dimanche 28 février 2021

Vaginette & Clitorine – aventures sur le palier (politesse mon cul)

Vaginette et Clitorine collectionnent les moules de neige et les pinces-à-fesse en bois. Leur appartement n'est pas chauffé, bien sûr, et c'est la salle de bains qui leur sert de tribunal. Les moules de neige ont parfois des accès de rage qui les conduisent à de sales extrémités, aussi Vaginette et Clitorine sont-elles très précautionneuses quand elles déplacent les objets qui se trouvent dans le couloir qui mène de la salle de bains à la cuisine. 

Ce jour-là, Vade Mecum sonnait à la porte. Malgré son masque, ridicule, on le reconnaissait (par l'œilleton) à son éternelle lampe-torche dépassant de la poche droite de sa veste trop grande. Clitorine était d'avis de lui ouvrir la porte en grand, mais Vaginette semblait en désaccord radical avec sa colocataire. Elle exigeait que Vade Mecum commence par ôter son masque. Après, on verrait. Alors Vade Mecum, vexé et lassé, rebuté et désolé, tourna les talons, et même tout le reste de son corps qu'il dirigea vers l'escalier. Clitorine, voyant ça, poussa Vaginette d'un coup d'épaule, et ouvrit la porte de l'appartement. Un souffle d'air chaud s'engouffra dans l'entrée, et Vade Mecum fit demi-tour. Il ne se le fit pas dire deux fois, ni même une seule fois, et pénétra dans l'appartement d'un pas décidé, presque enthousiaste, au minimum enjoué. Vaginette, revenue à elle, lui arracha son masque d'un geste foudroyant.  C'était bien Vade Mecum, le Sans-Dent haltérophile, dont la bouche exhala un peu de vapeur d'eau chargée de bactéries, en plus d'une haleine fétide — on ne pouvait plus douter de ce qu'on appelle "la réalité des choses". Ils étaient trois, dorénavant, à l'intérieur, car Clitorine avait déjà refermé la porte. 

La valse de l'adieu résonne en sourdine au fond de l'appartement, ce qu'entendant, Vade Mecum se met à pleurer comme un enfant. Pour le consoler, Clitorine lui prend la main et la colle sur ses petits seins durs. Vaginette, elle, est déjà retournée au travail. Les moules de neige n'attendent pas et il sera bientôt l'heure de la visite d'Henri Michaux. 

L'austère cataclysme que l'on voit se porter comme une ombre ajoutée à son lent paroxysme prévient de son soupir celle qui va florir. Allongée ici, tue sous la chair de ces phrases et comme on apprivoise un amant inconnu, le soleil est debout sur elle, et sur ce trône, le profane au rire effronté souffle gaiement des bulles rondes qui montent dans l'air rejoindre les mondes au fond de l'éther. Le globe lumineux et frêle prend un grand essor, crève et crache son âme grêle comme un songe d'or. J'entends le crâne à chaque bulle prier et gémir : Ce jeu féroce et ridicule, quand doit-il finir ? Car ce que ta bouche cruelle éparpille en l'air, monstre assassin, c'est ma cervelle, mon sang et ma chair !

Henri Michaux note une phrase sur un petit carnet noir, le remet dans sa poche, et poursuit sa promenade au jardin du Luxembourg. Accord répétés et fesses plates au delta. La porte est grande ouverte. Do majeur : On marche sur les plates bandes. Eintritt, M'sieurs-dames.

Pendant ce temps-là, Vade Mecum inspectait l'appartement de Clitorine et Vaginette en sifflotant (mal, car siffloter sans dents est difficile) un air que personne ne connaissait, même pas lui. Il promenait sa lampe-torche dans les moindres recoins, à la recherche d'une pince-à-fesse égarée. Il arrivait qu'il en trouvât, et c'était à chaque fois un moment de liesse intense, durant lequel il faisait avec sa lampe-torche quelques signaux de morse, ce qui avait le don de mettre Clitorine en transe. Alors, joyeuse et tendre, elle appliquait les grandes mains calleuses de Vade Mecum sur ses petits seins durs en poussant de petits cris aigus. Vaginette, quant à elle, ne se laissait pas distraire par de pareilles fariboles. Tout à son labeur, qui consistait à épousseter les moules de neige avec son plumeau quantique, elle plissait les yeux, de l'air de celle qui ne s'en laisse pas compter et qui sait que le monde dépend de son application. 

DRINGG ! DRINGG ! Henri Michaux, ponctuel comme un chef de gare, était à la porte, et il avait pris soin de retirer son masque, en entendant les pas précipités de Clitorine, qu'il n'arrivait jamais à distinguer de ceux de Vaginette, même en collant l'oreille à la porte. 

« Nous nous sommes rencontrés dans l'escalier. Ressers-moi un verre, et baisse la musique. Sous leurs airs, donc ils sont partout, forcément, un verre de lait fraise, ils me remontent en rougissant non, non, oh sers-moi un verre. Crimes & désirs. Et les femmes, pareil. J'ai besoin de repos mais l'asphalte me brûle la plante des pieds. Où irais-je, sans vous, quand d'obscures boutiques me refusent une simple halte ? Après le delta, le paysage est plus doux, plus profond. Remonte-moi, remonte-moi, mon élastique pendouille. » (Extraits d'une conversation entre Henri Michaux et Clitorine, retranscrite par Vade Mecum qui avait placé des micros dans le boudoir de Clitorine)

Pendant ce temps, Vaginette ne chômait pas. Elle avait mis Weather Report sur la chaîne Hi-Fi et se donnait à fond. Ses moules de neige brillaient autant que des vérités scientifiques présentées à la télé. L'appartement lui appartenait. Elle se sentait investie d'une mission. Son corps était électrique. Quelle vie de rêve ! Mais rêver, précisément, elle n'en avait pas le temps. Les pinces-à-fesse en bois n'attendaient pas, et encore moins les moules de neige. Savoir cela tenait Vaginette en une euphorie (légèrement teintée d'angoisse, il faut le reconnaître) qui imprimait à son visage la marque…

— On ne sait pas toujours ce qu'on veut dire, vous savez. Terminer une phrase n'est pas toujours signe d'intelligence. C'est mon avis.

— Mais c'est par politesse, que nous terminons nos phrases. 

— Politesse mon cul !


vendredi 26 février 2021

Les Jaccotteries (2)


Si je me touche contre la paire, sentirai-je
la sueur de celle qui est en-dessous,
les bas qui traînent dans les froids boudoirs
ou qui balbutient en fuyant dans les clapiers déserts ?

