dimanche 25 septembre 2022

Le Grand Divorce

Il n'y a peut-être pas de rapport entre les deux choses, mais en ce jour anniversaire de la naissance de Glenn Gould, le 25 septembre 1932, à Toronto, je crois qu'il est grand temps d'annoncer le divorce définitif entre deux des races humaines qui peuplent la Terre. Il me semble patent, depuis une dizaine ou une quinzaine d'années, que les hommes et les femmes ont cessé de s'entendre, et de le désirer. Les seuls rapports qu'ils continuent d'entretenir se tiennent principalement dans les prétoires ou les caves humides des territoires occupés. Il ne se passe pas un seul jour sans qu'une femme fasse un procès à un homme, sans qu'elle ne cherche à le détruire, au moins symboliquement, à le déchirer à belles dents, à le réduire en bouillie, à le piétiner ou à l'humilier. Je ne pense pas que les femelles humaines soient les seules responsables de cet état de fait, mais force est de constater qu'elles sont pour l'instant à l'avant-garde du combat qui prétend abolir la barrière des sexes. Il ne se passe pas un seul jour où je n'entende dire et raconter l'abolition de la sexualité (donc de la partition humaine), qui est tout de même, je me permets de le rappeler au passage, à l'origine de la vie sur Terre, au moins pour ce qui concerne l'espèce humaine. Mais qu'elles commencent par l'homme ne doit pas nous aveugler ; le terme de ce processus est l'abolition de toutes les différences, et de toute singularité : race, nationalité, culture, sexe, toutes les catégories vont y passer, les unes après les autres. Le but ultime est la création d'une nouvelle humanité indifférenciée et homogène, globale, sans altérité, la fameuse MHI de Renaud Camus. Ne nous étonnons donc pas qu'en conséquence l'amour soit devenu aussi impraticable et dangereux que le serait le saut à l'élastique sans élastique. 

En ce qui concerne la partition que jouent les hommes et les femmes dans notre monde depuis les temps immémoriaux, nous sommes passés du contrepoint (ou de l'harmonie, dans le meilleur des cas) à la cacophonie et à la guerre sans merci. La musique qui se joue entre les sexes n'est plus de Mozart ou de Debussy mais de Charles Ives ou de Lachenmann. La déchirure semble impossible à réparer, la faille impossible à combler, c'est la dérive des incontinents, l'adieu au langage des corps et des humeurs. D'ailleurs les jeunes générations ne s'y trompent pas, qui n'ont avec la sexualité qu'un rapport très lâche, presque inexistant. Ne vous étonnez pas que la pornographie ait acquis cette puissance et cette emprise sans précédent : elle ne fait que prendre la place laissée vacante. Tout se passe désormais derrière l'écran, ou au laboratoire, et le jour n'est plus très loin où les grossesses seront exclusivement provoquées par des inséminations artificielles, externalisées grâce à l'utérus postiche qui pointe déjà son gros nez de cauchemar.

Je note un paradoxe très parlant, à propos du viol. D'un côté, tout est considéré comme viol, aujourd'hui, le moindre attouchement, le moindre geste déplacé (bientôt la moindre parole inélégante) peuvent être considérés comme tels, et d'un autre côté, les vrais viols, les viols brutaux, les viols qui font mal, qui blessent, qui détruisent, et parfois tuent, sont, eux, considérés comme des délits mineurs, et leurs auteurs sortent le plus souvent du tribunal en ricanant, après avoir reçu une tape sur les doigts. Le viol, encore un mot qui s'est mis à puer le mensonge. 

Les hommes qui ne sont pas poursuivis par une femme qui les accuse de viol, ou d'une quelconque brutalité, ou bassesse, ou violence (comme disent toutes celles qui se succèdent au tribunal ou sur les plateaux de télévision), ou qui les empêche d'écrire ou de créer, se comptent sur les doigts d'une main, et chaque jour qui passe sans une lettre d'huissier nous étonne autant que si nous étions arrivés à quatre-vingts ans sans un seul chagrin. Il sera bientôt aussi étrange et saugrenu, pour un homme, de ne pas être poursuivi par une de ces gorgones échevelées, qui déshonorent l'hystérie, que de ne pas l'être par une association antiraciste ou de ne pas être accusé de complotisme. Ceux qui passent à travers les mailles du filet sont presque automatiquement suspects. Ils n'appartiennent pas tout à fait à ce monde. Il faut les surveiller de près. Ce sont les fichés S (comme sexe) de demain. 

