mercredi 29 octobre 2014

Quelques messages personnels


Lire, c'est faire bien plus que de prendre connaissance d'un "contenu". Quand on lit (un livre), on-lit-un-livre. (sic)

Si l'on remplaçait les livres par des volumes ne contenant que des pages blanches, on s'apercevrait que les neuf dixièmes des bénéfices de la lecture n'ont pas disparu, bien au contraire. 

Je devrais bientôt fêter, si tout va bien, mes cinquante-neuf ans de mariage avec moi-même. Je suis bouleversé. 

Je préfère le père de Nabe, Zanini. Et moi je préfère le papa de Mozart.

Il paraît que le pape François a dit :  « Dieu n’est pas un Juge mais un ami et un amant de l’humanité. »

Edouard Leclerc : « Nous sommes toujours sur les cités. »

À chaque fois que sur Facebook quelqu'un me retire de sa liste d'"amis", je gagne un peu en liberté.

L'autre jour, une jeune femme m'a dit que je me durcissais. C'est pas tous les jours qu'on nous complimente…

La Vie merveilleuse : « Mozart par exemple au-dessus de Yannick Noah. »

Fou, reine, cheval, fou, reine, cheval, fou, reine, cheval… Le roi est un pion gauche, flanqué de deux tours penchées, un 11 septembre.

Les Cinq Sens de Camille : le grand roman musical sur la prononciation.

Le bureau des Compatibilités rétroactives annonce : les deux Francis Bacon (le philosophe et le peintre) on été renommés en Francis Lamb.

À propos du Nobel de Modiano, sur Facebook : « Allez, bisous ! »

Je pense que je suis le seul Français à ne pas posséder de compte en Suisse.

Comment peut-on réussir à enchaîner les deuxième et troisième mouvements du quatrième concerto de Beethoven, quand on est au piano ?

Il y a des curés du goût. Ils sont toujours irréprochables, ils ne prennent jamais aucun risque, par exemple en jugeant leurs contemporains.

Si tous les bateaux à moteur disparaissaient de la surface des mers, quelle joie pour les baleines et tous les poissons !

Peut-on guérir du mauvais goût ? Ce n'est pas certain mais on peut toujours essayer d'écouter beaucoup Dinu Lipatti…

À la recherche du pays perdu : « Longtemps je me suis souché de bonheur. » 

La Bombe démographique : couper le fil rouge ou couper le fil vert ? Dans le doute, ils s'abstiennent.

mardi 28 octobre 2014

Les Choses


Ce matin encore, en me levant, je constate que les meubles et tous les objets qui se trouvent dans la maison n'ont pas bougé pendant la nuit. Chaque chose est à sa place, ou du moins à la place qu'elle avait hier quand je me suis couché. Ce n'est pas parce que c'est ainsi chaque jour que j'en suis rassuré pour autant. Au contraire. Cette obstination des choses à rester là où on les dépose est extrêmement louche. Elle devrait nous inquiéter. Pourquoi sont-elles si soumises à notre bon vouloir ? Qu'est-ce qui les empêche de disparaître, ou de changer de place ? L'habitude, me dit-on. Les choses sont casanières et conformistes, elles aiment l'ordre et la tranquillité. Soit. On peut éventuellement les comprendre. Mais ne poussent-elles pas les choses un peu loin ?


lundi 27 octobre 2014

Altana au bain


Le dernier morceau de Jean était parti dans le vide-ordures. Altana se laissa tomber sur un tabouret en Formica jaune et renifla. On pouvait maintenant passer aux choses sérieuses. Elle jeta un comprimé d'aspirine effervescente dans un verre d'eau et alla s'installer dans le coin salon de son studio. Elle était épuisée. Jamais elle n'aurait pensé que ce serait si difficile, pénible, éreintant. Elle voulait prendre un bain mais la baignoire était pleine de sang. De dépit, elle alluma la télé. Il y avait un reportage sur le chômage, et l'on parlait d'un métier en plein boom : l'animation de rue. Les premiers à entrer dans la carrière avaient été les bûcherons qui tentaient de décapiter les passants en hurlant des sourates coraniques. Ensuite sont venus les clowns qui plantaient des pics à glace dans le ventre des enfants et mettaient le feu aux chiens ; puis les pharmaciennes empoisonneuses, puis les gardiens de la paix qui violaient les vieilles dames dans les squares, puis les faux touristes japonais cannibales, puis les contractuelles qui cassaient tous les pare-brise de voitures. On ne s'ennuyait jamais.

Le téléphone sonne. Altana décroche et semble répondre à un questionnaire. J'ai été élevée en Pologne jusqu'à l'âge de dix ans. Maintenant, j'ai la cuisse un peu molle, mais ça n'a pas toujours été le cas. Si j'aime la musique ? Quelle question ! Je connais toutes les chansons de Zahia sur le bout des ongles. Mais bientôt on la sent qui s'impatiente. On frappe à la porte. Elle raccroche en disant : « Je ne suis pas folle tout de même ! » Elle a encore la main sur le combiné de téléphone mais elle reste immobile. On frappe à nouveau. Cinq coups ; tout à l'heure c'était trois. Elle ne bouge toujours pas. On entend des pas qui s'éloignent, dans le couloir. La télé marche toujours mais le son est coupé. Cette Gestapo qui débarque à n'importe quelle heure, c'est impossible ! Elle va à la cuisine, ouvre un placard sous l'évier, prend du détergent et une grosse éponge et se rend à la salle de bains. Elle allume la lumière, s'arrête, regarde la baignoire, se regarde dans la glace au-dessus du lavabo, puis pose l'éponge et le détergent sur la coiffeuse. Elle va à la baignoire, bouche la bonde et fait couler de l'eau chaude. Le résultat est assez réussi. Pendant que l'eau coule, elle chantonne en se déshabillant puis va s'asseoir sur le rebord de la baignoire et trempe le bout de ses doigts dans l'eau. Elle reste comme ça un moment, semble absorbée dans ses pensées. Finalement elle arrête l'eau et vide la baignoire. Elle regarde les traces rouges qui se dirigent vers la bonde. Impossible de savoir ce qu'elle pense.

Elle se lève, va à la cuisine, ouvre le frigo et en sort une tranche de pâté-croûte qu'elle emporte avec elle dans la salle de bains. Elle s'allonge dans la baignoire vide et mange son pâté-croûte. La faïence est encore chaude. Elle s'endort. À ce moment-là, on se rend compte qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à Isabelle Adjani. Elle lui ressemble tellement qu'on se dit : « Et si c'était elle ? » Mais non, c'est impossible, Adjani ne s'appelle pas Altana ! On voit son ventre qui se soulève et s'abaisse régulièrement. C'est très joli. On ne voit plus que ça. C'est le ventre d'une femme qui a enfanté. On aperçoit sa main droite sur sa cuisse. Son genou. Son mollet droit. Son pied droit. C'est une femme qui aurait pu être heureuse. Si elle l'avait voulu, elle aurait été heureuse. Quand on voit ses orteils, on le sait immédiatement.