J’ai dans la bite des mictions de ruts la nuit,
des branles, des toisons emmêlées
plus nombreuses que les poils de chatte en été,
et eux-mêmes remplis d’images, de pensées
— c’est comme un labyrinthe de tiroirs
(mal éclairé comme des trompes de Fallope) —,
mais aussi dans les soirs d’autrefois
j’ai pensé en trouver l’issue
— moi aussi j’ai langui après des corps.

J’en ai plein le cul des faux-jours et des reflets
dans les tropes du poème scabreux ;
je me souviens de bouches insatiables sur les couilles.
Tout cela maintenant pour moi est sous le nerf,
et mon oreille collée à l'utérus entend,
à travers la splendeur de son office,
le poème mastiqué par les coups de dents infects.

Phil Jacot du Gland

Les Jaccotteries (1)


Il y a des petites culottes 
dans la purée éparpillées.
Où sont les belles salopes
qui se trompent même en février
dont on ne voit jamais le derrière ?

On voit des petites culottes 
sur l'assiette dans la purée ;
Où est la belle assez accroupie 
pour se gourer même en février,
conjointe toujours trop tard.

Ces bourses ces huiles ou ce dégain rapide, ce frémissement. 
Une mousse mesurée. 

Pisser. Rien d'autre. Rien de moins. 

Voir des culottes, qui elles-mêmes, plus vite ou au contraire plus lentement qu'un ventre de femme, paissent.


Phil Jacot du Gland

dimanche 21 février 2021

L'autre livre

Journal de Renaud Camus 

Plieux, samedi 20 février 2021, sept heures et demie du soir.  On écrit toujours l’autre livre, un autre livre (que celui qu’on écrit). On écrit le livre suivant, on corrige le livre précédent. On écrit un livre impossible, qui n’existera jamais, serait-ce seulement parce que nous sommes incapables de l’écrire —  il nous rendrait fou, nous tuerait, et mettrait le monde en révolution.

J’appelle vrai travail le livre que j’écris, officiellement, c’est-à-dire que je n’écris pas. Le livre qu’on n’écrit pas se reconnaît à ceci, qu’il demande beaucoup de travail, que naturellement on répugne à fournir. À  peine s’y met-on, tout se brouille. Ce qui semblait parfaitement clair quand on ne l’écrivait pas devient opaque et captieux, élusif  en diable, impossible à cerner, dès lors qu’on se mêle de l’écrire. Toutes les pistes qu’on suit et toutes les idées qu’on presse semblent dévier, mener au livre qu’on n’écrit pas. Il faudrait être assez malin pour tromper le Sort, ou la Lettre, et les convaincre, selon une structure d’histoire juive, qu’on se donne l’air et les gants d’écrire tel livre pour qu’ils se persuadent qu’on écrit tel autre, alors qu’en fait on écrit bel et bien le premier.

Il y a depuis quelques années des entrées qui ne renvoient à rien, qui ne sont index de rien, dans l’Index des Églogues et des Vaisseaux brulés. Ce sont des pierres d’attente, qui un jour devraient produire du texte, et mériter ainsi, a posteriori, le rôle et la fonction qui leur sont dévolus. Qui sait si Dieu n’a pas procédé de la sorte, pour construire le monde ? — ce qui expliquerait le médiocre agencement de bien des parties et ce jeu, entre les différents chapitres. 


samedi 20 février 2021

Revue d'idées

(Il n'y a pas assez d'[idées] dans mes phrases. Il faut que je mette des [idées] dans mes paragraphes.) 

Je pourrais commencer par l'[idée]1, et poursuivre avec l'[idée]2. Mais que placer entre l'[idée]1 et l'[idée]2 ? Des adjectifs, des verbes, des compléments d'objets, des propositions plates, sans idées, des incises ? Comment faire, surtout, pour que l'[idée]1 et l'[idée]2 aient l'air de coexister pacifiquement, de ne pas se bouffer le nez, de ne pas empiéter l'une sur l'autre, et pourtant de bien se différencier, de rester tout de même des [idées] singulières, indépendantes ? C'est bien gentils, les [idées], mais elles ne doivent pas empêcher de faire des phrases ! Cependant, il ne faut pas non plus que les phrases diluent les [idées] dans leur mouvement naturel de phrases. 

Admettons que je réussisse à faire une ou deux phrases dans lesquelles je place deux [idées] à des endroits stratégiques et idoines, que ces [idées] soient à la fois reconnaissables dans leur essence d'[idées] et suffisamment plastiques pour ne pas contrarier le mouvement naturel des phrases. Comment passer ensuite à l'[idée]3 ? Avec le même procédé ? Il ne faut pas lasser le lecteur. Mais il faut aussi lui donner une nourriture suffisamment riche pour qu'il ait la sensation de ne pas perdre son temps. Le lecteur est un con mais il ne veut pas se faire avoir. 

Avez-vous connu les baraques à strip-tease à Pigalle, à Noël ? Je fus dans les hommes qui se pressaient là, les pieds dans la boue, les doigts gelés, à la nuit tombée. Il fallait sortir de chez soi, aller dans le froid et la honte, avec les autres hommes, il fallait se tenir là, minable parmi les minables, mains dans les poches. Le cœur absent.

L'idée était de voir une femme nue, de voir ses seins, de voir sa chatte, et ses fesses. L'idée nous faisait sortir de chez nous et nous traînait là, pitoyables, dans le bruit et le froid, dans la laideur, surtout. 

Ces femmes n'étaient pas très jolies, elles étaient parfois laides, elles étaient mal fardées, toujours affublées d'habits de très mauvais goût, et leurs paroles n'étaient guère engageantes, non plus que leur voix. La sueur se voyait sur leur mauvaise peau, même quand elles étaient en petite tenue sur une estrade en plein air, mal réchauffées par un poêle à gaz miteux qui rougeoyait près de leurs jambes métaphysiques.

J'ai aimé ça. J'étais une idée parmi d'autres idées, une idée sans phrases. Hors de l'humanité, pour ainsi dire. Les idées sont toujours à l'extérieur. Les idées sont des putes qui tremblent de froid. Elles ont des pieds fatigués. Ce n'était même pas du chagrin, qui se voyait là, c'était seulement les hommes et les idées qu'ils avaient trainées là dans la nuit d'hiver. On ne se lamentait pas du tout, non, personne ne se plaignait, on était bien content d'être là, les pieds dans la boue, avec les autres. 

vendredi 19 février 2021

Sous la direction de mon coach artistique

Dany était de Reims. Dany Bourgeois le bien nommé. Barbu, gentil, bien élevé, mais parfaitement insignifiant. Et moi je draguais Anne, sa femme. 

