dimanche 28 avril 2024

D. 887


Il y a tout dans cette musique. Combien de fois aurai-je prononcé cette phrase idiote ? Peu importe que ce soit faux, ou que ce ne soit ni entièrement vrai ni entièrement faux, l'important est qu'à l'instant où la musique entre en nous et nous transforme, ce soit la vérité. Entre la nuit et moi, en ce noir printemps 2024, il y a Schubert. On aimerait que tout ce qu'on écrit soit aussi inéluctable et nécessaire qu'un des contrepoints de l'Art de la Fugue et l'on écrit justement pour conjurer le mauvais sort qui nous maintient hors de cette voie. La musique romantique a lâché la rampe de la forme pour s'aventurer en des territoires où tout est à reconstruire, sans aucune assurance.

Il faut se méfier des phrases. Elles peuvent s'annuler les unes les autres sans même qu'on y prenne garde. On croit affirmer quelque chose, on tient un sujet, un thème, un motif, qu'on développe, qu'on varie, qu'on porte à un point d'incandescence, et voilà qu'une des propositions qui nous vient agit comme un dissolvant puissant. Elle recouvre toutes les autres phrases, les fait s'écrouler comme château de cartes, ou, pire, les fait passer pour des mensonges. La passion d'avoir raison est la pire de toutes. Le boniment pointe le bout de son nez à chaque articulation de la plus fervente rhétorique.

[Aller à la ligne. Remonter le courant. Re-commencer sans re-nier. Prendre un nouveau départ, à un autre niveau de la spirale. Encore et encore…]

Elles peuvent aussi, les phrases, instiller en leurs voisines des organismes invisibles qui les rongent silencieusement comme des vers de bois et n'en laissent en définitive qu'un squelette qui va tomber en poussière au moindre mouvement de la pensée, à la moindre interruption du sens ou du sentiment.

Est-ce que la musique nous transforme ? À l'instant où elle entre en nous, elle produit une transformation physiologique et chimique, j'en mettrais ma main au feu. Mais ça ne dure pas, car nous faisons tout notre possible pour rester celui que nous croyons être (la peur de la folie nous hante) ; il y a une homéostasie essentielle qui nous préserve de la digression radicale, ou de la perversion, du moins pour les plus sages d'entre nous. Ça ne dure pas mais ça laisse des traces, et c'est sur ces traces que les autres musiques trouvent un appui pour entrer dans la ronde. — Ce que j'appelle la ronde, c'est le goût.

Rarement l'impression d'une même musique se déclinant sous diverses formes dans les quatre mouvements nous sera donnée que dans ce quinzième et ultime quatuor de Schubert. Il parvient comme jamais à épuiser la substance qu'il porte ne lui, à la conduire à terme, à en exprimer tout le sens dormant. Il est probable que la concentration dans le temps (dix jours !) ait rendu possible ce tour de force inouï. Il faut tout de même essayer d'imaginer ce que c'est que de mourir à trente-et-un ans ! C'est une chose que d'envisager la fin quand on a soixante-dix ou quatre-vingts ans, et c'en est une autre de la pressentir à trente ans, alors que l'épuisement des ressources ne s'est pas encore manifesté de façon durable, qu'on n'a pas eu le temps de s'y habituer. Écoutant ce quatuor, on a à chaque instant le sentiment que la totalité des ressources de l'être sont mobilisées. Rien n'échappe à la musique, tout y conduit, jusqu'au vertige. Quel vide ce doit être, après ça ! On n'ose l'imaginer…

C'est l'art des très grands compositeurs : aucune des phrases de Schubert n'annule les précédentes, qui sont au contraire justifiées, magnifiées, portées plus loin et plus haut, sans qu'elles apparaissent moins essentielles que ce qui les élargit, les creuse et les multiplie d'un coefficient de temps qui leur confère une dimension qu'on n'avait pas imaginée lorsqu'elles avaient paru. Cette science de la mémoire en acte est un don que très peu possèdent. C'est une manière de raconter la vie humaine et le temps, qui, je crois, n'a jamais été égalée. On est effrayé, devant ce quatuor, comme devant notre propre tombe. C'est comme regarder à travers la mort et y apercevoir notre reflet dépouillé de tout ce qu'on pensait de nous-même.

dimanche 21 avril 2024

Chiffré en bout en bout (lettre d'amour)

La terreur me réveille. La vie vide qui ne lâche pas sa proie. Avoir tout raté, même le ratage, même l'absence. Les heures hurlantes, et même les minutes, les secondes ; leur fuite éperdue et féroce, sans aucun bénéfice. Je n'ai plus rien à quoi m'accrocher. Rien. Même les joies de l'art, sa luxure distinguée, semblent se perdre dans les ombres et les brouillards. Les auteurs et les textes que j'aimais ou vénérais me paraissent aujourd'hui insipides, quand ce n'est pas pire. On n'est plus rien, sans l'admiration et l'amour. Sans le désir, on est plus mort que mort.

Je me fiche éperdument de la littérature. J'ai cru l'aimer, j'ai voulu l'aimer, parce qu'il me fallait des mots pour me distraire de mon désespoir, mais ça n'aura pas fonctionné longtemps. Je ne sais pas écrire autre chose qu'une lettre d'amour, inachevée et interminable. J'ai besoin, stupidement, de m'adresser à quelqu'un. Les mots ne seront jamais pour moi qu'une manière d'atteindre qui je veux aimer, pour le séduire, le blesser ou le consoler. Les phrases sans adresse ont un goût de crotte et me donnent envie de hurler. 

