lundi 22 juillet 2024

GMK ou les prospérités du vide

 — Dépenses en assurances (pour les voitures) : 37 500 euros (par an)

— Dépenses en parking (pour les voitures) : 90 000 euros (par an)

— Dépenses en pneus (pour les voitures) : 15 000 euros (par an)

— Dépenses en révisions (pour les voitures) : 26 250 euros (par an)

— Dépenses en "covering" (pour les voitures) : 100 000 euros (par an)

— Dépenses en PV (pour les voitures) : 9 000 euros (par an)

— Dépenses pour les "frais annexes" (pour les voitures) : 15 000 euros (par an)

Soit un total de 296 500 euros par an, seulement pour l'entretien des voitures de GMK (hors achats de voitures, donc (une dizaine par an)). Il précise que s'il habitait en France, la facture s'élèverait à 896 500 euros, à cause du prix des vignettes et du “malus écologique” (60 000 euros par voiture neuve achetée). Tout cela n'est que le budget alloué aux voitures. Celui des montres est encore plus affolant (du moins pour un pauvre comme moi).

Il ne s'agit pas ici de pointer du doigt tel ou tel (je ne lui en veux pas du tout de dépenser son argent), mais seulement de montrer, très concrètement, ce que signifie "être riche", aujourd'hui. Et encore, je vous ai épargné le budget de ses autres « passions »… GMK est plutôt un gentil garçon, assez généreux (il donne facilement), et il ne fait pas du tout partie des “très riches”. Disons qu'il est “très à l'aise”. Seulement, lui, il le montre sans fard et très honnêtement, avec force détails, c'est pourquoi je l'ai pris en exemple. Il a un côté naïf qui le rend sympathique, malgré ses goûts de chiotte. Je ne refuserais pas de passer une soirée avec lui, si l'occasion m'en était donnée, car je pense qu'il a ce qu'on appelle un bon fond. On peut, et c'est mon cas, être consterné par le mauvais goût et l'absence totale d'imagination de ces gens, mais là n'est pas mon propos. Disons qu'il se situe entre deux mondes. Il lui arrive d'ailleurs d'en parler avec pas mal d'à propos et plus de finesse qu'on pourrait le penser. Il n'est pas si bête qu'il en a l'air. 

Je trouve qu'il faut être concret, dans ces affaires-là. On parle toujours de l'argent et de la richesse (et donc de la pauvreté, par contraste) d'une manière très abstraite, trop abstraite, sans savoir de quoi il retourne concrètement. Jamais l'écart entre les “très riches” et les pauvres n'a été aussi grand. Il faut se rendre compte de ce que cela signifie exactement, si l'on veut comprendre ce qui peut se passer dans l'esprit de ces nouveaux milliardaires dont nous entendons parler toute la journée, et chez lesquels nous avons ouvert des salons, sur Internet, si l'on veut surtout comprendre qu'entre eux et nous, la séparation est consommée. Quand on est plus riche qu'un État, on n'appartient plus au même monde que ceux qui se font encore appeler “citoyens”, ce vocable provincial montrant ici ses limites. On ne peut même pas leur reprocher de ne pas se sentir solidaires des vieilles nations dont ils sont les rivaux. Ce mot n'a plus de sens, pour eux. Nous habitons la même planète, c'est à peu près tout. 

Bien sûr, ce ne sont pas tous des psychopathes dangereux, comme peut l'être par exemple un Bill Gates, mais tous ils ont en commun de ne plus pouvoir penser comme nous. Même s'ils le voulaient, ils ne le pourraient pas. Et il est assez naturel qu'ils aient des projets qui soient radicalement en contradiction avec ce qui nous paraît relever du sens commun ou du bien commun. Ils s'octroient des droits (et des devoirs (et c'est sans doute le pire)) qui nous paraissent exorbitants simplement parce que nous ne voyons pas ce qu'ils voient. À cet égard, il pourrait être intéressant de comparer deux milliardaires américains qui ont eu des vies en quelque sorte parallèles, à la fois très similaires et très dissemblables, deux frères ennemis de la Silicon Valley, Bill Gates et Steve Jobs. Ils auraient dû être proches, mais Steve Jobs a eu un destin bien plus intéressant et tragique que son rival. Sa maladie, comme cela arrive souvent, a semble-t-il eu sur lui l'effet d'une prise de conscience ultime qui éclaire sa vie, rétrospectivement, d'une lumière toute différente et assez touchante. La force de l'habitude et du conformisme est telle qu'il faut presque toujours des événements ou des circonstances d'une violence formidable pour que nous changions de regard sur nous-mêmes et sur le monde. Nous nous agrippons à nos représentations mentales avec l'énergie du désespoir, toujours persuadés qu'en dehors de celle qui est en cours il n'est point de salut, jusqu'au jour où la force des choses nous prouve qu'il existe une autre réalité tout aussi valide, sinon plus. L'imagination n'est pas le fort de l'homme, et la paresse mentale est invincible chez la plupart d'entre nous ; c'est ce qui rend la maladie et la souffrance si déterminantes dans la vie d'un homme.

