mardi 27 novembre 2012

Auprès du sens (ensevelissement-résurrection) 1



« Nouvelle, nouvelle, nouvelle est l'étoile du communisme, et en dehors d'elle il n'y a pas de modernité » (1920, Vladislav Vancura)

« La beauté d'un mot ne réside pas dans l'harmonie phonétique de ses syllabes, mais dans les associations sémantiques que sa sonorité éveille. De même qu'une note frappée au piano est accompagnée de sons harmoniques dont on ne se rend pas compte mais qui résonnent avec elle, de même chaque mot est entouré d'un cortège invisible d'autres mots qui, à peine perceptibles, corésonnent.
Un exemple. Il me semble toujours que le mot ensevelir enlève, miséricordieusement, à l'acte le plus effrayant son côté affreusement matériel. C'est que le radical (sevel) ne m'évoque rien alors que la sonorité du mot me donne à rêver : sève - soie - Ève - Èveline - velours ; voiler de soie et de velours. » 

(X X, * ** ***)



« Pour trouver la réponse émotionnelle juste et appropriée, cependant, il faut être au moins un peu rusé. Un journaliste agressif de la radio française me demanda un jour si mon métier de pianiste ne souffrait pas du fait que je réfléchissais excessivement à la musique que je devais jouer. Je n'ai rien trouvé d'intelligent à dire sur le moment. J'aurais pu lui répondre, avec Diderot, que l'interprète dominé par sa passion n'est pas le plus efficace, mais plutôt le musicien qui paraît spontanément ému par la musique et se trouve néanmoins capable de manipuler ses propres sentiments pour susciter l'émotion du public. Tout pianiste sachant ce qu'est une tournée où il faut jouer le même concerto une douzaine de fois en quinze jours comprend l'importance d'une telle simulation de l'émotion et d'une telle capacité de la faire naître à volonté. 
Certes, le savoir conduit tout aussi fréquemment à des interprétations plates et mal calculées qu'à de bonnes interprétations. Cependant, on soutient parfois que celles qui sont informées par la connaissance et la compréhension se situent à un autre niveau — plus élevé ou plus profond, c'est selon — que les interprétations instinctives ou irréfléchies. Je ne suis pas certain que cela soit juste, et la vérité exigerait, non de réfuter cette proposition, mais d'en inverser l'orientation. Ce sont peut-être les musiciens ayant déjà un sens réflexif de leur art qui sont amenés à justifier leur tempérament et leurs inclinations ex post facto. »

« Une grave erreur du début de la Sonate en si bémol mineur de Chopin est plus intéressante encore : dans toutes les éditions du XXe siècle, la reprise de l'exposition, selon une indication erronée, démarre au début de la cinquième mesure, alors qu'elle doit en réalité commencer dès la première mesure. (…) J'aimerais m'arrêter un peu sur la manière dont la faute fut admise un siècle et demi durant, et sur les résultats de mes essais de rectification (…). 
Il est important de remarquer que la version courante est manifestement inepte. N'était le nombre de ceux qui ont cru à cette version, j'aurais affirmé qu'il est impossible d'imaginer que Chopin puisse être l'auteur de la modulation qui apparaît lorsque, à la fin de l'exposition, on reprend à partir de la cinquième mesure. En effet, il ne devrait pas être crédible qu'un musicien professionnel, quel qu'il soit, puisse faire preuve d'une aussi évidente incompétence. (…)
S'ils n'ont pas fait la bonne lecture, c'est qu'ils ont été incapables de la reconnaître même quand ils l'avaient devant les yeux (…).
En général, les éditeurs ont des ambitions plutôt modestes : ils travaillent à partir de l'apparence visuelle de chaque détail, sans s'interroger sur son sens mais seulement sur sa conformité avec d'autres détails dans la même pièce ou dans la même tradition. »

« Il est du devoir moral de l'interprète de choisir la version qu'il juge musicalement supérieure, quelle que soit l'intention clairement écrite du compositeur, mais il est aussi de la responsabilité morale du pianiste de parvenir à se convaincre que le compositeur savait ce qu'il faisait. »