Cette comédie a assez duré.

Depuis quinze ans, j'ai écrit des centaines et des centaines de pages dont je sais, sans avoir besoin de les relire, que la quasi-totalité ne vaut rien, et que j'en aurai honte bientôt. Je continue pourtant, parce que cette occupation est la seule qui me sauve parfois de l'angoisse. C'est mécanique. On peut évidemment se rassurer en se disant que d'autres, souvent publiés et reconnus, sont encore plus mauvais que nous, mais quelle misérable consolation, qui ne console que les minables ou les peureux. Oui, les peureux, car je suis convaincu que ceux qui se trouvent du talent, quand ce n'est pas du génie, et le disent, sont simplement trop trouillards pour s'observer tranquillement. On me dit souvent, ce qui m'agace prodigieusement, que je suis trop modeste. Je ne suis absolument pas modeste. J'essaie d'avoir les yeux ouverts, ce n'est pas du tout la même chose. 

Seule la musique résiste encore — pour combien de temps ? C'est le seul refuge qui paraisse sûr. Mais je suis pessimiste. J'ai vu ma mère grimacer en entendant la plus sublime des musiques, sur la fin. Et puis cet art est un continent désolé et impartageable, qui m'enferme encore plus en moi-même, et je retrouve l'antique souffrance de mes jeunes années, que j'avais réussi à tenir éloignée durant des décennies grâce au travail, à la pratique et à l'étude. À nouveau, la musique m'arrive d'un seul bloc et me suffoque. Je ne puis rien en dire à personne. Il faut se taire et subir ; pleurer ou étouffer seul. Quel programme ! Mon père m'a légué ce fardeau écrasant et je n'ai même pas la liberté de lui en vouloir : c'était ça ou rien. Je crois que c'est cela, être écrasé par une malédiction. Il y a de ces choses que jamais nous ne pourrons comprendre, qui nous traversent, mais qui ne nous appartiennent pas. Nous ne sommes que des véhicules plus ou moins solides qui transportons des substances explosives ou des fruits amers.

L'autre jour, avant d'aller dans le bain, j'ai attrapé au hasard un livre sur une pile qui se trouvait dans le salon, un livre que j'avais lu et aimé il y a trente ou quarante ans, un auteur que j'ai beaucoup pratiqué et beaucoup aimé. J'en ai lu quelques pages et le livre m'est tombé des mains ; je n'en revenais pas. Comment avais-je pu aimer cette langue, jadis ? Ça me paraissait impossible. Quel est le moi qui avait aimé ça ? Est-il encore vivant, ici ou là ? Ai-je le droit de le renier sans me renier, moi, sans me perdre ? 

Tout coûte cher. Tout a un prix exorbitant. Et je n'ai pas les moyens. C'est ça, ma vie. Que ceux qui voudraient êtres rassurés se tiennent éloignés de moi.

Il y a quelques jours, j'ai déposé sur Facebook une interview extraordinaire d'Oscar Peterson, ce fabuleux pianiste canadien, qui faisait une démonstration éblouissante de son savoir pianistique et musical. Il est capable de tout jouer, il connaît tout, c'est une bibliothèque à lui tout seul, et ses doigts ne le trahissent jamais — il me fait penser à quelqu'un qui parlerait vingt-sept langues couramment. Et j'ai pensé, en regardant ce spectacle prodigieux, à une autre interview, que j'avais vue des mois auparavant, et qui est tout à l'opposé de celle-ci, puisqu'il s'agit du vieux Keith Jarrett, méconnaissable, très diminué par une attaque cérébrale, paralysé du côté gauche. C'est Rick Beato qui se trouve au côté de Jarrett, chez lui, qui le fait parler et jouer un peu, douloureusement, de sa seule main droite, en cherchant ses notes comme un aveugle. Comme c'est poignant, de voir ça ! Keith Jarrett, qui était un lion flamboyant, toujours très sûr de lui et de son génie, arrogant, même, impitoyable, méprisant, souvent, comme peuvent l'être les génies, et qui ici est semblable à un vieil enfant qui essaie de marcher, risquant la chute ou le ridicule à tout instant. Peterson dans la plénitude de ses moyens, tranquille, calme, modeste, sage et joyeux, et Jarrett, défait, fragile, titubant et au seuil d'un monde qu'il ne connaît pas, qu'il ne reconnaît plus. On lui a tout volé, mais il se remémore avec émotion celui qu'il fut jadis (c'est ce qu'on lui dit, en tout cas), et son émotion est bouleversante, dans son impénétrable naïveté. J'en aurais pleuré, de voir ça. Même son visage est méconnaissable, et sa voix. Le rapprochement de ces deux pianistes est ici saisissant. Peterson est un pianiste monstrueux, avec des dons techniques inégalés, mais il n'a pas de génie. Jarrett, c'est tout le contraire. Je le soutiens depuis quarante ans sans faiblir, c'est sans doute le plus grand pianiste de jazz depuis un demi siècle. Il y a beaucoup de déchet, chez lui, il a joué sans s'arrêter, il n'arrêtait jamais, il a tout joué, de Bach à Chostakovitch en passant par Mozart et la chanson, et il a fait de l'improvisation un art à part entière, il en a exploré toutes les contrées et aussi tous les travers, mais il a eu des moments de grâce dont on ne savait même pas qu'ils existaient, et il a porté le piano à un degré inouï, dont on parlera encore dans un siècle ou deux. Son trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock est un sommet du genre, à l'instar de celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian. On ne fera jamais mieux. 

