas être plus favorable, pour moi qui avais toujours détesté les mathématiques. Mon professeur principal, professeur de mathématiques, nous enseignait tout sauf les maths, et disait à ma mère de ne pas s'inquiéter pour moi. De plus il avait une voiture de sport décapotable dans laquelle il m'emmenait faire des tours. L'année s'annonçait bien. Il existe un certain point supérieur de la vie depuis lequel on voit tout très nettement : j'y étais. Le basculement pouvait avoir lieu, tranquille. Moi qui avais toujours été d'une timidité maladive, complexé à mort, et exagérément couvé par ma mère, je sentis que des ailes me poussaient. Alors tout vint en même temps, d'un seul coup. Quand je dis tout, je parle des flles, du jazz, de la drogue, de la moto, de l'amour et de la liberté. Auto- discipline si on veut. En une petite année, il a fallu tout apprendre. Je vais vous dire la vérité : je ne suis toujours pas sorti de là. Je croyais avoir appris la Liberté et cette liberté inouïe allait m'emprisonner dans le beau chaos de la vie. La violence du choc, sur l'inertie duquel j'allais vivre durant près de cinquante ans, je la ressens toujours aujourd'hui, l'onde de choc s'est propagée jusque là, mais ce n'est qu'aujourd'hui que je m'interroge sur ce qui s'est passé alors. Si je me pose des questions sur ma ponctuation et mes parenthèses, si je fais des phrases, aujourd'hui, c'est parce que je n'ai pas su en faire à ce moment-là, que j'en étais incapable. J'avais à peine la connaissance des virgules et du point, et jamais je ne m'étais demandé si je pensais ou non. Penser à quoi, à qui ? On ne pense pas plus sans ponctuation qu'on ne pense sans phrases. Pour parvenir à ce point depuis lequel il est possible de penser à penser, il faut une sorte de providence personnelle. Il faut connaître un état de gai savoir. Que tout arrive pour notre bien, même le chagrin. Nous sommes des serfs. La liberté n'existe qu'en vue de la plus parfaite soumission. Bon, il arrive que les deux se confondent, c'est vrai, mais tous ceux qui un jour ont voulu créer quelque chose savent que c'est en se soumettant absolument à ce qui nous dépasse que c'est possible. Le chaos est un préalable incontournable, et le chaos, c'est seulement l'ordre qu'on ne comprend pas encore. Ce n'est peut-être même pas un préalable, d'ailleurs, c'est surtout un pays qu'il faut nécessairement traverser et qui ne semble inhospitalier qu'aux imbéciles, c'est-à-dire à ceux qui sont trop intelligents, dont l'intelligence s'exerce à contretemps : l'art est le frère jumeau du hasard, ou peut-être de la Chance.

« Savoir trouver la fin. — Les maîtres de première qualité se reconnaissent en cela que, pour ce qui est grand comme pour ce qui est petit, ils savent trouver la fin d’une façon parfaite, que ce soit la fin d’une mélodie ou d’une pensée, que ce soit le cinquième acte d’une tragédie ou d’un acte de gouvernement. Les premiers du second degré s’énervent toujours vers la fin et ne s’inclinent pas vers la mer avec un rythme simple et tranquille comme par exemple la montagne près de Porto fino — là-bas où la baie de Gênes finit de chanter sa mélodie. »

