dimanche 31 mai 2020

Poème pour Koh


Sa bouche faisait OK,
Mais ses orteils, eux, ils
Allaient en centre-ville.

Tudieu ! que je lui fis, 
Pas de chorégraphie.
Nous avons autre chose
À cueillir qu'une rose.

Rose des poteaux, Rose, 
Ouvre donc tes windows !
La béance à glucose,
C'est une apothéose !


— Quand de Koh Lanta nous
Revînmes à genou,
Elle fit voir son cul
À toute la tribu.


Sympa


Il y a deux manières de ne pas être sympa. On peut être rogue, et l'on peut aussi être très aimable, extrêmement aimable, d'une courtoisie extrême et sans faille, de celle qui éloigne les fâcheux. Je dis qu'il y a deux manières de ne pas être sympa, mais, à la vérité, il y en a moins, car il est évident que la roguerie, de nos jours, est l'une des branches du sympa. Il est facile d'être désagréable, on se prend au jeu très rapidement, mais force est de constater que loin d'éloigner les gens, cette attitude les ramène à nous. 

Bien sûr, tout passe — comme les mots du même ordre. Mais le cannibalisme peut aussi être compris comme la forme extrême de l'hospitalité. 

mercredi 27 mai 2020

Tout ou Rien


« Je m'intéresse à tout, moi » signale autant la déculturation (le Petit Remplacement) que : « Je ne m'intéresse à rien ». Ce sont les deux faces d'une même médaille.

Dit à la manière de Renaud Camus, ça donne : « La culture, en ce temps-là, c’était aussi ce qu’on ne savait pas, ce qu’on eût rougi de connaître, ce qu’on ne songeait pas une seconde à apprendre. »

C'est dans ce tout qu'est tombée l'École. C'est en y apprenant "tout" qu'on fabrique des crétins à la chaîne. C'est la vie, qui apprend tout, ce n'est pas l'École.

Comme l'École a singé la télé, il était normal qu'en retour la télé fasse école.

mardi 26 mai 2020

Juste


À chaque fois que j'écoute le Notre Père de Duruflé, j'ai la même réaction : cette œuvre est trop brève. On voudrait profiter de son action sur nous, en profiter toute la journée, ou au moins quelques heures. Mais sa beauté tient aussi dans sa brièveté, dans son économie de moyens, dans son humilité parfaite. Cette musique nous fait confiance. La chose qu'elle installe en nous peut devenir éternelle. 

Rien n'est appuyé, dans cette musique, rien n'est en trop, rien n'est souligné, rien n'est dit plusieurs fois. Son harmonie est la simplicité même. Elle éclaire le temps d'une lumière parfaite. On voudrait savoir écrire comme ça. On voudrait savoir vivre comme ça. 

D'où provient la Beauté ?

Du Mystère… De l'Évidence… De la Douceur… De la Justesse.

dimanche 24 mai 2020

Didier Raoult



Y a des trucs qu'on peut pas laisser passer, AMHA.

Raoult, le druide de la torsion de pointe, le chlorogourou à cheveu gras, le youtubeur Marseillais qui se fait acclamer par les chauffeurs de taxi, le virus habens des Bouches du Rhône, le Zinzin de la courbe en cloche, le mec qui vous envoie ad patres simplement parce qu'il a décidé de se laisser pousser la barbe, sur les conseils de sa femme, le patron d'institut pourri de fric qui roule en Bentley, le zyva des comorbidités, il faut le faire passer en conseil de guerre, il a trahi la patrie, il a cocufié le Président, il a mis la main aux fesses de la République, et il n'a pas d'assurance sur sa Golf GTI reprogrammée stage II. Et cette Golf GTI, est-ce que vous savez qui la conduit, la plupart du temps ? Marion Maréchal ! Je vous laisse réfléchir, les amis…

Sa chloroquine, c'est un poison violent à base de glyphosate qui a été fabriqué par des enfants esclaves en Syrie, et d'ailleurs il est financé en secret par Monsanto. Tous les ans, il part en vacances dans la résidence de Trump, qui lui offre des putes et des cigares cubains. Là bas, il roule dans un énorme 4x4 Mercedes qui pollue comme sept Renault Clio. Il a soudoyé tous les médecins qui travaillent dans son institut, il a des dossiers sur tout le monde, et il se tape systématiquement toutes les secrétaires de l'IHU. D'ailleurs, il y a une vidéo qui circule où on le voit dans un club échangiste de Marseille en train de sodomiser une jeune fille de douze ans droguée à la chlorocoquine, un dérivé de la chloroquine qu'il a élaboré dans le plus grand secret, dans le labo que Trump lui a fait installer dans son ranch en Arizona. Il est très copain avec DSK, Roman Polanski, Gabriel Matzneff, et la femme de Marc Dutroux, qu'il approvisionne en chlorocoquine. On parle aussi de satanisme, mais là, je n'ai pas (encore) de preuves. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'est fait tatouer un portrait de Gilles de Rais sur la bite et une croix inversée sous l'aisselle gauche. Son institut, à Marseille, il n'y est jamais. Il y va tous les matins mais il en ressort aussitôt par un tunnel secret qu'il a fait aménager pendant la construction de l'IHU. Un ami dont je tairai le nom a retrouvé dans les rushes du film Eyes Wide Shut, un plan où l'on peut voir Didier Raoult filmé par Stanley Kubrick. Inutile de dire que ce n'est pas un hasard si Raoult se retrouve dans ce film… 

En outre, je rappellerais tout de même que Didier Raoult a la tête classique du sidaïque refoulé. Certains vont jusqu'à affirmer qu'il serait à l'origine même du coronavirus, car on l'a vu traîner dans les bordels de Wuhan, et il paraît qu'il avait ses entrées au labo P4 de la ville. De là à penser qu'il a lui-même traficoté le virus du sida pour déclencher la pandémie, il n'y a qu'un pas, car il voulait prouver ainsi au monde que lui seul avait une molécule capable de traiter le Covid. Tout cela semble fou, je vous l'accorde, mais quand on connaît le personnage, on est vite convaincu de la plausibilitude de ce que j'affirme ici. D'ailleurs, M. Recatolo, mon voisin, a chez lui des documents ultra secrets qu'il a bien voulu me confier quelques heures afin que je les étudie. Eh bien je peux vous affirmer que la réalité dépasse la fiction ! Mais je n'entrerai pas dans les détails car je crains pour ma vie. 

