mercredi 31 juillet 2019

Un Paragraphe



Au sommet de ses longues jambes, sa culotte de coton blanc. Gonflée. Bombée. Comme si à l'intérieur un soufflé était en train de cuire, au four. Je vois surtout le haut des cuisses, la frontière, la coupure franche entre le tissu et la chair. Mes tempes bourdonnent. Elle soulève son bassin, la culotte vient très facilement, je la jette derrière moi. J'ai à peine eu le temps d'apercevoir ce qui ressemble à une cicatrice boursouflée. Christine met sa main sur son sexe, puis veut se glisser sous le couvre-lit. Je lui dis Non ! reste comme ça. Le téléphone sonne.

Au sommet de ses longues jambes blanches sa culotte de coton blanc. Gonflée, bombée, astre chaud délimité, à l'intérieur un soufflé en train de cuire, au four ; je vois surtout le haut des cuisses, la frontière, marque, la coupure franche entre chair et tissu. Près de l'étoile, les tempes bourdonnent, ça rayonne, ça palpite. Voilà qu'elle soulève son bassin, la culotte vient, c'est facile, on la jette derrière soi, on a eu le temps, tout juste, d'apercevoir ce qui semble une cicatrice boursouflée mais on ne pose pas de question car elle met la main sur son sexe, elle veut se glisser sous le couvre-lit. Non ! Ah non ! Reste comme ça. Ça c'est toi. C'est toi comme jamais. C'est toi pour toujours. Tu palpites pour moi, sans le faire exprès, bien sûr, tu te laisses déshabiller, tu te laisses voir, tu fais la statue bien chaude et fourrée, tu as compris, tu as compris que la femme pouvait tout, quand elle est prise par les yeux de l'homme. La cicatrice ce sera pour une autre fois. On entrera dans la blessure et on ira chercher ce qui reste de la vie derrière les songes, derrières les spasmes et les phrases. C'est pas facile, de comprendre ce qui se passe, pour un freluquet dans mon genre qui n'a jamais tenu que sa quèquète dans sa main, quand il bande aux corneilles, quand il s'étire la chose jusqu'à faire mousser la glaire. Là, c'est un autre champ de bataille, il y a du risque et on est observé. La cicatrice, elle appartient à une demoiselle, en cheveux et soutien-gorge, et elle peut très bien récriminer, celle-là, elle peut se plaindre, elle peut ricaner, elle peut même s'enfuir, et le pire, elle peut redescendre le rideau, sans un bruit, sans une parole, comme ça. Circulez y a rien à voir, on va aller se promener, qu'en penses-tu ?

mardi 30 juillet 2019

La rue Galilée



C'était en 74, peut-être en 73. J'étais allé à Paris avec mon ami Andrea, italien et pédé, petite moustache et corps de moustique mal articulé, le cheveu rare, déjà, et qui en avait un peu après moi, ça le reprenait régulièrement. On ne savait pas très bien d'où il venait, il nous laissait penser qu'il avait été membre de Prima Linea ou des Brigades Rouges, ça le faisait monter en grade auprès des filles, quand il venait à Annecy, mais on n'y a jamais vraiment cru. 

Je ne sais plus comment on l'a rencontré, l'autre, un grand type, plus âgé que moi, il devait avoir vingt ou vingt-deux ans, beau mec, qui surjouait un peu le mystère. Si, on avait rendez-vous avec lui au café de l'avenue Kléber, au métro Boissière, et de là nous étions allés chez lui, rue Galilée. Andrea voulait de la dope, soi-disant. C'était au premier, un grand appartement très bourgeois, grand-bourgeois, et nous avions suivi le type dans la chambre de ses parents. J'ouvrais des mirettes énormes. Ça sentait bon. Je me souviens de la lumière, c'était très lumineux, de grands espaces très lumineux. Il va droit à un immense placard (il n'y avait pas encore ces conneries de dressing, à l'époque), et soulève une pile de culottes, à hauteur d'épaule, mais vraiment une pile comme je n'en avais jamais vue, énorme. Il devait y avoir au bas mot une trentaine de culottes, et sans doute plus, et c'était pas du coton, ni du nylon. Il avait déjà attrapé le pain de shit et nous sommes allés dans la cuisine pour en couper un morceau. Mais moi, le shit, j'en avais strictement rien à foutre. J'étais sous le choc. Il faisait beau, c'était l'été, et j'entendais Andrea qui parlait des Situs avec le gars — c'en était un, à ce qu'il paraît. Je ne comprenais rien à leur baratin, je n'attendais qu'une chose, qu'on retourne dans la chambre de la mère. Il n'y avait qu'elle. L'appartement entier était empli d'elle, et d'elle seule. C'était silencieux, et c'était son silence, c'était lumineux, et c'était sa lumière, j'étais bien — comme si j'étais au centre du monde, dans la gueule du loup, ou de la louve, mais une louve chaude, accueillante, lumineuse : j'étais à la fois enseveli et libre, en contact avec la Chair éternelle, la chair feuilletée, fine et émouvante et odorante, élastique et profonde (oh, cette profondeur !), je me sentais léger, très ému et très léger. Le placard était resté ouvert, je me suis approché le plus près possible… il a remis son pain de cannabis sous les culottes et il a refermé le placard. Ça m'est tombé dessus à ce moment-là. Quand le placard a été refermé, j'ai été pris d'une grande bouffée de désir. Ça ne pouvait pas se dire, ni se montrer, il fallait le garder à l'intérieur de soi, mais ça aussi c'était impossible. 