Les femmes sont en train de se transformer en gorgones. La voix, l'allure, la figure, le démarche, les goûts, tout semble concourir à les transformer en une nouvelle espèce qui (me) fait peur. De l'autre côté, les hommes se féminisent à vue d'œil et de nez, sauf ceux dont il ne faut pas parler, bien entendu. L'autre jour, c'est une gifle qui a défrayé la chronique. Une gifle ! Une gifle donnée par un homme à sa femme. Il est devenu impossible de dire que ce n'est pas si grave que ça. Bien sûr, je n'affirme pas que gifler sa femme est quelque chose de “bien”, mais enfin je trouve parfaitement ridicule qu'un homme qui s'est ainsi conduit se sente obligé (par exemple) de venir présenter des excuses publiques, ou de démissionner de ses mandats civiques, comme c'est le cas ici. Là encore, comme pour ce qui est du viol, on mélange tout, et tout est cul par-dessus tête. Ceux qui brutalisent les femmes, ceux qui leur font vraiment du mal sont, dans la plupart des cas, renvoyés gentiment à leur condition de victimes éternelles, mais ceux qui, dans un moment de fureur incontrôlable, leur donnent une gifle, sont conduits en place de grève afin d'expier leur condition de bourreaux éternels. J'ai reçu une gifle (violente) d'une femme, il y a une dizaine d'années. Je ne lui en ai jamais voulu. (Faut-il préciser que je ne légitime absolument pas la violence dans le couple (ni ailleurs) ? Oui, il le faut sans doute, puisque personne ne comprend plus rien, et puisque toutes les paroles sont aujourd'hui utilisables contre ceux qui ne font qu'exprimer ce qui était évident il y encore trente ans, et qui s'appelait encore le sens commun.) La décence n'est pas du côté de ceux qui s'en réclament à grands cris aujourd'hui (il n'est pour s'en persuader que de voir ce qu'un réseau social tel que Facebook appelle “décence”). La décence bien comprise, c'est d'abord de ne pas tout mélanger et de savoir garder un œil sur l'échelle des torts et sa gradation : tout ne se vaut pas. Les méfaits ne sont pas tous des crimes, mais les crimes, eux, doivent pouvoir être punis à raison de leur gravité. 

Si les hommes sont coupables par nature, comme autrefois les femmes l'étaient d'être privées d'âme, il faut le dire tout de suite, et supprimer la moitié de l'humanité, ce qui devrait conduire à la naissance d'un monde enfin parfait. Mais peut-être est-ce déjà le Projet de ceux qui aiment à extirper le Négatif de toutes les ornières où il se terre sournoisement ? Il y a des jours où cela nous semble plausible. L'homme serait en quelque sorte la version charnelle et macroscopique du Virus dont on nous somme de nous protéger, et la femme l'organisme sain et stérile en lutte contre le Mal et les microbes. 

Vite ! Un vaccin !

dimanche 18 septembre 2022

Au soleil, dans la paix du négatif




La maison est inondée de lumière, ce matin, et il est facile d'écrire. Il me semble que la vérité s'offre à moi d'une manière inhabituelle. J'écoute d'une oreille des extraits des pages symphoniques de Mahler, et mon émerveillement rejoint celui que me procure la langue, cette substance toujours inouïe dont j'espère qu'elle ne m'abandonne pas trop vite. Pouvoir faire des phrases : c'est quelque chose dont je ne me lasse pas. Comme le dit Jean-Luc Godard dans une interview, j'aime parler pour ne rien dire, et de plus en plus. Après avoir longtemps pensé qu'il s'agissait de dire quelque chose, quelque chose d'important, de neuf, de singulier, de surprenant, je crois désormais que ce qui a le plus de prix, c'est de se fondre dans la langue et d'accepter de n'avoir rien à dire qui n'ait déjà été dit cent fois, mille fois, quelque chose qui dise le moins possible, de parler une langue morte, à la limite de l'extinction de voix, comme un animal qui nous regarde, la voix très loin au-dedans de lui. Disparaître complètement dans l'épaisseur de la langue, ne faire qu'un avec elle, c'est finalement le grand art, comme si elle nous recouvrait de sa lumière infinie jusqu'à annuler toute notre pauvre singularité. Je sais bien que je n'y parviendrai jamais, mais parfois, comme ce matin, je me laisse aller à croire que pendant quelques instants, mes phrases auront eu l'audace de ne vouloir rien dire, qu'elles seront prises pour des instruments de l'orchestre qui soudain sortent du rang et se mettent à déblatérer tranquillement, comme le fou à qui l'on a permis de quitter l'asile, pour quelques heures, et d'aller se promener au soleil, en ville. 