Cette histoire est le plus grand scandale que la France ait connu, depuis le vase de Soisson et le procès de Jeanne d'Arc. Vous pouvez compter sur moi pour ne pas le lâcher, ce salopard ! On va lui régler son compte une bonne fois pour toutes, à ce FDP.

jeudi 21 mai 2020

Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi


— Présentez-vous, s'il vous plaît.

— Je mise sur le très long terme, et j'ai horreur des couilles molles.

— Pardon ?

— Vous n'avez pas entendu ?

— Si, mais qu'est-ce que cela signifie ?

— Je n'aime pas développer.

— Ça commence mal !

— On n'a qu'à en rester là.

— Vous êtes toujours aussi désagréable ?

— Presque toujours, oui.

— Mais vous cherchez bien un emploi ?

— Je cherche un salaire.

— Il fallait le dire tout de suite.

— Je vous le dis.

— Vous ne voulez pas travailler ?

— Si c'est indispensable pour gagner de l'argent… mais je préfèrerais autant ne pas.

— Alors en effet, dans ces conditions…

— Au revoir.

— Mais attendez ! Pourquoi partez-vous ?

— Dans ces conditions… je n'ai rien à faire là, c'est bien ça ?

— Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Au contraire. Ces gens qui veulent un travail, en plus d'un salaire, je trouve ça louche.

— Je ne vois pas pourquoi on les empêcherait de travailler, si ça leur fait plaisir.

— Non, bien sûr, je ne désire pas les en empêcher, mais vous ne m'ôterez pas de l'esprit que c'est un peu surprenant.

— Il y a des choses encore plus étranges.

— C'est vrai, c'est vrai. Eh bien, quand pouvez-vous commencer ?

— À toucher un salaire ? Mais tout de suite.

— Ça me convient.

— Vous payez bien ?

— Écoutez, je n'en sais rien, c'est la première fois que je recrute.

— Alors il va falloir discuter des conditions.

— Je m'en doutais un peu. Mais si nous pouvions faire simple…

— Ça ne dépend pas de moi. Il y a toujours une négociation, en général.

— Qu'y a-t-il à négocier ?

— Eh bien mon salaire, pour commencer, et aussi mes avantages.

— Pour le salaire, je vois, mais qu'appelez-vous des avantages ?

— Eh bien, par exemple, les congés, les primes, les tickets restaurant, le treizième mois, une mutuelle, etc.

— Ah oui, très bien, très bien. Tout cela m'a l'air parfaitement normal.

— Oh, il n'y a rien d'extraordinaire, en effet. C'est le lot de tous les travailleurs.

— Certes, mais vous n'allez pas travailler…

— À mon avis, c'est un détail. Ça ne devrait pas changer quoi que ce soit au reste.

— Bien. Vous avez l'air de connaître votre affaire, et j'avoue que ça m'arrange. Abordons la question du salaire, voulez-vous ?

— Je peux vous faire une proposition tout à fait honnête. Que diriez-vous de deux mille euros par mois ?

— En effet, c'est très modeste. Vous allez vous en tirez, avec un salaire comme ça ?

— Ah, je ne vous dis pas que ce sera la grande vie, non, mais rien ne nous empêche de considérer que je commence au bas de l'échelle.

— Au bas de l'échelle, oui, c'est ça, oui, au bas de l'échelle, ça me paraît convenable. Vous êtes raisonnable de ne pas vouloir commencer plus haut. 

— J'ai des besoins assez modestes, c'est vrai. Je ne suis pas du genre à frimer dans une décapotable.

— D'ailleurs, en ce moment, une décapotable…

— Oui, en ce moment, on serait plus à l'aise dans une grosse berline confortable.

— Je suis bien d'accord avec vous. J'aime le confort.

— Et la sécurité.

— Et la sécurité, oui. Le confort et la sécurité. Mais un peu de luxe ne me dérange pas.

— Je peux comprendre ça, mais je n'aime pas le luxe ostentatoire.

— Ah non ! Non. Moi non plus. Quand je dis "luxe", je parle d'un luxe discret.

— …

— Pour ce qui concerne vos tickets restaurant, je vous laisse le soin de les commander, car je n'y connais rien.

— Faites-moi confiance, je choisirai avec soin. Je déteste ces tickets restaurant sur lesquels on ne rend pas la monnaie. On est obligé de faire des calculs, et c'est humiliant.

— Vous êtes en bonne santé ?

— Je pense que oui. Je ne suis jamais malade… Les arrêts-maladie, ce n'est pas pour moi.

— Comme vous ne travaillerez pas, ils ne serviraient pas à grand-chose.

— Voilà encore un autre avantage. Et puis, jamais d'accidents de travail…

— Ah mais oui ! C'est bien, ça… Pas de travail, pas d'accidents du travail.

