mercredi 11 décembre 2019

Active Absence



Il n'y a rien à résoudre, la vie n'est pas une équation ni une dissonance, c'est seulement le chemin qui nous conduit à l'heureuse disparition. La catastrophe, c'est l'entassement des corps, c'est la prolifération, c'est la chaleur produite par le désir et la parole. Le péché, c'est d'exister en croyant vivre, ou de vivre en croyant exister. Le péché, c'est ce que je suis en train de faire.

J'aimerais dire et ne pas dire, j'aimerais aimer et ne pas aimer, j'aimerais voir et ne pas voir. Autant dire que ma situation n'est pas des plus enviables. J'ai acheté vingt cahiers que je conserve vierges de tout écrit, afin que cette virginité leur confère des possibilités infinies. Remplis, ils me seraient inutiles, et même tout à fait néfastes. Ces vingt cahiers numérotés sont empilés sur mon bureau et constituent le cœur battant de mon travail. Travail ? C'est peut-être dire beaucoup, ou mal. Ce n'est pas un travail auquel je me livre, c'est un livre auquel je travaille, sans pour autant qu'il prenne la forme d'un volume imprimé, encore moins d'une explication ou d'une thèse. Oh, je n'ignore pas les moqueries auxquelles je m'expose en parlant ainsi. Un auteur sans œuvre, allons bon ! Il n'y en a que trop de par le monde. Pourtant je persévère, malgré l'inconfort de la posture, et j'espère que cette obstination me sera comptée en bonne part. Il faut trouver sa place dans le monde et quand la sienne est de n'en avoir aucune, il faut faire plus d'efforts que les autres pour l'occuper. Le vrai travail n'est pas d'écrire, le vrai travail est de ne pas travailler. Le livre auquel je suis occupé est un livre qui retranche au lieu d'ajouter — un livre qui, si on le mettait sur le marché, ferait disparaître du texte, soustrairait de l'écrit, retirerait des pages et des pages au monde : projet autrement ambitieux que celui qui consiste depuis l'aube des temps à apporter sa pierre à l'édifice. 

Mon œuvre réclamera un éditeur d'un grand courage (et d'une grande finesse), qui comprendra que ce ne sont pas les phrases ni le récit (ni même le style) qui font le prix de cet ouvrage, mais leur absence, leur retrait impeccable. Tout le monde sait faire des phrases, tout le monde a quelque chose à raconter, tout le monde a envie et besoin d'exprimer son moi profond : je ne tomberai pas dans ce travers. Je me situerai délibérément en travers de la route de ces noircisseurs de papier, de ces prolétaires de la phrase, de ces laborieux tueurs de temps qui pensent qu'on peut (et qu'on doit !) remplacer la pure durée par du verbe. La seule attitude digne et courageuse, quand on est conscient de sa responsabilité, est de gommer avec obstination et précision les phrases des autres, de recouvrir le logos d'un épais silence, silence qui doit figurer le texte en creux, lui opposer sa face concave, et l'absorber définitivement. Il ne s'agit pas d'opposer la vie et le récit, la substance et la syntaxe, le plein et le vide, il s'agit au contraire de ne faire qu'un avec ce qui fait défaut, avec ce que nous poursuivons incessamment depuis l'origine jusqu'au terme de notre vie : la mort, ou, pour le dire moins brutalement, l'Absence. Si la mort est le terme de toute vie, c'est qu'elle en est l'aboutissement et le couronnement. Il n'existe pas d'autre perfection, d'autre idéal. C'est dans la mort que l'idée et l'être ne font qu'un, qu'ils vainquent enfin le temps (et donc l'illusion) qui les abîmait depuis toujours. Il ne peut y avoir de vérité en dehors de l'absence, car la présence ajoute, déforme, pervertit et falsifie, empêche, s'interpose : elle corrompt l'être à cause du temps qui produit une oxydation à la surface de l'idée. Ôtez le temps, et tout redevient net, limpide, transparent. Biffez les phrases, et l'Amour revient.