Après Mahler, ce sera Luigi Nono et son quatuor, Fragmente — Stille, an Diotima, par les Arditti. J'ai toujours l'impression d'entendre de la musique en négatif, quand j'écoute ce quatuor. Les blancs sont noirs et les noirs sont blancs. Les silences sont sonores et les sons silencieux. On pense à Maître Eckhart. Dieu se cache. Pas de séduction. Pas de démonstration. Un langage d'avant le langage. On craint toujours de chuter dans les gouffres qui s'ouvrent entre deux éclats. Ce sont des falaises sonores, des gris infinis. L'Énigme semble nous engloutir, ou nous dissoudre. Elle nous pousse sur les bords du monde. Nous le regardons depuis la marge alors que nous sommes en son centre. (La partition est si belle…)

mercredi 14 septembre 2022

Jean-Luc Godard

 


Le propre d'un artiste est de montrer ce que les gens ne voient pas, ce qu'ils ne comprennent pas, pas de leur donner ce qu'ils savent déjà, de leur dire ce qu'ils ont déjà compris. C'est au public d'aller vers l'artiste et d'essayer de le comprendre, ce n'est pas à l'artiste de traduire sa propre langue pour ressembler à ceux qui le regardent. Or le cinéma est le seul art qui donne l'impression que tout le monde peut en parler. Il n'y a pas d'effort à faire, nulle expertise à acquérir. Tout est donné dans les images, tout est à portée de vie, et de voix. C'est l'art petit-bourgeois par excellence. Il parle de tout et tout le monde parle en lui. Entrez, vous êtes chez vous !

Heureusement qu'il existe des Godard pour l'amocher, le septième art, et ainsi lui donner une petite chance de sortir du bourbier dans lequel il patauge depuis trois quarts de siècle, le rendre à son étrangeté et à sa langue singulière. (Mais qui sait encore ce qu'est une langue ?) Godard est l'un des seuls à refuser que les spectateurs se sentent chez eux dans une salle obscure. Si vous voulez rester chez vous, regardez la télévision ! Dans 99% des cas, les films qui sont montrés ne sont pas du cinéma. Ce ne sont que des histoires agrémentées d'images et de sons, plus ou moins bien amenées — à peu près rien. Si l'on a envie d'histoires avec des images et du son, on peut aller à l'opéra, c'est plus intéressant. Mais personne ne songe à critiquer le cinéma. Personne ne peut critiquer le cinéma. Le cinéma est par nature incriticable, comme tous les arts petits-bourgeois. Ce n'est pas de l'art, mais les petits-bourgeois ont compris qu'il était très important de lui donner ce statut, car il en va de leur domination qui se doit d'être sans partage : en pervertissant tous les mots, ils brouillent les pistes qui ne mènent plus à Rome. C'est toujours le ressentiment et la médiocrité qui tiennent le crachoir, en société petite-bourgeoise. 

Il y a des artistes qui "précipitent" la Bêtise, qui la rendent à la fois inévitable et foudroyante. Godard est certainement l'un de ceux-là. Il est pour moi l'une des figures de l'intelligence française. Il exaspère parce qu'il résiste à l'hypnose, et il partage avec Boulez et Lacan cette faculté unique de susciter la Bêtise, de la précipiter. Il la convoque à coup sûr, la rend inévitable. Tous les trois, ils étaient dotés d'une formidable drôlerie sous leurs airs de grincheux patibulaires. À leur contact, nous n'avons que deux possibilités : soit devenir plus intelligents, soit nous crisper dans notre dignité blessée, grimée en sarcasme. Tous les trois, ils ont eu une adversité à la mesure de leur génie. 

