lundi 27 avril 2015

Monstres (il y a)


Il y a une voiture rouge, une voiture bleue, et une voiture verte, un peu plus loin une voiture grise. Il fait nuit, il pleut. La rue est déserte. Il fait froid mais ça sent bon. Moi qui ai horreur de la pluie je me sens bien, léger, cette pluie me semble fraîche, elle me donnerait presque envie de marcher encore longtemps dans cette rue déserte, ou même de m'y arrêter. Je marche, j'écoute les gouttes de pluie qui tombent sur le capot des voitures, sur le bitume, sur mon manteau. Tout à mon bonheur simple, je passe et repasse devant les maisons dans lesquelles tout le monde dort. Une voiture arrive, une voiture bleue. Ses vitres sont fermées mais j'entends tout de même la musique. Elle me dépasse et se gare un peu plus loin. Le conducteur a arrêté le moteur mais il a laissé marcher la musique. Je presse le pas et la musique s'estompe au fur et à mesure que je m'éloigne. 

Je me suis arrêté quand je n'ai plus été éclairé par les lampadaires de la rue, et là, dans l'obscurité, j'ai observé les deux occupants de la voiture. Je ne distinguais qu'à peine leurs visages, chichement éclairés par le tableau de bord de la voiture. J'entendais à peine la musique et ne pouvais pas savoir s'ils se parlaient ou s'ils se taisaient. J'avais l'impression qu'ils fumaient car leurs visages semblaient enveloppés d'une sorte de brume. C'est à ce moment-là que j'ai eu l'impression de voir gicler un liquide rouge contre le pare-brise. La musique s'est arrêtée et l'habitacle de l'auto a été plongé dans le noir.

J'ai attendu un long moment une suite, une conclusion, à ce que je venais de voir. J'ai eu l'impression d'être très vieux et d'observer un monde très jeune qui n'avait pas encore eu le temps d'accéder au langage. Des événements se produisaient, qui ne produisaient aucun sens, qui ne pouvaient pas se résoudre, qui ne pouvaient pas donner lieu à une interprétation. Les faits et les interprétations n'avaient pas lieu dans le même monde, ils ne communiquaient pas, ils se regardaient en chiens de faïence. C'est tout à fait comme s'ils n'avaient pas lieu dans le même temps.

« Il y a ». C'est ce que je peux dire. Je peux observer, je peux décrire, je peux dire, je peux raconter. La pornographie a tout envahi. On voit des corps nus occupés à s'accoupler (mais même ce verbe est trop dire), à se toucher (celui-là aussi), à se montrer, surtout, oui, peut-être seulement à se montrer. Tout le monde se montre. C'est le pays des monstres. On montre, on regarde, et c'est tout. On prend sans comprendre. Il y a beaucoup à voir, les corps sont devenus énormes, on s'épile pour que tout soit visible en permanence, mais on ne voit plus rien. On s'abrutit le regard sur des écrans qui nous montrent qu'il n'y a rien à voir.

Ce couple, dans la voiture bleue, m'importe peu. La fille est peut-être morte, ou alors le garçon, mais cet événement a eu lieu dans monde avec lequel je n'ai pas de rapports. La musique s'est arrêtée et l'événement avec elle. Je n'entends plus rien. Leur monde clos s'est refermé sur lui-même. Je suis dans la rue, sous la pluie, et c'est comme s'il ne s'était rien passé. Tout le monde dort. C'est le printemps, je vais me remettre en marche. Je ne repasserai jamais par cette rue qui peut-être n'existe même pas. Ce couple a failli me croiser mais la rencontre n'a pas eu lieu. Et d'ailleurs, quelle était la musique qu'ils écoutaient ? Du Michel Legrand. Ce qui prouve bien que c'était un cauchemar. 

samedi 25 avril 2015

Éros (5)