Quand Jean Valjean a pénétré dans l'appartement, tout avait été soigneusement nettoyé. La salle de bains était immaculée, les placards étaient vides, ça sentait le Cif crème nouvelle formule. Il voulut aller aux toilettes pour se vider la vessie mais la porte était fermée à clef. Il eut le réflexe de frapper doucement mais personne ne répondit. Dépité, il alla pisser dans le lavabo de la salle de bains, et c'est là qu'il remarqua l'iPad. Il l'alluma. Il vit un couple assis sur un banc de pierre, devant une forêt, en automne. Lui avait les cheveux longs, elle portait une coiffe rouge. La femme tient une lettre dans la main. L'homme regarde la femme. Il fait glisser la page et sur la suivante découvre un chandelier d'argent posé sur une coiffeuse. Se sentant indiscret, il éteint l'appareil. Il referme sa braguette, puis se passe les mains sous l'eau. Il sort de la salle de bains, éteint la lumière, et sort de l'appartement avec la sensation d'avoir échappé à quelque chose de terrible. En sortant de l'immeuble, il croise une jeune femme qui le regarde brièvement puis disparaît à l'intérieur. Il se dit qu'elle aurait pu lui plaire. Il se dit aussi qu'il est temps de passer aux choses sérieuses. 

dimanche 26 octobre 2014

Clara Haskil


Notes en vue d'un portrait de la pianiste Clara Haskil dans le Paris des années cinquante :

— Comment, élève d'Alfred Cortot  avant la Première Guerre mondiale, elle se retrouve, après la Seconde, sans ressources, sans public, et sans avoir jamais eu non plus, à cinquante ans passés, les moyens de posséder son propre piano. 

— Comment, prise en charge par un petit groupe d'admirateurs qui ne désespérèrent ni de son talent ni de l'imposer au public français, on lui propose d'élire domicile boulevard Raspail, à l'hôtel Cayré, annexe du Lutétia.

— Comment, Juive d'origine roumaine, celle que le critique Antoine Goléa décrira comme un "ange tombé du ciel" découvre peu à peu ce que tout le monde sait : que le Lutétia, pendant l'Occupation allemande (et alors que Clara s'était réfugiée en zone libre, puis en Suisse), servit de siège à la Gestapo, et le Cayré de lieu d'interrogatoire et de torture des résistants et des Juifs.

— Comment, luttant, au Cayré, contre ce qu'elle appelle les "miasmes de l'occupant", elle se découvre une prédilection particulière pour une petite chambre portant le numéro 88.

— Comment Clara en vient-elle à choisir cette chambre ? Parce que, au cinquième étage, c'est l'une des plus élevées et qu'on y bénéficie d'une vue exceptionnelle sur les toits de Paris ? Parce qu'elle s'imagine que, pour étouffer les cris, on torturait dans les caves, et non dans les chambres ? Ou parce que, la chambre 88 étant l'une des très rares à ne pas avoir de voisins immédiats, elle pourrait obtenir de la direction qu'on y installe un piano ?

— Comment après avoir obtenu qu'on installe un piano dans la chambre 88, Clara travaille Mozart en regardant les toits, et avec un toucher si léger, si dénué d'emphase, à une époque où l'enflure est la règle chez presque tous les interprètes, que nombre d'admirateurs n'hésitent pas à affirmer qu'écouter Clara c'est entendre Mozart pour la première fois.

— Comment, sans jamais s'être consultés, ses proches, ses admirateurs et le personnel de l'hôtel lui-même parviennent, par on ne sait quel miracle, à cacher à Clara ce que, pourtant, tout le monde sait dans les parages du Lutétia et de l'hôtel Cayré : que la chambre 88, et pour toutes les raisons qui incitèrent la pianiste à s'y installer, était, précisément, l'une de celles qu'utilisa la Gestapo pour ses "interrogatoires". 

(Marcel Cohen, Faits, II)


samedi 25 octobre 2014

Braise et farde


Une femme peut tout, fait tout impunément, Lorsque d’un précieux et rare diamant, Son collier à nos yeux étale les merveilles, Ou que de lourds pendants allongent ses oreilles. Qu’une épouse opulente est un pesant fardeau! Du soin d’entretenir la fraîcheur de sa peau, Chez elle à tout moment on la trouve occupée; Son visage est enduit des pâtes de Poppée: Elle en est rebutante, et l’époux caressant, A la glu, sur sa bouche, est pris en l’embrassant Elle se nettoiera, si son amant l’appelle. Qu’importe à la maison qu’on soit plus ou moins belle? Ce n’est que pour l’amant qu’on soigne ses attraits, Que des parfums de l’Inde on s’inonde à grands frais Alors le masque tombe, on lève les compresses; Elle entre dans un bain fourni par des ânesses Dont, fût-elle exilée aux plus rudes climats, Elle ferait traîner un troupeau sur ses pas. D’emplâtres, de parfums dégoûtant assemblage, Que dire? est-ce un ulcère? ou bien est-ce un visage Mais depuis le matin suivons-la jusqu’au soir. L’époux a-t-il, la nuit, trompé son tendre espoir? Gare aux femmes d’atour! intendante, coiffeuse, Toutes vont lui payer cette injure odieuse. Le Liburne est venu trop tard: malheur à lui ! Il sera châtié pour le sommeil d’autrui. L’un rougit de son sang les verges ; L’autre, tunique bas, reçoit les étrivières; Celui-là du bâton se sent meurtrir le dos. On en voit, à l’année, employer des bourreaux. On frappe! elle relève un journal de dépense, On fait à son amie admirer l’opulence D’un tissu rehaussé de larges franges d’or. On frappe. Elle se farde. On frapperait encor; Mais les bourreaux sont las. Allons, c’est fait, dit-elle, Sortez. De Phalaris la cour fut moins cruelle. Veut-elle, en nos jardins, au milieu des Laïs, Ou devant les autels de la commode Isis, Se montrer plus parée encor qu’à l’ordinaire? Une Psécas tremblante, empressée à lui plaire, La sein nu, les cheveux assemblés au hasard, Accourt pour lui prêter le secours de son art. Misérable! pourquoi cette mèche trop haute? Soudain le nerf de bœuf a puni cette faute. Ce crime qui jamais ne peut être expié, Cet horrible forfait d’un cheveu mal plié! Cette pauvre Psécas ! quel excès d’injustice ! Si ton nez te déplaît, faut-il qu’elle en pâtisse? Le côté gauche enfin, sous des doigts plus savants, Se démêle, se roule en longs anneaux mouvants, Là se trouve et préside une vieille édentée, De l’aiguille aux fuseaux avec l’âge montée. Elle opine d’abord, et les jeunes après, Comme lorsqu’il s’agit, en un grave procès, De sauver d’un client ou l’honneur ou la vie! Tant elle a de briller une indomptable envie! Au port de cette femme, à ses cheveux bouclés, En étages nombreux sur son front assemblés, En face vous diriez d’Hector la veuve altière; Mais quelle différence à la voir par derrière! Je le crois aisément, puisque, sans brodequin, Ce n’est plus qu’un pygmée, un ridicule nain, Et que, pour embrasser l’objet de sa tendresse, Sur la pointe des pieds il faut qu’elle se dresse! Cependant elle court au lieu du rendez-vous, Néglige sa maison, laisse là son époux. Avec lui désormais elle vit en voisine; La seule affinité, c’est qu’elle le ruine, Et que, pour l’affliger, se croyant tout permis, Elle bat ses valets et chasse ses amis.