« L'art est comme l'incendie, il se nourrit de ce qu'il brûle. » Godard, lui, a voulu que le cinéma soit de l'art, l'exception, et pas la règle. Quelle folie ! Il aura donc tout le monde contre lui, nécessairement. Il a commencé par brûler les images et les dialogues, et par écrabouiller la sacro-sainte musique de film. Il a travaillé. Il n'a pas seulement fait des films, il n'a pas seulement dragué des acteurs, il ne s'est pas mis à leur service (à cet égard, ses déboires avec Delon et Depardieu sont éloquents ; tous deux ont retiré de leur filmographie le film qu'ils ont tourné sous sa direction, ou en ont dit du mal. Ils me font penser à ces femmes portraiturées par Picasso qui lui reprochaient de ne pas faire des portraits ressemblants, à quoi le peintre aurait répondu : « Attendez un peu ! »), il a essayé de comprendre de quoi était fait cet art bâtard entre tous, et ce qu'il pouvait éventuellement donner à voir et à entendre de singulier. Il y a chez Godard l’émerveillement du naïf, mais un naïf qui chercherait à comprendre, à savoir ce que ces images privées de chair et de parole peuvent retrouver de fraîcheur et de vérité quand on les soumet à un regard libéré de la logorrhée, de la répétition imposée et de l'adhésion obligatoire. Il filme le silence, il filme les gestes, il filme les corps, il filme la langue et ce qui l'annule, ce qui l'empêche, il filme la littérature qui se dépose dans le paysage et dans l'être, ou qui les fuit. Quand je vois un film de Godard, je vois d'abord un homme qui est là et qui écoute. Godard a une oreille extraordinaire. Les bandes-son de ses films sont toujours merveilleuses. Prenez par exemple celle de Nouvelle Vague (1990), parue en CD, et écoutez-là. Vous verrez, c'est mieux que tous les films que vous pouvez voir depuis trente ans, c'est un chef-d'œuvre en soi. Personne, je dis bien personne, n'a cette oreille, ce sens du rythme, de la polyphonie, des enchaînements, des couleurs, des noirs profonds, de la scansion, du contraste et de l'éclat. Godard compose ses films. Les autres font de la prose (et encore), lui fait de la poésie. Pas étonnant qu'on le déteste. Pas étonnant qu'on nous ressorte continuellement les trois mêmes films des débuts, alors que la fin de sa production est mille fois supérieure. Pensant à Godard, je pense à Beethoven. Ils ont eu chacun leurs trois périodes. Lorsque j'entends dire que les seuls films de Godard qu'il est possible de sauver, ce sont les premiers (À bout de souffle, Pierrot le fou, Le Mépris, par exemple), et que la fin est incompréhensible et inutile (j'ai même lu cette formule extraordinaire : « du roman de gare cinématographique »), je pense qu'on a dit la même chose à propos de Beethoven. L'opus 18, c'était formidable, et aussi l'Appassionata et l'Héroïque, mais les derniers quatuors, c'est insupportable, ennuyeux, abscons, « chiant ». (Ah, ça, le petit-bourgeois constipé trouve facilement que c'est chiant…) La période centrale de Godard, c'est Prénom CarmenPassionDétectiveJe vous salue Marie, et c'était très bien, mais ses grands chefs-d'œuvre, ce sont les films de la fin, à partir de Nouvelle Vague jusqu'à l'Adieu au langage. Godard crève les yeux des aveugles comme Beethoven crevait les oreilles des sourds. Que cela déplaise me semble la moindre des choses. Personne n'aime qu'on le force à voir ou à entendre. C'est très désagréable. (C'est chiant…) 

Mais je ne suis pas un cinéphile et je ne l'ai jamais été, c'est sans doute pour cette raison que j'aime tant Jean-Luc Godard. Je vous laisse bien volontiers à votre cinéma et à l'hypnose collective qui semble vous paraître si désirable.

dimanche 11 septembre 2022

Restez chez vous !



J'ai un peu honte de faire ça, mais je ne résiste pas au plaisir de copier la belle critique de Pascal Adam, dans Profession-Spectacle

« Puisque c’est, comme disent les représentants de commerce, la "rentrée littéraire", parlons d’autre chose. De Luna, de Georges de La Fuly, par exemple, qui ne s’achète que sur Amazon. Luna est morte et l’auteur n’en fait pas le deuil, il ne veut pas, peut-être même se doit-il de ne pas. "On ne tient jamais parole. Malgré toute la volonté vraie, sincère, profonde, on va faillir au moment important, c’est écrit. L’homme est maudit. On ne peut pas compter sur lui. Même pas moi ! Mais tu seras vengée car moi non plus je n’aurai personne quand l’heure sera venue. Le faux salaud se transforme vite en vrai martyr, abandonné lui aussi, sur son bout de carton souillé, c’est la seule consolation, celle que chacun veut ignorer absolument." Je ne suis pas certain que La Fuly ait cherché un éditeur ; il a bien fait, gagné du temps et peu perdu en publicité. "Le bleu des montagnes avait cette tonalité schubertienne qui pousse les êtres à se taire définitivement parce qu’ils savent que personne ne sera là au moment crucial. Il n’y a pas de port d’attache." Pour être bref et plat, je dirais que Luna en textes serrés parle d’amour, de solitude et de musique ; ce qui serait presque banal, s’il n’en parlait profondément, jusqu’à l’insupportable, dans des pages souvent extraordinaires ; si ces trois choses-là n’étaient pas si intimement liées, à s’en confondre, à en former la vie même, mort incluse. Le temps et lui seul peut-être a composé ce livre dont chaque texte est soigné, précis, osé, éreintant, intelligent, agaçant parfois, émouvant à pleurer, plein de motifs qui reviennent aussi quand on ne s’y attend pas ; ou plus. "Tu es morte dans mes bras. J’ai vu tes yeux jusqu’à ce qu’ils ne voient plus, et même au-delà. Nous avons respiré ensemble jusqu’à ton dernier souffle. Ne pouvant aller de l’autre côté avec toi, je me suis arrêté au seuil, effaré de constater que mon souffle continuait, que mes yeux voyaient encore, éblouis par la lumière sombre qui émanait de ton corps quand tu l’as quitté." » 