La troisième plage du deuxième disque du trio, au milieu des années 80, à mon avis le meilleur de tous, s'intitule « In love in Vain ». Dans la chanson qui est à l'origine de ce standard, Robert Johnson parle d'un amour non partagé… Nous sommes quelques uns, je crois, à écrire sans relâche ces lettres d'amour ridicules et vaines dont les destinataires se fichent éperdument, et que nous maquillons maladroitement, comme des enfants qui, n'osant pas nommer l'inatteignable objet de leur désir, réclament autre chose à grands cris. Nous sommes chiffrés de bout en bout, un mot pour un autre, un corps pour un autre, tellement accoutumés au malentendu que l'éclat de la vérité nous casse les jambes et nous fait chuter au moment même où nos rêves deviennent réalité.

Il faudrait faire le portrait de celui que nous ne serons jamais, mais qui, tout au long de notre existence, aura prétendu nous représenter et parler en notre nom, nombres et déclarations à l'appui, non pas pour le démasquer, ce qui ne serait qu'une naïveté supplémentaire, mais pour nous prouver à nous-mêmes que le chemin que nous empruntons peut être tout de même grossièrement cartographié — en vain, bien sûr…

dimanche 14 avril 2024

La vie comme à Perpignan

« Chère Aïda, ce matin, j'ai rêvé que je vous enculais gentiment. Je vous embrasse. »

Comme la vie serait facile et belle, si l'on pouvait parler aussi simplement aux gens qu'on connaît ! Parfois il m'arrive de le faire, de dire très simplement, le plus simplement possible, ce que je pense, ou ce que je fais, ce qui m'a traversé l'esprit, mais c'est très rare, trop rare. On ne vit pas au Paradis, mon Coco ! Ce n'est possible qu'avec des gens qui sont exceptionnels, car sont exceptionnels ceux qui possèdent l'intelligence de la simplicité. L'écrit devrait selon moi permettre de dire à ceux qu'on aime ce qu'on ne pourrait pas leur dire oralement. Après tout, pourquoi Aïda devrait-elle s'offusquer de ce que j'aie rêvé d'elle en ces termes ? Je ne vois aucune bonne raison à cela. Je ne prétends pas faire ce dont je parle, ni même que j'en aie envie dans ma vie diurne, je dis simplement que j'en ai rêvé, ce qui est tout différent. Nos rêves ne nous demandent pas la permission d'être ce qu'ils sont, et c'est fort heureux. Quel ennui ce serait, sinon… La vie ennuyeuse, voilà bien une chose dont je me passerais, mais je vois bien que beaucoup la chérissent comme si elle devait les sauver de la vie.

Ce que j'aime, dans la correspondance, c'est qu'il nous incombe de trouver des voix (et des voies) différentes pour nous adresser à nos correspondants. C'est un peu comme de jouer de plusieurs instruments, ou, si l'on est plus modeste, d'interpréter des œuvres de différents compositeurs. J'ai une dizaine de correspondants réguliers, depuis quelques années. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est suffisant pour éprouver la jouissance dont je parle ici. Tel correspondant a une tonalité schumanienne, quand tel autre est plutôt de type boulezien, ou bachien. Dès qu'on écrit, on éprouve. Je veux dire qu'en écrivant à quelqu'un, on est forcément conduit à éprouver quelque chose de l'autre, à aller à sa rencontre, ou au moins dans le territoire qui nous est commun, qui peut nous être commun, si l'on n'a pas peur de franchir le seuil qui nous en sépare.

J'entends, en écrivant ces lignes, le concerto pour deux violons de Jean-Sébastien Bach, interprété par Jascha Heifetz et Erick Friedman. C'est à chaque fois une grande joie de retrouver Heifetz. Il y a chez lui une qualité que je ne trouve nulle part ailleurs. Je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer l'émotion que les mérites de ce violoniste extraordinaire provoquent en moi, mélange de vivacité d'esprit, d'élégance, d'exigence, de perfection sonore, et, surtout, de goût très sûr et d'autorité naturelle. Il y a sans doute plus de poésie et de profondeur chez Menuhin, peut-être même plus de vérité, mais je dois reconnaître que ma sympathie va très naturellement à Heifetz, le genre d'hommes qui existaient encore à l'époque de mon père. Ces gens-là étaient naturellement droits. Ils se tenaient. Il n'y a qu'à voir la tête d'Heifetz, sa posture, l'expression de sa figure, pour comprendre de quel genre d'être il s'agit. La synthèse de ces deux immenses violonistes pourrait être David Oïstrakh, miracle sonore, plus rond, plus sensible peut-être, plus séduisant, alliant l'intelligence musicale et l'intelligence instrumentale à un degré rarement atteint. C'était notre préféré, à la maison, quand j'étais enfant, mais mon père, lui, admirait Heifetz sans réserve, car il savait ce que ce violon avait dû vaincre pour obtenir ce résultat sonore, chose que nous ne pouvions que vaguement deviner.