Après ça, je ne me souviens plus de rien. C'était la plus belle journée de ma vie, Paris était somptueuse, complètement ouverte, tout semblait offert ou sur le point de l'être. J'étais amoureux de sa mère, sa mère que je n'avais jamais vue. Elle devait avoir dans les quarante ans, peut-être quarante cinq, et moi j'en avais dix-sept. Comment faire pour qu'elle sache que j'existais, et non seulement que j'existais, mais que j'avais pénétré au cœur du Mystère, de son mystère à elle — c'est-à-dire le seul ? Allait-elle m'aimer ? Bien sûr ! Tout cela était écrit, tout l'appartement m'apportait la bonne nouvelle. Cette chambre, avec ses grandes fenêtres, ce grand lit, ce placard, les tapis, la cuisine plus sombre, les couloirs, le Situationnisme, l'Italie, Paris, l'été, mon corps affamé, tout convergeait naturellement vers l'amour, je ne pouvais pas y échapper. J'étais appelé à être aimé de cette femme. Même si cet amour ne durait qu'une demi-heure, une après-midi, ou une semaine, ce serait l'amour le plus parfait, le plus étincelant, le plus silencieux aussi, et il m'ouvrirait grand les portes du Plaisir (c'est-à-dire de la vie parfaite), je le savais. J'avais plongé tout entier dans ce qu'il y a de plus beau au monde : l'émotion pure. 

Aujourd'hui, plus de quarante ans après, je la vois encore, je la vois bien nettement, cette femme que je n'ai jamais vue. Elle est toujours aussi belle et elle ne m'a pas oublié. Elle n'a pas pris une ride, ses fesses sont parfaites, lisses, douces, tendres, pleines, et quand elle enfile une culotte, dans le silence lumineux de sa chambre, elle le fait en pensant à moi, à moi debout en prière devant son placard. 

dimanche 28 juillet 2019

Le Sujet



« Si Proust était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour une émission sur l’asthme. »

(Angelo Rinaldi) 

Si Renaud Camus était invité à la télévision, ce serait pour parler du Grand Remplacement (ou de France-Culture). 

Si Victor Hugo était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de la peine de mort ou des tables tournantes. 

Si Albert Camus était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de racisme et d'antiracisme.  

Si Céline était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler d'antisémitisme. 

Si Wagner était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler du nazisme. 

Si Virginia Woolf était invitée à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de féminisme. 

Si Gide était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de pédophilie. 

Si Roland Barthes était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler d'homosexualité. 

Si Freud était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de cocaïne. 

Si Bach était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de l'éducation des enfants. 

Si Ravel était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler des montres. 

Si Gesualdo était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de féminicide.

Si Brahms était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de la bière ou du cigare.

Si Mozart était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de scatologie. 

Si Beethoven était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de surdité.

Si Schubert était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de syphillis.

Si Schumann était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de psychiatrie. 

Si Leonard de Vinci était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler du taux de remplissage des musées.

Si Rubens était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de surcharge pondérale. 

Si Fragonard était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de voyeurisme (ou de parfumerie).

Si Chateaubriand était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler des hauts fonctionnaires.

Si Marguerite Duras était invitée à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de Mitterrand. 

Si Rimbaud était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler du trafic d'armes.

Si Baudelaire était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler de la Justice.