Les fins naturelles et belles sont une des sorties du chaos, la Chance qui advient à l'œuvre, quand celle-ci se termine. C'est plus que l'intelligence, ou c'est une intelligence qui ne s'agrippe pas à elle-même. Est-ce que les fins de vie peuvent être intelligentes ? Il est temps pour moi de me poser la question. Je risque bien de ne pas la voir venir. Non pas que je croie être un maître pour quiconque, en aucune façon, mais pour moi, je n'ai pas le choix, et personne ne l'a : quelle que soit la qualité de ma vie, je n'ai pas d'autre maître que moi-même. Je ne peux pas envisager celle-là sans me dire que j'en suis entièrement responsable, quelles qu'aient pu être par ailleurs les circonstances, les rencontres, les brutalités et la bêtise qui se sont dressées sur mon chemin en prenant le masque du hasard. Quoi qu'on fasse, cela finit par une mélodie simple et tranquille qui vient mourir sur nos lèvres, et cette mélodie singulière porte en elle tout le somptueux chaos que nous avons traversé en aveugles. Rien ne sert de s'énerver, mais c'est bien tentant tout de même. C'est le moment de l'« autodiscipline » et nous avons envie de nous révolter une dernière fois. Nous sommes maîtres et serviteurs au même degré, exactement. C'en est touchant, et le ridicule n'est jamais très loin, même et peut-être surtout dans le tragique qui nous attire très fort dans la grande solitude par définition incomprise de tous. Je vis encore, je pense encore... Combien de temps ? Cette donnée nous est cachée, heureusement, même quand l'existence arrive à ce point où les chiffres des machines vont remplacer la vie en nous. Je me demande si au dernier moment je commencerai à m'aimer un peu. Il paraît que c'est ce que veut la vie. Entendrai-je de la musique, et laquelle ? M'apaisera-t-elle ou me sera-t-elle insupportable ? Je n'ai pas oublié ce jour de 2003, était-ce le printemps ou déjà l'été, quand, dans la chambre d'hôpital où ma mère gisait sans parole, j'avais voulu lui faire écouter le larghetto du 24e concerto de Mozart (je crois me souvenir que c'était Robert Casadesus qui jouait), car je savais qu'elle l'aimait, et qu'elle avait fait une atroce grimace en entendant les premières mesures de ce mouvement. Je n'avais pas insisté et avais retiré précipitamment le casque que j'avais mis sur ses oreilles, non sans ressentir un grand chagrin et une grande incompréhension, presque une révolte. Je lui en voulais de ne pas être fidèle à elle-même, et bien sûr cette « elle-même » n'était que mon désir qu'elle ne m'abandonne pas à ma solitude, qu'elle continue à être pour moi, qu'elle obéisse jusqu'au bout à la structure que nous avions construite tous les deux durant notre commune existence. Ce que je prenais pour une trahison n'était bien sûr que sa liberté, que son abandon à celle qu'elle était devenue depuis que la parole l'avait quittée, que sa coïncidence avec elle-même, cette elle-même nouvelle et dernière, et je ne l'ignorais pas, mais il m'était impossible de ne pas en souffrir, c'était comme une insupportable rupture de contrat. Elle vivait encore, elle pensait encore, et je n'avais pas mon mot à dire, je devais souffrir en silence, la laisser être autre, et me retourner vers Mozart comme un âne qui a reçu un coup de pied de son maître alors qu'il le servait avec amour. Pour un peu, j'aurais fait la tête. J'étais vexé. Je venais lui apporter la paix, la beauté, le sublime, et ma mère s'en détournait avec un rictus de douleur et d'offuscation. Avait-elle joué la comédie, durant toutes ces années où nous écoutions cette musique dans un commun ravissement ? Cette pensée m'effleura, et la douleur qu'elle engendra venait entièrement de celui que j'étais pour pouvoir penser une chose pareille. Ce jour-là, j'ai su immédiatement que ce moment me poursuivrait longtemps. Je n'avais pas su trouver la fin. La fn douce, apaisante, consolante, que ma mère méritait. Pourquoi ne pouvons-nous jamais avoir de certitudes qui durent le temps d'une vie ? D'où vient cette malédiction que le temps entre en nous comme une clef qui traduit notre être d'une imprévisible façon, pourquoi sommes-nous perpétuellement en retard sur la vérité et sur la justesse ? Et voilà que je me remets à poser ces foutues questions...

J'ai beau faire, je ne saurai jamais ponctuer. Là aussi, j'ai fait semblant de savoir, et l'on m'a souvent cru. On ne nous croit que lorsque nous mentons. Personne ne nous croit jamais, quand nous disons la vérité. Nous n'avons aucune liberté. La seule liberté que je connaisse est celle qui consiste à croire à la possibilité de la liberté. Comment peut-on croire sérieusement à cette fable, quand on écoute le larghetto du 24e concerto de Mozart ? Si Mozart avait été libre, il aurait composé autre chose que ce mouvement sublime, et je ne serais pas en train de l'écouter au moment où j'écris ces phrases. Mais lui aussi a dû se croire libre, lui aussi a été son propre maître, et lui aussi s'est abandonné au temps qui en lui traduisait le sens qu'il croyait donner à sa vie, ce temps qui est parvenu jusqu'à nous, dans le velouté des clarinettes et la sérénité des cordes, ce temps du souffe partagé. Je l'imagine, Mozart, en prof de mathématiques, une après-midi d'automne ensoleillée, à Annecy, assis sur son bureau, regardant par la fenêtre, se taisant, ignorant notre regard médusé, perdu, ailleurs, séparé de nous, entre parenthèses, ou entre guillemets.