— Et les jours fériés, on s'en moque comme d'une guigne.

— Même pour Pâques ?

— Même pour Pâques.

— Formidable !

— Ah, en revanche, je tiens beaucoup à mes vacances. Je veux un mois de vacances en été, et quinze jours en hiver.

— Ma foi, ça ne me dérange pas du tout. Je trouve même que c'est plus sain. Un salarié doit pouvoir oublier son travail, de temps à autre.

— Il faut pouvoir se changer les idées radicalement.

— Finalement, vous êtes facile à vivre. Je n'aurais pas cru.

— Si l'on sait me prendre, je peux être très sociable.

— Dieu merci ! Je préfère éviter les conflits.

— N'oubliez pas, tout de même, que je n'aime pas les couilles molles.

— En quoi suis-je concerné ?

— N'hésitez pas à prendre les mesures qui s'imposent. En toute occasion. 

— Lesquelles ?

— Mais c'est à vous de savoir !

— Oui, oui, certainement, mais je n'ai rien contre un bon conseil, vous savez.

— Des conseils, je peux vous en donner, mais quand il faudra prendre une décision, alors vous serez seul !

— Oui ?

— Ah oui ! Pas question que je me laisse entraîner là-dedans !

— En somme, chacun son métier, c'est comme ça que vous voyez les choses ?

— Parfaitement. Ou alors, la question du salaire se reposerait !

— Ah mais oui, bien sûr. Si vous aviez des responsabilités, vos deux milles euros mensuels seraient très insuffisants. 

— Écoutez, ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Pour l'instant, restons-en à un simple salariat, un salariat ordinaire. Vous êtes le patron, et je suis l'employé. Il sera toujours temps, dans quelques mois, de réévaluer la situation, si vous estimez qu'elle le mérite, ou si j'ai des velléités d'avancement — question qu'il ne faudra pas négliger pour autant.

— Vous avez raison. Soyons raisonnables. Rien ne sert de se monter la tête. Voyons d'abord si vous me convenez.

— Et réciproquement.

— Vous n'êtes pas sûr de rester à mon service ?

— Je ne peux pas en être complètement certain, non, mais a priori je ne vois pas ce qui pourrait me faire quitter cet emploi.

— Emploi qui n'est pas un emploi, nous sommes bien d'accord ?

— Nous sommes parfaitement d'accord. Je disais emploi pour faciliter la compréhension des choses.

— J'aime ce mot. Faciliter : voilà comme il faut prendre la vie. Facilitons tout ce qui peut l'être.

— N'oubliez pas non plus que je mise sur le très long terme.

— J'avoue ne pas très bien comprendre ce que vous entendez par là.

— C'est une formule que j'aime bien placer tout de suite dans la conversation. Histoire qu'on sache à quoi s'en tenir.

— À quoi doit-on s'attendre ?

— Au fait que je vois loin, que je prends mon temps.

— Vous prenez votre temps, soit, mais pour quoi faire, exactement ?

— Pour tout. Par exemple, un homme normal devient adulte à vingt ans, à peu près. Moi, je ne serai adulte qu'à soixante ans. Mais je le sais : ce n'est pas une surprise, pour moi.

— Donc, si j'en juge par votre aspect physique, vous êtes encore un enfant ?

— Quand même pas. Je suis encore dans l'adolescence. Mais rassurez-vous, sans les graves inconvénients de l'adolescence banale.

— Je préfère ça, car je déteste les adolescents. Et pour le treizième mois, comment procède-t-on ?

— Je serais assez pour que vous me le versiez immédiatement. Histoire de me motiver

— Excellente idée. C'est important, la motivation. Et puis comme ça, on n'aura plus à y penser jusqu'à l'année prochaine. 

— Permettez-moi de vous le dire : je trouve que vous faites un bon patron. 

— Vraiment ? Vous ne dites pas ça pour me flatter ?

— Non, je suis sincère. Il est rare que l'on puisse définir un plan de travail aussi rapidement, et avec une clarté tout à fait bienvenue. J'aime la clarté ; elle me rassure. Si vous saviez comme certains patrons peuvent être compliqués…

— J'ai des amis patrons, vous savez, mais j'avoue que nous ne parlons pas beaucoup de cet aspect de leur vie, entre nous. Et pourtant, j'éprouve souvent une grande curiosité, à cet égard. 

— Moi c'est le contraire. Ça ne m'intéresse pas du tout. Ces gens-là sont fréquemment obnubilés par leur travail, et je me dis que leur vie ne doit pas être très amusante. Je n'ai pas envie de savoir ce qui les tracasse tant.

— Mais, vous-même, en tant que salarié, vous avez bien aussi quelques tracas ?

— Absolument. Mais pourquoi en parler ?

— Vous avez peut-être raison. Pourtant je trouve qu'il est intéressant de comprendre en quoi la vie des autres peut être difficile. Cela peut nous servir, à nous-mêmes, vous ne croyez pas ?

— Non, j'ai acquis la certitude que la vie des autres n'a aucun intérêt. Je fais bien sûr semblant de m'y intéresser, pour ne pas avoir de problèmes en société, mais à vrai dire, je ne veux rien savoir. Les malheurs et les bonheurs des autres ne participent en rien aux miens. 

— Vous êtes une sorte de philosophe…

— Surtout pas. Je hais la philosophie. 

— Mais pourquoi ?

— Parce que c'est un travail très mal rémunéré. J'ai essayé, quand j'étais plus jeune, d'être philosophe. Ça ne sert à rien. On ne transmet rien, aux autres, rien du tout. Ni le talent, ni l'intelligence, ni même des connaissances. 

— Mais enfin, et l'école, alors ?