Si Aragon était invité à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler du goulag.

Si la Callas était invitée à la télévision, de nos jours, ce serait pour parler des régimes alimentaires.

Mais si Franck Ribery est invité à la télévision, c'est pour parler d'art et de culture, ou à la rigueur de politique et d'éthique. 

samedi 27 juillet 2019

Cavanna



C'est Cavanne. Cavanna, Cavannelle, Cavannil, on sait pas, c'est le mec qu'incluse et plus si affinités quand on lui joue du havane à la banane, à Paname qu'il est le plus souvent sous les roues des rondelles et les bretelles à vau-l'eau et le falzard de canard, qu'il se pavane en chaman ou qu'il brame sous un platane, en soutane et ricane et plane de Jeanne en Suzanne et passe la crassane au rasoir, fauve qui peut le plus en jambes et l'accord ne m'use pas la nuit sauf au bocal timbale, quand le génital vocal et illégal est fatal au borsalino aplati d'humidité. Ce que Freud n'a pas supporté c'est la sortie de la cuisine en bigoudis et sauce blanche mais Cavanna c'est toujours Cavanna même à la messe ou dans un parking avec Schubert bandant aux néons et à la goutte d'or, c'est le blues du prépuce, c'est les mains dans les cordes, à l'échoppe, et la gigue de la duchesse quand s'agite Jean-Baptiste même par-dessus l'épaule et le croupion, c'est le petit fauve charogne à pompes et à pistons, c'est l'écritoire Rodin en colimaçon et la confession impudique, mais de profil, sous le soleil à poils des fendues. Vous dites "univers musical", et je réponds toi-même, musical toi-même, t'as pas honte de dire ça, t'as pas honte de parler de répertoire, et pourquoi pas de génitoires et de carrière, et de génies géniaux comme des collages inquiets, sur la table, la peau douce, sur la table, les deux mains plaquant un accord pour Henri et Geneviève, toujours le même, sur la table et sous le chapeau, comme un lapin dans la chaussure en accordéon, ne dites pas éclectisme ou je vous jette des cailloux tout mous comme caramels. C'est une histoire pour les grands, Cavanna, mais douce et violente à la fois, en trio comme les esprits quand ils ont oublié quelque chose dans la tombe. Et là les portables sonnent à toute volée, et les barbares ont un orgasme parce qu'ils croient que tout va s'arrêter, musique et goupillon, robes et caresses, suaves moiteurs dégoulinant d'arpèges croisés et point d'orgue. Mais ça ne s'arrête pas, non, les trombones vous ont des airs de tulipes à double-échappement et sur le pont des marins roumains lancent les harpons vers des gouffres cuivrés qui sentent la folle et le pain grillé. Non, ça ne s'arrête pas, la caravane passe sous les flammes, les âmes claquent comme des drapeaux, et on entend un mi bémol déchirant qui a des airs de double écho doppler, la caravane est déjà loin, tout est plus bas d'un ton, et Cavanna soulève son borsalino, dans Paris désert et silencieux. 

mardi 23 juillet 2019

Tout se passait bien



Tout se passait bien, jusqu'à ce que trois individus s'approchent des tableaux et commencent à les regarder avec une insistance gênante ; il a fallu appeler les services de sécurité. Mais nous apprenons fort heureusement que les autres élèves n'ont pas été traumatisés par le comportement antisocial des trois suspects. Ces derniers ont été amenés en urgence au centre de rééducation citoyenne FREE de Marne-la-Vallée, où ils ont été mis en observation pour une durée indéterminée. Les parents ne sont pas autorisés à leur rendre visite pour l'instant. Il y aurait un risque de contagion. 

Le prof, quant à lui, relativise l'incident : « Ils font juste les marioles pour impressionner les meufs. C'est un comportement banal de révolte adolescente. Ne dramatisions pas. Dans l'ensemble, je suis très satisfait de mes élèves. Ce que je vois, moi, c'est des ados qui essayent de s'approprier des contenus culturels en brisant les codes mis en place par le vieux monde. » 

Mais la conseillère en orientation, Mme Levantin, ne l'entend pas de cette oreille : « Ces sont des fayots catholiques. Et surtout, ils abusent de leur privilèges de Blancs, et ça c'est tout à fait inadmissible. Je pense qu'il faut une sanction exemplaire. »

dimanche 21 juillet 2019

OK Google ! ou La Journée du chef de gare


Un contradicteur, sur Facebook, m'explique que c'est par "tradition française" qu'on dit « vingt-deux heures » plutôt que « dix heures du soir ». 