Un jour, sur les marches de la maison d'Anne, il a dit, en parlant d'une femme que je ne connaissais pas : « Elle est bien nichonnée. » Je suis resté coi. "Nichonnée" ? Déjà, "nichons" ne faisait pas partie de mon vocabulaire, mais alors "nichonnée", dans la bouche de ce bourgeois de province…

Il était brocanteur et pingre. Tout est nul à chier, d'accord, mais Dany était encore plus nul à chier que le reste. Anne a toujours eu des mecs parfaitement cons. Mais gentils.

J'ai longtemps pensé qu'elle avait les seins plantés un peu bas (ce qui m'excitait beaucoup). Et puis, un soir, on a fait l'amour, tous les deux, et j'ai bien dû me rendre à l'évidence : je m'étais trompé. Ils étaient parfaits.

Quand je voyais Anne, je ne voyais que ses seins (je l'avais vue allaiter son fils Julien, et c'était merveilleux). Et quand je l'ai vue nue, je me suis rendu compte que je m'étais trompé sur tout. Elle avait des seins jolis mais ordinaires, et un cul extraordinaire, que je n'avais jamais soupçonné.

jeudi 18 février 2021

Nahualli



Très surpris de voir que Juliette Binoche, en 1985, dans Rendez-vous, de Téchiné, fait encore partie du monde dans lequel les femmes ne s'épilaient pas les aisselles (pas toutes, en tout cas). Emmanuelle Béart, Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Isabelle Adjani, quatre actrices, quatre voix, surtout. La seule que je trouve émouvante étant celle d'Adjani, que d'abord je ne reconnais pas. Et puis Roland Barthes, et Patrick Dewaere, dont les voix, également, me bouleversent. Les cerises, les tulipes, le frère et la sœur. Les conversations, encore… Pas de conversations sans fruits, ou alcool.

C'est incroyable. Je disais tout à l'heure à C. que j'aimerais le filmer, le filmer en train de parler, et je tombe ensuite sur cette page du journal de Renaud Camus : « (…) Il y a vingt-cinq ans, à un cinéaste qui me voulait du bien, j’avais proposé de faire avec lui un film qui se fût intitulé L’Écriture de Dieu : road-movie, où l’on aurait fait parler quelques minutes, dans des cafés, sur des terrasses, dans des jardins, sur des bancs, des hommes et des femmes de rencontre, parce qu’on jugeait leurs traits inoubliables. » Je lui écrivais : « J'aimerais qu'on parle des hémorroïdes (ou d'une autre maladie du même ordre), de la grammaire, des visages, de l'ivresse, de Molière, des vieux, de Saturne, des mains, des yeux, de la paresse, du luxe. J'aimerais également intituler cette conversation : "La vie est trop courte pour l'art". J'espère que vous serez d'accord. » L'Écriture de Dieu, ou peut-être L'Écriture du Dieu, je ne me rappelle plus, est le titre d'une des plus belles nouvelles de Borges, est-ce dans l'Aleph ? Mon vieux rêve de cinéma… Filmer des corps, des visages, sans histoires, surtout, sans cette horrible fiction qui vient toujours tout gâcher. (Qu'un visage nous paraisse beau et qu'il paraisse laid à l'autre, et les continents se séparent. C'est le goût, toujours, qui prime sur le reste.) Ah, comme j'aurais aimé cela… 

Une phrase magique et secrète permet, lorsqu’on la récite, de renverser le cycle des malheurs et des maux qui nous accablent. C'est l'idée qui sous-tend la nouvelle de Borges. Tzinacán, grand prêtre magicien, a été torturé par les conquérants espagnols, et incarcéré dans un cachot en forme de demi-sphère profondément enfoui dans la terre, en compagnie d’un jaguar. Le prisonnier peut apercevoir brièvement le fauve, au moment où les geôliers jettent de la nourriture aux deux pensionnaires, et il comprend alors que sur l'animal se peut lire la phrase magique. « C’était une des traditions qui concernent le dieu. Prévoyant qu’à la fin des temps se produiraient beaucoup de malheurs et de ruines, il écrivit le premier jour de la création une sentence magique capable de conjurer tous ces maux. Il l’écrivit de telle sorte qu’elle parvienne aux générations les plus éloignées et que le hasard ne puisse l’altérer. » Le jaguar est le double animal de l'homme, il permet le passage dans l'autre monde éclairé par le "soleil nocturne". Et Tzinacán de se dire : « Il me suffirait de la prononcer à voix haute [cette phrase] pour devenir tout-puissant. Il me suffirait de la prononcer pour anéantir cette prison de pierre, pour que le jour pénètre dans ma nuit, pour être jeune, pour être immortel, pour que le tigre déchire Alvarado, pour que le couteau sacré s’enfonce dans les poitrines espagnoles, pour reconstruire la pyramide, pour reconstituer l’empire. » 

Le visage du nahualli, c'est la voix, se mêlant au chant de l'été finissant, de celle qui va manquer, ou qui manque déjà, c'est le jour qui pénètre dans la nuit, c'est le sublime de l'instinct qui creuse l'instant et l'installe dans l'illimité. 

Il suffisait de quatorze mots fortuits pour se libérer de la prison du temps : voir le dieu sans visage.