— Je l'ai quittée à douze ans, soulagé. 

— Mais de quoi avez-vous vécu, jusqu'alors?

— J'ai fait toutes sortes de choses. Toutes sortes de métiers, comme on dit.

— Donc vous avez travaillé.

— Oui, j'ai travaillé. Assez pour estimer que ça suffisait. 

— Je ne voudrais pas être indiscret, mais puisque l'emploi que je vous propose ne fera pas de vous un travailleur, qu'allez-vous faire de votre temps ?

— Et vous, pourquoi m'embauchez-vous ?

— Je vous répondrai si vous répondez honnêtement à ma question. 

— J'ai plusieurs projets. Le premier de ces projets consisterait à aller m'établir dans le Grand Nord, pour au moins une année, absolument seul. Le deuxième projet est plus ambitieux encore. Je voudrais dormir pendant six mois. 

— Vous êtes fatigué ?

— Non, mais j'adore dormir. C'est pour moi la vie rêvée, et c'est le cas de le dire, parce que je rêve beaucoup. 

— Vous avez d'autres projets encore ?

— J'en ai un troisième, mais de celui-ci je ne peux pas parler. 

— Dommage. Vous avez aiguisé ma curiosité. 

— À vous maintenant. Pourquoi vouloir un employé ?

— Oh, c'est un désir assez courant, je crois. Rémunérer quelqu'un justifie de vivre. Cela crée une relation très forte, mais surtout, cela me rassure. Quand vous allez voir une prostituée, par exemple, et que vous laissez des billets de banque sur la table de nuit, est-ce que vous ne vous sentez pas bien dans votre peau ? Vous permettez à quelqu'un de vivre. Créer de l'emploi, j'avais ça dans un coin de ma tête, depuis très longtemps. Cet échange est tout de même fondamental ! De l'argent contre quelque chose… 

— À ce moment-là, il suffit d'aller acheter quelque chose à la Samaritaine !

— Non, je ne crois pas. Il y a une satisfaction à consommer, bien sûr, je ne le nie pas, mais donner de l'argent à quelqu'un, c'est très différent. Et je sais ce que vous allez me dire… Non, je ne suis pas un philanthrope, car je propose un échange. 

— Mais alors, dans notre cas, en échange de quoi me donnerez-vous deux mille euros par mois ?

— En échange de ce que grâce à vous je serai devenu un patron. 

— Je comprends. Je comprends même très bien, même si le désir d'être patron ne m'habite pas. 

— Nous nous complétons admirablement. 

— Pourvu que ça dure !

— J'ai encore une question à vous poser. An début de cet entretien d'embauche, vous m'avez dit que vous étiez toujours désagréable. Ce n'est pas l'impression que je retire de notre discussion. 

— Chacun a une manière bien à lui d'être désagréable. Permettez que j'en reste à la mienne, qui me convient. Si l'on commence à se demander, à chaque rencontre, ce que l'autre peut bien considérer comme désagréable, il me semble que tout le bénéfice trouvé à l'être est réduit à peu de choses. Je ne laisse personne décider pour moi de ce que je considère comme agréable ou désagréable. C'est ma morale. 

— Vous êtes quelqu'un de moral.

— Très. Mais vous noterez comme il est difficile d'être moral dans une société immorale. 

— Les travailleurs sont-ils des êtres moraux, selon vous ? 

— Ceux qui, comme moi, ne veulent pas travailler, le sont, bien sûr. Le travail ne devrait s'envisager que s'il n'est pas rémunéré. 

— Vous ne voulez pas l'échanger ?

— À long terme, il y a bien échange. Mais cet échange n'est bénéfique que s'il est nié, à court terme. 

— Je n'y comprends plus rien, mais ça n'a aucune importance. Notre arrangement me convient parfaitement. 

— Mettons-nous immédiatement au travail.


Ils se serrent la main, quand l'un des deux s'avise d'un oubli.


— J'ai oublié de vous demander votre nom !

— Georges de La Fuly.

— Tiens, ça c'est amusant. Vous portez donc le même nom que moi ?

— Ça m'arrive, oui. 

mardi 19 mai 2020

Pire que l'enfer


Avec leur Piccoli, ils ont fait remonter en moi Georges Delerue. La musique du Mépris, film que je n'ai jamais vraiment regardé, ou seulement par morceaux. Ça remonte de très loin, de très profond, de cette zone où les choses baignent dans une sorte de soupe primordiale indifférenciée, dans cette zone où l'on n'est pas occupé à juger, où l'on reçoit les choses en pleine poire sans les comprendre, disons entre quinze et vingt ans. 

J'ai même longtemps confondu la musique de Delerue et l'adagio de Barber, c'est dire si je ne prêtais pas vraiment attention à ce que j'entendais. En fait, j'avais instantanément classé cette musique dans la rubrique mauvais goût, ou "musique de cinéma", ce qui était (et l'est toujours) peu ou prou la même chose. 