Béa voulait à tout prix aller au cinéma, mais j'avais réservé au One-Two-Three. J'ai finalement réussi à la convaincre, mais de justesse. Nous sommes arrivés vers vingt-deux heures trente, et l'hôtesse nous a conduits au grenier-à-foin. Bizarrement, la musique qu'on y diffusait était ce cantique de Noël, Douce Nuit, qu'on chantait dans mon enfance. On ne peut pas dire que Béa ait été immédiatement emballée par l'ambiance mais je n'ai pas osé faire une réclamation. Il y avait là une énorme botte de foin, des couvertures, et ça sentait le purin. Ils s'étaient pas foulés. Sur une petite table basse se trouvait une bouteille de whisky et quelques verres. J'ai enlevé mon manteau, Béa m'a imité ; elle a regardé autour d'elle d'un air un peu dégoûté et j'ai vu qu'elle allait commencer à râler quand deux types sont entrés. Ils étaient nus, à l'exception de bottes et de chapeaux de cow-boys. L'un d'eux avait un fouet. Ils avaient l'air passablement éméchés. Celui qui portait le fouet dit : « Le sang est partout, le sperme aussi. » Je remarquais que son acolyte semblait complètement atone, comme s'il était étranger à la scène ; il se conduisait tout à fait comme s'il portait un complet trois-pièces. Béa m'a regardé, elle semblait prête à remettre son manteau. Alors l'autre type, celui qui avait l'air à l'ouest, s'est avancé, a attrapé Béa par la main, l'a plus ou moins traînée derrière lui. Tout s'est passé très vite : j'ai vu la porte se refermer, et je me suis retrouvé seul avec le cow-boy au fouet.

Il pense que je l'ai fait. Il est évident qu'il est persuadé que je l'ai fait. Mais c'est impossible. Évidemment que c'est impossible. Elle était encore avec moi il y a quelques minutes et elle était vivante. « Vous l'avez vue comme moi, elle allait bien ! » Je le regarde mais lui semble ne pas me voir. « Vous aviez un fouet, vous auriez pu faire quelque chose ! »

Je n'arrive pas à croire que je ne reverrai plus Béa. C'est trop bête, je me dis, on aurait mieux fait d'aller au ciné. 

jeudi 23 avril 2015

Éros (4)


— Pourquoi tu vas pas voir des putes ?

(Il ne dit rien. Il ne sait pas quoi dire. Est-il choqué, dubitatif, étonné, inquiet, sceptique ? Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne peux tout de même pas coucher avec lui pour lui faire plaisir. Ça ne se fait pas ! Je veux pouvoir disposer de mon corps selon mon bon plaisir. Il est vraiment laid. Et mon plaisir, alors ? Bon, si ça se trouve, c'est un bon coup, c'est vrai, mais n'empêche que si on couchait ensemble, je n'oserais jamais sortir avec lui devant mes copines. Il me dit qu'il veut juste voir mes seins mais il a qu'à aller sur Internet s'il veut voir des seins. C'est pas ce qui manque !) 

— Je n'ai jamais fait l'amour… Je voudrais faire ça avec quelqu'un que je respecte. 

(J'en étais sûre, il est puceau. Puceau à trente ans, c'est dingue. C'est même presque attendrissant, du coup.) 

— Si je te montre mes seins, tu en voudras plus, je le sais. Et puis mes seins n'ont rien d'extraordinaire.

— Justement, je ne veux pas voir des seins extraordinaires, je veux juste voir les tiens. 

(Ouais, enfin, ils sont pas si mal, mes seins, quand-même. J'aimerais assez voir la tête qu'il ferait si je les lui mettais sous le nez.) 

— Écoute, je t'aime bien, tu le sais, mais je ne peux pas faire ça. Tu sais bien que c'est pas possible. C'est malsain. Si je te montre mes seins, je me sentirai mal, après. Tu peux comprendre, non ? Si tu veux, je t'accompagne dans un peep-show. Qu'est-ce que ça t'apportera de voir mes seins ? Après tu vas me demander de voir quoi, mes fesses ?

— Mais si on était à la plage, tu aurais bien les seins à l'air ! Et là tu ne veux pas me les montrer, je trouve ça dégueulasse, moi. 

— C'est pas pareil… T'as déjà vu les seins de ta sœur ? 

— Oui mais c'est pas pareil. Je m'en fous des seins de ma sœur. Ma sœur c'est ma sœur. Allez, sois sympa…

— Tu me jures que tu t'en contenteras ?