Les concertos pour violon, à la maison, c'était sans arrêt. On ne pouvait pas y échapper. Si bien qu'aujourd'hui, il m'arrive fréquemment de les confondre. Bach, Mozart, Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Sibélius, Bruch, Schumann, Lalo, Paganini, Tchaikovsky, Wieniawski, Vieuxtemps, Saint-Saëns, Berg… J'avais trouvé au galetas les vieilles partitions de mon père, à mes seize ans, et les avais écoutés d'une oreille plus aiguë, moins désinvolte. Celui de Berg me posait des problèmes, je l'avoue : j'avais à la fois beaucoup d'admiration pour la composition, en particulier pour ce début extraordinaire, cette manière si personnelle d'utiliser la dodécaphonie, de la marier avec la tonalité, et un plaisir relativement chiche. Il m'a fallu beaucoup de temps et d'écoutes pour aimer ce concerto. Aujourd'hui encore, ce n'est pas ce que je préfère de Berg, non plus que le Kammerkonzert qui se trouvait sur le même disque. Il ne paraît pas aussi inspiré qu'en d'autres partitions, mais il est possible que je me trompe complètement. J'aime énormément sa sonate pour piano, son opus 1, par exemple, mais est-ce que je l'aimerais autant si je ne l'avais pas tant jouée, si, là encore, sa manière compositionnelle, la façon si inventive et originale qu'il a d'agencer les motifs, de mélanger harmonie et contrepoint, de sembler chercher son chemin, ne me donnait pas autant de plaisir intellectuel. En revanche, dans Wozzeck, je trouve que son inspiration est éblouissante de bout en bout, que ses moyens musicaux sont en adéquation parfaite avec son “idée”. 

Pour revenir à Aïda, le Kagi que j'avais écrit il y a quelques années à son adresse ne me semble pas avoir trop mal vieilli :

Elle court les bois, les montagnes, et la nuit

Elle assiste les fées en leurs cérémonies

Quand du reste du monde elles sont l'insomnie,

Dévorant l'infini et le millepertuis.


Elle habite le grand secret,

Perpendiculaire au regret, 

Musclée de noir et amoureuse,

Sous le grand manteau de poudreuse.


Ses longues jambes boisées, surmontées

D'un sexe ombreux, consacré et fruité,

Sont en moi comme une tiare dressée

Au seuil de mes arrières-pensées.

Quel personnage étonnant, cette Aïda! Et quelle élégance ! J'ai gardé en mémoire sa belle voix grave et très calme. Même son tutoiement à mon égard, moi qui la vouvoie, ne me dérange pas ; en sa bouche, il n'est pas impoli. Il y a du tragique et du joyeux en elle, inséparables et parfois indiscernables. C'est une grande amoureuse, sans doute trop grande, trop absolue, et le feu ardent qu'on voit brûler en elle la protège du bruit du monde. Si je n'avais pas peur du ridicule, je dirais que cette femme est bénie. Ce n'est pas si courant. Combien de femmes de cette allure avons-nous rencontrées en une vie ? Elles se comptent sur les doigts d'une seule main. 

J'aime énormément ce mot d'« allure », qui avait cours dans ma jeunesse. « Elle a fière allure. » « Quelle allure ! » « À toute allure. » Je l'aime parce qu'il mêle intimement deux idées de natures différentes. L'aspect visible, le paraître, la distinction éventuelle, et la vitesse, le mouvement. Il s'applique donc parfaitement à un corps vivant et singulier, en perpétuelle transformation, qui ne se donne à nous que dans les infinies métamorphoses qui le font miroiter, mais qui possède néanmoins sa signature propre, de la même manière qu'un timbre signale et authentifie un instrument de musique. 

dimanche 7 avril 2024

Dimanche 7 avril 2024 [journal]


Il y a une semaine, j'écrivais : L'amour qui ne donne pas envie de blasphémer ne vaut rien. Une écrivaine dépose sous ma phrase ce bref commentaire : « ? ». Qu'y a-t-il de difficile à comprendre dans ce que j'ai écrit ? Ou bien pense-t-elle, et c'est plus probable, bien sûr, que je raconte n'importe quoi. Le question de l'amour est une des plus “clivantes”, avec celle des goûts, et peut-être pour les mêmes raisons. Personnellement, j'ai toujours la sensation de me trouver en compagnie de gens qui n'ont pas la moindre idée de ce dont il s'agit. Comme il est question d'amour toute la journée dans tous les médias, dans tous les magazines, sur tous les écrans et dans presque tous les livres, tout le monde pense qu'il s'agit de quelque chose de banal, d'ordinaire, et que l'on sait bien de quoi il retourne. C'est faux. Seuls quelques êtres en ont fait l'expérience, comme sont rares ceux qui ont écouté, vraiment écouté, une symphonie ou un quatuor, regardé un tableau, lu un livre. Nous passons notre temps à parler à des gens qui ne savent pas de quoi nous parlons mais qui donnent le change pour ne pas nous décevoir ou pour être conformes à ce qu'on attend d'eux. 

Les experts se posent des questions. Qu'est-ce qui peut bien causer toutes ces crises cardiaques, ces thromboses, tous ces turbo-cancers ? Qu'est-ce qui peut bien expliquer toutes ces agressions, tous ces viols, ces égorgements ? Les experts hochent gravement la tête qui menace de les écraser sous le poids d'un infini questionnement. Bien entendu, parmi le peuple des non-experts, personne ne se pose de question. Tout le monde sait. Mais comme ce monde-là n'est pas expert, il se tait, les yeux dans ses poches et les mains levées. Il faudrait des experts pour expertiser les experts, pour les sonder, pour savoir enfin de quelle affection étrange ils sont atteints. Il faudrait d'autres experts pour libérer les non-experts de l'étrange apathie qui les tient sagement assis devant leurs pupitres d'écoliers écoutant la parole du Maître, mais le sortilège est d'une consistance qui défie les lois qui leur ont pourtant été enseignées dans leur enfance. Ils n'en croient pas leurs yeux, tout simplement. On leur dit que leurs yeux mentent, que leur cœur ment, que leur logique n'en est pas une, et ils obtempèrent, bien qu'ils sachent. L'expertise est expertise du mensonge et du viol des consciences, du rapt de la réalité et de l'empêchement de l'évidence. Les experts sont des anti-experts dont l'expertise consiste à dévier l'image du Réel, à la renverser, à le présenter sous une forme qui le rend méconnaissable et incompréhensible à l'homme normal, à opérer une dérivation magique. Mais fort heureusement, ces experts sont nuls, et leurs manipulations ne trompent que les couillons.