Je suis très frappé de voir que lorsqu'on interroge des gagnants au Loto ou à l'Euromillion, la première chose qu'ils font, dès qu'ils touchent leur chèque, est de changer de voiture. C'est la toute première idée qui leur vient à tous, sans exceptions. Ensuite seulement arrive la maison, et les voyages. Ah, ce n'est pas une sinécure, de dépenser de l'argent, contrairement à ce que croit Mme Michu. Il faut se creuser la tête ou il faut prendre exemple sur ceux qui ont l'habitude. Il est d'ailleurs très intéressant d'écouter les conseils avisés donnés aux nouveaux riches par la Française des jeux. Là aussi, le manque d'imagination est révélateur. Comme le dit Nicolás Gómez Dávila, les riches d'aujourd'hui ne sont que des pauvres avec de l'argent : ils continuent, même avec un compte en banque très substantiel, à être pauvres. Il faut toute une vie pour devenir riche, et même plus d'une vie, il faut plusieurs générations pour l'être vraiment — c'est-à-dire le temps d'oublier les moyens par lesquels on l'est devenu. L'expression « nouveau riche » qui avait cours dans mon enfance, avec une connotation très péjorative, dit très clairement la réalité des choses. Un nouveau riche est forcément un pauvre avec de l'argent, un pauvre qui ne sait pas quoi faire de son argent, et qui se signale par cette maladresse en quelque sorte congénitale, héritée. La discrétion fait partie intégrante de la vraie richesse, mais la discrétion ne s'apprend pas avec des tutos ou du coaching. C'est ce que nous nommions distinction, dans le monde qui m'a vu naître. Les montres (montrer) et les voitures vont à rebours de cette manière d'envisager la vie, puisqu'elles sont précisément une façon de se signaler au regard d'autrui. Georges Maroun Kikano (plus de deux millions de followers sur Youtube), par exemple, se signale beaucoup. Il se signale par ses voitures, par ses montres, par ses vidéos Youtube, par ses tatouages, par ses muscles, par son vocabulaire et par sa corpulence. Ce n'est pas un mauvais bougre, mais il n'existe que par la « montre », par le fait de se montrer ; c'est, au sens premier, un monstre, mais un monstre gentil. Il me fait un peu penser à Gwynplaine, le héros de L'Homme qui rit. Ses voitures, par exemple, ne le signalent pas seulement par leur aspect, ni par le prix exorbitant qu'elles portent pour ainsi dire sur le capot, mais aussi et peut-être surtout par le boucan qu'elles font. Pour la confrérie des passionnés de bagnole, le hurlement est peut-être l'élément le plus flagrant, en tout cas celui qui génère le plus de jouissance : il est le signe qui s'impose au public-malgré-lui avec une brutalité de bête, de prédateur, et il est évident qu'il ne s'agit pas du tout d'un hasard. Le bruit est la manifestation simpliste de la testostérone qui cherche à s'imposer sans avoir recours à la violence. Il faut avoir été près de l'une de ces voitures, quand elles produisent ce type de tapage, pour savoir ce qu'il peut avoir d'effrayant quand on ne s'y attend pas. Ce n'est pas anodin. Moi qui n'ai que mépris pour les voitures électriques, que je trouve parfaitement stupides et anti-écologiques, j'avoue être séduit par le seul de leurs attributs qui pourrait me les rendre désirables, le silence. Les nouveaux riches aiment se faire remarquer, il n'ont de cesse de faire en sorte qu'on les voie, qu'on les distingue, ce qui paradoxalement les fait disparaître du même mouvement (leur ôte toute distinction), car il font partie d'une théorie dont chaque membre est identique à l'autre, ce qui l'amène à chercher par tous les moyens à se faire entendre, d'où une perpétuelle et vaine surenchère. Le nouveau-riche se reconnaît à son bruit. 