— Je te jure. 

— Alors branche-toi sur Skype, ce soir…

— Mais… Tu ne pourras pas me donner de l'amour, sur Skype ! 

Éros (3)


— Déjà en fait c'est une fille très très sensible. Un peu fragile. Je crois que je peux l'aider, sans vouloir me vanter. Ce qu'il faut, avec des filles comme ça, c'est des mecs comme moi, qui soient à l'écoute, qui lui redonnent confiance en elle, et surtout qui n'imposent rien, tu vois. Ce qu'il faut, c'est la laisser reprendre sa place, retrouver sa vraie place, à l'intérieur d'elle-même et dans la société. Enfin moi c'est comme ça que je vois les choses. Faut rien brusquer. En même temps, tu vois, je suis sûr qu'elle a du potentiel. Un gros potentiel.

— Elle fait du 46. 

Éros (2)


Parfois, quand j'avais envie d'être heureux, j'allais regarder à travers la vitrine les femmes qui marchaient, ou couraient, sur des tapis mécaniques, ou pédalaient devant des machines qui retenaient toute leur attention, bien qu'elles aient généralement des écouteurs vissés aux oreilles. Elles avaient l'air si absorbées dans leur activité sportive qu'elles semblaient ne pas me remarquer. Elles transpiraient beaucoup et parfois portaient à la bouche une petite bouteille d'eau qu'elles avaient disposée à portée de main. Je les regardais en me disant que, dans une autre vie, moi aussi je ferai du sport, et j'apprendrai à danser, et aussi le fado. Mais pour l'instant, je me disais que tout cela manquait d'harmonie. Ces femmes qui faisaient leur sport sur des machines bourrées d'électronique faisaient naître en ces lieux à la fois une grande monotonie et un manque patent d'harmonie. J'avais envie d'entrer pour leur dire, pour les prendre en main, pour ramener un peu d'harmonie dans cette salle, mais je savais bien qu'elles ne me comprendraient pas, que mon désir était vain et sans objet, alors je ne faisais rien, je ne disais rien. Pourtant, il y avait de la beauté, dans ces corps fatigués, martyrisés, il y avait même de la beauté dans ces femmes qui voulaient lutter contre la mort, contre l'avachissement de leurs chairs, contre l'affaissement inexorable des tissus, contre la décrépitude implacable qui les menaçait toutes, et l'on voyait dans toutes ces femmes le même air un peu buté, un peu pitoyable, un peu désespéré, qui les poussait à venir se mortifier ensemble pour que ne s'enfuie pas trop rapidement le désir d'un mari ou d'un amant. Elles étaient un orchestre sans chef, un orchestre qui faisait de son mieux pour jouer une partition que personne ne connaissait, et dont le chef toujours absent était un tyran lui aussi ridicule, encore plus ridicule que ces corps qu'il soumettait. Ce chef invisible les gardait d'autant mieux sous son regard qu'il ne les regardait pas. De toute façon, dans la vie, si l'on veut avoir quelque chose, il faut se battre, non ? Elles avaient l'air épuisées, vraiment épuisées, et ce qui les épuisait surtout était sans doute cette injonction permanente à ne jamais pouvoir se montrer épuisées, ni à la maison devant le mari, ni devant les autres femmes, les collègues, ni devant les enfants, et même pas devant les amies. La seule chose finalement qu'elles pensaient avoir réussie, c'était le fait de ne pas être seules. Elles étaient en couple, elles avaient une famille, des enfants, un mari, ou au moins un petit ami, un compagnon. Tout était subordonné à cela. On pouvait renoncer à beaucoup de choses, mais pas à cela. On n'en parlait presque jamais mais c'était le kilomètre zéro de toutes les routes de la vie normale. En regardant ces femmes à travers la devanture, je pouvais voir qu'elles avaient toutes très peu vécu, indépendamment de leur âge ; elles avaient l'allure adolescente d'une adolescence qui n'en finirait plus de durer, jusqu'à la mort peut-être bien. Regardant toutes ces femmes à travers la devanture, j'entendais en moi comme une rumeur qui provenait d'elles, une rumeur qui disait quelque chose comme : « Je ne suis plus toute jeune, je vais mourir un jour. »

lundi 20 avril 2015

Éros (1)