Elle doit avoir vingt-cinq ou vingt-huit ans, mais ses cent-dix kilos lui en donnent quarante, qui sont l'âge véritable de son corps. Son visage est bouffi, presque tuméfié, ses cheveux ternes et filasses, et l'on aperçoit des airpods blancs enfoncés dans ses oreilles. Ses fesses plates mais très larges sont recouvertes d'un jean informe et rapiécé qui pourrait laisser penser qu'elle est pauvre, mais elle paie ses croissants et ses pains au chocolat avec un iPhone dernier cri. Est-ce la faim qui l'a tirée de son lit à sept heures du matin ? La boulangère lui dit : « Dur de se lever, ce matin, hein ! » Elle aussi a vingt kilos de trop, mais elle s'est levée à cinq heures.

Je ne me moque pas de cette pauvre fille. Je la plains. Est-elle responsable de son état ? Oui, à l'évidence. Mais elle n'est pas coupable. Les coupables, c'est l'industrie agro-alimentaire et ses alliés, la médecine moderne en tête, les diététiciens, les publicitaires, tous ceux qui ont intérêt à ce que cette femme soit intoxiquée au sucre, au sucre sous toutes ses formes, à un mode d'alimentation qui la tue à petit feu, et qui rend indispensables les pauvres béquilles de l'industrie pharmaceutique qui l'enferment encore plus dans ce désastre sans issue. Je la nomme Insuline, in petto. « Insuline paie sans contact ». Ça ferait un joli titre pour un Kagi. Je me demande si je ne vais pas introduire Insuline parmi les personnages des Kagis, aux côtés de Faconde et Johnson Johnson. 

Photo de Carl-Johan Westergren. Une femme, nue dans une baignoire, accroupie. On la voit de dessus. On voit d'abord ses genoux, ses cuisses, un peu de son dos, ses cheveux relevés en chignon, ses sourcils, son nez, ses mains dans l'eau. La photo est en noir et blanc. Je la crois belle, cette femme. Belle et désirable. Je l'ai regardée très longuement, ce matin, en écoutant les études de Chopin. 

J'ai repris possession de mon groupe Flickr intitulé « Les yeux de Pierre Tarnac », que j'avais laissé complètement à l'abandon depuis deux ou trois ans. Mon goût a un peu évolué, bien sûr, mais pas tant que ça. La plupart du temps, les photos qu'on me propose sont affreuses. J'en accepte une sur cinquante, et c'est encore trop, bien souvent. Il faudrait que je fasse un peu de ménage. N'empêche, je suis bien content d'avoir eu l'idée de ce groupe, il y a plus de dix ans. Le corps de la femme et son image, quoi de plus passionnant, vraiment ! Je ne m'en lasserai jamais. L'art du nu est aussi exigeant que la haute poésie. Bien peu savent en tirer partie, mais quel enseignement pour nos yeux et notre esprit !

Ma vie est un nouveau roman. Ni auteur, ni héros, ni aventures, seulement le bruit minuscule des volets qui grincent doucement dans la brise. Si seulement…

« Le Spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire. Les forces mêmes qui nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance. (…) Le travailleur ne se produit pas lui-même, il produit une puissance indépendante. Le succès de cette production, son abondance, revient vers le producteur comme abondance de la dépossession. »

L'érotisme est toujours dialectique. C'est dans le rapport entre le noble et l'ignoble qu'il se fonde. Il est en train de baiser cette fille sublime, il voit ses fesses prodigieuses, qui bougent avec bonheur à cinquante centimètres de ses yeux et qui l'émeuvent aux larmes, et, tout à coup, il aperçoit la plante de son pied, avec de la corne et des cals, et ce gros orteil…, et c'est ce qui va l'exciter le plus, par contraste avec le reste. Non, ce n'est pas « ce qui va l'exciter le plus », c'est la partie qui va donner au tout sa formidable puissance érotique. Sans ce détail un peu raté, un peu difforme, le reste serait fade. C'est la raison pour laquelle nous avons toujours pitié de ceux qui semblent (du moins en paroles) se complaire dans le beau

Ce qui me frappe est que c'est dans cet ordre, toujours, que l'érotique se donne. Ce n'est pas du laid vers le beau, mais du beau vers le laid. Le sublime doit être authentifié par le vulgaire, le parfait par l'abîmé, le régulier par l'irrégulier, le propre par le sale, pour que le désir naisse et envahisse l'être entier. Le beauté pure est toujours insuffisante. 

« Aya Nakamura, c'est l'esprit français. » Surtout ne pas répondre. En rajouter, au contraire. Applaudir. Les discussions à ce sujet sont ce qu'il y a de plus emmerdant. Tous les cons se précipitent pour brailler à qui-mieux-mieux en nous sortant leur France idéale, la main sur le cœur. Le Spectacle est la carte de ce nouveau monde… Essayer de se retirer sur la pointe des pieds. De toute manière, on n'a qu'une seule envie : la gifle ou le rire. La mort ne sera bientôt plus qu'un bon souvenir, rassurons-nous. 