C'est amusant, ça. Parce qu'ils ont la mémoire (extrêmement) courte, ils pensent donc ainsi s'opposer au modèle anglo-saxon. Mais dans mon enfance et dans ma jeunesse, on disait bien « dix heures du soir », et pas du tout « vingt-deux heures ». Ce n'est pas parce qu'on ne connaît pas les traditions qu'il faut affirmer qu'elles n'existent pas. Il y a aussi que les horloges ont changé. L'horloge "analogique" — comme ils disent, mais, bien que le terme soit moche, ce n'est pas faux — c'est deux fois douze heures. L'horloge "numérique", c'est une fois vingt-quatre heures. Est-ce que les enfants d'aujourd'hui savent encore lire l'heure sur une horloge ("analogique") ? Une journée est bien divisée en deux parties. La journée n'est pas quelque chose de continu. 

Notre temps était strié, découpé (par heure, par demi-heure, par quart-d'heure, au mieux par tranches de cinq minutes). C'était grossier, si l'on veut, mais c'était adapté à un "sentiment" humain. Le temps divisé en minutes, ça ne veut rien dire. Personne ne peut dire, par exemple : « Tiens, il doit être douze heures quarante-sept » alors que nous disions facilement : « Tiens, il doit être une heure moins le quart. » Trop de précision annule la sensation du temps, et, surtout, ôte toute poésie à la langue. Personnellement, à chaque fois que j'entends quelqu'un me dire qu'il est « seize heures trente-deux », je m'attends à voir entrer un train en gare.

On pourrait penser que cette question est tout à fait mineure, et qu'il est indifférent de dire « vingt-deux heures » plutôt que « dix heures du soir ». Je ne trouve pas. Ce sont bien deux conceptions du temps, des journées, et finalement de la vie, qui s'affrontent. Deux conceptions de la langue, aussi, mais c'est la même chose. L'une est proche de la vie, de la sensation, de l'humain, et l'autre est proche du nombre, du calcul, des machines, du commerce, de la Boutique universelle ; en un mot, de l'échange sans limite.

La fonction de marqueur social de la langue est d'une certaine manière plus que jamais d'actualité. D'une certaine manière seulement, puisque les tenants du « 22h » contre ceux du « dix heures du soir » sont de très loin les plus nombreux. Ce n'est même pas qu'ils sont les plus nombreux, c'est qu'ils occupent, seuls, le terrain, à de rares exceptions près. D'une certaine manière, puisque les classes sociales ont disparu, absorbées par la classe unique qui règne aujourd'hui sans partage, la petite-bourgeoisie. Le "22h" est éminemment petit-bourgeois. 

(On hésite toujours à parler de ces sujets, parce qu'on est sûr, le faisant, d'encourir l'accusation d'élitisme, de purisme, et de ne chercher qu'à se distinguer de la masse. Il s'agit bien de cela, en effet. Dans notre esprit, la distinction n'a pas le caractère péjoratif qui est aujourd'hui consacré par la morale commune, après avoir fait le détour par Pierre Bourdieu. Mais ce vocable de distinction, de distingué, est intéressant, dans son paradoxe. Oui, il s'agit bien de ça, il s'agit bien de vouloir se distinguer, ou, plutôt d'être distingué. Quand ma mère disait de quelqu'un qu'il était distingué, c'était un grand compliment, dans sa bouche, qui signifiait que cette personne était le contraire d'une personne vulgaire. Mais, la distinction, en ce temps-là, consistait entre autre chose, à ne pas vouloir se distinguer. Chercher à se distinguer, c'était justement le comble de la vulgarité. Se faire remarquer était mal vu. S'il y avait quelque originalité en nous, il fallait le plus possible la cacher, cette originalité, ou, en tout cas, ne pas la mettre en valeur, ne pas l'imposer à la vue de l'autre. La langue qu'on parlait, la langue qu'on voulait parler, était une langue qui n'avait avec la langue commune que des rapports lâches, certes, mais on pensait par là se mettre à l'abri et de la vulgarité et de l'originalité. D'une certaine manière, on faisait corps, on appartenait à son milieu, à sa classe sociale, mais cela nous n'en étions pas conscients, avant que les premiers gros-mots et expressions ordurières viennent à nos oreilles, nous signalant qu'une autre langue existait, et qu'elle pouvait avoir bien des attraits elle aussi. Seulement, la langue commune n'est pas faite que de gros mots et d'expressions ordurières, elle est surtout faite de paresse, de relâchement, de répétitions, d'effets de mode, et d'inattention au style — c'est-à-dire à la distinction. Je ne confonds pas ici la langue commune et la langue populaire. La langue populaire était singulière, riche, imagée, et souvent profonde, elle avait un rythme et des couleurs, une précision et des hardiesses, qui la rendaient précieuse et séduisante, quand la langue commune est un brouet indigeste et fadasse, bête, borborygme psalmodié dont la transe provient de la répétition hébétée de syntagmes vidés de toute substance. Je dis qu'on hésite toujours à en parler, de ces sujets, mais je ne parle que de ça. 