Nous sommes tous les deux spectateurs d'une sorte de teaser live pour un opéra de Wagner (Tétralogie, Parsifal ?), elle est assise à côté de moi, une barrière métallique nous sépare (très peu). Elle porte un manteau de fourrure et nos bouches se touchent par leurs coins, uniquement par leurs commissures. Je suis à gauche elle est à droite, donc le coin droit de ma bouche est en contact avec le coin gauche de sa bouche. C'est tout, il n'y a pas d'autre point de contact entre nous. Je ne la connais pas elle ne me connaît pas. La seule chose qui nous relie est une surface de peau d'un centimètre carré à peine et ce contact est la chose la plus délicieuse qu'il n'ait été donné d'éprouver. La femme est une femme d'environ quarante ans, aux cheveux mi-longs, châtains, ou un peu roux, peut-être, très française. Je ne peux pas dire grand-chose de plus, sauf que je donnerais toutes les expériences érotiques de ma vie pour éprouver encore ce "baiser" furtif, cette union a minima, cette effusion calme. À la réflexion, si je crois pouvoir affirmer que je ne la connais pas, je me demande si elle ne me connaît pas, elle, bien que rien ne puisse me laisser penser qu'il en aille ainsi. 


samedi 18 avril 2015

Les likes de Jessica


Brandon* a déposé une douzaine de photos de Jessica* sur Facebook. Suivant le nombre de likes que les photos de Jessica récoltent chaque jour, il lui prodigue des attentions amoureuses plus ou moins fortement dosées. Si les douze photos obtiennent moins de 5 likes en tout, dans la journée, il ne lui fait rien du tout. Si les douze photos obtiennent plus de cinquante likes en vingt-quatre heures, elle a droit à un traitement de faveur, et même à un bonus : soit il fait la vaisselle, soit il va faire les courses avec elle. Une fois, le nombre de likes est allé jusqu'à soixante. Elle a eu droit ce jour-là à un bouquet de fleurs. 

Mais soyons un peu plus précis. Entre 5 et 10 likes, des french kiss. Entre 10 et 15 likes, un cunnilingus rapide avant de partir au travail. Entre 15 et 20 likes, coït debout dans la cuisine sans préliminaires. Entre 20 et 25 likes, préliminaires et cunnilingus, 10 à 15 minutes en tout. Entre 25 et 30 likes, on commence à entrer dans les choses sérieuses ; caresses, baisers, coït (deux positions), au lit, avant de dormir. Entre 30 et 35 likes, bougies parfumées, massage des pieds, cunnilingus, baisers, caresses, et coït (trois positions), au lit, entre 20 minutes et une demi-heure. Entre 35 et 40 likes, Jessica a le choix de l'endroit où ils feront l'amour (chambre, salon, voiture), 45 minutes, orgasme non garanti. Entre 40 et 45 likes, bougies parfumées, musique, douche pour Brandon avant les ébats ; massage des pieds et des jambes, préliminaires complets, cunnilingus appuyé, stimulation du point G, coït cinq positions minimum, orgasme garanti (durée ad libitum). Entre 45 et 50 likes, alors là c'est le grand jeu. Massage complet, avec huiles parfumées, sur la table de massage pliante au salon, puis préliminaires au lit, dans la chambre, avec la playlist "crescendo", cunnilingus et feuille de rose, stimulation des points G, H et R, puis coït sept positions, ordre au choix, pour finir par une sodomie. Double orgasme garanti.

Depuis que Brandon a découvert Facebook, la vie sexuelle de Jessica dépend entièrement des amis Facebook de Brandon. Mais Jessica est maline, elle demande à ses amies de devenir les amies Facebook de Brandon, pour qu'elles puissent liker ses photos. Sauf que Brandon est plus malin encore ; il en profite pour exercer au passage un chantage discret sur les nombreuses "amies" de Jessica, dont il a parfaitement compris le petit jeu. Si elles veulent devenir ses amies, elles doivent d'abord passer à la casserole. Finalement, tout le monde s'y retrouve. On se demande si le gouvernement socialiste ne devrait pas penser à instaurer un système dans ce goût-là avec les électeurs. Ah, on me dit que c'est déjà le cas, excusez-moi, la politique, ce n'est pas ma spécialité. 