Pour supporter les autres, il faut n'avoir aucune exigence envers soi-même, aucun goût, aucun honneur, écrit mon cher C. Je récoute pour la centième fois les études de Chopin par Pollini, et je m'étonne de cette critique complètement folle qui lui a été souvent faite d'être « froid ». C'est incroyable, d'entendre ça ! Écoutez la troisième étude de l'opus 10, écoutez ses crescendos, écoutez ses forte subito, écoutez la manière dont il nourrit le timbre, dont il fait exploser les harmoniques, comme un fou furieux qui taille dans la pierre, et venez me dire en face qu'il est froid ! On l'entend souffler sur les braises, on entend le feu au bout des doigts. Moi je n'ai jamais entendu ça ailleurs. D'ailleurs il lui arrive de se brûler et de perdre le contrôle. Écoutez la cinquième étude de l'opus 10, écoutez comme le début des phrases explose littéralement. C'est froid, ça ? L'attaque est stupéfiante de précision et de galbe, de profil minéral, c'est étincelant mais c'est toujours nourri de l'intérieur, avec une conscience très haute et une sensibilité incroyable. J'ai toujours été étonné que Pollini lui-même n'aime pas beaucoup ce piano, auquel il trouve « trop de marteaux ». Je trouve au contraire que dans cet enregistrement il a trouvé un équilibre parfait entre la percussion et le legato, entre les notes prises chacune pour elle-même et la grande ligne, ça chante merveilleusement mais c'est viril, noble, d'une folle élégance sans aucune concession. Le rapport entre ses piano et ses forte est un modèle du genre : c'est même dans cette dynamique si singulière et si maîtrisée qu'on le reconnaît. Il ne joue pas pour faire plaisir, il joue pour être juste. Alain Lompech m'agace prodigieusement, mais je dois reconnaître qu'il a écrit l'article le moins idiot ou le moins fade que j'aie lu à l'occasion de la mort de Pollini. Pollini n'a peut-être pas de génie, à proprement parler, mais c'est un pianiste extraordinaire qui restera, j'en suis sûr. Sa solidité est d'ordre moral plus que digital, et c'est tellement rare ! J'aurais aimé que mon père le connaisse. Malheureusement, il est mort juste au moment où le pianiste italien est arrivé jusqu'à nous, en cette année 1972 qui a décidé de tant de choses. Et c'est très étonnant, car j'ai écouté ces mêmes études enregistrées par le même pianiste pour EMI, quelques années auparavant, et je n'ai pas du tout aimé. Son étude en tierces, par exemple, est assez laide, très scolaire. Il n'était pas encore passé par Michelangeli, je crois… Mais quelle transformation, en quelques années ! Il a compris très vite ce qui donnerait de la beauté et de la noblesse à un piano aristocratique sans être précieux, solide sans être dur, beau sans être esthétisant. Il est très honnête, c'est d'abord ça que j'entends et que j'aime. Est-ce qu'on a remarqué que la douzième étude de l'opus 25, en ut mineur, était jouée exactement au même tempo que la première de l'opus 10, en ut majeur ? Il faut les écouter l'une après l'autre : l'effet est saisissant et grandiose ! On comprend que Keith Jarrett ait écouté ce disque en boucle, en faisant de la barque, seul…

Le seul texte qu'il me faudrait — moralement — vraiment écrire serait un texte qui annulerait tous les textes que j'ai écrits jusqu'à présent, qui les ferait disparaître, et, s'il n'y parvient pas — car je n'en ai sans doute pas les moyens —, qui au moins en révèlerait honnêtement toute l'inutilité et la vacuité, l'imbécilité et la lourdeur. Malheureusement il ne sera(it) sans doute qu'un texte de plus, qu'une tentative avortée, au même titre que toutes les autres, de dépasser l'aphonie essentielle qui me tient enfermé en moi-même. Renaud Camus a répondu à ça d'une manière qui me ridiculise un peu, mais il a raison. J'enfonce des portes ouvertes, c'est évident. Seulement, les portes que j'enfonce sont plus dures, il me semble, et je m'y esquinte la tête, parce que je pense vraiment que 99% de ce que j'ai écrit est à mettre à la poubelle. Ne surnage de ce fatras que trois ou quatre phrases que sans doute personne n'a repérées. 

D'ailleurs, à ce propos, je remarque une chose que j'aurai mis longtemps à comprendre. Qu'est-ce qui provoque l'adhésion d'un lecteur ? Qu'est-ce qui lui donne envie de dire : « J'aime ça ! » ? Eh bien, très souvent, le plus souvent, il suffit d'une ou deux phrases réussies. Elles éclipsent le reste, qui peut être médiocre, et qui passe complètement inaperçu. Cela tient à la manière dont on lit. La lecture, comme l'écoute, n'est jamais linéaire, c'est impossible. On croit qu'elle l'est, mais c'est une illusion. C'est pour cette raison que lorsque je me relis, je peux en très peu de temps passer d'une opinion favorable à une franche hostilité : tout dépend de la manière de lire. Les écrivains qui ont un peu de bouteille le savent très bien, qui laissent dans leurs textes beaucoup de choses très faibles, confiants qu'ils sont (apparemment) dans leur talent qui résistera tant bien que mal à ces pauvretés ou à ces platitudes. Il me semble qu'il en va différemment en musique. Aucun compositeur digne de ce nom, aucun Beethoven, aucun Brahms, aucun Schumann, et ne parlons même pas de Bach, ne supporterait de laisser dans sa partition des faiblesses ou des défauts qui viendraient immédiatement briser une phrase ou un développement, et signaler le relâchement ou la paresse. « L'imperfection est la cime », écrit Camus, mais ce ne sont pas tant les imperfections, qui m'ennuient, moi, car je sais bien que souvent c'est par elles que le charme advient, que la médiocrité et la confusion, et de ce côté-là, malheureusement…