« La foi en soi-même. — Il y a en général peu d’hommes qui aient foi en eux-mêmes ; — et parmi ce petit nombre les uns apportent cette foi en naissant, comme un aveuglement utile ou bien un obscurcissement partiel de leur esprit — (quel spectacle s’offrirait à eux s’ils pouvaient regarder au fond d’eux-mêmes !), les autres sont obligés de se l’acquérir d’abord : tout ce qu’ils font de bien, de solide, de grand commence par être un argument contre le sceptique qui demeure en eux : il s’agit de convaincre et de persuader celui-ci, et pour y parvenir il faut presque du génie. Ces derniers auront toujours plus d’exigences à l’égard d’eux-mêmes. »

Ah, les bassons ! J'aimerais être capable de dire ce que c'est qu'un basson, dans la musique de Mozart. Qui parle, ici ? Comment le bois vient dans la vibration, quelle sorte de vie il lui donne, quelle est cette manière de se tenir debout, ou assis, quel étrange costume porte cet instrument à la fois doux et rauque, drôle et sérieux, de quel pays est-il et quelle est cette langue que nous ne comprenons pas vraiment mais dont nous ne saurions nous passer ? Comment tient-il son rôle, lui qui, dans le bas du son, est face aux hautbois perchés, pointus, tendus, comment fait-il le dos rond, pourquoi semble-t-il souvent maugréer, ne parler qu'à contre-cœur, comme s'il se sentait obligé de se justifier d'être là, entre les cors et les flûtes, de l'autre côté de la rue qui le sépare des séduisantes clarinettes ? Le sceptique en moi parle très fort, me coupe sans cesse la parole, me marche sur les pieds, n'en fait qu'à sa tête, et m'oblige à des contorsions épuisantes si je veux me donner l'impression très momentanée que je suis le maître à bord. Je regarde les autres, autour de moi, avec un sentiment d'incrédulité extrême, eux qui semblent toujours nager dans le fort courant de la maîtrise. Comment font-ils ça ? Ce sont des magiciens. Moi je suis un infirme dans un monde de maîtres. Et il faudrait en plus que je pense par moi-même ? D'où me viendrait cette incroyable faculté ? Ils sont tous parfaitement adaptés à l'orchestre dont ils font partie, c'est indiscutable, alors que je joue d'un harmonium poussif et désaccordé dont il manque la moitié des notes. La foi en soi-même renverse des montagnes que je suis le seul à voir, mais contrairement à Nietzsche, je crois que cette faculté est donnée à tout le monde sauf moi. Si je regarde autour de moi, je ne vois que des humains capables de composer le 24e concerto de Mozart les doigts dans le nez, sans même être conscients de l'exploit inouï qu'ils viennent de réaliser. J'en connais qui croient vivre parmi un peuple d'analphabètes et d'impuissants, et j'avoue qu'il m'est arrivé de le penser ; mais c'est tout le contraire ! Si la langue que vous entendez alentour vous semble dénuée de sens et parfaitement grotesque, en plus d'être laide à faire peur, c'est seulement que vous n'en comprenez pas les subtilités et la logique. Nous sommes entourés de génies qui créent comme ils respirent, qui inventent sans répit, qui mettent au monde un univers dont la nouveauté perpétuelle est un défi permanent à l'intelligence et aux siècles. Jamais je n'y arriverai. Jamais je n'aurai cette puissance créatrice et cette belle foi innocente et pure. Aujourd'hui j'apprends qu'une gynécologue joue de la fûte avec son vagin. S'il vous fallait des preuves, en voici une. Mais elles sont légion. Pas une heure ne se passe sans que mes contemporains ne démontrent leur absolue supériorité sur tout ce qui s'est fait jusqu'alors. La question ne se pose même pas. Pauvre Mozart, pauvre Mendelssohn, pauvre Wagner, que nous avions grandement surestimés, vous n'êtes coupables de rien, c'est seulement que le temps n'était pas venu, que vous êtes nés dans de sombres siècles où seuls quelques individus avaient du génie, et c'est le dénivelé avec vos contemporains qui nous a fait longtemps croire que vous étiez des montagnes. Si vous naissiez aujourd'hui, personne ne vous remarquerait, car mes frères humains sont tous vos égaux, et c'est ma seule infirmité congénitale qui me permet de vous admirer encore un peu.