(*) Les prénoms ont été floutés

vendredi 17 avril 2015

Tout va bien !


Tout va bien. On peut dire que ça baigne. La vie est cool. C'est le pied géant. Y a pas à se plaindre, non, vraiment. Poutine est un mec tout ce qu'il y a de cool, finalement, Obama est super-cool, l'islam s'est retiré de l'occident et ne règne plus — de manière apaisée, d'ailleurs — que sur un petit pays dont j'ai oublié le nom, les guerres ont toutes cessé d'un coup, on a trouvé le remède contre le cancer et un vaccin contre le SIDA, l'argent coule à flot et on ne travaille plus que deux jours par semaine, en étant payé trois fois plus qu'avant. Nous avons un gouvernement très cool qui n'emmerde personne, la sécurité est assurée et il fait beau neuf mois sur douze. On peut dire que les choses se sont vraiment améliorées d'un seul coup. Personne n'a compris ce qui s'est passé, à vrai dire, mais le fait est là, tout va bien. En Iran aussi tout va bien, les nanas sont de nouveaux en mini-jupes, elles sont cool. Israël a fait la paix avec ses voisins, les Palestiniens sont hyper-cool, ils se sont rendus compte qu'ils étaient tout pareils aux juifs, en fait, et du coup ça baigne entre eux. Ah oui, côté pollution, ça va beaucoup mieux. On a arrêté le nucléaire, on a fermé les centrales thermiques à charbon, et tout le monde mange à sa faim, y compris en Afrique. L'air n'a jamais été aussi pur. Apple distribue ses montres et ses iPhones gratuitement dans les écoles, ça a naturellement beaucoup amélioré le niveau de l'enseignement. N'importe quel élève du secondaire parle couramment quatre langues et connaît ses classiques sur le bout des doigts ; les cours se passent super bien. Les profs ont retrouvé le sourire, du coup il y en a presque trop, ils ont des classes de douze élèves et parfois moins. Les autos ne tombent plus en panne et les accidents de la route sont devenus rarissimes, car les voitures sont téléguidées. Les transports en commun sont gratuits partout. Les gens se sourient dans la rue quand ils se croisent, on en voit même beaucoup qui se serrent la main, comme ça, sans raison. Les SDF ont évidemment complètement disparu, remplacés par des jeunes gens qui aident spontanément les vieilles dames à traverser les rues. Les stocks d'armes ont été détruits, ou recyclés quand c'était possible. Les services secrets ont démantelé leurs services et les agents ont trouvé de nouveaux débouchés dans les métiers de la santé et de l'enseignement, qui recrutent d'abondance. La consommation de drogue a littéralement fondu, à tel point que les trafiquants sont pour la plupart morts de dépression nerveuse, les autres s'étant suicidés en rédigeant des autocritiques déchirantes. Tous les spectacles ont un prix unique d'entrée de 1 euro, et les maisons d'opéra ne désemplissent pas. Je ne vois pas bien ce qu'on pourrait encore améliorer. C'est tellement parfait qu'on a supprimé les élections, qui ne servaient plus à rien, étant donné que tout le monde est satisfait à 99 % du gouvernement en place. « Surtout, que rien ne change ! », entend-on dans les quelques micros-trottoirs que quelques chaînes de télé s'obstinent à réaliser. La jeunesse est parfaitement épanouie, la vieillesse est heureuse, et la population active s'active calmement dans une parfaite osmose avec le monde tel qu'il va. On continue à aller à l'église, à la mosquée, à la synagogue,  au temple, mais on sent bien qu'il s'agit plus de coutumes sympathiques et divertissantes que de véritables croyances religieuses. L'industrie de la culture se porte à merveille car les gens ont beaucoup de temps à lui consacrer. Ils lisent beaucoup, écoutent énormément de musique, vont au théâtre au moins une fois par semaine. Ils ont une grande considération pour les écrivains, les musiciens, les peintres et les photographes, qui d'ailleurs se distinguent très peu du reste de la population. Les créateurs sont tous jeunes et beaux, d'ailleurs, ce qui semble après tout assez logique.