(Il y a longtemps que je me fiche éperdument du reproche qu'on fait à ceux qui écoutent les autres parler — je veux dire qui écoutent autant, sinon plus, la forme que le fond. Ce reproche est pour moi l'un des plus bêtes qui soient ; il ne faut pas avoir peur de le mépriser. Plus ça va plus la langue devient le sujet non pas central, mais unique. Tout le reste en dépend, quand on y réfléchit bien. Tout passe pas les mots, par les phrases, même le rêve, même la douleur, même l'amour… Il n'y a guère que la musique qui peut s'affranchir de cette sorte de deuxième (ou première) peau. Laissons cela…))

"Petit-bourgeois", qu'est-ce ? C'est numéroter les heures de la journée comme le fait un chef de gare, mais c'est surtout l'impossibilité de se décoller de sa propre langue, de s'écouter, de sortir de soi pour s'observer, c'est penser qu'il n'existe pas d'autre manière de vivre et de penser que la sienne. Petit-bourgeois, c'est le smartphone, qui fait tout, qui remplace tout (l'appareil photo, le carnet, le courrier, la calculatrice, l'horloge, la montre, le réveil-matin, le chronomètre, l'argent, le bistrot, la télévision, le cinéma, le miroir, la radio, le Collège de France, l'album photos, le guichet de la banque, le magnétophone, la lampe de poche, l'encyclopédie, le dictionnaire, le plan de la ville ou du pays, le livre, la partition, l'agora, le journal, le métronome, le diapason, le cardiographe, le thermomètre, le baromètre, le détecteur de mensonges, le traducteur, le compteur de vitesse, etc.), qui se substitue à tout le reste, même au corps d'une femme, qui vous arraisonne, qui vous fixe, qui vous hypnotise, qui vous vide de votre substance, qui vous explique comment vivre, tout cela bien entendu au nom du "pratique", du "commode", du "facile", qui sont les catégories petites-bourgeoises par excellence. Ce n'est pas un hasard si cette époque, gouvernée par la petite-bourgeoisie dictatoriale et mondialisée, a élu le smartphone comme l'objet-roi, comme le totem ultime, comme l'instrument des instruments, celui qui les résume tous. « C'est pratique ! » Tout passe désormais par un écran de 6 pouces, tout est là, enfermé dans quelques millimètres carrés de silicium et quelques centimètres carrés de plastique. On pourrait trouver cela dérisoire… Ça l'est. Le smartphone est un outil intelligent qui a besoin de toute notre bêtise pour fonctionner. Le smartphone vous retient, vous empêche de vous décoller de vous-même, il vous aspire, il vous suce la moelle et vous rend aphone. C'est bien d'un dieu que nous parlons, un dieu exigeant, tyrannique et capricieux. Chaque époque a les dieux qu'elle mérite, mais tout de même, si l'on avait dit à nos parents que nous nous prosternerions devant un jouet de plastique qu'on jette à la poubelle tous les six mois… Le smartphone est évidemment un objet typiquement adolescent, mais comme il n'y a plus que des adolescents (des "ados"), tout le monde vénère le dieu Smartphone. « Avoir du réseau » c'est être relié à Dieu. La transcendance adolescente a son code PIN(e), entre technologie et pornographie. Notre civilisation est adolescente et petite-bourgeoisie, plastique et pratique, numérique et aphone, bêta et communicante, arrogante et naïve, toc et mastoc, illettrée et sinistrée, châtrée et vautrée, violente et indolente.