J'ai commencé ce texte par ces mots : « Je vis encore », mais je suis bien obligé de convenir qu'il n'existe en moi aucune réelle certitude à cet égard. C'est par commodité, c'est pour m'associer au genre humain, que je fais mine de le penser, que je ne discute pas plus avant cette affirmation qui semble pour beaucoup aller de soi, mais au fond de moi, rien n'est assuré, rien n'est solide. Ce sont là pures conventions, contrats passés avec mes lecteurs et amis, refus de les effrayer ou de trop les exaspérer. J'écris depuis un demi-monde, au crépuscule, et je me tiens au bord de ce qu'on m'a décrit comme étant la vie. Parfois, il m'arrive de croire que j'y suis, que je fais partie des vivants, que j'ai du génie, moi aussi, que je peux créer à volonté, qu'il suffit de m'asseoir devant un clavier et d'écrire, mais je n'ai pas encore terminé la première phrase que l'illusion s'est dissipée. Oh, je ne m'en plains pas, bien sûr. J'aurais trop honte d'y croire. Mais je dois avouer que parfois j'aimerais être moi aussi de ce peuple là, que je voudrais avoir la foi, et voir ce spectacle magnifque, en regardant à l'intérieur de moi.

dimanche 6 novembre 2022

Droit


On n'écoute jamais assez, jamais assez bien. Ce disque (le dernier récital de Dinu Lipatti à Besançon, donné il y a soixante-douze ans, le samedi 16 septembre) est sans doute l'un des ceux que j'ai le plus écouté dans ma vie, et ce depuis la prime enfance. Pourtant, c'est seulement aujourd'hui que je crois l'entendre pour la première fois. C'est un peu faux, bien entendu, car on oublie facilement, mais c'est plus vrai que faux. Ce que j'entends aujourd'hui, et que je crois n'avoir jamais entendu avec cette évidence indiscutable, c'est l'honnêteté absolue de Constantin Lipatti. Jamais il ne se cache derrière son piano, jamais il ne se dissimule derrière sa personnalité, jamais il ne cherche à nous amadouer, à nous étourdir, encore moins à nous impressionner ; toute la musique est là, entre lui et nous, sans que rien ne la recouvre jamais. Sa simplicité est bouleversante, inouïe. C'est un des plus grands récitals jamais enregistrés — je ne m'en aperçois qu'aujourd'hui alors que j'ai grandi avec ce disque, ce Bach, ce Mozart, ce Schubert et ce Chopin. 

Il était droit. Je ne connais pas de pianiste plus droit que lui. Rien n'est jamais gauchi par l'intention, par l'esbroufe, par la vanité ou la crainte. Son cœur, il n'a pas besoin de le sortir de la poitrine, son âme, il n'a pas besoin de l'offrir au public venu l'entendre, il est tout entier à sa manière de parler, et s'il faut soixante-dix ans pour l'entendre, eh bien tant pis, que ceux qui entendent entendent, et que ceux qui sont sourds restent sourds. L'éternité lui va bien. Il n'est pas allé la provoquer, il la porte en lui, il entre avec elle dans le royaume, sans regarder en arrière, avec la simplicité des âmes pures.