mercredi 17 février 2021

Un paragraphe

Je suis dans les bras de Christine, dans le salon de la rue Joseph de Maistre, devant la fenêtre qui donne sur la cour. Je pleure car je ne veux pas la quitter, mais je viens de lui avouer que j'étais amoureux de Céline, et que je ne veux pas y renoncer. Avoir deux femmes, c'est quand-même pas la mer à boire. Céline a la moitié de mon âge, et Christine à neuf ans de plus que moi, il y a vingt-quatre ans d'écart entre ces deux femmes. Elle me somme de choisir, moi qui ai horreur de choisir. Elle doit penser que je vais la choisir, elle, car je l'aime vraiment. Il n'y a pas de tags dans les rues. Mais non, je ne veux pas me passer de Céline. Est-ce qu'il y en a une de plus jolie que l'autre ? Non, ce n'est pas ça. Alors quoi ? Céline est jeune, très jeune. Elle découvre la sexualité avec moi. On s'entend tellement bien. Je peux tout lui demander. D'ailleurs, non, je n'ai même pas à demander. Elle devance tous mes désirs. Pourtant, objectivement, je préfère faire l'amour avec Christine. On s'est toujours très bien entendu dans le sexe. C'est sans doute la chose qui me plaît le plus chez elle, sa manière de faire l'amour, son corps, sa chatte, son cul, ses poils sous les aisselles, enfin tout ça, tout ça me plaît depuis que je l'ai rencontrée, torse nu dans un couloir de l'ancien conservatoire d'Annecy, ses larges aréoles, sa peau mate, son ventre, tout. Elle m'a beaucoup trompé, Christine, mais pas en cachette. Elle m'a rendu fou de jalousie, elle m'a même fait coucher avec elle et son amant Michel, parce qu'elle nous aimait tous les deux. Nous nous sommes quittés plusieurs fois, et plusieurs fois nous nous sommes remis ensemble, nous ne pouvions pas nous passer l'un de l'autre, c'était physique, comme on dit. Elle a un derrière splendide. C'est un animal. Elle m'a tout appris. On est amoureux, on croit qu'on ne peut pas se passer de celle dont on est amoureux, qu'elle est vraiment spéciale, irremplaçable, unique, on est accordé au goût de son sexe, à ses odeurs, à ses gestes et au timbre de sa voix, son cul, par exemple, comment pourrait-on se passer de ça, et puis l'autre, là, l'autre fille, l'autre femme, à part sa nouveauté, à part sa fraicheur, à part le frisson qu'elle fait courir en nous quand elle semble amoureuse, qu'est-ce qu'elle a pour elle ? Elle a des pieds un peu ridicules. Ses fesses ne sont pas terribles. Elle est un peu godiche, un peu grande, mais elle a de très beaux seins et de très beaux cheveux. Un grand nez, aussi. Des yeux merveilleux. Et puis, elle, au moins, je ne peux pas l'imaginer dans les bras d'un autre. Elle est à mes pieds. Je la domine. Il n'y a aucun rapport de force entre nous — parce que toute la force est de mon côté. J'aime Christine, je l'aime vraiment, mais j'ai découvert une chose qui m'épuise et me dégoûte : les compromis. J'ai découvert qu'on ne pouvait pas vivre avec une femme sans faire des compromis. Sur tout. Les journées ou les semaines se passent à faire des compromis. On fait des compromis toute l'année. Tout se négocie. Tout se discute, se marchande. Avec Céline : rien. Tout est là immédiatement, à disposition. On veut, on prend, on fait, on dit. J'avais trente ans, et j'avais l'impression de renaître. Être un homme, c'est donc ça ? Que s'était-il passé entre mon adolescence et ce moment où je me suis découvert homme ? Une zone étrange, compliquée, riche, faite d'une accumulation incroyable de sensations, de désirs, de désespoirs, de bêtise, d'ivresse. Tout est possible et pourtant rien n'aboutit vraiment, tous les chemins sont ouverts, on oublie, d'un jour sur l'autre, on goûte à tout, on est écœuré, effrayé, perdu, mais le cœur vibre, toute la journée, on a les couilles pleines et la pensée désinvolte, on ne fait pas très attention, mais tous ces regards, tous ces corps, toutes ces bouches, on les absorbe comme un affamé. Ces quinze années c'était l'éternité. On peut dire qu'on l'a connue, avec le soleil, avec la mer, avec l'été, avec la ville, avec un corps qui ne se manifeste pas, qui sert fidèlement. Cette éternité très peuplée, où l'on ce cessait de parler de solitude, où les corps passaient comme des cartes dans les mains, on pensait qu'on allait tous les emporter avec nous, qu'ils seraient là pour toujours, ces personnages fidèles et changeants, qu'ils allaient seulement se transformer, au même rythme que nous. En réalité, nous étions indifférents les uns aux autres, pris dans un tourbillon où personne ne regardait personne, mais on se tenait compagnie, et c'était bien agréable. Il y avait de la musique partout, dans toutes les heures, dans tous les interstices de nos vies, personne n'avait d'ambition, du moins le croyais-je, notre monde était à part du monde, il était minuscule et indemne. On se sentait chez soi. C'est déjà ça. Quelqu'un pourrait-il m'expliquer ce que c'est que de vivre ? Vivre… Ça ne peut pas être seulement ça, tout de même ! Le plaisir et le déplaisir, l'attente et le comble, la nuit et le jour, les hôpitaux et les églises, la mère et les femmes, la crainte et l'abandon, ça ne peut pas suffire à faire un monde ! J'aimerais savoir ce qui manque, mais je l'ignore. Peut-être que rien ne manque, que tout est là, mais qu'on ne sait pas relier le tout ? L'oubli, voilà la seule réalité, la seule chose qu'on ait de commun avec ceux qu'on aime ; la vitesse à laquelle on oublie, le manque de synchronisme de tout ça me saute aux yeux, aujourd'hui qu'il est trop tard. Personne ne marche du même pas. Les pieds sont des cons, les femmes sont des connes, et moi aussi je suis un con. Là, tout de suite, j'aimerais bien fumer une cigarette avec une jeune fille qui se demanderait si je suis en train de la draguer. 

Le Test

Voici la situation. J'ai passé le test. Mais mon âme-sœur, ne l'a pas passé, elle. Elle ignore donc que je suis son âme-sœur, et peut-être ne sait-elle même pas qu'elle possède une âme-sœur. Tant qu'elle ne passera pas le test, celui-ci sera un crève-cœur, pour moi. Non seulement il ne sert à rien, mais en plus il me fait souffrir, puisque je sais de manière certaine que mon âme-sœur existe, et qu'elle ne sait pas que j'existe. Je me dis qu'elle finira par le passer, ce test, mais je peux aussi penser que lorsqu'elle se décidera, il sera trop tard. Bien entendu, j'ai une foi absolu dans le test, et dans la théorie de l'âme-sœur unique. 

Ce soir, je regarde la mer, par la fenêtre, et je suis effrayé. C'est la mort que je regarde, c'est la mort qui va m'étouffer, m'emplissant la bouche et les poumons d'un mur liquide, alors même que sur cette mer mon âme-sœur est en train de naviguer sans boussole. La moitié de la Terre va envahir mes poumons, et dans cette moitié de terre liquide mon âme-sœur sera un point minuscule flottant sur un frêle esquif. Le cosmos hurlant, avec ses milliards d'étoiles, me fait moins peur que cette grande nuit salée. Je vis en face de ma ruine, et elle va m'emplir le ventre.

mardi 16 février 2021

Aucun rapport



Il pourrait dire ceci.