Bref, on se demande comment on a pu vivre tant d'années, de décennies, de siècles, même, dans un monde de conflits, de guerre, de barbarie, de brutalité, de rivalités, de souffrance et de misère affective et quotidienne. C'est un grand mystère que nos savants étudient scrupuleusement dans leurs laboratoires ultra-sophistiqués. À cet égard, il est heureux qu'il reste ce petit pays dont je parlais plus haut, qui nous permet, par des prélèvements effectués en toute discrétion, d'étudier ce mécanisme étrange qui est certainement à l'origine de tout le mal qui a rongé si longtemps la planète. Merci à la France d'exister !

jeudi 9 avril 2015

« Le niveau de bruit est inversement proportionnel au degré de civilisation. »


« Je nourris depuis très longtemps l'idée que la quantité de bruit que chacun peut supporter sans difficulté est en raison inverse de la puissance de son esprit ; elle peut donc être considérée comme sa mesure approximative. Voilà pourquoi quand j'entends dans la cour d'une maison des chiens aboyer sans cesse des heures durant, sans qu'on les fasse taire, je sais déjà à quoi m'en tenir quant aux forces intellectuelles du propriétaire. Celui qui a l'habitude de claquer les portes au lieu de les fermer avec sa main, ou qui tolère ce comportement dans sa maison, n'est pas seulement un homme mal élevé mais aussi grossier et borné. En Angleterre, sensible signifie aussi "intelligent" : cet usage repose donc sur une observation fine et précise. Nous deviendrons parfaitement civilisés seulement quand nos oreilles auront elles aussi droit de cité, et quand plus personne ne sera autorisé, dans un périmètre de mille pas, à venir troubler la conscience d'un être pensant par des sifflements, des hurlements, des vociférations, des coups de marteau ou de fouet, des aboiements, etc. »

Schopenhauer (Compléments au livre I du Monde comme Volonté et Représentation. Chapitre 3)

()

mardi 7 avril 2015

L'emplâtre sur la clochée (2)


Comment j'ai pu accepter d'accompagner Nicole ? Mais si vous croyez qu'on a toujours le choix ! Il faudrait, un jour de grand courage, ou de folie pure, que quelqu'un se décide à parler crûment du petit monde des musiciens français. Je vous jure, ce serait intéressant. Ne comptez pas sur moi pour le faire, je ne suis pas assez courageux pour raconter ce que j'ai vu, pendant les quelques années où j'ai croisé ces spécimens affolants. Et puis on ne me croirait pas, ou dirait que j'exagère, que j'en rajoute pour faire mon intéressant, que je noircis le tableau par goût de la provocation, que c'est mon pessimisme foncier qui s'exprime. L'époque ne supporte plus que les compliments et les bonnes nouvelles, et les artistes, parmi les individus qui peuplent celle-ci, sont ceux qui doivent à tout prix être portés aux nues, surtout quand ils n'en sont pas, ce qui est bien entendu une autre manière de reléguer les vrais à une non-existence de principe, car, quoi qu'on en dise, on n'aime pas les artistes, et c'est assez normal. Dans les années 70, on était accueillant, tout le monde pouvait en être. Le mot d'ordre était : pourquoi pas ? Ah, ça, on peut dire qu'on a favorisé les vocations, même les plus improbables, même les plus ténues, même les plus démentielles ! Tous les cancres qui ne savaient pas quoi faire de leur vie ont reçu le message cinq sur cinq. Je pourrais vous parler de ce contrebassiste qui était chercheur en biologie, je crois, à Toulouse, et qui, tout à coup, se dit, et pourquoi pas… Aussi sec, hop, il s'est mis à la contrebasse, le gars. Il s'y est mis, mais la contrebasse, elle, elle n'a pas fait beaucoup d'efforts pour s'y mettre aussi ; autant dire qu'un poisson avec une pomme ferait mieux. Ces deux-là étaient aussi bien assortis que Charlton Heston et Mimie Mathy. Aucun problème, mec, on a trouvé la solution. En ces années-là, coup de bol, il y avait un truc qui s'appelait le free-jazz. Je ne sais pas si vous connaissez cette pièce de Kagel qui s'intitule ?¿, œuvre dans laquelle chaque instrumentiste joue d'un autre instrument que le sien. Le free-jazz ce pourrait être ?¿ étendu à l'infini. Vous ne savez pas jouer de clarinette ? Bienvenue à la clarinette ! Vous n'avez jamais entendu parler du trombone ? Alors c'est l'instrument qu'il vous faut ! Bien sûr je force le trait, car il y a eu de merveilleux instrumentistes qui ont pratiqué le free-jazz, tout le monde les connaît, et l'on a entendu dans ces années-là des choses extraordinaires, ce n'est pas d'eux que je parle, on l'aura compris. Mais enfin, combien de demeurés sourds comme des pots se sont mis à la musique, dans ces années-là, qui ont construit par la suite une carrière tranquille, parfaitement dans les clous… Je pourrais en citer des dizaines et des dizaines, tous plus mauvais les uns que les autres, qui ont été acceptés par le système, mieux, qui ont été mis en avant du fait même de leur notoire incompétence, incompétence qui se retournait en qualité, puisque celui qui savait jouer de son instrument était forcément limité par ce qu'il avait appris, la technique étant en ces années-là assimilée à une férule, à un carcan, à l'imposition plus ou moins charitable d'un style, d'une école, d'une manière (et en cela, d'ailleurs, on n'avait pas tort, ou pas complètement tort). Il fallait désapprendre, surtout, c'était la loi du temps, et il était donc logique que ceux qui n'avaient pas appris soient mieux considérés que les autres. C'était une époque où les mots-clefs étaient "énergie" et "personnalité". 