vendredi 9 septembre 2022

Le point-virgule

Moi je suis très attaché à la ponctuation je déplore en particulier la disparition du point virgule c'est vraiment trop triste que le point virgule ait quasiment disparu je ne parviens pas à m'en consoler non vraiment c'est bien triste tout ça les gens devraient faire attention à leur ponctuation c'est important la ponctuation je ne le dirai jamais assez

Pas comme nous

 — Mais tu te rends compte qu'il écoute les études de Debussy ?

— Sérieux ?

— Sérieux.

— Il se cache, au moins ?

— Oui, oui, bien sûr, mais tout de même…

— C'est dingue.

— C'est dingue, oui. 

— Alors qu'il pourrait écouter les préludes !

— Ce genre de types, moi c'est bien simple, je n'arrive pas à les comprendre. 

— C'est impossible. Ils ne sont pas comme nous. Tout simplement.

— Pas comme nous.


(À Monsieur Jérémie Sercy)

dimanche 4 septembre 2022

Incarnata [journal]


Dimanche 4 septembre 2022, huit heures et demie du matin.

J'exulte ! La journée avait pourtant bien mal commencé. Une panne d'Internet qui m'avait mis de fort méchante humeur. Et puis je suis allé à la boulangerie (en vain car elle était fermée), je suis rentré, et la connexion s'est rétablie pendant que le café coulait dans la cafetière. J'ai ouvert un des pots de confiture de figues que j'ai faite il y a deux semaines. J'ai bu un peu de café, mordu dans une tartine de pain beurré, lu quelques lignes d'Incarnata, un livre de Jacques Chessex offert, si ma mémoire est bonne, par Dominique Bianchi, lors de son premier séjour ici, il y a deux ou trois ans. J'ai lu d'abord ceci : « Je suis saturnien, disait le vieux [Ramuz], et aux dires des astrologues, les saturniens sont obstrués. »

J'étais donc à la cuisine, en train de boire mon café du dimanche, à lire Chessex et à écouter une cantate (la 119) de Bach, quand je me suis aperçu que j'exultais. Quel extraordinaire sentiment ! Pas un sentiment, d'ailleurs. Une intense vibration interne, une tension du corps, un abandon à l'instant, une plénitude joyeuse et parfaite. C'est bien sûr indescriptible. J'avais passé une partie de la nuit à regarder des reportages sur l'ayahuasca, ce breuvage psychédélique amazonien qui me fait très envie. Enfin, ce n'est bien entendu pas le breuvage qui me fait envie, mais ce qu'il promet, ce qu'il rend possible, bien que je sache parfaitement que ce genre d'expérience n'est pas envisageable en dehors du cadre solide d'une culture très référencée et d'une discipline impeccable. Et puis, je suis sans doute trop vieux pour ce genre de fantaisies. N'empêche que je le regrette. Ma vie est notoirement incomplète, je le sais bien. Je n'ai pas ouvert toutes les portes qui se sont présentées à moi, loin de là ! Et je n'ai jamais oublié les “enseignements” du don Juan de Carlos Castaneda, rencontré quand j'avais dix-huit ans. Il a ressuscité soudainement en moi, il y a quelques jours, celui-là ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Castaneda et Ramuz et Bach : drôle de mélange… Mais j''allais oublier l'essentiel. Cette nuit (enfin, la nuit qui vient de s'écouler), j'ai expérimenté (mon Dieu, comme ce verbe est laid !) la puissance de la Prière. Moi qui étais convaincu de ne pas savoir prier, j'ai prié, et j'ai été exaucé ! Je n'en reviens toujours pas. J'ai demandé au Seigneur la Paix, et elle est venue presque immédiatement. C'était extraordinaire. Stupéfiant. Elizabeth Sombart me disait souvent de prier, ma mère aussi, et Macha, et moi je répondais systématiquement que j'en étais incapable. Ce n'est pas que je ne voulais pas, mais c'est que je ne savais pas le faire. En outre, prier pour demander me semblait ridicule, obscène, et surtout misérable. Pourtant, au plus profond de la nuit, toutes mes angoisses se sont envolées en trente secondes. Je me suis mis à respirer comme si j'avais oublié l'étouffement. 