vendredi 24 octobre 2014

Personne ne m'attend


Karajan était-il "un sale type" ? Énorme question et, dans le même temps, question négligeable. Heidegger était-il nazi ? Pareil. Céline antisémite ? Pareil. Quelles que soient les réponses qu'on apporte à ces questions, ceux qui les posent sont toujours, disons neuf fois et demie sur dix, des cons. On n'espère pas se faire comprendre, ne vous en faites pas. Vous pourrez continuer à dire que Georges est un imbécile, un plouc ignare et un peu nazi sur les bords, on s'en tamponne absolument. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, une certaine forme de bêtise extrêmement virulente s'est infiltrée partout, a durci, et même si l'on retire les murs dont les lézardes ont permis à cette bêtise de proliférer, les murs restent, remplacés qu'ils sont par la bêtise solidifiée, qui est devenue aussi solide que les murs qu'elle a colonisés.

« J'ai tout mon temps, personne ne m'attend. » La vieille dame reste assise sur le banc de pierre. Les autres s'éloignent. Après une brève hésitation, il reste près d'elle, il s'asseoit à ses côtés. Il ne sait pas quoi dire. Elle a parlé à voix basse. Il l'entend qui reprend son souffle. Elle regarde fixement devant elle. Elle est soulagée : tout mais pas l'hôpital. Il fait doux mais il la voit frissonner. « Voulez-vous que je vous accompagne jusqu'à chez vous ? » Elle tourne la tête vers lui, le regarde sans sourire. Elle ne répond pas. Il pense que peut-être il l'effraie, avec son blouson de cuir, son blue-jean, et sa barbe de trois jours. « Si vous voulez, oui. » Il imagine déjà l'appartement, il a une boule dans le ventre. Il fait doux, c'est une fin d'après-midi d'automne agréable, il aurait pu continuer à se promener, regarder les jolies filles, boire un verre à la terrasse d'un café. Il l'aide à se soulever, très lentement. Il pense qu'elle risque de se briser, de s'effondrer, qu'il va au-devant d'ennuis, de complications, mais, après tout, personne ne l'attend, lui non plus. Elle prend son bras, ils font les premiers pas, minuscules, ridiculement minuscules. Sa soirée va y passer…

C'était à l'arrêt du 57, place d'Italie. Je crois que nous rentrions de Corse, oui, sans doute. Nous étions début septembre et je devais aller directement au conservatoire, c'était le jour de la rentrée et je n'avais pas le temps de passer à l'appartement. Il devait être quatre heures de l'après-midi. Ils m'ont laissé là. Nous nous sommes embrassés et je les ai regardés partir, tous les deux, dans la circulation, dans la 204 blanche. Mon frère était au volant et ma mère était à côté de lui. Je me suis senti abandonné, complètement abandonné. Ça n'a pas duré longtemps mais rarement dans ma vie j'ai éprouvé une souffrance aussi violente.

Elle écrit : « Nous sommes bien seuls ! » Oui, ils sont bien seuls, je suis d'accord. Mais plutôt que de voir ce qui se passe aujourd'hui, ici et maintenant, certains d'entre eux (beaucoup !) préfèrent aller déterrer des nazis en carton-pâte et faire des procès aux morts. Ne se rendent-ils pas compte que c'est extrêmement agaçant, et que ces procès rétrospectifs les font ressembler comme deux gouttes d'eau à ceux qui les menacent réellement ?

La mort est toujours là, même dans les moments de joie intense, et peut-être encore plus dans ces moments-là. C'est elle qui appuie sur le nerf qui nous fait jouir de la vie. Le chant, c'est très exactement la mort qui se donne à entendre grâce à la joie du son. Quand on est entièrement seul, physiquement et moralement seul, le grand silence du temps devient musique. Expulsé de la vie, jeté bas, parmi les ombres, il y a quelque chose en l'homme qui alors seulement resplendit et s'entend, se détache du trop plein des émotions et creuse un sillon indicible.

Il est incapable d'imaginer sa vie sans Karajan comme il est incapable d'imaginer sa vie sans ses parents, père et mère, qui lui ont fait place, entre eux. Il essaie de l'imaginer jeune, alerte, pimpante, allant à un rendez-vous amoureux. Mais il n'y arrive pas. Elle reste une petite vieille qui fait de tout petits pas accrochée à son bras. Encore combien d'années avant d'être comme elle ? Combien d'après-midi d'automne ? Elle n'a pas dit un mot. Elle se concentre sur chaque pas, l'un après l'autre. Ils doivent faire un attelage bien singulier. 

mardi 21 octobre 2014

Pour la pornographie !


L'étonnement, l'effroi, et finalement la terreur. Mais aussi le rire, énorme, inextinguible. Ça parle donc sérieusement ? Ce n'est pas de la grosse blague épaisse ? On peut commenter sérieusement des gens qui s'expriment ainsi ? On peut discuter philosophie avec un bébé de trois mois ? On dirait bien…

Formidable époque. On a inventé des tubes qu'on se met dans l'anus et qui évitent aux pets de faire du bruit et de sentir mauvais et, exactement au même moment, on a érigé un machin vert en forme de "plug anal" sur la place Vendôme. L'artiste qui a imaginé, puis fait réaliser la chose, existe vraiment, il a un nom, et s'est même pris des baffes lors de l'inauguration. Et tout le monde de s'énerver sur la France éternelle bafouée, défiée, ridiculisée… Moi, je serais à la place de l'artiste, je serais très fier de moi. Non seulement il a gagné sans doute beaucoup d'argent, mais en plus on le prend pour un provocateur et un pornographe. C'est un peu comme si on lui avait donné la Légion d'honneur, à ce brave type. En réalité, on voit bien qu'ils sont tous complices. Ils adorent la laideur, d'une manière ou d'une autre, ils la promeuvent activement, partout, en toute situation, la rendent obligatoire, ils applaudissent des chanteurs de merde qu'ils prennent pour des "musiciens", et après ils viennent pleurer que l'art n'est plus ce qu'il était, que tout fout le camp, etc. Faudrait savoir ! Mais oui mes agneaux, quand on pète, ça pue, et la laideur est laide, et quand on a mauvais goût, c'est en tout. L'artiste en question s'appelle Paul McCarthy. J'ai toujours trouvé que les Beatles étaient le summum du mauvais goût triomphant : que le gonfleur d'anal-ogive porte un nom qui se situe à égale distance de celui du plus célèbre des Beatles et de celui du fameux chasseur de communistes américains me semble presque trop beau pour être vrai.