Récoutant aujourd'hui ce Thème de Camille, je m'aperçois qu'il me bouleverse, qu'il m'oppresse, qu'il me plonge dans un malaise presque insupportable. Piccoli n'est pas étranger à ça, non plus que Bardot. J'en ai profité pour récouter aussi la chanson d'Hélène, dans le film Les choses de la vie, interprétée par Romy Schneider et Piccoli. Je ne me souviens plus du tout du film, dont le titre me plaisait tant quand j'avais quatorze ans. C'est à peu de choses près le même malaise qui m'envahit. J'avais tout simplement oublié la terrible oppression que peut causer l'abandon, dans un cœur sensible.  Sans doute me suis-je protégé, à mon insu, au fur et à mesure de mes désillusions amoureuses. On continue de se raconter que la peine d'amour est terrible, même quand on a cessé depuis longtemps de l'éprouver, cette sensation de suffocation, de panique, et même de terreur. Oui, c'est la même sensation que celle qu'on éprouve quand l'air vient à manquer, qu'on cherche le salut qui n'existe pas. Toutes les portes sont closes. Personne ne viendra nous secourir. J'ai du mal à écrire ces mots…

J'ai croisé Piccoli un jour, dans la rue Saint-Antoine, à Paris. Il venait de Bastille, moi j'y allais. C'était à peu près devant la boulangerie, si elle existe tojujours, un peu avant la rue Castex. Je l'ai regardé à la dérobée. Grand, il me faisait peur, avait l'air plus ou moins furieux. Je ne lui trouvais rien de sympathique, au contraire. À l'époque, je l'avais entendu lire à la radio un extrait d'Avril brisé, d'Ismaïl Kadaré, livre que j'avais lu dans la foulée avec un immense bonheur. Je ne sais pourquoi je pense à ça, je ne sais pas comment raccorder ce souvenir avec l'angoisse profonde dont je tente de parler ici, mais je sais qu'il y a un rapport. Romy Schneider était quelque chose comme mon idéal féminin, quand j'avais vingt ans. Bardot, pas du tout. (idéal féminin, c'est débile. Je n'ai aucun idéal féminin.) Ce que j'ai appris plus tard, c'est qu'elle est sans doute morte dans l'appartement que j'avais juste sous les yeux quand je regardais par la fenêtre, à cette époque-là, l'appartement de Brialy, place des Vosges. En 82 je n'y habitais pas encore, mais je venais régulièrement voir ma tante, qui me disait invariablement : « Ne regarde pas. Mes neveux sont polis ! » Contrairement à ce qu'elle pensait peut-être, je n'avais aucune curiosité pour Jean-Claude Brialy, contrairement à elle, mais j'aimais bien observer ce qui se passait chez les voisins. Brialy, je l'avais croisé quelquefois en montant chez ma tante, et je faisais toujours celui qui n'avait aucune une idée de qui il était. Bonjour, bonsoir, on se tient la porte, c'est tout. Pas de sourires, rien. Je n'ai appris que bien plus tard ce qui était arrivé dans son appartement, et, à l'époque, si on m'en avait parlé, je n'aurais pas écouté. Quand-même, ça me fait drôle, de penser à Romy Schneider, de la voir à l'écran, avec ses lunettes, se retourner sur Piccoli, alors qu'elle tape à la machine et qu'elle chante. Dès qu'elle sourit, ça y est, ça revient, cette sale angoisse qui me tord le bide, et je vois la face de l'autre, le sale con de Piccoli, et j'entends : « Tu ne m'aimes plus ». Insupportable. Je cherche l'air pendant qu'elle croque dans sa pomme. 

Je ne sais plus du tout ce que je voulais dire. Je réponds au téléphone alors que j'écris, ça m'apprendra. La petite Agathe a perdu son chat, elle est bien malheureuse. Je pourrais lui en parler des heures, de ces horreurs. Mais revenons à Delerue et à sa musique de merde. On baisse le son, parce que quand-même, on a honte d'écouter ça (la-ré-fa#-mi-fa#-ré-la-ré-fa#-mi-fa#-ré-la…), s'il n'y avait pas les fesses de Bardot, on ne s'y serait sans doute jamais intéressé. Moi, Godard, ce sont ses derniers films, que j'aime, pas les premiers. Je vous salue MarieNouvelle Vague, Histoire(s) du cinéma, For ever Mozart, JLG/JLG, Éloge de l'amour, Adieu au langage, ça oui, mille fois oui. Sinon, Week-end, à cause de Mozart. Pierrot le fou, À bout de souffle, bof. N'empêche. Même dans le Mépris, au-delà des poses et du cinéma qui se regarde faire du cinéma, il y a cette chose, là, qui me broie le ventre, le désespoir amoureux, quand ça ne marche pas. Et cette mélasse sonore, cette bouillie insupportable de niaiserie qui colle aux doigts, qui n'arrive pas à nous dégoûter d'elle-même. Je me vautre là-dedans, c'est comme de manger de la crème Mont-Blanc praliné, ou de tirer sur le tube de lait concentré qu'on a planqué sous le lit. Éteins la lumière, qu'on ne voie pas que je bande ! (Tu peux pas comprendre. Maintenant, les gosses de quatorze ans envoient des photos de leur bite en érection à leurs copines.) 

Il y a tellement de chose, que tu ne peux pas comprendre. « Musique de film », quand j'avais seize ans, c'était synonyme de merde. On a finalement méprisé le cinéma à cause de ses "musiques". Un art qui trempe là-dedans n'est pas grand-chose. Le pire de ce que pouvait nous donner "la bourgeoisie", c'était ça. D'ailleurs, il suffit de voir où ça nous a menés. Les cinéphiles sont des archi-ploucs imbéciles déguisés en experts, des crétins crottés qui craquent à la guimauve. Ils mangent des barbes-à-papa qu'ils voudraient nous faire prendre pour de la haute gastronomie. Ils peuvent bien disserter sur la morale du travelling ou du plan-séquence, ils resteront toujours des ploucs déguisés en aristos. Là encore, il suffit de regarder ce qu'on a sous les yeux, ici et maintenant. Pas un cinéaste n'est à sauver, sauf Godard, justement, parce qu'il fait autre chose que du cinéma. Il a bien compris, lui, qu'il n'y avait rien à sauver dans cet art de pèquenauds. Ou alors il faut aller du côté du documentaire. Claude Sautet, je préfère encore Bonne nuit les petits ou bien Exhibition, de Jean-François Davy, avec la charmante Claudine Beccarie. S'il faut vraiment sauver un cinéaste, je dirais Luc Moullet. Pas plus. 