Le soir même où Lipatti donnait son dernier récital coulait Laplace, une frégate météorologique de la Marine nationale, dans la baie de la Fresnaye, à 800 mètres du cap Fréhel. À minuit et quart, une explosion ébranlait le navire. Une des mines magnétiques posées par les Allemands durant la guerre venait de déchirer la coque. Le capitaine Rémusat, commandant du Laplace, restera à bord jusqu’au bout, sombrant avec son navire, alors que de nombreux marins se noyaient, englués dans le mazout qui se déversait du bateau : cinquante et un hommes périrent cette nuit-là. Michel Plantier réussit quant à lui à s'accrocher à une bouée de sauvetage et dériva dix heures durant avant d'être recueilli par le bateau-pilote de Saint-Malo. Il n'y a aucun rapport entre ces deux événements, mais on aurait aimé que Michel Plantier entende Dinu Lipatti jouer pour lui pendant son long cauchemar. Ce soir-là, la maladie qui frappe le pianiste ne s'entend pas : c'est la grâce, qu'on entend, la grâce et l'honnêteté sans faille d'un artiste comme on n'en fait plus. Dinu Lipatti allait mourir moins de trois mois après de la maladie de Hodgkin, à trente-trois ans. Bach, Mozart (mort à trente-cinq ans), Schubert (mort à trente-et-un ans) et Chopin (mort à trente-neuf ans) écoutent, sans un mot, celui qui les réunit à Besançon et en nous pour l'éternité. 

samedi 5 novembre 2022

Variations


J'ignore si c'est possible, j'ignore même si c'est souhaitable, mais j'aimerais écrire comme un musicien compose des variations. Cette idée, ce désir s'impose de plus à en plus à moi, alors que je l'ai longtemps combattu. Il est possible que cette voie soit une impasse, mais il est des impasses où l'on juge bon de se perdre, des chemins où l'on aime être seul. 

Tout est variation. La vie est variation. Les cellules du corps humain sont des variations d'elles-mêmes. L'amour est une variation de l'abandon. Le passé est une variation du présent, l'avenir également. La vieillesse est une variation de la jeunesse, qui est elle-même une variation de l'embryon, qui est lui-même une variation de l'ovule, les organes sont des organisations variées, le visage est une variation du corps, le corps du visage, la main du pied, le vagin du pénis, le plein du vide, le temps de l'espace, la vibration du néant, le regard de l'écoute, la pensée du sommeil, l'homme de l'animal, le clavier de l'alphabet, la musique de la peinture, la colère de la joie, l'année de la semaine, le jour de la nuit, et la vie elle-même est une variation de la mort, autour de la mort, avec la mort comme thème central dont tous les autres découlent, la durée, le vide, l'infini et l'oubli. Les larmes sont des variations de la mer, ou du sang, l'enfant est une variation de la mère, l'autre est une variation du même, celui qui pleure est une variation de celui qui rit. La langue est une variation, sans doute la plus riche, la plus accessible, la plus signifiante pour l'homme, elle est la Variation-mère, pourrait-on dire, ou sa matrice, elle est en cela très proche du destin génétique tel qu'il se présente à nous. Des lettres aux Lettres, des caractères aux visages, des surfaces aux volumes, des signes aux mots et des mots aux notes, le monde ne cesse de se recomposer en d'infinies variations — c'est la vie, c'est le vivant qui parle à travers les êtres, et souvent même à leur insu. 

Les musiciens, et parmi les musiciens, les compositeurs, sont sans doute les plus attentifs à la Variation. Bien sûr, un écrivain digne de ce nom sait aussi qu'un livre n'est qu'une variation sur un titre, ou même sur un mot, mais il le sait sans le savoir, il n'y pense guère, tout occupé qu'il est par le sens et par le récit, alors qu'un compositeur, heureusement délesté de la signification et de l'écrit, met toute son âme à organiser la variation, car les notes et les accords, à la différence des mots, permettent de faire des phrases irréfutables (indiscutables) et pourtant non péremptoires : elles n'affirment rien, elles se contentent d'être justes, c'est-à-dire portées par un rythme et une harmonie qui les justifient, qui les amènent à ce point unique et non reproductible qui semble tout naturellement séparer la nécessité de la contingence, le naturel de l'artificiel, l'art du non-art. 