Pornographe ! La pornographie s'est tellement abîmée dans le porno que plus personne ne sait de quoi il s'agit. Lamartine, Jarry, Louÿs, Bataille, Musset, Martial, Boccace, Casanova, Ovide, Apulée, Miller, Nin, La Fontaine, Calaferte, Sade, Apollinaire, Sand, Renée Dunan, le marquis d'Argens, et tant d'autres, seraient bien dépités s'ils savaient qu'ils étaient mis sur le même plan que les films de Marc Dorcel ou les gonzos classés par spécialité débités au kilomètre. Sex-toy (alors que godemichet est un des plus jolis mots de la langue française) dit tout ce qu'il y a à comprendre. Sextoy, plug-anal, ces mots apatrides, sodo, porno, mytho, info, promo, expo, ces apocopes, anti-voluptueuses virulentes… Pornographie… J'en aurais, à dire, sur le sujet.

Retour d'Afrique, le clapet a rendu l'âme. On l'a fermé définitivement. Sont-elles pornographiques, ces mamelles pendantes ? Les voyageurs descendent vers le nombril. Ça fait comme une théorie. Vague tentative de travail. Le philosophe est très bête. Redeker. On peut donc écrire des livres intelligents, penser des choses intelligentes, dire des choses intelligentes, et être bête, très bête ? Ce n'est pas la première fois qu'on pense des choses pareilles. « Non, tu ne peux pas dire ça ! » Pourquoi ? Elle n'en sait rien. Je n'y peux rien, tout de même. Il ne faudrait pas le penser ? Si si, ça tu as le droit. Un autre, que je ne nommerais pas, dont j'aime beaucoup les livres… Lire deux phrases de lui me fait souffrir. Ah, ça ne va pas recommencer ! La pornographie c'est tout de même plus intéressant. Comment ont-ils écrit leurs livres ? Avec une rousse sur les genoux ? Trempant leur tartine dans le whisky ? Gouffre sans fond des pétomanes sérieux comme des papes. C'est un sport, vous savez ! Mylène raconte à qui veut l'entendre qu'elle écrit bien. Le philosophe hoche la tête, l'air grave. Mais qui a pété ?

Ah, jeunes filles, jeunes filles… Automates à fermeture Éclair, pensées sous le matelas. Ours en peluche, ongles de toutes les couleurs. Bonjour, Monsieur, voulez-vous que je raconte votre vie ? Votre vie tellement intéressante, tellement unique, tellement photogénique, tellement philosophique… On va commencer par le plancome, alors, ça devrait aller tout seul. Donc vous étiez maréchal. Et votre maman, le bisou du soir, les cabinets, la cousine d'Afrique, on peut raconter ça ? Les détails, je m'en occupe. Donnez-moi les grandes lignes, les noms, les villes, les numéros de compte en banque. Didot corps 12 ? Je crois qu'on est complètement OK.

On y va ? Ça va être merveilleux !

mercredi 15 octobre 2014

La Perruque (4)


Dans le jardin, chez elle. Elle est au travail. Luna dort près de moi. Je laisse tourner le magnéto. J'entends Bel Canto, dans le salon. Je m'endors… Je rêve de Catherine V. J'ai un petit chat dans le dos, sur l'omoplate gauche. Catherine, dans cet immense appartement qui revient si souvent dans mes rêves, avec ses multiples pièces en enfilade. Nous faisons l'amour, comme beaucoup sont en train de le faire tout près de nous. La plupart des femmes qui sont là sont plus appétissantes que Catherine. Je découvre, dépité, qu'elle est épilée. Catherine V. a les cheveux courts, elle est blonde, elle a un très léger défaut de prononciation. On remarquait ça, dans le temps. On se connaît depuis qu'on a douze ans. Les V. et les V., deux grandes maisons à chaque extrémité de la ville, deux styles différents de familles bourgeoises. J'avais un an de moins qu'elle, je ne l'intéressais pas, elle faisait partie des "grandes", celles qui sortent avec les "grands". On s'est retrouvés, plus de trente ans après. On est alors sur un pied d'égalité. Elle peint. Je suis musicien. On fait comme si tout cela était simple, évident. Son père était directeur d'usine. Il me semble qu'on disait comme ça. Il conduisait une DS. On s'est reperdus de vue, depuis, avec Catherine. Elle était venue à la maison, dans le jardin, en été, Maman était encore vivante. Les V. et les V. reviennent sur les lieux du crime, boivent du thé, prennent une part de gâteau. On parle des frères et sœurs. Nous sommes des survivants. Nous jouions au tennis ensemble. Je me rappelle sa sœur ainée, toujours joviale, sanguine, solide, Nicole, je crois, qui avaient des cuisses comme des troncs d'arbre. C'est amusant, je m'aperçois que lorsque j'avais douze ans, quinze ans, je ne faisais pas attention du tout aux fesses des femmes, mais à leurs cuisses. Leurs seins aussi, n'exagérons rien. 

L'appartement est celui de Viviane. Il a plusieurs étages, au moins deux, peut-être trois. À chaque étage, au moins sept ou huit pièces en enfilades. Pourquoi est-ce que j'y reviens toujours ? Dans le vrai appartement de Viviane, le piano était tout au fond, dans une petite pièce. Un vieux piano, quart ou demi-queue, je ne sais plus, mal accordé. Quand je suis arrivé Cité Chastagnac, la première chose que j'aie entendue, c'est la plus jeune fille qui parlait au téléphone, d'une jolie voix aiguë et gaie : « Je n'aime que toi ! » Ensuite j'ai croisé dans l'escalier la deuxième fille, très belle. Et puis j'ai été présenté au père, le dernier des Surréalistes, petit homme enfoncé dans le canapé. Viviane avait acheté un des premiers lecteurs de CD, elle avait mis les préludes de Chopin par Arrau. Je regardais le disque tourner à toute vitesse. « Qu'en pensez-vous ? » Je n'aime que toi… Viviane m'aimait beaucoup, je crois. Elle voulait me protéger. Elle me trouvait des élèves. En général des folles mais très gentilles. L'une d'elles me rapportait toujours du chocolat suisse. Le piano était dans sa chambre à coucher. En ce temps-là, je ne croisais que de très jolies filles. 