Donc la belle Romy était en train de crever, là, au numéro 3 de la place des Vosges, pendant que ma tante était en train de crever dans le lit de ma mère, à l'autre bout de la France. « Viens la voir » me suppliait ma mère. « Elle te réclame. » Trop con, trop occupé, trop jeune, trop bête, trop amoureux, trop loin. L'appartement, j'allais parfois y dormir, quand je venais donner mes cours à Paris. Dans le lit de ma tante. Dans ses meubles. Dans sa vaisselle. Tout était en l'état. Un mausolée. Toutes les odeurs étaient encore là. Ma copine ne comprenait pas : « Comment peux-tu aller dormir là-bas ? » Il ne manquait qu'un piano. Mais dès mes cours donnés, je fonçais m'enfermer au fin fond de la Bourgogne, avec mon chat Inouï et Bach et Beethoven. 

Est-ce que tante Glyne aimait Piccoli ? Je n'en sais rien. En revanche elle aimait Alain Delon et détestait Juliette Gréco. « Cette pute », qu'elle avait lâché un soir, devant la télé. J'avais piqué un fou-rire mais je ne lui donnais pas tort. Elle passait chez Pivot, et se vantait connement de ne pas porter de montre. « Je suis une femme libre ! » avait-elle claironné en prenant un air mystérieux, pendant que Jacques Attali prenait un air intelligent. Tatie, tu reveux un marron glacé ? Bon, c'est vrai que Gréco avait un avantage sur Annie Ernaux (je ne sais pas pourquoi je pense à elle), c'est qu'elle avait couché avec Miles Davis. Mais Piccoli, je ne sais pas pourquoi, je ne l'imagine pas du tout en train de faire l'amour à une femme. Non, vraiment pas. Un acteur et puis rien d'autre. 

La musique de Delerue a ceci de commun avec l'adagio de Barber que ça s'étire toujours plus, comme un Malabar qu'on se tire de la bouche — ça ne craque jamais, ces choses-là — et pendant ce temps-là, on réfléchit, on rêvasse, on se ramollit l'esprit dans un bain de merde. C'est un peu le même geste que ces femmes qui se passent un doigt dans les cheveux et l'enroule autour d'une boucle à la Escher, ou un anneau de Mœbius. (La musique de Barber, on la sent pousser en temps réel, nanomètre par nanomètre, comme une barbe…) Ça peut durer très longtemps. On a l'impression d'un geste banal, un peu bête, automatique, enfantin, alors qu'il y a un désespoir sans nom qui tourbillonne là-dedans, et je vois le sourire de Romy Schneider. C'est affreux, d'aimer une femme ! Faut comprendre ça. C'est atroce. C'est pire que tout. C'est pire que l'enfer. 

lundi 18 mai 2020

Poème quantique n°1


Je vais me reposer. Je suis locataire de la relation entre une jeune fille et un homme qui lui plaisait. Il a fait sa carrière dans une position très proche de son maître, et lui avait donné une bonne raison d'être dans son cœur. Elle est à la hauteur de ses présomptions et des yeux qui nous rendent hommage. Nous avons appris à retrouver cette situation de tristesse dans les plus grands moments de notre enfance. Il a été décidé de quitter la ville et de vivre avec elle même si elle était en pleine croissance. Je ne suis donc toujours pas à la recherche d'un emploi mais je ne suis plus en mesure de me rendre.

Annexe 1. La réponse au coronaire est une question qui a été faite pour le compte commun des fonds de banque. J'ai reçu par courrier le contrat de travail qui me semble un accord de principe très correct. Il me reste encore un mois de congés pour la fin du stage, mais j'ai un peu remanié mon temps libre pour me libérer davantage. Si tu peux me donner les dates et le nombre de personnes qui seront présents, je serai ravi de pouvoir te faire une proposition de prix. La semaine dernière, on avait parlé avec les parents de la classe de ski de notre enfance à Londres. Ils m'ont demandé de les faire passer à la maison pour leur donner des nouvelles de votre côté. Si vous avez besoin d'un coup sur le toit de cet appartement, n'hésitez surtout pas à nous contacter pour nous donner vos réponses à notre sondage. Je pense que vous pouvez nous donner les coordonnées du notaire et de votre collègue. Nous avons besoin d'un avis sur ce point de vue et il nous reste des places disponibles. Je suis à la maison avec ma compagne qui a un souci avec ma mère. Elle est toujours à l'hôpital pour la nuit et elle a été prise en main propre sur la route du retour. Inutile donc de faire une visite de son maître à un autre endroit. Je vous rappelle que je suis à la fin du monde et que j'aime beaucoup les petits bouts de chou. 

dimanche 17 mai 2020

Karol Józef Wojtyła


Quelle belle gueule, ce Jean-Paul II ! Si j'étais une femme, j'en serais amoureuse.

Même si je me suis senti plus proche d'un Benoît XVI, idéologiquement parlant, Jean-Paul II restera mon pape préféré. Un colosse. À chaque fois que je l'ai vu à la télévision, j'ai été bouleversé : ce type-là portait quelque chose d'énorme en lui. 

Époque

Je viens de regarder quelques films pornos des années 60. Comme c'est rafraichissant ! La joie, le plaisir de se toucher, de se montrer, de voir ce qu'on peut faire avec son corps, de jouer. C'était bien, quand-même. On ressent la même chose, parfois, avec les mots.