Peut-on réellement imaginer que certains humains, qu'on ne distingue pas à l'œil nu dans la rue, qui peuvent même, qui sait, s'avérer être des personnes sympathiques et agréables, s'adressent à un bout de plastique en le saluant d'un : « OK ! Google ! », qu'ils soient assez aliénés et assez fous pour s'adresser à l'un des empires commerciaux les plus monstrueux que le monde ait connus et qu'ils lui fassent allégeance, par ce salut même, par cette adresse d'un ridicule achevé qui les met plus bas que terre ? C'est difficile à croire, mais c'est pourtant la réalité. Ils s'adressent à leur maître. Ils le salue, et ce sésame ridicule (« OK ! Google ! ») les place de facto dans la situation du soldat qui lève et tend le bras pour saluer le drapeau qu'on sait. Qui est au service de qui ?

Mais quel rapport, me direz-vous ? Quel rapport avec les horloges, quel rapport avec la langue, quel rapport avec la petite-bourgeoisie ? Je vous répondrai que si vous ne le voyez pas, ce n'est pas la peine que je vous l'explique, car vous ne le verrez pas mieux. Il n'existe aucune manière d'être distingué en tenant son smartphone à la main. Avez-vous remarqué cette posture, ce "geste" de la main qu'obligent à faire les nouveaux smartphones, qui sont presque aussi grands que des menus de restaurant et plus grands qu'un carnet de Marcel Proust ? Avez-vous vu cette main ouverte, paume vers soi, pouce en l'air ? L'esthétique (et la morale) des objets n'est pas seulement attachée à l'objet, elle dépend également des postures et des gestes qu'il oblige à faire. Chaque objet, chaque instrument, chaque outil porte avec lui un monde d'attitudes, de pensées, de réflexes. Un violoniste qui joue de son instrument, debout, est beau. Un pianiste qui se confronte à son piano est beau. Un homme qui peint devant son chevalet est beau. Un homme à cheval est beau. Un ouvrier qui travaille dans une fonderie est beau. Un balayeur dans la rue, ce qu'on appelait jadis un cantonnier, est beau. Une femme qui tient son portable en main est laide, surtout quand elle est avachie en jogging sur un canapé, en train de liker nonchalamment ou de déposer des smileys qui lui évitent de faire une phrase. Les premiers téléphones étaient accrochés au mur. On devait se tenir debout près d'eux, pour téléphoner, et la conséquence de cette position était qu'on ne restait pas longtemps à parler dans le cornet de bakélite. On peut désormais téléphoner en conduisant, en dormant, en mangeant, en faisant l'amour, au déféquant, en prenant son bain, en faisant son ménage, en passant son bac, en mourant dans une tour en flammes ou dans un avion qui tombe. On voit le progrès. La miniaturisation et la praticité (pardon pour le néologisme) unanimement saluées et désirées ont des conséquences incalculables.

On en revient toujours là, à l'esthétique et à la morale. D'un point de vue pratique, il est incontestable que « vingt-deux heures » est efficace, précis, sans contresens possible. Mais cette efficacité et cette précision ne portent en elles aucune histoire, aucune esthétique, aucun roman vrai. Dans « dix heures du soir » passe un peu de la littérature, un peu du savoir-vivre à la française, un peu des étés à la campagne, un peu de notre enfance, un peu de mémoire, et même un peu d'intelligence. Et surtout un peu d'ailleurs, un peu de non-appartenance à l'époque. Autant dire un peu de plaisir. 

vendredi 19 juillet 2019

La véritable raison de l'amour


— Vivre tue.

— Oui, mais ça prend du temps.

— C'est pour ça qu'on le tue.

— Le vivant ?

— Le temps.

— Qui tue le temps ?

— Le vivant.

— Mais si le vivant tue le temps et qu'il faut du temps pour mourir, personne ne va mourir !

— Si personne ne mourait, le temps ne servirait plus à rien.

— Alors on pourrait se passer du temps ?

— Se passer du temps nous rendrait doublement immortels, mais être immortel, quand on est un homme, revient à ne pas vivre.

— Vivre tue, mais être immortel empêche d'être vivant, c'est bien cela ?

— Il faut vivre dans l'ombre de la mort, car c'est elle qui nous éclaire.

— Je ne comprends rien…

— C'est beaucoup mieux que si tu comprenais.

— Je comprends qu'il ne faut pas se passer de ce qui nous tue.

— Tu viens de découvrir la véritable raison de l'amour.

— Il faut donc éviter d'aimer ?