En écoutant les descriptions des astrophysiciens parlant de la formation de l'univers, on comprend que ce qu'ils énoncent est avant tout du discours, des phrases. « Les forces énormes qu'ils [les trous noirs] déploient donnent leurs physionomies aux galaxies et créent les conditions de l'émergence de la vie. » Ces phrases sont impossibles à entendre hors de leur milieu d'origine. On sent immédiatement qu'elles ne sont que des représentations de la réalité, des équivalences, mais qu'elles n'en parlent pas directement, car la réalité dont elles font mention n'est pas une réalité directement accessible. En énonçant ces phrases, ceux qui les emploient créent pour nous à la fois le monde dont nous sommes censés être le produit et le monde dont nous pensons être les observateurs. Il est évident que ce monde est une fiction, une fiction comme aime à en produire la science, qu'elle soit dure ou molle. Les concepts de la psychanalyse, par exemple, sont du même ordre. Ils participent d'une réalité efficiente qui nous accompagne et nous tient dans sa main, en même temps qu'ils sont créés de toute pièce par la psychanalyse. L'inconscient et les trous noirs sont des objets dont une certaine description de la réalité a besoin à un moment donné pour parvenir à un récit qui peut donner lieu à des développements (développements en aval mais également en amont, car le monde réel (ce que nous appelons tel) se développe dans les deux directions à la fois). À certains points de son histoire, l'humanité tombe d'accord sur quelques énoncés dont elle fait spontanément une vérité scientifique, et tout son effort d'humanité consiste à essayer de faire que ces vérités ne semblent pas contredire trop directement les anciennes vérités. Les adaptations des vérités entre elles ressortissent du génie humain. C'est l'art de la transition insensible qui donne à la fiction humaine cette apparence de réalité. Les astrophysiciens confectionnent une pâte de discours (bardée de chiffres et d'images) fait de phrases qui maintiennent tant bien que mal la réalité en place. Leurs phrases sont des bornes, des couloirs et des forces qui induisent un cheminement logique (et la logique consiste ici à faire que l'homme se sente pris dans un récit commun, un récit qui a un sens). L'explication par le trou noir est un exemple merveilleux de "réalité scientifique" qui s'appuie de manière très visible sur le langage dans ce qu'il a de plus imagé, et de plus fécond — et de plus performatif. On dit « trou noir », et immédiatement on perçoit sa formidable puissance d'attraction. On dit « inconscient » et immédiatement on comprend ce qu'est la conscience qui nous pousse dans le monde qu'on dit réel. 

Il faudrait être capable de dire quelque chose qui ne serait pas seulement l'inverse de ce qu'on affirme ici, mais qui n'aurait rigoureusement aucun rapport avec les assertions précédentes. Ce serait sans doute l'unique manière qu'on aurait d'être libre, et donc vrai. 

Il pourrait dire cela (ce qui précède, ce qui a été énoncé), mais serait-il capable de dire ceci (ce qui n'a pas été dit, ni par lui ni par personne), qui se tient en aval du discours, qu'on matérialisera par… ? Serait-ce qu'il reste à inventer une Grande Science, alors que nous nous contentons d'une Petite Science ? La petite science consiste à expliquer (qu'on voit ce qu'on voit), quand la grande consiste à voir (dans toutes les directions). La seule intuition qu'on ait eu jusqu'à présent de la Grande Science serait la poésie, la poésie qui s'est dégradée en littérature, puis en théorie(s).

« Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. 
Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir, 
Ce point allait, venait ; et l’ombre était sublime. »

***

« Les trous noirs sont les phénomènes les plus puissants du cosmos. Ils sont à l'origine de l'histoire de la vie. » Ces deux phrases ont toutes les apparences du sens et de la logique. Pourtant elles n'ont rigoureusement aucun sens, si on les entend depuis une place décentrée, une place qui n'est pas située dans notre système de croyances. Elles n'ont en tout cas pas plus de sens que les trois vers de Victor Hugo cités au-dessus. « Histoire de la vie » ? Quelle histoire, sinon celle que nous racontons à qui veut bien nous entendre ? 

« Je vis près d’eux, veilleur intime ; je combine 
Le vieux houblon de Flandre et la vigne sabine, 
La franche joie attique et le rire gaulois »


samedi 13 février 2021

Jamais je ne rencontrerai d'homme…

Au volant de sa petite Fiat, sur l'autoroute, elle pleurait, revenant d'une escapade en Normandie, où elle était allée rejoindre son godfather, et elle me disait en sanglotant : « Je sais que jamais je ne rencontrerai d'homme qui arrive à la cheville de mon père ».

Castagno me dit : « Il ressemble à une vieille loutre, Rayski ».

jeudi 11 février 2021

Entrevue galante


Je fais toujours — ou plutôt, je finis toujours par faire — la chose qu'il ne faut surtout pas que je fasse. Je suis le contraire de quelqu'un de conséquent, bien que je ne sois pas le moins du monde inconséquent. J'y arrive toujours, à cette pointe morte de la trahison de moi-même. J'y arrive par un chemin ou par un autre, mais j'y arrive inéluctablement. Il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, que, vu du dehors, je passe pour un con ; ou pour un débile, ou pour un tordu — ce que je ne suis pas non plus. Moi aussi, si je pouvais me regarder du dehors, je penserais que je suis complètement con. Et sans doute, d'une certaine manière, le suis-je. C'est comme ça. Je sais immédiatement qu'elle est la chose à éviter absolument, à propos de quelqu'un, d'une situation, d'une relation, ou de moi-même, et je vais, parfois après mille détours, arriver à faire la chose dont je sais depuis toujours qu'il ne faut pas la faire. Ce n'est pas de l'inconséquence. L'inconséquent en arrive à l'inconséquence par manque de conséquence, il ne tire pas les conséquences des actes, des paroles, des situations. Moi j'y arrive par trop plein, par un désir impérieux de me confronter au paradoxe, parce qu'éviter l'obstacle serait vraiment trop décevant. C'est un peu comme si en ne faisant pas cette chose qu'il ne faut surtout pas que je fasse, j'allais décevoir la partie adverse en moi, le traître intime. Ce traître intime est une partie essentielle de mon être profond. Je peux me décevoir moi-même, ça j'en ai l'habitude, mais je ne peux pas décevoir l'autre. Je ne peux pas trahir le traître car je sais qu'il est la Vérité. Être fidèle à soi-même, c'est très facile. Être fidèle à l'Infidèle, c'est autre chose. La vérité d'un être se tient toujours au-delà. Pour cette raison, il est impossible de s'y tenir. C'est une place de laquelle on tombe — sans cesse. On tombe de niveau en niveau, de traitrise en contre-traitrise, en une spirale sans fin. Il y a toujours une porte supplémentaire à ouvrir. Je suis prêt à tout pour torpiller la vulgaire conséquence, celle qui nous mène de place en place, en évitant les balles qui sifflent à nos oreilles. Par "places", j'entends ces encoches faites dans la réalité, dans lesquelles les gens font halte, le temps de se dire : « Ça c'est moi. » Ils sont pris dans une théorie. La succession de ces places fait une vie, pour certains, une carrière. Ils ont la sensation d'avancer dans la galerie qu'on leur a alloué. Je les envie, parfois.