Nicole, elle avait pourtant essayé d'apprendre, faut lui reconnaître au moins ça. Seulement, la pauvre n'avait pas eu la chance, celle dont elle aurait eu réellement besoin dans sa vie, de tomber sur quelqu'un qui, très tôt, lui dise avec suffisamment d'autorité de laisser tomber, de changer de voie, puisqu'elle ne pouvait pas changer de voix. Combien de "musiciens" auraient eu l'immense chance de faire autre chose, autre chose en quoi ils auraient pu, qui sait, devenir des dieux, s'ils avaient eu en face d'eux de véritables maîtres, ou au moins de vrais professeurs, des gens responsables et sérieux, au lieu de ces ectoplasmes filandreux dont le seul talent était de prendre des vessies pour des lanternes. Une voix de merde, une technique de merde, un goût de chiottes, et un physique de… Mon Dieu, mais comment a-t-elle fait, pourrait se dire les naïfs d'aujourd'hui ? Ah, mes petits amis, vous n'avez encore rien vus, vous êtes des puceaux de la Contemporaine, vous ! Nicole a fait comme des centaines d'autres, elle s'est incrustée. Quand vous n'avez pas de talent, dites-vous bien une chose : Ça n'a rigoureusement pas la moindre importance, à une condition, que vous vous incrustiez assez longtemps pour faire partie du paysage. Il faut avoir une certaine dose d'opiniâtreté, je ne vous le cache pas, et aussi assez peu d'amour propre, mais l'essentiel est que ça marche ; et ça, pour marcher, ça marche. Le temps fait tout. Vous êtes mauvais pendant une semaine… c'est très mauvais, sans plus. Mais si vous êtes mauvais pendant dix ans, alors là, ça change tout, vous changez de catégorie. Votre "rester mauvais", dites-vous bien une chose : c'est de l'art. Les médiocres, eux, s'améliorent, un peu, et même parfois beaucoup… et restent médiocres. Tandis que le mauvais qui reste mauvais, qui s'acharne dans son absence totale de talent, alors là, c'est de tout autre chose qu'il s'agit. L'incrustation vaut diplôme. Mais les plus attentifs vont me dire, mais alors Pépé, tu te contredis, là, puisque tu nous expliques que la Nicole elle a voulu apprendre. Non, je ne me contredis pas, petits malappris, soyez un peu patients ! Nicole, c'est une cumularde. Elle a tout, si tu préfères. Une absence totale et persistante de talent, et, en plus, une appétence pour les cours à droite et à gauche, surtout à gauche. Elle court, Nicole, au propre et au figuré, d'un cours à l'autre depuis bientôt trente ans, sans le moindre petit commencement de résultat, et ça ne l'a jamais empêchée de continuer à nous offrir son organe et ses prouesses vocales avec une générosité qui force le respect. D'autres qu'elle auraient lâché l'affaire ; c'est justement ce qui fait la singularité absolue de Nicole. « J'aime assez mon talent pour renoncer à lui. » aurait pu dire Nicole si elle connaissait Atalide, et c'est notre joie et notre ennui qu'elle n'examine point. Des héroïnes de cette trempe, croyez-moi, ça n'existe plus. Tout ça pour vous expliquer à quel point j'ai eu de la chance de la rencontrer, Nicole ! 