— Non, car il faut mourir.

jeudi 18 juillet 2019

Sécurité morale



  Je n'ai écouté que le tout début des émissions consacrées cette semaine à Céline, sur France-Culture.

  Une chose m'a immédiatement frappé, parmi les quelques voix qu'on entend dans l'incipit dire "leur rapport à Céline", c'est l'espèce de tranquille assurance avec laquelle certains disent (enfin ?) tout ce qu'ils n'aiment pas chez ce grand écrivain — comme s'il s'agissait de détails négligeables qui, bien entendu, ne les empêchent pas de l'admirer. Il est possible que je me trompe, mais j'ai entendu dans leur ton cette sorte d'assurance qui provient de la sécurité morale. Ils se sentent autorisés à se moquer de l'écrivain, éventuellement, ou à le mépriser, parce qu'ils ont la morale et l'histoire de leur côté. Un type qu'on classe parmi les salauds supporte parfaitement tous les petits crachats que l'humeur ou l'arrogance suscite et encourage. 

  Bien entendu, il est parfaitement légitime de ne pas aimer Céline, de trouver qu'il n'est pas un si grand écrivain qu'on le dit, et de lui faire tous les reproches qu'on veut sur un plan littéraire, mais ce que l'on entend ici sonne faux. Il y a comme de la vengeance dans l'air, la petite vengeance sournoise et retorse de ceux qui n'ont pas réussi à comprendre la prose de ce génie et qui en ont gardé au fond d'eux un complexe qui tes torture en silence.

  C'est formidable, la morale — ou plutôt, le sentiment de la morale : ça permet à peu près tout, y compris de cracher sur un génie en ayant le sentiment de faire le bien. 

Le chant des organes (0)



La vie des organes est passionnante, quand on l'observe en curieux, en rêveur ou en savant, mais dès qu'on doit en prendre soin, dès qu'on commence à ne plus vivre que pour eux, ils nous deviennent odieux, car la vie qui naguère était une occasion de les oublier devient une caisse de résonance monstrueuse qui n'entend plus que leur discours. 

Un rein, un poumon, un cœur, ce sont de merveilleuses machines qui ont l'élégance suprême de se faire oublier alors qu'elles nous permettent de penser, d'aimer, et de prendre du plaisir, comme si nous étions un pur esprit immortel qui ne doit rien à personne. Malheureusement, le temps, dans la coulisse, passe consciencieusement son papier de verre sur la soie friable de nos muqueuses, et prépare en secret une tout autre histoire. 

mercredi 17 juillet 2019

La Répétition



La répétition est l'âme du peuple* (et des réseaux sociaux). Sans elle, il n'a pas d'existence. Lancez une phrase — au bon moment —, elle sera reprise ad infinitum jusqu'à ce qu'une autre arrive ; et même, parfois, elle continuera son chemin à l'arrière plan, un peu essoufflée mais toujours vaillante, relevant le menton par à-coups quand elle pense qu'on lui prête attention. 

 La phrase court à grande allure sous la surface de la pensée générale**, comme un ténia obstiné qui, parfois, crève la membrane et lance son cri joyeux. À ce moment-là, toutes les têtes se tournent , et, dans un grand rire religieux, signalent au dieu du Réseau que les horloges sont prêtes à être synchronisées. 


 (*) À ne pas confondre avec ce qu'on nommait autrefois le peuple.

 (**) À ne pas confondre avec ce qu'on nommait autrefois la pensée.