Savoir ce que l'on trahit suffit pour se connaître. La plupart des gens trahissent sans même le savoir. Ou, s'ils sentent bien qu'ils sont en train de trahir, ils ne savent ni quoi, ni qui. Ils préfèrent tourner la tête de l'autre côté, là où le désir est moins violent.

C. me dit que je suis masochiste. Il se trompe. Ce n'est pas du tout le masochisme qui me meut, ni le sadisme. Je ne peux faire autrement que d'aller à la seule place qui soit mienne, étant inhabitable. La seule place dont on ne peut me déloger, c'est celle qui n'offre aucune adhérence. Si j'étais masochiste, je n'oserais pas dialoguer avec le traître. 

samedi 6 février 2021

La tristesse noble

On aime la musique de Bach pour beaucoup de raisons. L'une d'elles, pourtant, et sans doute une des plus effectives, me semble rarement évoquée : la noblesse de sa tristesse. Il existe bien des sortes de tristesses. Celle de Bach n'est jamais geignarde, jamais hypocrite, jamais exaspérée, jamais sentimentale. Elle est digne, décente, apaisée, pourrait-on dire ; il n'y a pas trace d'obscénité en elle. C'est une tristesse qui nous porte à l'introspection et à la solitude, pas aux larmes, ni aux cris. C'est une tristesse qui fait du bien, une tristesse qui apaise et qui réconforte, en nous renvoyant à la part la plus haute de nous-mêmes, celle qui ne transige ni ne pose. La tristesse de la musique de Bach est simplement la tristesse de l'homme, que la joie n'épuise pas, celle qui fût là dès la Chute, celle qui nous retient sous les feuilles d'or de la Forêt éternelle. Cette tristesse, qui est l'une des grandes parts de la musique de Bach, est peut-être ce que je préfère chez lui, car elle crée un désir insatiable de retraite, de silence et d'hiver. Elle contrebalance la science, le secret, la complexité, et la puissance et la grandeur. Elle adoucit la lumière aveuglante qui pourrait sans elle nous abattre, nous rejeter à l'extérieur d'elle, et nous accueille, avec une fidélité intemporelle et une douceur ineffable. 

jeudi 4 février 2021

Savoir vivre

L'avenir, c'est le massacre. À quoi le voit-on ? À ce qu'il est impossible d'exiger de l'autre un semblant de savoir-vivre, dans une relation personnelle un peu soutenue. 

Sur un banc (4)

— Oui, on peut s'appeler Georges. On peut s'appeler Ophélie, Jacques, Yvon, Marcel, Laure, Octave.

— Octave, ça me fait rire.

— Sais-tu ce qu'est une octave ?

— Oui, enfin non.

— C'est l'intervalle de huit notes qui sépare deux do, par exemple, sur un piano. 

— Deux la aussi ?

— Oui, deux notes de même nom. Tu connais les notes ?

— Évidemment !… Si on se tourne le dos, on est à une octave l'un de l'autre !

— Exactement. Et nous avons chacun notre là. 

— Et on est tous sur un sol !

— Si seulement…

— Je vais raconter ça à mon père. 

— Tu vas lui parler de moi ?

— Bien sûr ! Il s'appelle Jérôme, mon père. 

— Et ta mère ?

— Pauline.

— C'est joli, Pauline. Ma mère aussi se prénommait Pauline.

— Les notes sont en ligne.

— Comment ?

— Les notes… Je les vois nager dans leur ligne d'eau. Elles flottent…

— Comme des canards ?

— Comme des petits cochons sur l'eau, ah ah ah !

— Sept petit cochons qui sauraient nager… 

— [elle rit encore]

— Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles / La blanche Ophélia flotte comme un grand lys…

— C'est quoi ?

— C'est un poème.

— Elle savait nager aussi ?

— Pas tellement.

— L'onde, ça veut dire l'eau ?

— Oui, c'est ça. L'eau et les sons, c'est un peu pareil. 

— Ça coule dans l'oreille comme quand on est dans le bain… J'aime bien la poésie. 

— Tu connais des poésies ?

— Oui, je connais : "Dansez les petites filles, / toutes en rond. / En vous voyant si gentilles, / les bois riront. / Dansez les petites belles, / toutes en rond. / Les oiseaux avec leurs ailes / applaudiront. / Dansez les petites fées, / toutes en rond. / Dansez, de bluets coiffées, / l'aurore au front." Victor Hugo. 

— Bravo ! Tu as appris ça à l'école ?

— Non, c'est ma mère qui me fait apprendre des poèmes par cœur.

— Et tu aimes ça ?

— Oh oui. Mais l'autre jour j'ai fait un mauvais rêve. Dans mon rêve, je devais réciter un poème à mon père, et les mots sortaient tous dans le désordre, et alors la figure de mon père se déformait. Pourtant je connaissais bien le poème, dans ma tête, mais dès que je récitais, les mots n'étaient plus à leur place. 

— …

mercredi 3 février 2021

Sur un banc (3)

— Un vieux chat qui songe à la mort ?

— Tu me parles, j'entends ta voix, mais c'est comme si elle était silencieuse, ta voix.

— …

— Tu parles comme s'il n'y avait jamais eu de son dans le monde. Quand je t'écoute, je ne suis pas ailleurs. 

— …

— Tu as une baignoire, chez toi ?