(Y Y, * ** *** ****)

« Maintenant que la section du développement commence, je peux sortir fumer une cigarette. »

(Z Z)

Nous ne sommes pas des acharnés du sens,
mais tant de familiarité avec des significations erronées nous intrigue…

(Marianne Moore)
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mercredi 21 novembre 2012

Le Sacre de l'automne



28 janvier 1936

On en a beaucoup parlé dans les journaux. Les commentaires ont été assez variés. Il y en a quelques-uns auxquels j'aimerais répondre et ceux-ci sont le mieux résumés dans un article de Guermantes paru dans le Figaro, sous le titre : "Le Sacre de l'automne."

« Ce qui est surprenant, écrit-il, c'est la candidature de M. Stravinsky à l'Institut. Je sais bien que la même question se pose chaque fois qu'un artiste hautement original, indépendant d'expression et d'attitude, découvre soudainement, vers la cinquantaine, le chemin du pont… des Arts. »

Il aurait été indiscret de ma part d'y répondre avant le vote à l'Institut. Je puis le faire maintenant. 

J'ai posé ma candidature uniquement sur l'insistance de quelques amis, auxquels je n'ai pas cru pouvoir refuser un geste de déférence à l'égard d'une institution française séculaire dont ils font eux-mêmes partie et où, à leur avis, je pourrais être utile. Je l'ai donc fait non pour briguer des honneurs, mais simplement pour rendre service.

Guermantes prétend que jusqu'à présent j'ai toujours "été attentif à ne laisser paraître aucun ornement visible". Comment aurais-je pu le faire quand je n'en possède aucun !

Quant à l'étrange question : « Quelle métamorphose ont donc subi et son talent et son esprit pour s'accommoder soudain de ces lauriers ? » Guermantes n'a qu'à chercher la réponse dans mes dernières œuvres musicales et dans mes Chroniques, dont la seconde partie vient de paraître. Il y trouvera mes idées, mes jugements et mes vues exposés d'une façon nette et précise. Ce sont les mêmes que, sans aucun accommodement, j'aurais apportés à l'Institut pour les y soutenir et les défendre.

Guermantes continue : « Il ne s'agit pas de mépriser les honneurs, il s'entend. Mais il est des œuvres elles-mêmes qui semblent leur dire non. » Ce n'est pas à moi de décider si mes œuvres disent non à l'Institut, c'était à l'Institut de leur dire oui ou non. Il vient de se prononcer. Sur 32 voix j'en ai eu 5.

Guermantes conclut : « Il est vrai qu'il est un temps de la vie où l'artiste n'interroge plus sa jeunesse. »

C'est exact et c'est parfaitement normal. C'est le contraire qui serait décevant. Je n'ai pas oublié ma jeunesse, mais je ne la regrette point ; je ne suis pas encore arrivé à une période où trop souvent les gens ne vivent que du passé et dans le passé. J'ai plaisir à regarder toujours encore devant moi.

Et ne pensez-vous pas que si par un miracle, que je suis bien loin de souhaiter, il m'était donné de redevenir tel que j'étais il y a vingt ans, ne pensez-vous pas, Guermantes, que je serais un anachronisme vivant et paraîtrais bien plus âgé que je ne le suis en réalité ?

Ne voyez-vous pas tout le ridicule de ces "révolutionnaires" ridés qui, n'ayant progressé d'un seul pas, continuent de ressasser leur vieilles rengaines et de combattre aveuglément pour des idées classées et dépassées depuis longtemps ? J'ai horreur de la jeunesse factice, de la greffe, de la chirurgie esthétique, externe ou interne.

Mon âge ne me fait pas honte et ne m'effraye nullement C'est l'âge où Bach composa les meilleures de ses cantates, Beethoven ses dernières symphonies, et Wagner, je le cite pour faire plaisir aux wagnériens, ses Maîtres chanteurs

Rien de plus odieux que le spectacle que nous offre l'indigne aplatissement des aînés devant les jeunes, leurs criminelles flatteries, dictées surtout par la crainte de paraître arriérés. Pensent-ils, ces aînés, aux cruelles déceptions qu'ils leur préparent, aux jeunes, quand égoïstement, au lieu de les guider, ils les encensent aujourd'hui, quitte à les laisser tomber demain ? Il n'y a aucun mérite à être jeune. C'est un état et un état passager. Comme le dit Goethe, le grand art de la vie c'est de durer.