samedi 13 juillet 2019

La Dot de Georges de La Fuly


Une carte SIM (micro), un stéthoscope, des prises anti-moustiques, des papiers à ranger, cinq kilos de spaghetti, un piano désaccordé, deux sécateurs, une scie égoïne, des médicaments périmés (beaucoup), deux Maglite, un litre de liquide pour lave-glace, des ordinateurs en panne, une bouteille de whisky, des éponges neuves (voir photo), plusieurs flacons de parfums éventés, quatre pneus neige neufs, des autographes de Bernard Cavanna, une photo de moi dans le plus simple appareil, trois couvertures en mohair (une place) achetées à Oxford, une ménagère en argent presque complète, deux figuiers dans le jardin, un joli coffre ancien, trois boîtes à fiches (en bois), une friteuse Magimix, trois culottes de femme presque neuves (petite taille), un vélo d'appartement (très peu servi), du papier d'Arménie, une boîte à musique Stockhausen (signe du Bélier), sept cahiers Clairefontaine inutilisés (grand format), La Cuisine de Madame Saint-Ange (Larousse), un exemplaire de La Campagne de France (Renaud Camus) sans les caviardages de Fayard, Le Grand Larousse de la langue française en sept volumes, Fantasia chez les ploucs en édition de poche, des crayons de couleurs, une batterie neuve pour MacBook Pro 2012, un lot de pinces-à-linge en bois, un porte-cigarettes en argent, des cartouches Watermann noires, une liseuse Kindle, des draps de coton et de lin mités, une couverture chauffante, des gants pour le jardin (une paire), des photos de famille, un aspirateur Electrolux "Ultraone Green" (voir photo), trois tapis dont un assez joli, un matelas de douze ans d'âge encore confortable, L'Album de Rumilly, 60 ans de photographies, d'Henry Tracol, dédicacé par l'auteur, un hors-série de la revue Lire sur Marcel Proust, un lot de tickets de caisse de CORA, une carte "Malin" en cours de validité, de très nombreux numéros de la Revue littéraire, quelques numéros du Messager européen, un Pentax K10 D hors d'usage, avec deux objectifs, un sac-à-dos neuf, 32 (28 + 4 gratuits) rouleaux de papier toilette Lotus Confort "avec tubes jetables", quelques pinceaux neufs, beau papier à la feuille (une cinquantaine), une chaise de piano Yamaha, une timbale en argent, une reproduction du "Philosophe en méditation" de Rembrandt, un pulvérisateur anti-guêpes et frelons, un pulvérisateur anti-moustiques, l'oeuvre complète de Cristobal Neverlost, un jet dentaire, quelques lettres d'amour manuscrites originales, deux nattes de cheveux (bruns et châtains), un appareil à prendre la tension artérielle, deux flacons de Cérulyse, deux volumes (le 1 et le 3) des Mots Français dans l'histoire et dans la vie, de Georges Gougenheim, les quatre tomes du Journal de Nabe, un exemplaire de Programme Communiste, la revue théorique (trimestrielle) du Parti Communiste International, numéro 62 (mars-avril-mai 1974), Anatomie Humaine descriptive et topographique, de H. Rouvière, 5e édition, en deux volumes, un cuit-vapeur Magimix (deux compartiments), un radiateur à huile 2000 watts, quatre casseroles à fond épais Resto, avec leurs couvercles, deux fauteuils de jardin en osier, un fauteuil en cuir, une grande table en chêne avec ses deux rallonges, une agrafeuse de bureau, un pèse-personne, un valet en bois, trois, non quatre vieux téléphones portables hors d'usage, quatre bougies, des fiches cartonnées Bristol, une chilienne bleue, un miroir ancien, très nombreux câbles audio, bonnet de nuit, quatre boîtes de sardines à l'huile Parmentier, lave-linge Laden, une caméra Panasonic professionnelle DVX100A, un selfie avec Dorothée, une hôtesse de caisse de CORA, La Vie quotidienne à Rome, de Jérôme Carcopino, l'Anthologie historique des lectures érotiques, de Guillaume Apollinaire à Philippe Pétain (1905-1944), de Jean-Jacques Pauvert (état passable), le Traité des Objets musicaux, de Pierre Schaeffer, quelques rouleaux de scotch, une équerre, un compas, une brosse à cheveux (état neuf), un triangle (instrument), une poire à lavement, des limes à ongle, un autographe d'Alain Finkielkraut, la trace au rouge à lèvres d'une bouche africaine sur un ticket de stationnement parisien daté de 1988, la photo d'un enfant mort, deux couettes duvet et plumes (200 x 200), une débroussailleuse thermique de marque Ryobi, quatre boîtes à outils (pleines), vingt-cinq paquets de coton-tiges, un savon d'Alep, le coffret des Noces de Figaro (vinyles) enregistrées par Karajan (sans les récitatifs) en 1954, les Études de Clementi révisées par Karl Tausig (partition), un paquet de cigarettes (Malboro light) entamé, la correspondance de Raymond Chandler, Les Principes Rationnels de la Technique Pianiste, d'Alfred Cortot, une pièce de dix francs en argent, des photos de Sylvie Hardouin, nue, quelques cheveux de d'I., quatre tableaux de Céline Wright, trois métronomes, un diapason, une centrale à vapeur Astoria, un transistor Sony, un réveil matin Jaeger, un costume Hugo Boss jamais porté et mité, des cartes postales, le Traité d'Harmonie d'Arnold Schoenberg...