— Oui, j'ai une baignoire.

— Tu prends des bains ?

— Oui, je prends des bains.

— J'aime bien mettre ma tête sous l'eau et écouter. J'aimerais pas être sourde. J'aime bien quand tu me parles.

— Je m'aperçois que je ne connais pas ton prénom.

— Mon prénom c'est Ophélie. Et toi tu t'appelles comment ?

— Georges. 

— Mais c'est quoi, ce prénom ?

— Tu n'aimes pas ? Moi j'aime beaucoup le tien.

— Oui, je sais.

— Tu sais ?

— Tout le monde me dit ça.

— …

— Mais je ne savais pas que les vieux chats s'appelaient Georges. Georges…

mardi 2 février 2021

Sur un banc (2)

— Mais la mort, tu y penses ?

— Bien sûr que j'y pense. Souvent, oui.

— Tu as peur de mourir ?

— Oui, j'ai peur de mourir.

— C'est obligatoire. Tu vas mourir forcément.

Je le tais… je le sais ! Et toi, tu y penses aussi ?

— Non, pas trop. J'ai le temps. 

— Ce n'est pas une question de temps, tu sais.

— Mais si, elle est plus proche pour toi que pour moi.

— Comment le sais-tu ?

— Tu es plus vieux !

— Plus vieux que quoi ?

— Que moi !

— Ça c'est vrai mais on peut mourir à tout âge. Certains ont une longue vie, d'autres une vie courte.

— C'est peut-être pour ça que je suis pressée ?

— Non, ça n'a rien à voir, c'est ton caractère, c'est tout. 

— On ne s'ennuie pas, avec toi !

— Oh si, la plupart des gens s'ennuient avec moi.

— Pas moi en tout cas. Tu sais que parfois j'ai des vertiges ?

— Comment ça, des vertiges ?

— Je suis assise à l'école, ou à la maison, et tout d'un coup, vlan, ça tourne ! Et je ne sais plus où je suis.

— Tu as des absences ?

— Comment ça des absences ?

— Tu n'es plus là, tu disparais…

— Ah oui, c'est ça, oui, je ne suis plus là où je suis. 

— Où te trouves-tu alors ?

— Je ne sais pas, justement.  Ça se peut, d'être nulle part ?

— Oui, ça se peut. Ça arrive.

— L'autre jour c'était au réveil. Tu connais André Malraux ?

— Quel rapport ?

— C'est mon père qui en a parlé à la maison, le matin où j'ai eu mes vertiges. Il en parlait avec ma mère.

— Tu t'intéresses à André Malraux ?

— Non, mais la première chose que j'ai entendue, après que les vertiges se sont arrêtés, c'est mon père qui imitait André Malraux, à la cuisine. Et ma mère riait. 

— …

— Quand je suis entrée ils ont vu que j'étais bizarre, alors ils se sont arrêtés net. Et Jean-Paul Sartre, tu le connais ?

— Oui, je le connais aussi.

— Mon père l'imite aussi. 

— C'est un marrant, ton père.

— Et tu manges quoi, au petit déjeuner ?

— Je ne mange pas. Je bois du café.

— J'en étais sûre. Comme mon père. Mon père il aime bien me dire des trucs bizarres.

— Bizarre comme quoi ?

— Ce matin, par exemple, il m'a dit : « Je feins d'être chat chez Mallarmé. » Tu comprends ?

— Il t'a dit ça ?

— Oui, il m'a dit ça ce matin, c'est un jeu entre nous.

— C'est un phénomène, ton père ! Et tu comprends ?

— Non. Mais c'est pas important. Ça m'amuse.

— Tu aimerais changer la couleur d'une ville ?

— Oh oui ! Paris jaune ! Lyon vert. Marseille rouge. 

— Pourquoi rouge ?

— Rouge comme la mort des chats. 

— Encore la mort… Tu vois que tu y penses !

— Je dis ça pour te faire plaisir.

— …

— Tu as l'air d'un vieux chat qui songe à la mort.

(…)

lundi 1 février 2021

Sur un banc (1)

— Tu crois que je pourrais m'asseoir près de toi ?

— Tu peux, bien sûr que tu peux.

— Tu fais quoi ?

— Je ne fais rien. Je regarde.

— Tu regardes quoi ?

— Rien. Je regarde le paysage, les gens.

— Mais c'est pas intéressant. Ils sont moches, les gens.

— Non, je ne trouve pas. Il y en a qui sont intéressants.

— Ah bon,  tu trouves ? T'es pas difficile. Regarde ce gros, là, il est moche, non ?

— Si tu veux, oui. On ne peut pas dire qu'il soit beau, mais il est intéressant.

— Moi il m'intéresse pas du tout. Je le trouve gros, moche, et pas intéressant. 

— Tu as peut-être raison. 

— Ben oui, j'ai raison, évidemment. Toi tu divagues un peu. Ça se voit tout de suite, que tu divagues.

— Ah oui ? À quoi tu le vois, que je divagues ?

— Ben tu restes là, sur ton banc, comme un qui ne sait pas quoi faire. T'as rien à faire ?

— Non, je n'ai rien à faire.

— Ah, c'est pour ça alors. Tu t'ennuies. 

— Non, je ne m'ennuie pas.

— Si, si, tu t'ennuies. Sinon, tu ferais quelque chose.

— Mais non, c'est justement parce que je ne m'ennuie pas, que je reste comme ça.

— Si je n'étais pas là, tu t'ennuierais. Là ça va, parce que je te parle.

— Tu es bien sûre de toi !

— Je connais la vie, moi.

— Ah oui ? Tu connais la vie ? Quel âge as-tu ?

— J'ai onze ans.

— À onze ans, on ne connaît pas la vie.

— Je connais la vie. Je la connais très bien, même. Je me souviens de tout. 

— Peut-être, mais il ne t'est pas encore arrivé grand-chose. 

— Ah si ! Plein de choses. Tu ne peux pas savoir le nombre de trucs qui me sont arrivés.

— Ah bon ? Quoi par exemple ?

— Je peux pas te dire, y en a trop. Ça n'arrête pas…

— Mais donne-moi un exemple. Une chose intéressante, qui t'est arrivée.

— Eh ben, mardi dernier, j'ai quitté Robert. On était ensemble depuis un mois. 

— Vous étiez ensemble ?

— Oui, c'était mon copain, si tu préfères.

— Il s'appelle vraiment Robert ?