vendredi 5 avril 2024

Le goût du matcha à la vanille


       Je me réveille aphone, tellement est impérieux le hurlement qui monte en moi certains jours. Comment survivre en 2024 ? C'est un exploit dont je ne suis pas fier. La musique aura finalement été mon alibi, mon pansement, le cache-misère de luxe que j'applique sur une réalité d'une laideur intolérable, dès que celle-ci me traverse. C'est Mozart qui me permet de résister, quand je suis trop désespéré, ou furieux, ou hargneux, comme ce matin. Ce n'est pas bien, d'user ainsi de cet art, je le sais bien, mais je suis faible et sans défenses. Que Mozart me pardonne. 

Que n'ai-je été dictateur, Mon Dieu ! Je t'aurais flanqué tous ces enculés de youtubeurs et ceux qui les admirent en taule, pour commencer. Poutine est bien mou, à mon avis. Il devrait prendre des leçons avec moi, j'aurais beaucoup de très bons conseils à lui donner. 

Tout est permis, non ? C'est bien ce que je vois, à longueur de journée, c'est bien ce que démontrent toutes les crapules ou les demeurés (mais ce sont souvent les mêmes) qui paradent sur scène et sur les écrans. Si tout est permis, pourquoi ne pourrait-on pas vouloir exterminer toute la canaille qui veut notre asservissement ou notre mort ? Il y a longtemps qu'il n'existe plus de limite à la saloperie, à la brutalité et à la bestialité (on a honte d'employer ce mot, car les bêtes ne sont pas ainsi, justement) ; que gagne-t-on à refuser de se joindre à cette humanité-là ? Écoutez Rachida Dati expliquer qu'elle va « doubler le nombre de chorégraphes Hip-Hop qui dirigent un centre national chorégraphique », écoutez cette jeune avocate qui se pâme devant les exploits d'une youtubeuse de 22 ans qui « se bouge pour concrétiser ses rêves » et qui lui « donne envie de goûter le matcha à la vanille bien préparé », lisez dans le Figaro comment un écrivain de renom a volé quatre nouvelles à l'un de ses amis. 

C'est donc ça qui les fait rêver ? Nous devons chaque jour passer sous les fourches caudines de ce qui se fait de pire dans l'humanité, des Bilani, des Kevin De Luxe, des Cyril Hounana, nous devons rendre des comptes à des Gabriel Tefal, à des Rachid y Data, qu'il est désormais interdit d'injurier comme il se doit. Que nous reste-il à part la folie ou la mort ? Je ne vois pas. Naviguer entre les autrices, poéteuses, slameuses afroféministes, activistes LGBTQIA+, exilées permanentes, figures-engagées de la-scène-actuelle, qui interrogent de-façon-douloureuse le bien fondé des différentes assignations de genre, de sexe ou de classe et les Roselyne Philippe ou les Édouard Bachelot est plus périlleux que d'affronter le Cap Horn en pédalo, et moi je ne me sens ni le courage ni la vertu de les provoquer, ces cafards dressés sur leur fumier. Je demande seulement qu'on m'indique une contrée où ils ne sont pas, ou, s'ils y sont, dans lequel ils ne sont pas au pouvoir. C'est encore trop demander ? 

Entre la télé et la chirurgie esthétique, le placement de produit et la fraude alimentaire, la bêtise statufiée et les milliardaires fous, entre les adolescents aux pouces collés aux écrans et le cynisme institutionnel le plus brutal, la médecine vendue à la mort et les éoliennes, l'art officiel et la capitulation de la langue, je ne vois plus le moindre espace de vie ou de pensée, ne parlons même pas d'être. Que celui qui connaît un désert culturel me fasse signe, que je coure m'y cacher ! C'est une véritable involution, qui nous renvoie petit à petit au Néant primordial dont nous sommes issus, et qui se répand dans tous les interstices de la socialité, c'est un anti Big Bang silencieux et plein de morve qui nous étouffe comme un boa gigantesque même pas conscient de sa force. Le vide a pris la place qu'on lui a abandonnée et remplace désormais ce qui nous tenait lieu de pensée : il était trop fatigant d'être des hommes ; l'énergie vitale est allée voir ailleurs si nous y étions. 

J'ai entr'aperçu hier un court extrait d'une émission de télévision, où l'on voyait des fripouilles notoires parler le plus sérieusement du monde « des sectes dangereuses » et des « terrifiants gourous » dont il faudrait selon eux protéger le bon peuple. Ces salopards n'ont peur de rien. La vérité est en revanche tellement terrorisée qu'elle court se planquer dès qu'elles les aperçoit, et ils ont bien compris qu'ils pouvaient tranquillement occuper le terrain, puisque tout le monde tremble. Nous les connaissons tous, ces trognes de l'enfer, mais les nommer serait un suicide. 

Quelque chose dans les tremblements de terre force les hommes à l'humilité : ils peuvent construire autant qu'ils le veulent, aussi haut qu'ils le désirent, les forces de la nature peuvent en quelques secondes mettre tout cela à bas et obliger les arrogants à se transformer en implorants. 