Prenons ce qu'on appelle un thème. Un thème est une mélodie qui va donner naissance à d'autres mélodies, qui va revenir, une mélodie reprise, transformée, métamorphosée, segmentée, augmentée, divisée, diminuée, inversée, reflétée, transposée, diffractée, dilatée ou au contraire comprimée, déformée, récapitulée, en un mot, variée. Un thème est également un signe, un appel, une balise, un repère, un seuil, une borne, une frontière. Un thème, c'est ce qui se dresse, ce qui surgit, ce qui parle depuis un nom propre. C'est lui qui créera et indexera la forme, qui signalera les retours, les suspensions, les transitions, les fins, et c'est lui aussi qui donnera un sens au développement, une physionomie au temps, une singularité et une allure à la succession de tensions et de détentes qui font avancer la musique, qui la font se mouvoir dans la durée et se rapprocher de nous sans que jamais heureusement nous ne soyons en mesure de l'atteindre. Avant que le thème soit thème, il est mélodie, c'est-à-dire  figure qui contraint les notes, qui imprime des directions et des courbes à leur succession, qui crée des rapports, des tensions, des pôles, des intersections, des intervalles, des échelles, qui sculpte un visage, qui imprime une physionomie, qui nous rend le moment sensible et familier (ou étrange) et nous donne l'illusion d'une parole qui donne un sens à nos sens. Mais la mélodie est elle-même variation. Dès qu'il y a deux notes qui se succèdent, il y a variation : la seconde est une variation de la première, et la première est une variation de la seconde, puisque la musique fait intervenir la mémoire, ô combien !, et qu'elle se meut dans toutes les directions simultanément : c'est la raison pour laquelle l'harmonie (le vertical) est elle-même une variation de la mélodie (l'horizontal). Il est impossible d'imaginer que la musique en soit restée à la monodie, car la monodie contenait déjà en elle-même, à l'état latent, la polyphonie. Qui de l'harmonie ou de la mélodie est première ? Il est difficile de le dire, tant ces deux catégories sont interdépendantes ; pourtant, j'aime penser que la mélodie est tout entière déjà contenue dans l'accord, puisque chaque son naturel est déjà constitué d'un faisceau organisé de notes (les sons purs n'existent pas dans la nature, le vivant ne le supporte pas). Si les hommes ont pensé un jour à chanter, si le chant est venu à leur bouche, c'est peut-être qu'ils ont d'abord entendu (ou deviné) ce qu'un son exprimait (révélait) de manière à la fois instantanée et cachée : le son est un paradoxe — il est à la fois muet et discoureur. Le chant n'est donc peut-être que la réalisation note à note, que l'ordonnancement dans le temps d'un précipité sonore, celui du donné, celui de la vibration des corps. Tache ou dessin, couleur ou trait ? Les deux se tiennent embrassés. C'est des rapports intimes et passionnels (et parfois conflictuels) de ces deux dimensions qu'est née la musique telle qu'elle a existé depuis le plain-chant. On serait tenté de dire : telle qu'elle a existé après le plain-chant, mais je crois que dès lors, la présence du Vertical était déjà active et signifiante — on ne peut pas concevoir de mélodie sans que celui-ci l'ordonne, et plus que cela, la structure. C'est ainsi : il y a des notes qui dominent et des notes qui sont dominées, l'égalité n'existe pas dans le chant, et même la musique dodécaphonique, qui un temps a prétendu abolir ces hiérarchies, a dû bien vite les rétablir par d'autres moyens que ceux de l'harmonie tonale. On pourrait aller jusqu'à dire que le Chant est la manifestation sensible de l'inégalité sonore naturelle.

L'oubli est une variation sur la mémoire. Une variation vertigineuse et qui annonce la fin du souffle, l'effroi et la solitude. Mais qu'y a-t-il de plus beau qu'un chant qui ne s'adresse plus à personne, qui ne cherche plus à séduire ni à consoler ? Qu'y a-t-il de plus émouvant qu'un chant essoufflé, qui tend vers l'Absence radicale ? L'idéal de la musique est sa disparition, l'idéal du son est le silence, l'idéal de la couleur est le noir. 