Elle est en Grèce. Son mari prend sa carte bleue, il ne veut pas lui rendre, car elle vient de lui dire qu'elle va prendre l'avion pour venir me voir. Il menace de jeter la carte dans la mer. Elle me dira, plus tard : « Ce qu'il ne savait pas, c'est qu'il n'aurait absolument rien pu faire pour m'empêcher de venir vous rejoindre. » Elle est assise à côté de moi, à l'église. Tout le monde la remarque. Je la trouve courageuse de se montrer là, à mes côtés. Dès demain, toute la ville le saura. C'est la plus belle. Je lis mon texte, sans faiblir. Je les regarde dans les yeux, tous. Ils sont un peu sonnés. Elle restera trois jours puis nous la raccompagnerons à l'aéroport de Genève. 

Nous nous sommes vouvoyés pendant deux ans, avant de passer au tutoiement. Je le regrette encore. Le vouvoiement, dans les relations amoureuses, est un des secrets érotiques les mieux gardés et les plus précieux. Luna vient me lécher le visage. J'arrête le magnéto. Juste à ce moment-là on entend une cloche dans le lointain. 

(…)

samedi 11 octobre 2014

La Perruque (3)


J'allais dehors fumer une cigarette. J'en profitais pour passer des coups de téléphone, bien qu'il m'arrivât souvent de téléphoner des toilettes de la chambre. Elle est au Mexique avec son mari. J'envoie un texto. Elle est dans son bain. « Ça doit être les enfants ! » Il prend le téléphone et lit le texto. Elle venait de m'écrire qu'elle voulait nager nue avec moi, là-bas… J'aimais beaucoup le son que faisait son portable quand elle recevait un sms. Une cloche, un sol dièse, aigu, solitaire, à la fois très présent et perdu, comme elle. J'imagine sa tête, le pauvre… Quelle horreur ! Il avait déjà déboulé à la maison, une fois. On sonne, j'étais en haut, avec ma mère, je descends quatre à quatre, ça tombait mal, j'ouvre, il est là, tout gêné. « Je peux vous parler ? » Je n'ai vraiment pas le temps… « J'insiste, c'est très important. » Je ne le fais pas entrer, on discute sur le palier. « Vous comprenez, j'adore ma femme. Elle passe beaucoup de temps avec vous. Je ne vous en veux pas, hein, mais j'aimerais qu'elle soit un peu plus présente, avec les enfants et moi, vous me comprenez ? Il faut que vous la laissiez tranquille ! » Un mélange de colère et de gêne, il ne sait pas sur quel pied danser, moi non plus. Je ne peux pas lui dire la vérité, je lui dis que je comprends, bien sûr, qu'il a raison, mais que, vraiment, là, je dois y aller, et c'est la pure vérité. Je remonte en vitesse. Ça va, pas de catastrophe. Maman s'est tenue tranquille. Il est grand, assez beau, un nez aigu, assez proéminent, il porte un prénom démodé, c'est un notable cool. Je repense à notre entrevue en donnant à manger à ma mère. Plus tard, je le croiserai à l'hôpital, pendant une séance de chimiothérapie de sa femme. On attend tous les deux, hors de la chambre. Je fume une cigarette. Lui qui ne fume pas m'en demande une. « Vous ne connaissez pas la belle-mère ? Alors bonne chance… » Il me demande : « Vous êtes fou amoureux, c'est ça ? » Je me demande s'il est con ou s'il prend la pose. On finit par sympathiser, ou plutôt, on joue aux mecs qui sympathisent. Je le regarde et je me marre intérieurement. Fou amoureux ? Peut-être, oui, mais sur le moment ça m'a exaspéré. C'était la question d'un type qui se dit qu'il a passé un temps fou avec une femme, qu'il lui a fait trois enfants, et qu'il n'a jamais rien compris à ce qui se passait. Tout allait bien dans leur vie, vraiment. De l'argent, une belle maison, de beaux enfants, des métiers sympas, des amis, la famille, des voyages, tout… Vous êtes fou amoureux, mon pauvre vieux, moi aussi je l'étais, et puis voilà, vous êtes là, elle a un cancer, tout se casse la gueule du jour au lendemain, vous voyez, on est là tous les deux comme deux cons, devant une chambre d'hôpital, on se regarde comme des planètes qui cherchent un soleil, quelque chose, quoi, un système… Je ne dis rien. Il parle pour deux. Il ne sait pas fumer. Je sais bien ce qu'il pense, à quoi il pense, cette chose dont il n'osera jamais me parler. La chose qui brûle, la seule qui fait mal, finalement. 

(…)

La Perruque (2)


La soirée est un moment particulier dans une chambre d'hôpital, un moment particulier et difficile. On sent quelque chose qui se referme, les malades vont rester entre eux, nous allons devoir les quitter, les laisser, revenir au monde normal. En un sens, l'intensité de la vie va baisser d'un cran. C'est le moment où tout peut arriver, on imagine très bien qu'ils sont livrés à eux-mêmes, que les infirmières ne sont pas assez nombreuses, qu'elles sont peut-être fatiguées, que peut-être elles n'ont pas très envie d'interrompre les discussions qu'elles ont avec leurs collègues pour aller calmer un patient, pour lui parler, pour appeler un médecin qui dort ou qui est déjà surchargé de travail… On voit le tableau, les sonneries, les lumières qui clignotent dans le vide… Des femmes en blouses blanches attablées autour d'une soupe, ou occupées à répondre aux sms de leur petit ami… On voit leurs chaussures blanches, ces espèces de sabots blancs à trous, un peu ridicules… On voit qu'elles sont comme toutes les femmes, grosses, la croupe large et gauche, nerveuses, agacées, trop maigres, soucieuses, tendues, fermées, ou au contraire trop gaies, trop volubiles, trop bruyantes, trop vulgaires, on voit qu'elles ont la peau sèche, des rougeurs sur les mains, les cheveux ternes, de grandes dents asymétriques… Dans les chambres des malades, la lumière a changé. On parle plus bas. Souvent la télé est en marche, dérange tout le monde, mais on n'ose rien dire. Les parents ont apporté des vêtements, des objets, des livres ou plus souvent des magazines, ils attendent qu'on leur signifie qu'ils doivent partir. Ils partiront à regret, mais soulagés. Il y a toujours, ou presque toujours, un autre. Un autre patient, une autre famille, et c'est ce qui rend les conversations un peu étranges. On parle bas mais quand-même on entend ce que disent les autres. On ne dit rien mais on n'en pense pas moins. Je me demande si les choses n'étaient finalement pas mieux, quand il y avait des dortoirs. Dehors il pleut. Il y a de grandes fenêtres contre les vitres desquelles la pluie vient battre. On n'y prête pas attention. On écoute ce que dit le malade, on lui sourit, on sourit également à l'autre malade qu'on ne connaît pas, on croise ses parents qui ouvrent les placards, ça sent la mandarine. On entend les bruits qui parviennent du couloir ; pourquoi les portes sont-elles toujours ouvertes ? 