Vacarme des tapis de course et sueur. Gros gros gros bisous mon Papounet, mes énormes bisous traversent l'Atlantique. Je te souhaite un super anniv ! SMACK !

— Maître, comment pouvez-vous prouver l'existence de Dieu ?

— C'est très simple, mon petit Caca. Imaginez, essayez d'imaginer le monde, le monde que nous habitons, construit, fabriqué par nous, les hommes. Les continents, les montagnes, les fleuves, les mers, les forêts, les animaux, tout ça, essayez d'imaginer à quoi tout ça ressemblerait si c'était des hommes qui les avaient créés. Les nuages, la neige, le brouillard, la pluie, le vent, les collines, les fleurs, les abeilles, les baleines, les organes du corps humain, les ongles des pieds des femmes, enfin tout, quoi. Tout tout tout. Tout ce roman, là. Vous croyez vraiment qu'un homme, enfin, que des milliers d'hommes, même, auraient été capables de faire aussi beau, aussi efficace, aussi parfait ? Oui, oui, même un Dominique de Villepin ou un Bruno Le Maire, à l'intérieur, à la base, c'est une sacrée machine, vous voyez, et je te parle même pas d'un Jean-Sébastien Bach ou d'un Marcel Proust. Vous croyez vraiment qu'un homme, même un génie, hein, aurait été en mesure de faire les seins des femmes aussi beaux, et leurs cuisses ? Foutaises ! Laissez-moi rire. 

— C'est pas faux, j'ai envie d'dire. Vu comme ça… D'accord d'accord… Mais alors le profit, le capitalisme, les chaînes de montage, les progroms et les Mac Do, et l'essence à deux euros le litre ? Et même, tiens, Thérèse accro au sexe, qui vient témoigner dans Ça commence aujourd'hui dans son tailleur rose… Et tiens, j'y pense, la préface d'Amélie Nothomb au bouquin de Cormary ? Hein ? Pas facile, non ? Et les statuts débiles sur Facebook, et Denis Brogniart à Koh Lanta ? 

— Ah mais ça, ça c'est normal. Ça n'a rien à voir. Ça c'est le libre arbitre de l'homme. Il fait le con s'il veut, l'homme. 

— Oui, j'vois l'idée. OK. Mais bon, chais pas trop en fait. Il s'est bougé pour concrétiser ses rêves, Dieu ? OK, mais comment il peut tolérer les youtubeurs et le matcha à la vanille ? C'est crédible, ça ? Comment il peut tolérer les vieux dans les Ephad ?

— C'est pas qu'il tolère, Dieu, c'est qu'il a fait son taf et puis basta. C'est plus son problème. Il a livré le monde clef en main, mais après, ce que les hommes en font, c'est plus son problème du tout. Démerdez-vous avec ça mes enfants. 

— Bon alors si j'comprends bien, on nous a donné une Rolls Royce et on préfère rouler en Kangoo ?

— Ou en trottinette. Voilà. Dieu a créé le cercle, et nous on préfère le carré ou même les zigzags. C'est l'histoire d'un malentendu radical. Confiture aux cochons et tout. Shakespeare et Nakamura, Flaubert et Benjamin Biolay, de Gaulle et Macron. 

Thérèse, la première chose qu'elle fait en se réveillant le matin, c'est de se branler. Elle a cinquante-cinq ans, Thérèse. « Depuis toute petite j'ai toujours pensé à ça. » Elle commence à fatiguer un peu, Thérèse.

Il travaille à son bureau en mangeant un sandwich au thon. Il écrit sur des feuilles devant un écran d'ordinateur. Il prend son portable et regarde un film où l'on voit son fils interné dans un hôpital psychiatrique. Il est tellement concentré… On entend la voix de sa femme (c'est elle qui filme). « Il est beau, notre fils ! » Ses employés, ce sont des listes de noms. Il faut « se séparer de 58 personnes ». Il faut être réaliste. « Tu vas aller voir le directeur financier, et vous allez faire une simulation du volume de toutes les primes et tous les bonus de tous les cadres sur un an. » Pas avec mon argent ! Alors alors… Comment on fait ?

Thérèse est sous la douche. Elle se met un doigt. Le directeur joue au foot avec son fils. On entend du chant grégorien. Photos de famille. Thérèse se prépare un matcha à la vanille. Elle est toute chose, ce matin. En peignoir. Réfléchit. Debout. S'il réussit son examen de fin d'année, il aura un poste chez Facebook, donc il est très motivé. 

Mais attends, attends, je comprends pas. Lui, le grand directeur, là, il a un gosse complètement à la masse ? C'est possible, ça ? Ils ont pas assez joué au foot, peut-être ? Les graphiques s'affichent sur l'écran. Les Français ne savent pas être challengés, c'est tout ! Tout est précarité, mon cher. La vie est précaire, tu es précaire, je suis précaire, l'amour, le travail, la santé, tout. C'est magnifique de défendre des idées, mais on n'est pas là pour ça, excusez-moi. 

Moi je ne vois que la brutalité. Hors de la brutalité brutale, y a pas de salut, Frérot. Tu peux faire tous les graphiques que tu veux et dans tous les sens, tu peux nous parler de tes bonus et de tes sacrifices, mais là-bas, y en a qui attendent des résultats, tu vois, faut pas se mentir. Des résultats concrets, si tu vois ce que je veux dire. Faut se bouger le cul, mon pote ! Hip-Hop. T'es dans la vie réelle, là. Tu r'veux du matcha ? Le fond musical couvre les voix. J'ai un goût de vomi dans la gorge.