(…)

lundi 6 avril 2015

Les propositions de Jack Tatalie


Les Prêtres


C'est presque trop beau. La RATP (Religion d'Amour, de Tolérance et de Paix, comme chacun sait) ne veut pas faire de publicité pour un « concert des "Prêtres" » ou, pour être précis, elle veut bien en faire, de la publicité, mais à ses conditions. (Elle ne veut pas importuner ses clients, la RATP, quoi de plus normal, pour qui prône la soumission ?)

Et tout le monde de s'émouvoir de cette chose horrible, bien entendu. Personne ne semble se poser la moindre question sur ce que peut bien signifier la formule « Un concert des Prêtres ». Un "concert" ? Par des "prêtres" ? Imaginons un instant que je veuille faire de la publicité pour « Un concert de fourmis géantes ». J'aurais sans doute un peu de mal, et personne ne se mobiliserait pour défendre ma cause. C'est affreux. Je gueulerais tout seul dans mon coin pendant que vous serez tous à vous envoyer du gigot d'agneau australien et des profiteroles des Landes. 

La vie est injuste. 

samedi 4 avril 2015

Nemesis


Ces jours, ces semaines, ces mois où l'on se sent aux prises avec cet ennemi intime qu'on ne peut pas vaincre… Parfois je me dis que ma vie est une très longue, une interminable semaine sainte.

Le type qui perd son talent. Il l'égare. Il est là, quelque part, dans la maison, mais il ne sait plus où. C'est un tout petit machin, mais quand vous l'avez perdu, il ne vous reste pas grand chose. Évidemment, il est toujours possible de raconter l'histoire du type qui a perdu son petit machin. « Si vous le retrouvez, ramassez-le, et rendez-le moi, s'il vous plaît. Il a une valeur sentimentale, pour moi. » Mais il est à mon avis beaucoup plus intéressant de ne rien raconter du tout. Le vide qui s'installe comme un lierre qui recouvre tout, ça suffit bien, je vous assure. Il suffit de savoir que ç'a été là. C'est une sorte de tombeau vide, un tombeau dans lequel le vide serait lui-même le mort très vivant. Ça a été. Le passé est le passé. Le présent peut aussi parfois se transformer en passé, avant même de devenir du passé, à proprement parler. Quand vous avez cette sensation, de vivre dans quelque chose qui est déjà le passé, alors votre vie devient une sorte de non-vie, ou de contre-vie. Toute sa puissance consiste à lutter contre la vie qui vous a habité un jour. La vie se retourne contre la vie.

On déterre le fil, on le suit, et quand on arrive au bout, là où l'on pensait trouver la source de la vie, c'est la mort qu'on trouve. Et ce n'est même pas triste. Ce n'est même pas un véritable événement. C'est seulement la fin de l'histoire. Mais c'est une fin qui n'est pas du tout événementielle, monumentale, grandiose, terrible, non, c'est juste la fin de ce qui a eu lieu jusque là. Jusque … On est toujours de toute manière et quoi qu'on fasse à cet endroit — ce "là" —, on ne peut être ailleurs que . Nulle part ailleurs. La vie, c'est être là, rien de plus. Le reste, c'est de la littérature, ou de la guerre.

« Le bonheur fou. Oui, je me souviens du bonheur fou. Ça se paie très cher. »

Le Dialogue de cour