Dans son titre, "Le Sacre de l'automne", Guermantes paraît prêter à cette saison un sens légèrement péjoratif. Pourquoi ? N'est-elle pas belle la saison des vendanges et des fruits, la saison de Pomone où celle-ci vous dispense toutes ses richesses ? Cette saison bénie ne vaut-elle pas un sacre ?

Igor Stravinsky

mercredi 14 novembre 2012

Point par point : Rien


1/ Eh, Nicole, t'as ça en archi, toi ?

2/ Ça doit être un peu comme le dernier Jean-Paul Dubois alors…

3/ Non, madame, hydrothérapie du colon !

4/ J'te jure, j'la kiffe, t'as vu ses nibs ?

5/ Aniévas, dans Chopin, parfaitement !

6/ La sainteté, oui, la sainteté.


Il peut arriver que l'on gagne, au jeu, et que la vie ait un sens, en un point donné. C'est tout à fait prévu. Il n'empêche que l'ordre est soit en-deça, soit au-delà, qu'il est situé sur une ligne qui tombe du sommet mais ne croise jamais aucune base. Faites la somme des angles et vous serez exclus de la figure et de son territoire aussi sûrement que le présent s'absente au moment où l'on veut le saisir.

Et Dieu, dans tout ça ? Galilée aurait répondu : « Fa majeur ! Dieu est en fa majeur ! »