Je suis un surhomme cul de jatte, sans bras, sourd, aveugle, muet et très laid, qui se regarde dans la glace. 

Fond d'écran


L'harmonie, c'est plus c'que c'était. Moi, j'vois, avec Mélodie, c't'année, on fait break sur break. On partage même plus nos ressentis, on n'échange plus, tout ça. Même, tiens, l'aut'jour, elle a regardé Zemmour sur Cnews, et moi Koh Lanta. Chais pas… J'me dis que p'têtre on a raté un truc. Des fois ça arrive. J'crois qu'au final c'est l'entrée en sixième, qui nous a perturbés. Et puis aussi elle est fan de Raoult.

J'crois qu'je vais changer mon fond d'écran…

vendredi 15 mai 2020

Techniques de drague



La belle jeune fille fait un malaise dans la galerie. Il lui tapote le front, trouve qu'elle n'a pas de fièvre (mais qu'elle est « un peu moite »), et dit « Alors déjà, pour commencer, il ne faut pas aller voir de films israéliens. »

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« C'est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu'on ne peut garder ses manuscrits à l'abri des mufles. »

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« Dans quatre milliards d’années, notre galaxie entrera en collision avec notre grande spirale voisine, Andromède. »

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« Heidegger, Heidegger, oui, d'accord, je vois très bien, mais vous avez de très beaux seins, je suis désolé d'avoir à le dire. »

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« Depuis la nuit des temps, il était écrit que je raterai tout, tout sauf notre rencontre. » La fille a une épouvantable diarrhée.

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« Je ne peux pas avoir ton 06 ? Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de te baiser ? Tu te crois bandante, vraiment ? Genre on n'attendait que toi et tu n'as qu'à écarter les jambes, c'est ça ? Pauvre cruche. Je veux seulement pouvoir t'écrire un texto, moi, c'est la seule chose qui m'excite. »

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Elle écoute Ben Webster. Il écoute Mireille Mathieu. Entre eux, le courant passe. Il s'écrivent de plus en plus. Un jour, il lui envoie une photo de son père : le colonel Jaruzelski. Ce jour-là, elle aura son premier orgasme. 

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« Et puis, quand je m’éveille en songeant à ton cul,
Je contemple mon vit qui n'y arrive plus —
Ce membre qui a honte d'avoir survécu,
J'aurais tant voulu pouvoir le dire repus. »

(La carte lui est revenue…)

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Il l'emmène écouter un concert de musique contemporaine. Kurtag, Aperghis, ou Morton Feldman, il ne sait plus. Depuis, elle s'est abonnée à l'Intercontemporain, et il ne l'a plus jamais revue. La prochaine, ce sera Christophe. 

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« T'es bête, t'as une voix de merde, tu ne sais pas faire l'amour, t'as un gros cul, t'es plate comme une limande, et tu pues des pieds, mais je suis dingue de toi. Reviens ! »

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Quinze ans qu'elle allait chez lui, deux fois par semaine. Très chères, les séances, mais ça n'avançait pas. Un jour, il lui demande deux fois le prix habituel. Elle sort de là raide dingue de son psy. 

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« J'écris pour me vider, comme on va chier un bon coup. Ça m'allège. » Il regarde ses mains qui tiennent une tasse de matcha latte brûlant, ses belles mains fines et soignées, qui tremblent légèrement. Mais il est l'heure de prendre congé.

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« Elle te résiste ? J'ai un truc imparable ! Tu lui joues le Marteau sans maître, de Boulez, mais à trois temps. Ni à deux ni à quatre, hein, à trois temps ! Aucune ne résiste à ça. Enfin, moi, j'en ai pas rencontré qui résistaient. Infaillible, je te dis. »

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« Ça te dirait, de venir tirer un petit coup chez moi ? J'ai du gel, des gants et des masques. »

mercredi 13 mai 2020

Le Mal en patience (5)


Il y a donc 7 milliards de suspects. Ça tombe bien, on va mettre tout ça en chiffres. On y verra plus clair.

Chaturbate a gagné la partie. Le bordel est une survivance un peu exotique du passé. Les clients des claques étaient suspects, mais ceux de Chaturbate sont facilement surveillables. Que des avantages. 

« Les cafés caractérisent l'Europe. Ils vont de l'établissement préféré de Pessoa à Lisbonne aux cafés d'Odessa, hantés par les gangsters d'Isaac Babel. Ils s'étirent des cafés de Copenhague devant lesquels passait Kierkegaard pendant ses promenades méditatives, aux comptoirs de Palerme. »

Rencontrant une femme de plus de cinquante-cinq ans, il faut souvent faire l'effort d'imaginer qu'elle a très bien pu être belle, et même très belle, jadis… J'ai mis du temps, à comprendre ça.

« Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l'un des jalons essentiels de la "notion d'Europe". Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet. »

J'ai passé une demi-heure à regarder une vidéo qui explique comment aiguiser ses couteaux. Trouver la même vidéo pour savoir comment aiguiser ma prose… qui, au fil du temps, est devenue bien gentille, bien douce ! Bien molle.