Ce soir-là, c'était très particulier. J'avais l'habitude de rester jusqu'à ce qu'on me mette dehors, et même de m'incruster un peu au-delà, mais là, comme c'était Raphaële, le médecin de garde, nous sommes restés tous les quatre très tard dans la chambre, Sylvain, Raphaële, ma mère et moi. Quand nous sommes partis, mon frère et moi, il devait être dix heures du soir. La nuit tombait, nous étions en été. Une infirmière est passée pour nous dire qu'il fallait partir mais comme le médecin était là elle n'a pas insisté. Raphaële a dit, très bas, à son infirmière : « On y va, on y va… » Mais nous sommes restés au moins deux heures encore. Ma mère était plus ou moins assise dans son lit, elle ne nous regardait pas vraiment, mais je sentais qu'elle était consciente, et je sentais surtout qu'elle était heureuse. Elle ne disait rien. Nous étions tous les trois à deux mètres du lit, et tout le monde se sentait bien. On a fait durer ce moment le plus possible, c'était la Joie, une joie douce, très calme, qui n'avait presque pas besoin de mots. Personne ne parlait de ce qui se passait, bien sûr, mais je sais qu'on en était tous conscients. Raphaële m'aimait, je l'aimais, ma mère était heureuse, Sylvain avait l'air heureux aussi, je ne sais vraiment plus de quoi on a parlé, mais le temps a passé très vite. J'ai toujours pensé que ma mère, alors, m'avait en quelque sorte "donné" Raphaële. Elle ne parlait plus depuis des semaines, les médecins me disaient qu'elle ne sentait rien, qu'elle ne comprenait rien, mais je savais que c'était faux. Et là, ce soir-là, ç'a été un moment de grâce comme j'en ai connus très peu dans ma vie. 

Je connais bien les hôpitaux. J'en ai connu l'envers et l'endroit, l'avers et le revers, j'y ai occupé presque toutes les places, j'ai dormi dans les lits des malades et dans les lits des médecins, j'ai couru la nuit en chaussettes dans les couloirs déserts, j'ai monté des escaliers comme un Sioux, j'ai pénétré à l'intérieur par des portes dérobées, je me suis caché dans les douches, j'ai même failli sauter par la fenêtre. Je connais les réfectoires, les bureaux des médecins, les chambres, les salles des infirmières, les chambres de garde, les placards à ballets, les dortoirs communs, les jardins où l'on pousse les chaises roulantes, les endroits où l'on peut fumer, les salles d'examens, les toilettes…

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mercredi 8 octobre 2014

La Perruque


Montélimar. On s'était donné rendez-vous, là, devant la gare. Elle avait passé dix jours dans un monastère, dans la Drôme. Je lui avais écrit pendant ces dix jours, complètement affolé à l'idée de la perdre, que peut-être elle ne voudrait plus me voir. Sur son iPod, je lui avais mis la Chaconne de Bach-Busoni que j'avais enregistrée en concert. C'était une manière pour moi de ne pas être complètement absent. J'ai su après qu'elle l'avait beaucoup écoutée. Je ne revois que la gare, quelques petites routes, et puis ce bistro à Montélimar où elle m'avait dit : « Je voudrais que tu choisisses avec moi la perruque que je vais bientôt devoir porter. » Ça m'avait énormément touché. Nous étions aussi allés chez Chabert acheter du nougat. 

En sortant de l'IRM, nous étions allés aux Nouvelles Galeries acheter des sous-vêtements pour elle. Une des premières choses dont elle a eu envie après avoir su qu'elle avait un cancer, c'était de beaux dessous. 

Elle m'a dit, très tôt, même quand elle était follement amoureuse de moi : « Je sais comment ça va finir ; je vais rester seule. » Ça me terrorisait de l'entendre parler comme ça. 

On avait fait l'amour par terre, presque sous le piano. Je lui avais joué les Bunte Blätter, de Schumann. C'était sale, par terre. « Ça ne fait rien, j'en ai envie. » Je me souviens de cette fois où j'étais assis sur la chaise du piano ; elle était à califourchon sur mes genoux. J'avais les mains dans son dos, à même la peau, et j'avais joué la quatrième ballade opus 10 de Brahms sur elle. 

De temps en temps elle se mettait au piano et jouait toujours la Fantaisie-impromptu de Chopin, et puis aussi le début d'un nocturne, celui en mi mineur. Je revois ses mains, petites, et la manière qu'elle avait de se tenir au piano, de ne pas être dans ce qu'elle faisait. 

J'avais pris son crâne entre mes mains. Elle était nue et se cachait sous les draps pour que je ne la vois pas sans cheveux. J'avais remonté sa tête à hauteur de la mienne, petit à petit, et elle s'était laissé faire. Un petit crâne. Elle avait encore quelques cheveux. Après nous sommes allés à la salle de bains et je l'ai rasée. Il n'y a que moi qui l'ai vue ainsi. Plus nue que nue. Si fragile, si menue. J'ai tellement aimé ça, ce crâne sans cheveux, ce sexe si doux… J'aurais aimé qu'elle reste comme ça. Comme ça, c'est-à-dire à moi, rien qu'à moi. 

Finalement, la perruque que nous avions achetée à Montélimar, pourtant après de longs essayages, elle ne l'a jamais utilisée. Elle en a acheté une autre. Plus sobre, plus sage, plus passe-partout. Elle ne s'aimait pas du tout comme ça, bien sûr, bien qu'elle fût tout de même très belle. Elle penchait un peu la tête et mettait sa main droite dans sa poche. Elle parlait encore plus bas que d'habitude. J'étais toujours obligé de lui faire répéter ses paroles. 

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mardi 7 octobre 2014

C'était le moment


Il y a des lectures sur lesquelles on bute. Des livres dans lesquels un paragraphe nous empêche de continuer notre lecture. C'est comme un sillon fermé sur un disque. C'est comme un caillou dans la chaussure qui empêche de continuer la promenade. Il faut s'arrêter, s'asseoir ; comprendre ce qui se passe. Où se trouve le caillou ? Pourquoi est-ce douloureux ? Sur quelle partie de notre corps, de notre vie, de nos souvenirs, appuie-t-il ? D'où provient-il ? Comment a-t-il pu se glisser dans la chaussure ?