mercredi 7 novembre 2012

John Coltrane

J'ai entendu Coltrane pour la première fois en 1955 au "Café Bohémia". Je dois dire que ma première impression fut très mauvaise. Coltrane jouait avec le quintet de Miles Davis, et je me demandais ce qui avait bien pu se passer dans la tête de Miles pour qu'il s'allie un ténor aussi catastrophique. Coltrane, à l'époque, avait une sonorité rude, genre ténor hurleur de R. & B., et déjà — de ce fait — jurait grossièrement aux côtés de Davis. Cela ne manquait pas de swing… Non… Mais son style était très différent de ce qu'on peut imaginer en l'écoutant aujourd'hui. Il débitait à longueur de choruses un flot incoercible de notes où l'on avait le plus grand mal à reconnaître la moindre mélodie.
Il faut dire, cependant, qu'à l'époque je venais tout juste d'arriver de France — où l'on était alors submergé de disques d'Al Cohn et de Zoot Sims. À côté de ces gars-là, Coltrane me faisait l'effet d'un bulldozer dévastateur. Néanmoins, tous les musiciens que j'avais interrogés à ce moment-là étaient d'accord pour matraquer Coltrane.
Ce n'est que deux ans plus tard qu'il me fut personnellement présenté par Bobby Jaspar. Nous avons sympathisé tout de suite. Je l'ai invité à venir boire un pot chez moi, et depuis ce jour-là il ne s'est guère passé de journées sans que John ne vinsse frapper à ma porte, déclarer qu'il ne restait « just five minutes » pour me serrer la pince, et, finalement, s'installer pour des heures entières à jouer pour moi tout seul.
C'est là, véritablement, que j'ai appris à le connaître. C'est là seulement que j'ai pu mesurer toute l'étendue de son immense talent. Chaque après-midi passé en sa compagnie était pour moi une nouvelle occasion de découverte.
Sa sonorité, d'abord. Elle n'est pas très puissante ; elle ne développe pas un volume sonore énorme, mais le son est perçant. Il porte loin. S'il est un musicien dont on peut dire « il a de la présence », c'est bien lui.
Ses idées ? Elles m'ont toujours laissé K.O. sur ma chaise. Il lui arrivait de sortir des phrases à une vitesse terrifiante, me laissant quand-même le temps de deviner que je venais d'entendre quelque de neuf et de sensationnel. Lorsque je lui demandais de répéter la phrase lentement, il s'exécutait toujours de bonne grâce… quand il se rappelait encore ce qu'il venait de faire quelques secondes auparavant. Je dois dire que je ne comprenais absolument rien, même lorsqu'il essayait verbalement de m'expliquer ce qu'il venait de jouer.
Un jour que je lui demandais de m'écrire un trait qui m'avait particulièrement plu, il traça deux portées et me nota ces huit accords décomposés…
Comme je demandais à Coltrane où je pouvais placer ça dans un morceau, il me répondit en éclatant de rire : « N'importe où ! »
Nous avons vu le musicien. L'homme maintenant. C'est un modeste et un pur. Il me répétait sans cesse : « Je fais toujours la même chose. J'ai besoin de travailler ma sonorité et ma technique, etc. »
Il ne s'est jamais considéré comme une vedette, et voue une sainte admiration à Charlie Parker, bien sûr, mais aussi à Sonny Stitt, et à un degré moindre à Sonny Rollins, qu'il considère comme lui étant très supérieur. Il aime énormément Stan Getz. Ce qui est pour le moins étonnant, vu l'écart des conceptions. Et pourtant, si l'on écoute attentivement Coltrane, on se rend compte de l'influence qu'a eue Getz sur lui.
Un des traits dominants de son caractère, c'est son amour pour la musique. Cela peut sembler idiot. C'est, malgré tout, l'impression constante qui se dégage de sa personne. Il ne vit que pour la musique et il n'y a vraiment que la musique qui ait quelque importance pour lui.
Un soir, Coltrane vint me trouver pour me demander de lui prêter des anches. À ce moment-là, il jouait au Birdland… Une fois chez moi, il commence son "essayage" : une, deux, trois, dix… et se piquant au jeu, joua ainsi pendant plus de deux heures, sans plus se soucier du Birdland… Tel est John Coltrane dans la vie de tous les jours ; le jazz le rend complètement amnésique. Adieu boulot, copains, enfants, femme (il est d'ailleurs d'une féroce sévérité avec la sienne)… Coltrane a un côté jovial, bon enfant, insouciant, remarquez bien… Ainsi, le jour de la fameuse séance d'enregistrement de "Milestones", il vient me voir avant de se rendre au studio « just for five minutes »… Lorsqu'il m'eut appris les noms de ceux qui l'entouraient pour cette session, je lui demandais si, au moins, ils avaient répété. Ma question eut l'air de l'ahurir. Puis il se mit à rire et me dit : « Avec Miles et les autres, nous ne répétons jamais. Quant à Miles, ses arrangements, ce sont des notes gribouillées au dos d'un ticket de métro… » Quand on sait la valeur de ce "Milestones" et que l'on réalise dans quelles conditions il a été fait, on commence à avoir une idée de l'écrasante puissance de tels musiciens.
Il ne faut pas croire que le quintet de Miles soit la formation préférée de John Coltrane. Ce n'est pas dans cette formation qu'il donne le meilleur de lui-même. Je m'en suis rendu compte en allant l'entendre au Carnegie Hall dans le quartet de Monk, avec Shadow Wilson et Wilbur Ware. Non seulement Coltrane puise chez Monk une grande partie de son inspiration, mais c'est vraiment avec lui qu'il se régale le plus. C'est avec lui qu'il "colle" le mieux.
Coltrane disait de lui : « Il est très difficile de jouer avec Monk. Mais c'est agréable et stimulant. Il change tout le temps d'accords et pour le suivre, il ne faut jamais relâcher son attention. Il lui arrive aussi de s'arrêter carrément pendant plusieurs mesures, et c'est alors Wilbur Ware qu'il faut suivre. Or, comme Wilbur n'est qu'un bassiste, et que, par-dessus le marché, au contact de Monk, il est devenu aussi imaginatif et inventif que lui, vous avez une petite idée de la difficulté qui m'attend. »
(…)
(Février 1960, Marcel Zanini, propos recueillis par Roger Luccioni)