Il faut que je relise Ramuz. Ramuz qui fut, il y a longtemps, un des éblouissements de ma jeunesse. Un éblouissement sec, pur, sans fioritures, sans gras. Ramuz, Castaneda, Bach… Quelle drôle de trilogie ! Quelle alchimie bizarre ! Et pourquoi aujourd'hui ? Exultation d'entendre les Concertos brandebourgeois. Enivrante solitude, au matin. INCARNATA. C'est comme si j'étais revenu dans mon corps, duquel j'avais été chassé durant quelques mois (quelques moi ?). Je suis à nouveau là : j'y suis. Il fallait que ça arrive un dimanche. J'aurais aimé écrire que j'avais écouté l'Exultate Jubilate de Mozart, mais non, ce sont les Brandebourgeois qui me sont spontanément venus à l'oreille et aux nerfs.

J'étais obstrué. Quelque chose a rouvert la voie. La musique ne passait plus. Il y avait un bouchon. J'étais sourd. Horreur ! Quelle énigme que la vie ! J'étais désincarné et sourd. Et lorsqu'on est sourd, Dieu ne peut pas nous entendre. Que se passe-t-il dans la vie de l'âme ? Se trouve-t-elle dans le cerveau ? Rien n'est moins sûr. 

Je lisais il y a peu un texte passionnant de Michel Houellebecq, une conférence qu'il a donnée récemment, je crois. Il y a dans cette conférence quelque chose avec quoi je ne suis pas du tout d'accord. 

« Je ne crois pas à la peur de la mort. Je rappelle le raisonnement d’Épicure : quand nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est, nous ne sommes plus ; nous ne rencontrerons jamais la mort, nous n’avons rien de commun avec elle. Ce raisonnement est simple, il est convaincant et exact. La seule peur que nous puissions avoir, c’est celle de la mort des autres, de ceux qui nous sont chers. Et la seule peur que nous ayons pour notre propre compte, c’est la peur de la souffrance. »

Il y a pour moi, dans ce paragraphe, contrairement à ce qu'on pourrait croire, une gigantesque naïveté. Mais j'y reviendrai.


samedi 3 septembre 2022

Chaudeflûte et la voix jactée


Chaudeflûte va, son arbalète de cœur jactant sous les étoiles qui se voilent. Il agite les bras. C'est un carillon d'oriflammes, une pétition de lampes à frotter, c'est le K2 qui proteste contre la suprématie de l'Everest en l'applaudissant, les neufs sommets, il veut en être, à tout prix, c'est un mastroquet qui intervient dans toutes les conversations de ses soulards, il court avec le troupeau, en tête, la rire puissant et la panse signe de l'Univers rutilant, son humilité placardée sur tous les pare-brise, il avance à l'aveugle, ses jambes comme les pâles du moulin battant conquête et redistributives de l'affection débordante de son désir. Toujours là, telle pourrait être sa devise. Jeune herbe congratulée d'un souffle au revers, tout épanoui de pavonner avec, — l'"avec" est son pavillon de complaisance, sa corne essoufflée de la puissante note éclaireuse et stridente, à très haute température. Vous allez quelque part? Je viens. Vous riez ? Je ris avec vous. Vous partez ? Je pars aussi. Vous aimez ? J'aime encore plus. Vous écoutez ? Il surécoute. Vous prenez un repas, il mange comme quatre. Il aime les entrées. Dans la secte, dans le groupe, dans la société, dans la troupe, dans le projet, dans la ronde, dans le présent, l'avenir, dans l'odeur, dans la chambre, dans le Sujet, dans le cœur. Il a la nostalgie du boniment, de la vente, c'est un publicitaire formidable. Mais de Quoi ? De rien, ou seulement de lui-même. C'est son Être dont il fait la promotion sans fatigue, son être qui veut vous aimer, vous entourer, vous pousser de l'épaule, son être dont le vibrato hystérique griffe les tympans, assèche l'ardeur à vivre, ronge les dernières digues de la paix. La sputation affective le tient éveillé, toujours à l'affût, sans répit, et dans son sillage un nuage de sauterelles affamées vous sautent au visage, vous mordent le front, vous agacent les dents, creusent en vous un concerto de scies sauteuses. De tout temps on est menacé par sa gentillesse comme on l'est par la morve en hiver. Il a autant de considération pour votre humaine présence que Conlon Nancarrow pour la morphologie de ses interprètes, ses diastoles sont celles d'un pile atomique qui aurait peur du sommeil, dernier reste de prudence, programmé par les vieux humains. Si Chaudeflûte veut en être, c'est parce qu'il veut en naître. Pas encore, lui souffle le vent, et cela le désespère. Quand viendra mon tour ? grince-t-il en déracinant les buissons qui gênent la sortie. Le monde est là, déjà, et lui resterait à l'intérieur du vagin tiède, comme un con, encore ? À d'autres ! L'arme est lourde quand on l'a trop chargée et qu'on ne tire pas. Si l'amitié n'était si caramélisée d'ardeurs criardes, on s'en ferait volontiers un bouclier à tremper dans le potage où surnagent quelques clins d'œil à soufflet, mais le cœur n'y est pas vraiment, c'est trop devoir à cette présence qu'on devine à ses cris épiques ne jamais devoir s'amincir. Le lyrisme a ses pauvretés, quand la beauté se met la main devant la bouche, lasse. On me dira que le confrère de la bloge est ainsi, par définition, presque. C'est possible, à voir les trémoussements des demi-princesses qui se congratulent du museau à longueur de livre à effet de figures. Elles ont la main, ces ennuyées du petit virtuel sans tain, ces valseuses sur un pied maquillées de néant, ces palimpsestes défigurés inutilement lestes sous la nacre de leur écran saturé de confiture sans fruits, ces missionnaires de la mendicité asynchrone, mais elles ne sont que la bouche ripolinée de la foule des désirants sans sommeil. Regardez-les se masturber, croyant nous délivrer le grand secret du monde, ces écolâtres de l'Imitation, déchargées de prudence. Elles miment la rencontre et l'offrande, elles dissertent sur l'Autre, alors qu'elles n'en finissent pas de rester entre elles (et même pas), ni d'actionner le manège gentiment centripète qui leur interdit à jamais l'excursion et la saisie fraîche de l'Heure. La ponctualité n'est pas leur fort, si ce n'est celle de la concertation fade avec le trumeau. Elles ont l'œil à la barbacane, mais ce cavalier qui vient n'est que l'ombre mal ajustée de leur jeunesse perdue — et il n'y a pas d'âge pour perdre sa jeunesse. Attendre toute une vie pour naître n'est pas une anomalie qui annule le présent. Les sanglots ne fendent pas les âmes sans y laisser de traces, il faut traverser la scène sans se noyer dans ses propres reflets, sauf à jouer à contretemps de la cymbale sensuelle. Être à la traîne des corps disposés, bien ou mal, ici ou là, ne peut être qu'un hors-d'œuvre pris à minuit, Chaudeflûte, console-toi avec l'espèce neuve, la bonne nouvelle est à ce prix, et pense que la liturgie profonde de la moutarde qui monte au nez d'autrui n'est rien, assommée d'innocence qu'elle est, dans le tréfonds des miroirs éteints.