— Évidemment. Si je te le dis…

— Et donc tu l'as quitté ?

— Oui. J'en avais marre. 

— Tu en avais marre ?

— Oui. Il dit des trucs, et il les fait jamais, tu vois ?

— Ah oui, oui, je vois très bien. Tu as bien fait.

— En plus il dessine mal.

— Alors là, je te comprends encore mieux.

— Tu dessines, toi ?

— Non, je ne dessine pas. Je ne sais pas.

— Moi je dessine très bien. C'est important, je trouve, de bien dessiner. 

— Très. Tu as de la chance.

— Ce n'est pas de la chance. Ma mère m'a appris. Et toi, tu as une mère ?

— Non. Enfin, elle est morte, maintenant.

— C'est normal, tu es vieux.

— Oui, je suis vieux. Et toi tu es jeune.

— Voilà. C'est la vie.

— C'est la vie. Mais tu vas vieillir !

— Mais je le sais bien. Dans quatre ans, j'aurais quinze ans. 

— Oui.

— Ma vie sera tout à fait différente, quand j'aurai quinze ans.

— Oui, c'est probable. 

— Tu seras toujours vivant, toi ?

— Ah, ça je l'ignore.

— J'espère que oui. Comme ça tu pourras comparer avec maintenant.

— Oui, je pourrai comparer. Mais je ne te reconnaîtrai plus.

— Mais moi je te reconnaitrai. Je viendrai te voir, et je te dirai : « Tu te rappelles de moi ? »

— Souviens.

— Comment ça ?

— Souviens. Tu me diras : « Tu te souviens de moi ? » 

— C'est pareil. Parce que tu seras toujours pareil, toi. 

— Ah, tu crois ça ?

— Oui. Les vieux, ils ne changent pas. Arrivés à un point, comme toi, ils s'arrêtent. 

— Ah, tu crois ça ? Ce serait bien…

— Tandis que moi, j'aurai changé. Je serai complètement différente. 

— Oui, tu seras une petite femme.

— Ah non ! Je serai une ado. 

— Oui, si tu veux, une ado.

— Je serai un peu frimeuse, j'aurai les ongles faits, et du rouge à lèvres. 

— Ah bon, déjà ?

— Bien sûr ! J'ai des copines qui sont déjà comme ça, mais ma mère elle ne veut pas. 

— Elle a raison, ta mère.

— Elle dit que c'est vulgaire.

— C'est ça, c'est vulgaire.

— Ma copine Aline elle se parfume. J'aime bien, moi.

— Mais ta mère ne veut pas.

— Non, elle veut pas. Toi, tu te parfumes aussi ?

— Oui, enfin, un peu seulement…

— Mon père, il se parfume aussi. J'aime bien.

— …

— Tu as vu, le gros il est vraiment gros, hein ! J'aime pas les gros. 

— C'est ton droit.

— J'aime vraiment pas les gros. Je sais pas pourquoi. Tu es communiste ?

— Non. Quelle drôle de question ! Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Je sais pas, tu as une tête de communiste, un peu.

— Ah bon ! Et à quoi ressemble un communiste ?

— À toi, mais un peu, hein, pas beaucoup. 

— Comme ça c'est clair.

— Mon père il les reconnaît tout de suite. Il se trompe jamais. T'es pas homosexuel ?

— Non plus, non. J'ai aussi une tête d'homosexuel ?

— Non, pas tellement. Mais je ne suis pas encore très forte. Tu sais, ça s'apprend. En fait, tout s'apprend.

— C'est vrai. Tout s'apprend. Tu aimes apprendre ?

— Ah oui ! J'adore ça. Le dessin, la cuisine, la musique, la mode, le ski. Quand j'aurai quinze ans, je saurai plein de choses.

— J'en suis sûr !

— Tu vois, par exemple, là, avec toi, j'apprends. 

— Et qu'apprends-tu, avec moi ?

— J'apprends à parler avec un vieux, à lui poser des questions, à deviner des choses sur lui. 

— Toi aussi, tu m'apprends des choses.

— Sûrement. Tu ne connais pas bien le monde des petites filles, par exemple.

— Non, c'est vrai, je le connais mal. 

— Je suis contente, tu sais. 

— Moi aussi, je suis content. 

— J'aime bien être contente. Ça fait du bien.

— …

— Regarde, la femme, là. Tu ne vas pas me dire que tu la trouves intéressante !

— Tu sais, si tu regardes quelqu'un assez longtemps…

— Moi je n'ai pas le temps. Je suis pressée. 

— Pressée de quoi ?

— De tout. De manger, de jouer, de dormir, de voir mes copines, de grandir.

— Ne te presse pas trop, tu as le temps. 

— Je sais qu'il me reste beaucoup de temps avant…

— Avant quoi ?

— Avant d'être vieille, comme toi. 

— Tu ne le seras peut-être jamais, vieille…

— Si, si, forcément, on vieillit tous. Ma grand-mère est vieille, très vieille, même. 

— Et comment seras-tu, quand tu seras très vieille ?

— Très intelligente. J'aurai appris plein de choses. Je serai assise là, à ta place. 

— Et tu parleras avec un jeune garçon assis à côté de toi…

— Non, je n'aurai pas besoin de lui parler. Je le regarderai, et je saurai tout de lui.

— Tu crois ça ?

— Oui, parce que les vieux sont déjà morts, et les morts savent tout. 

— Mais alors, moi je suis mort ?

— …

— Alors ? Qu'en penses-tu ? Suis-je mort ou vivant ?

— Je crois que tu es à la fois vivant et mort. 

— Très juste. Et comment le sais-tu ?

— Un vieux qui serait seulement vivant ne perdrait pas son temps à parler avec moi, c'est parce que tu es déjà un peu mort que tu peux te permettre de gaspiller ce temps. Si tu n'étais que vivant, tu lirais ton journal, ou bien tu ferais la gueule.

— Tu veux que je fasse la gueule ? Pour voir ?

— Ah oui, j'aimerais bien voir ça. Mais si tu faisais la gueule, tu ne me verrais plus, je disparaîtrais, et ce serait dommage pour toi. 

— Tu as raison. Je ferai la gueule quand tu seras partie.

— De toute façon, je ne vois pas bien ce que tu pourrais faire d'autre. Tu vas t'ennuyer. Et ne me dis pas que tu ne t'ennuies jamais, je n'ai pas envie d'entendre ça. 

— D'accord, je m'ennuierai. De toi.

— Voilà. 

(…)