Le vocable son est en français contenu dans les mots songe et mensonge. On oublie de l'entendre mais il est bien présent, c'est à lui qu'ils doivent cette vibration profonde qui les fait tomber en nous, comme les harmoniques sont présentes dans chaque son instrumental : il y a une part de rêve et de délire dans les corps résonants qui incitent l'homme à sortir de sa simple parole, qui le font passer de la langue au chant. C'est toute la différence qu'il y a entre entendre et comprendre

vendredi 4 novembre 2022

La Chair

J'aimerais qu'on me présente ceux qui sont morts le 10 janvier 1956 dans l'après-midi. Je ne me rends pas compte, est-ce que cela fait beaucoup de monde ? Ceux dont la vie s'est éteinte au moment précis où je suis né, se pourrait-il que je ne leur doive rien ? Cela me paraît impossible. Qu'ont-ils soustrait au monde qu'il faudrait continuer, ou reprendre, sous d'autres formes, sous d'autres cieux ? Ils ont effacé un trait qui a laissé poindre une forme, non, plutôt l'inverse. Sur une tranche de cœur encore saignant quelqu'un a marché et un nouveau-né a crié avant la nuit. Aglan vient avec son large couteau, je crois que c'est pour moi.

La chair, la chair, la chair. Tiède et peureuse. Rien d'autre dans le crépuscule élastique qui se traîne toute la journée. C'est un ruisseau perpétuel et épais, un pus froid qui se glisse dans l'haleine, un abrégé de douleur calme qui étreint sans répit, tant que la langue vit.

Les fils descendent du plafond et m'entrent dans la gorge. Je crie silencieusement : la chair. Je bave. Ça sent l'ail et la coriandre et l'organe épuisé. Inspiration, expiration, pause, tremblements, fièvre noire. Paix dérivée, reportée sous le souffle. Un trait mène au néant, négligeant même l'effroi. Le trou. Ils étaient durs, féroces et sans mœurs. On entend encore leur sales cris de fantômes ivres. 

Même entre les pages d'un livre, je ne suis plus à l'abri. Le bruit entre par les pores de la feuille. Plus personne pour nous embrasser. Le souvenir s'est résigné : il est fatigué, lui aussi. Tout s'est défait comme ils parlent tous en même temps alors que je n'entends rien. Personne n'est là. Pas de caresse. Pas de tête accentuée. Ne reste que le souvenir d'une idiotie impardonnable qui ne me quittera plus. Pourquoi m'as-tu abandonné ?

mardi 1 novembre 2022

Vieux

 

Un jour nous sommes vieux. Alors nous devons être vieux. Nous devons nous adapter à notre nouvel âge (nouvel âge, vraiment ?). Nous devons dormir comme un vieux, marcher comme un vieux, respirer comme un vieux, parler comme un vieux, et même penser comme un vieux. Karajan n'a pas toujours été vieux. Il a été jeune, on l'a connu jeune, on l'a vu jeune, on a des images, on a des films, on a sa voix de jeune homme bien dans l'oreille, ce son un peu métallique au fond des tripes qui le rend un peu moins effrayant. (Même Elizabeth Schwarzkopf a été jeune. (Même moi.))

Nous devons nous conformer à notre état de vieux. Nous devons faire coïncider notre âge et notre aspect, notre âge et notre voix, notre âge et nos pensées, notre âge et notre démarche. Nous devons être cohérents avec notre carte d'identité. Par exemple en développant un petit cancer de la prostate, ou un commencement d'Alzheimer. Boulez n'a pas toujours été vieux. Je l'ai entendu parler quand il avait vingt-cinq ans. Rodin aussi a dû être jeune, mais je ne l'ai jamais entendu parler, ni vu en photo quand il avait vingt ans, ni croisé en allant faire mes courses à Alès. Jésus n'a jamais été vieux (ni Schubert). Serait-il revenu sur ses théories, s'il avait atteint quatre-vingts ans ? Je me demande souvent si Glenn Gould aurait joué la sonate en la majeur de Mozart différemment à soixante-dix ans. 

« Il faut aimer les sages quand ils sont jeunes. Passé un certain âge, on a tendance à prendre pour de la sagesse ce qui n’est que fatigue, indifférence, lassitude, extinction des passions. » Pour les sages, je ne sais pas, je n'en connais pas, mais pour les artistes, je les préfère vieux. Il nous vient parfois un dégoût d'écrire en songeant à la quantité de jeunes par lesquels on risque d'être lu, pourrait-on dire pour paraphraser Paul Léautaud. Je crois que cette idée qu'il existe des sages est une idée de jeunes. Et comme les jeunes sont cons…

Mais les vieux sont encore plus cons ! — Ah oui, c'est bien vrai, ça. — Surtout ceux qui s'imaginent être vieux. — D'accord, mais ils sont tout de même moins cons que les vieux qui se croient jeunes ! — Cela va sans dire, mon Coco.