vendredi 2 septembre 2022

À la Poorte

La poorte s'ouvre. La poorte s'ouvre, et ce que je comprends me semble tout simplement impossible : Je suis derrière cette poorte alors que je ne l'ai pas encore franchie. J'étais de l'autre côté de la poorte et j'étais en train de m'observer l'ouvrant (la bouche, pas la porte). Je m'attendais, en quelque sorte. Le moi qui se trouvait au-delà attendait le moi qui se trouvait en-deçà et l'observait avec curiosité. Il ne semblait éprouver aucun sentiment à son égard. Il n'était ni bienveillant ni malveillant, mais en revanche il semblait curieux, comme on peut l'être à l'occasion d'une première rencontre avec un inconnu. Le moi qui se trouvait au-delà de la poorte était bien moi, cela ne faisait aucun doute, mais j'avais tout de même la certitude que ma pensée se trouvait dans le premier moi, celui qui se trouvait en-deçà. J'eus même très brièvement la tentation de refermer la poorte, mais je n'eus pas le courage de le faire, car je ne voulais pas faire de peine au moi au-delà. Je le regardais me regarder avec son regard plein de curiosité et j'aimais cette curiosité. J'en étais flatté. Elle me rendait joyeux. Pourtant, j'avais bien conscience de l'absurdité de la situation, car s'il était bien moi, il savait tout de moi, et cette curiosité était au mieux étrange, au pire inquiétante. Je note cela tout en précisant (c'est très important) que je n'avais pas le moindre doute quant à l'identité de celui que je voyais et qui m'observait. Jamais je ne m'étais vu aussi clairement, d'ailleurs. Aucun miroir n'avait jamais renvoyé une image de moi aussi fidèle, aussi précise, aussi nette. Ce n'était pas « un double », ce n'était pas « un autre moi-même », que je rencontrais, c'était moi-même… et même moi ! Son identité (notre identité) était une identité au carré, si je puis m'exprimer ainsi, mais je ne pouvais pas non plus affirmer qu'il était « plus moi-même que moi ». Alors, pourquoi cette curiosité ? J'étais troublé. Devais-je en avoir peur ? Oui et non serait sans doute la meilleure réponse. 