« Il est ouvert à tous et pourtant c'est aussi un club, une franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou artistique et littéraire, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé au rhum donnent accès à un local où travailler, rêver, jouer aux échecs ou simplement passer la journée au chaud. C'est le club de l'esprit et la "poste restante" des sans-abri. »

Tout à l'heure, j'ai passé une heure à regarder Michel Pectorian, sur Facebook, à reluquer ses statuts tous plus incroyables les uns que les autres. Ce type me fascine. Il parvient excellemment à faire semblant de sacrifier son image (il est ridicule, mais ce ridicule lui est toujours compté favorablement (on fait comme si ce ridicule était celui des personnages qu'il interprète, mais il n'interprète que des personnages auxquels il peut prêter son propre ridicule)) pour délivrer un message politique, alors que c'est exactement le contraire. Du deuxième degré inversé, ou du quatrième, je ne suis pas sûr… Il y a chez lui un emploi du ridicule tout à fait magistral. Même un Lafourcade fait semblant de le prendre au sérieux. Et puis, c'est tout de même l'inventeur d'une formule géniale : « L'inversion des valeurs absolues ». Je suis désolé, mais ça, il fallait y penser ! Il fallait l'oser. L'inversion des valeurs absolues, putain… Je pense aux simplets de mon enfance, à ceux dont tout le monde se moquait, qui passaient, le nez rouge et farci, le béret vissé sur le crâne, sur leurs "vélos de course", et qu'on interpelait gaiement, ou dont on dégonflait les pneus, selon la saison. Je me dis que ces hommes-là avaient du génie. Ils n'allaient pas répétant comme des perroquets le dernier syntagme à la mode, ils se contentaient de boire les coups qu'on leur offrait, d'être là, dans le paysage, comme des repères intangibles. Ce ne sont pas eux qui seraient allés par les coursives bégayant « la société du spectacle », par exemple, ou d'autres fariboles qui passent de bouche en bouche sans toucher le moins du monde au réel. La grande différence entre nos simplets de village et un Michel Pectorian, c'est que l'un est d'une obscénité totale, sans bords discernables, quand les autres en étaient absolument dépourvus. Michel Pectorian ne crève pas l'écran, il crève le personnage qu'il pense interprèter. Le second degré se rebiffe. L'obscénité est un acide qui ronge les images.

« Aussi longtemps qu'il y aura des cafés, la "notion d'Europe" aura du contenu. »

Nos contemporains sont persuadés que la médecine soigne avec des remèdes, alors qu'elle ne fait que remédier, avec des soins qui peuvent tenir leur efficacité de toutes les catégories du sens, sans exception, à des déséquilibres que le récit substantiel inscrit perpétuellement en nous, avec notre complicité active. La biologie n'est pas un anti-langage. Elle est un langage parmi d'autres.

Je me rappelle cette femme, rencontrée, tard le soir, dans un café de la rue Royale, à Annecy. Elle était attablée devant un chocolat chaud. Elle devait avoir quarante, quarante-cinq ans, ce qui pour nous, qui en avions seize, ou dix-sept, était l'âge d'une vieille femme. Elle était tout à fait explicitement dans l'attente d'un jeune garçon comme moi. Douce, calme, tranquille, elle attendait, en buvant son chocolat chaud, que l'un de nous se décide. Ce n'était pas une prostituée, non, pas du tout, pourtant elle semblait accomplir une tâche dont le professionnalisme était évident. Cela m'a intimidé, et j'ai renoncé. Que de regrets, ensuite. On sentait bien que nous nous trouvions face à la porte d'entrée d'un monde merveilleux. La porte était entr'ouverte, c'est peut-être ce qui me mit en fuite. Mais il y avait un autre obstacle, qui était le regard des autres, des copains : celui qui franchirait le seuil serait à la fois auréolé de gloire et un peu méprisé — de ces deux bénéfices, on ne savait trop lequel serait signe d'une vie nouvelle et inconnue.

Merveilleux Coronavirus, qui nous aura tant appris, en deux petits mois. Ce fut une véritable IRM de l'intelligence sociale. 2020 commence sur les chapeaux de roues : nous étions déjà tous soupçonneux, mais nous sommes désormais tous suspects. Porteurs, colporteurs, complotistes, vaccinés, malades, contagieux, trouillards, délinquants en pantoufles, artistes masqués, guerriers sans bras ni jambes, flibustiers du Pixel, la Grande Vibration mondiale s'est mise en branle. On regarde les brins d'herbe comme si on allait nous faire boire la ciguë durant notre sieste, on se mouche dans des lingettes chlorées, on ajoute un peu d'acide sulfurique à notre café, on inhale de la nicotine, on se pique avec Well, You Needn't, de Monk, les suspects ordinaires se donnent le coude, tout autour du globe, ça tangue, ça éternue, l'image se fige, puis on voit apparaître un court instant Lénine, Mao, Vercingétorix, Gilles de Rais, Gengis Kahn, mais Macron donne un coup de pied dans la table, et on voit les tours jumelles repousser en accéléré, tandis des milliards de boîtes de sardines nous dégringolent sur la tête — la musique en fond sonore, c'est Keith Emerson qui met des coups de couteau dans son orgue pendant que son batteur bourrinne comme un sourd. Ça coagule avant même la faciale ! Le récit substantiel ne fait pas forcément du bruit. Il est même, la plupart du temps, complètement silencieux, ce qui le rend suspect.

Pourtant vous rêverez toujours, chastes échalas, d'imperméables sous-traitances de la réalité. Entendez-vous la violence de ces modulations ? Croyez-vous que votre nombre effraie, dans la pharmacie déserte ? Rencontre privée. Soir de septembre. Alcools, quand la terre respire, dont le ventre se gonfle, au jardin. Je te serre dans mes bras, tu respires comme en peinture, frêle, et tu laisses des traces sur les doigts, orgue inconsolable, orange et parfum, ouverte et hurlante.

Tout

Il est plus facile de tout donner que de donner à moitié. Tout ce que nous gardons est un cancer dans nos entrailles 

Jacques Maritain