Dans l'allegro ma non troppo de la sonate en la mineur de Schubert (D. 537) jouée par Arturo Benedetti Michelangeli, ce dernier est-il vieux, suffisamment vieux pour jouer cette musique composée par un jeune homme de vingt ans ? Je suis souvent troublé par le fait de penser qu'il aurait pu m'arriver de rencontrer Schubert et de le trouver con. Oui, j'en suis certain, c'est possible. C'est possible malgré tout ce que je pense d'un Schubert (ou d'un Beethoven). On peut bien sûr m'objecter que cela ne démontre qu'une seule chose : que je suis con. Et je serais bien en peine d'aller là-contre. Mais tout de même, cette explication n'est pas totalement satisfaisante. Et puis je vois bien qu'il m'arrive, pour parler de mes contemporains, de trouver con tel ou tel artiste que j'admire. 

dimanche 23 octobre 2022

Les Figures

Une vie, ça semble long, mais je me rends compte ce matin que je n'ai pas vécu plus de vingt-quatre mille jours, ce qui n'est tout de même pas beaucoup. La suite des jours est très loin d'être infinie. C'est en écoutant Segovia, à l'aube, que je reprends le fil. Je crois que j'avais oublié que j'étais vivant. Il y a des figures qui nous accompagnent toute une vie. On ne peut pas vivre sans elles. Moi en tout cas je ne peux pas. Segovia, Michelangeli, Richter, Pablo Casals, Dinu Lipatti, Debussy, Boulez, beaucoup d'autres, bien sûr… Ce sont plus que des musiciens, des interprètes, des instrumentistes ou des compositeurs, ce sont des figures, ce sont des visages, des vies, des morales, des pensées, des corps, des présences, ce sont des indices, des voix et des chemins qui laissent des traces dans le temps, dans un temps habitable, dans lequel nous nous incarnons. Ce sont même des langues, et des voix. Les écrivains, malgré tous leurs mérites, ne me font pas cet effet. Il leur manque une dimension. Je peux les aimer, les vénérer, même, je peux avoir infiniment de reconnaissance, pour eux, mais je suis incapable de me couler dans les figures qu'ils ont incarnées. Il n'y a pas de place pour moi. Il n'y a pas ma place.

« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate ; s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche de l'imagination particulière : tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale. Un beau livre, ce temple de l'individu, est l'acropole où la pensée se retranche contre la plèbe. » C'est André Suarès qui écrit ce qui précède et avec quoi je suis parfaitement d'accord, faut-il l'écrire. Mais je ne prétends pas être un homme libre. Je l'espère seulement, la liberté, ou le plus de liberté possible, et je fais en direction d'elle tous les pas que je peux faire, je crois que ma vie en témoigne, mais jamais je ne dirai que je suis un homme libre : la liberté n'est pas mon pays, ce n'est pas ma demeure. Cet esprit de liberté que je reconnais comme désirable, je ne peux pas l'habiter vraiment. Je me sentirais dépossédé de quelque chose de plus précieux, si c'était le cas. Il y a dans la musique une sorte de présence et de destin qui dépassent toutes les libertés humaines, une nécessité et une forme qui viennent de la nature. Le son ne se laisse pas dicter sa loi par les hommes. C'est lui qui préside à leur volonté de s'en servir de véhicule à la pensée. Ils ne seront jamais libres d'en faire ce qu'ils désirent. Le monde était là avant nous et ses lois nous précèdent. Nous ne sommes que ses invités. La portée musicale, ces cinq lignes droites sur lesquelles nous déposons des notes, le dit assez. Nous ne faisons que passer. Nous ne faisons que faire vibrer l'air que nous respirons, le temps d'un souffle, que noter, déposer des signes, des césures et des modulations dans la vibration universelle qui, elle, ne s'interrompt jamais. Nous ne faisons qu'imprimer fugitivement des figures dans le vivant.