« Dans la voiture, en revenant de l'hôpital, elle n'était pas certaine d'avoir été assez claire avec le médecin, ni que sa réponse l'était. J'ai essayé de la rassurer : de part ni d'autre il n'y avait eu d'ambiguïté.  Elle craignait aussi le zèle de l'infirmière chaleureuse, qui avait parlé d'une amélioration possible. Juliette, disait-elle sur un ton d'espoir, pouvait tenir encore vingt-quatre, ou quarante-huit heures. Ces heures-là, Hélène en était sûre, seraient de trop. Juliette avait fait ses adieux. Patrice se tenait près d'elle : c'était le moment. La médecine, désormais, ne pouvait plus que permettre de ne pas manquer ce moment. »

Ces heures-là, Hélène en était sûre, seraient de trop… Je ne parviens pas à dépasser ces trois mots. "Ces heures-là seraient de trop", pense la sœur de celle qui va mourir dans la nuit ou le lendemain… Loin de moi l'idée de dire que la sœur est méchante, sadique, indifférente… Non, c'est autre chose. C'est de bien autre chose qu'il s'agit. Mais de quoi s'agit-il au juste ?

Débrancher, le mot fait florès… Quelque chose nous gêne, nous dérange, nous encombre, on le "zappe", on le débranche. Économies de toutes sortes. Économies d'argent, de temps, de souci, de gestes, de nuits sans sommeil… Mais dans les discours il est toujours question de l'épargner, lui, celui qui souffre, qui va mourir de toute façon, le pauvre, c'est toujours par charité qu'on le condamne. C'est fou comme les gens deviennent tout à coup charitables, quand il s'agit de la vie des autres. Cette charité a quelque chose de terrifiant, parce qu'elle est parfaitement justifiable, et qu'on ne se prive pas de nous le faire savoir. Il faut vivre dans un monde où l'objet est en passe de supplanter l'être, pour que cette action de débrancher soit acceptée avec une candeur si désarmante. On peut débrancher une machine, on peut retirer les piles d'un robot, on peut couper le courant qui alimente une lampe, mais jusqu'à présent, je veux dire jusqu'à la médecine moderne, on n'avait jamais pensé que cela pourrait s'appliquer à un être vivant. C'est parce que l'être vivant a été machinisé qu'on peut le débrancher. On ne "débranche" pas la vie, c'est impossible. Les branchements de la vie, nous n'y avons pas accès, et c'est heureux. L'électricité n'est pas la vie. La mécanique n'est pas la vie. Le souffle n'est pas nôtre, il nous est donné, et même pas donné, prêté. L'humain ne crée pas, il ne fait que procréer. Du moins en était-il ainsi dans le monde modeste où j'ai grandi.

La sœur aimante a donc peur que la médecine rate le train de la médecine, c'est-à-dire qu'elle laisse trop d'heures à sa sœur, qu'elle n'intervienne pas au bon moment, la médecine. Il y aurait donc un point précis où celle qui va, qui doit mourir, est sommée de passer de l'autre côté, pour son propre bien. Il ne s'agit pas pour moi de faire de cette sœur un bourreau, de l'accabler, mais seulement de me demander comment on sait que l'autre a assez vécu, que ça suffit, que trop c'est trop, qu'on a franchi un seuil invisible et qu'au-delà de ce seuil, on est dans quelque chose qui n'est plus tout à fait la vie. Comment savoir si celui qui va décider que ça suffit a un grand courage (une forme d'abnégation, oui, qui consiste à prendre avec soi ce fardeau, cette responsabilité, cette incroyable responsabilité (mais justement, en est-il conscient ?)) ou bien qu'il est complètement con et qu'il va seulement débrancher son problème pour pouvoir enfin passer à autre chose ? Et si, dans le même individu, coexistaient les deux manières d'envisager le problème, si elles ne s'annulaient pas l'une l'autre ?

« Il ne se complairait pas dans le deuil, il n'y avait chez lui aucun penchant morbide. » Ceux qui n'ont "aucun penchant morbide", qui "aiment la vie", l'aiment pour eux-même plus que pour ceux qui sont morts, plus pour eux-mêmes que pour ceux qui vont (doivent) mourir. Ce que ceux qui parlent ainsi nomment "se complaire dans le deuil", c'est tout simplement un insurmontable chagrin, la sensation aiguë d'une perte irréparable. Que ces gens-là ne connaissent pas cette sensation n'en fait pas des héros ou des individus supérieurs mais au contraire des êtres à qui fait défaut un sens particulier, qu'on pourrait nommer le contre-sens. Le contre-sens, ce serait le sens de ce qui manque à la vie pour qu'elle soit vivable, ce serait un sens qui nous ferait repartir en sens inverse du désir, qui nous décollerait de la persistance à être. En quoi est-ce si morbide ? Ce n'est pas morbide, de s'accrocher à la vie pour la seule raison que c'est nous qu'elle anime ? Des millions et des millions d'individus s'occupent de perpétuer l'espèce, de toute manière, et non seulement de la perpétuer, mais de l'accroître de manière folle, pourquoi devrait-on se sentir tenu de les imiter ?

Ai-je été assez clair, Docteur ? La mourante est "entre deux eaux", si vous pouviez faire que ça ne dure pas trop longtemps… Ils sont à l'hôtel, ils attendent le coup de téléphone qui va leur annoncer que "c'est fini".

Quand ma mère est morte, un samedi matin, vers neuf heures, je n'étais pas à l'hôpital, je ne la tenais pas dans mes bras comme je le lui avais promis. Le médecin m'a appelé, mais trop tard, alors que j'avais bien précisé que je voulais absolument être là, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit (j'étais à sept minutes de l'hôpital). On a beau rester dix-huit heures par jour à l'hôpital, il y a tout de même des moments où l'on doit aller à la maison, ne serait-ce que pour se changer et se laver… Je lui en voudrai toute ma vie, à ce médecin ! Smahen était là, à ma place, à lui tenir la main. Elle était gentille, Smahen, l'infirmière. Je l'aimais bien. Mais c'était à moi d'être là, pas à elle.

Attendre que ce soit fini… Oui, je vois bien la scène. Ils étaient tous comme ça. Ils attendaient la fin avec une impatience de moins en moins cachée, qui finissait par se dire avec une sorte d'agressivité ignoble, comme de la merde qui remonte par les tuyaux. Un jour, dans un couloir, j'ai entendu le mot "acharnement". Je n'étais pas censé entendre… Ne comptez pas sur moi pour que je m'acharne, quand ce sera votre tour. Les gens sont d'une bêtise abyssale, surtout. Ils entendent des choses à la télé, et ils les répètent. La plupart du temps, c'est tout simplement ça : sont persuadés qu'ils le pensent vraiment.