Alors l'idée que sans doute je me connais mal me traverse l'esprit. S'il a ressenti le besoin de se manifester à moi, c'est peut-être qu'il veut me montrer — ou me démontrer, qui sait ? — celui que je suis réellement. Mais là encore, c'est idiot. Si je me connaissais mal et s'il était moi-même, il ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais. En outre, si cette idée me traversait l'esprit, elle devait logiquement traverser son esprit au même moment. Mais l'autre versant de cette même pensée était bien entendu que si j'étais lui je devais savoir aussi bien que lui ce qui lui traversait l'esprit. Avait-il des volontés distinctes des miennes ? La question paraissait saugrenue. À moins qu'il ne se la pose au même moment que moi, dans une parfaite synchronicité. Mais si nous avions des volontés distinctes tout en étant rigoureusement la même personne, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'une part de moi-même (et de lui-même, donc) n'était pas sous mon contrôle. (Cela, je l'avais déjà pensé, en un temps qui me parut obsolète.) 

Mais pourquoi la poorte s'était-elle ouverte ? Elle aurait pu rester fermée, et je n'aurais jamais aperçu ce moi-même au-delà. La première idée qui me vint fut que ce qui avait provoqué l'ouverture de la poorte était sa volonté à lui. Mais puisqu'il était moi, j'aurais dû éprouver cette même volonté. Or, il me semblait que cette poorte s'était ouverte spontanément, sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ni même que je l'ai seulement désiré. Non, le plus probable était que la poorte s'était ouverte du fait de la volonté d'un tiers. Restait à savoir de quel tiers il s'agissait. J'espérais seulement que ce tiers n'était pas un troisième moi-même, même si, il faut le reconnaître, l'hypothèse me paraissait maintenant avoir avait quelques chances d'être fondée. C'est à ce moment-là que je remarquais que la poorte, contrairement à une porte, n'était pas incluse dans un mur. Je veux dire que de chaque côté de la poorte il n'y avait rien. C'est sans doute la raison qui fait qu'il s'agit d'une poorte et non d'une porte, me dis-je. Une poorte s'ouvre et se ferme, tout comme une porte, mais en revanche on peut parfaitement la contourner, ce qui lui ôte tout de même une bonne partie de son utilité (au moins de ce son utilité pratique). Une porte ouverte nous permet de passer d'une pièce à l'autre, et une porte fermée nous l'interdit, mais une poorte, qu'elle soit ouverte ou fermée, ne nous interdit pas du tout de circuler d'une pièce à l'autre, puisqu'il suffit de la contourner, dans le cas où elle est fermée. Je commençais à comprendre la raison de ces deux « o » (comme dans alcool), qui semblaient signifier qu'il existait simultanément deux manières de la considérer, ou de considérer sa raison d'être. La poorte, contrairement à la porte, semblait comporter une dose très importante de gratuité. Elle se fermait sans interdire. Son ouverture et sa fermeture semblaient ne pas se contredire, de la même manière que le moi-même au-delà ne me contredisait pas le moins du monde, alors qu'il était pourtant distinct de moi. Bien entendu, si j'avais été logique avec moi-même, je me serais demandé comment je pouvais imaginer qu'une poorte séparait effectivement deux pièces distinctes, puisqu'une poorte n'était entourée d'aucun mur. Mais je décidais d'un commun accord avec le moi-même au-delà de ne pas aller jusque là. J'étais déjà bien suffisamment avancé comme ça !

Il avait ouvert la poorte en ouvrant la bouche, c'est ce que j'ai compris avec un peu de retard. J'avais donc également ouvert la poorte en ouvrant la bouche. On pourrait dire aussi qu'ouvrir la bouche et ouvrir la poorte sont deux actions identiques, et donc, logiquement, que ce que j'appelle la poorte est synonyme de nos deux bouches ouvertes se faisant face et se complétant. Rien n'aurait pu être plus exact, je m'en apercevais maintenant. Et si nos deux bouches s'étaient ouvertes au même moment, c'était soit par étonnement de voir l'autre nous-même soit par la nécessité que nous avions, lui et moi, de parler, et de le faire simultanément. Ma vie avait besoin d'être restaurée, et cette restauration ne pouvait passer que par le double mouvement qui conduit simultanément de l'être au néant et du néant à l'être. Ce n'est pas la vie qui s'épuise, c'est la non-vie qui prend de plus en plus de place dans l'existence car l'être humain fait une place toujours plus grande au néant qui le fascine beaucoup plus que la vie. C'est parce qu'il oublie constamment qu'il est d'abord et à jamais un être-pour-la-mort, que l'homme aime en retour à se plonger dans le néant, et de plus en plus au fur et à mesure qu'il avance en âge.