« Le téléphone nous a réveillés à neuf heures. Juliette était morte à quatre heures du matin. »

Je ne décolère pas. Les vivants se protègent les uns les autres, pauvres petits êtres fragiles qui ne veulent pas trop souffrir. Leur vie, c'est cette chose minuscule qui consiste à : 1. Souffrir le moins possible. 2. Être le plus heureux possible. 3. Durer le plus possible (sauf si trop grande souffrance).

Certains événements nous séparent des autres, et parfois de nous-même. Que perd-on quand on perd quelqu'un ? Outre l'être en question, on perd aussi quelque chose qui est à l'intérieur de nous, un je-ne-sais-quoi créé par l'autre, vivant en nous, qui était partie de nous. On gagne aussi quelque chose, et c'est encore plus douloureux. Ce qu'on gagne vient se loger en nous, et nous avons peine à nous reconnaître avec ce nouveau morceau d'être qui trouve sa place, qu'on le veuille ou non, à l'intérieur de nous, et qui nous semble prendre la place de ce qu'on a perdu. « L'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps. » Ceux qui vivent en nous y vivent par beau temps et nous sommes dans l'impossibilité d'envisager l'orage. C'est par vertu, sans doute, qu'on ne peut accéder à certains savoirs.

Il pleut. Au bruit de la pluie, volets fermés mais fenêtre ouverte, je sais si les gouttes sont fines, grosses, ou moyennes, et je suis dans le noir leur transformation incessante. Seul dans la maison, le soir, la nuit, depuis si longtemps que je ne remarque même plus cette solitude, j'essaie de fixer mon esprit sur les bruits ténus qui m'environnent. Je sais que les phrases que j'écris n'ont presque aucun sens mais qu'importe. Ce que je désire est qu'elles contrepointent la pluie, la nuit, qu'elles déposent en moi un limon sur lequel j'allonge mon âme fatiguée. Je pense à la phrase d'Oscar Wilde : « Les tra­gé­dies des autres sont tou­jours d’une bana­lité déses­pé­rante » Je viens de voir sur Internet des centaines de corps calcinés, des chrétiens assassinés par des islamistes. Des enfants égorgés, décapités, dont les têtes sont tenues à bout de bras par des assassins hilares. Personne n'ose dire que c'est banal. On fait semblant de s'offusquer, on parle de barbarie. La pluie redouble. J'espère ne pas être inondé, ce serait la barbe. Je pense au poème de Klingsor : « Je voudrais voir des assassins souriants  / Du bourreau qui coupe un cou d'innocent / Avec un grand sabre courbé d'Orient » J'imagine le couteau sur la glotte, sur le cartilage du larynx… Asie ! Je me souviens de la nuit sur le Gange, les brasiers, les sons, la fille sur le houseboat, les moustiques, les odeurs de chairs brûlées… On était vivant. Il était doux d'être vivant. Aucun lendemain ne pouvait nous effrayer. De temps en temps, on entendait les vaches et des  cymbales, une radio. Des roses et du sang, la tristesse et la joie dans la fumée d'une cigarette… Le fleuve, lent, puissant, patient, noir… Entre deux eaux… Entre deux vies… Est-ce qu'on a vécu ? Assez d'heures ? Trop ? Est-ce qu'on a fait ses adieux ?

Plus tout à fait la vie ? Mais quand est-ce que c'est tout à fait la vie ? À quel moment, de la vie ? Et si les tout derniers moments, justement, entre-deux eaux, ce n'était pas justement ça, le tout-à-fait de la vie, la somme, le passage, la perte, la glissade, et si c'était justement le moment le plus important, et peut-être le seul, la coda, après les adieux, et si toute une vie se jouait là, quand on est déjà à moitié ailleurs et qu'on peut de ce fait regarder sa propre vie de l'extérieur, roses et sang, valse lente, banale terreur, fumée, souffle rendu ?

jeudi 2 octobre 2014

Soyons concrets, pour une fois


J'étais dans un état indescriptible. Toute gluante. Sans parler du sang qui dégoulinait. Il ont sorti de l'iode et m'ont planté une perfusion dans la jambe. C'est la femme la plus courageuse que je connaisse. Isabella, je voulais la retrouver à tout prix, ce qui m'obligeait à laisser Kim. Mais tu étais dans un sale état. On ne renonce pas à l'espoir, loin de là. On a des pensées assez idiotes, on se dit : hier, elle a appris à nager, elle va peut-être bien. Ou : on l'a peut-être secourue. 
Il faisait nuit, et on m'a fait débarquer la première. Je ne démordais pas du fait que j'allais y rester. 
J'étais en pleine forme, comparé aux cinq personnes devant moi recouvertes d'un drap blanc. C'est vrai, j'avais des fractures, ma femme était peut-être paralysée ou en proie à d'atroces souffrances mais compte tenu des circonstances je me portais comme un charme.
Je me sentais de plus en plus coupable. C'est affreux. On se demande : qu'est-ce que je vais faire de ma vie pour racheter leur disparition, moi qui ai eu la chance d'en réchapper ? 
Au bout de vingt-quatre heures, les cadavres étaient devenus impossible à identifier. On ne les reconnaissait qu'à leurs montres, leurs bijoux ou leurs cheveux. 
Où sont mes enfants ? Sont-ils sous les décombres ? Sont-ils toujours en vie ? Attendent-ils d'être déterrés par les secours ? Désormais on pouvait localiser les corps à l'odorat. Même les chats dégageaient cette odeur caractéristique. 
Et je l'ai retrouvé. J'étais fou de joie. Je ne me sens pas coupable, parce que j'ai fait de mon mieux. Oui, ça m'a beaucoup aidé.
Nous avons trouvé le nom de Jay sur une liste. Jay est en vie, Dieu soit loué ! Mais il est où ? 
On regardait les photos des cadavres. Les caméras de Good Morning America tournaient. « Oh , Papa, regarde, elle est là… c'est sa chemise, c'est celle qu'elle a achetée. C'est elle, Mon Dieu ! » C'était ma préférée. Je m'évertuais à être un bon père pour elle. Kali avait quinze ans. 
Le vieil homme est assis par terre, dans la boue, il tient un vélo dans ses bras. « Je n'ai plus personne. Pourquoi Dieu m'a-t-il abandonné ? »
Puis vient la question : « C'est bien votre fille ? » À partir de cet instant-là, c'est le reste de votre vie qui commence. Isabella avait cinq ans. Ce matin-là, on avait fait l'amour.


N'oublions pas que l'Indonésie (le pays le plus touché par le raz-de-marée de 2004, 170 000 morts) est le pays dont la population musulmane est la plus importante du monde.