Le vocable « influenceur » est intéressant. Ces apprentis nouveaux-riches s'influencent les uns les autres dans un processus maniaque sans queue ni tête, chacun pensant être l'origine et le modèle alors qu'ils sont tous prisonniers d'un mouvement brownien dépourvu de sens. L'image qui illustre le mieux ce mécanisme est celle de deux jeunes enfants en maillots de bain qui se font face. La petite fille, écartant à deux mains sa culotte, le visage incliné vers son bas-ventre, montre son sexe au jeune garçon qui se penche pour regarder lui aussi, et lui tient ce discours : « Tu vois, y a rien… mais c'est avec ça que je contrôlerai bientôt ta vie. » Les influenceurs ont compris qu'ils pouvaient contrôler la vie de leurs followers en leur montrant quelque chose qui n'a jamais été là. On comprend que ça fascine tant de jeunes gens qui n'en croient pas leurs yeux. Les influenceurs sont des femmes qui jouent aux hommes, des enfants très mal éduqués qui jouent à la marchande et au docteur avec le temps et le désir des autres. Le sexe absent, ou caché, est plus attrayant que celui qui se montre dans sa simple gloire. GMK a beau faire beaucoup de bruit avec ses bolides rutilants, il n'en exhibe pas moins un vide massif. Et tous de se précipiter avec avidité dans cette béance censée les amener à la fortune et à la gloire. Il a des talents d'hypnotiseur et de bateleur, il aurait tort de s'en priver. Et puis ça occupe la jeunesse… Tant qu'elle roule en Lamborghini, ou qu'elle en rêve, elle ne lit pas Georges de La Fuly. 

samedi 20 juillet 2024

C'est comme moi !


— De quoi désirez-vous parler ?

— Des tunnels et de ceux qui ne lisent pas. (Ceux qui s'expriment par tunnels ne s'entendent pas parler et ne voient pas le regard de l'autre quand ils parlent.)

— Mais vous en parlez constamment !

— Qu'y puis-je, moi, si les autres m'y ramènent sans cesse !

— Bon, bon, très bien, allez-y, puisqu'on ne peut pas vous l'interdire… Vous êtes donc toujours de mauvaise humeur ?

— Il m'arrive d'être de très bonne humeur, et beaucoup plus souvent que vous ne le croyez, mais je ne suis pas assez vilain pour en faire profiter les autres. 

— Vous ne pourriez pas être un peu plus tolérant, un peu plus indulgent, un peu plus sympa ?

— Pourquoi devrais-je l'être ? Pour faire comme tout le monde ? Pour encourager ce que je hais ? Pour ajouter du bruit au bruit ?

— Pour ne pas faire grimper votre taux de cortisol, par exemple.

— Vous savez me prendre par les sentiments, vous. Mais ça ne marche pas comme ça, malheureusement…


***


Il y a peu, un “souvenir Facebook” me remettait en mémoire une entrée (un « post », pour utiliser la vilaine parlure en cours) qui avait donné lieu à des échanges mémorables, et, plus que mémorables, exemplaires — exemplaires au sens de mauvais exemple, bien sûr, puisque la quasi totalité des commentaires qui étaient censés commenter, étaient hors-sujet, mais d'une manière si extrême, si démonstrative, que c'en était comique. On aurait dit qu'ils n'étaient là que pour confirmer jusqu'à la caricature la thèse que je ne cesse de défendre depuis que je fréquente les réseaux sociaux : la parole se débarrasse d'elle-même, personne ne lit, mais tout le monde parle, ce qui produit le bruit caractéristique du cauchemar éveillé, celui qui fait grincer des dents. Je l'ai donc reproduite, cette entrée… Et que croyez-vous qu'il soit advenu ? Eh bien les commentaires sous cette nouvelle entrée, qui ne faisait que citer l'ancienne (pour en montrer la cocasserie), ont été exactement de même nature que ceux de celle-là. Nous étions dans le CQFD en carré, ou au cube. N'y a-t-il pas là quelque chose d'absolument fascinant ! On voit que toute tentative pour sortir du cercle maudit est vouée à l'échec. Même si vous pointez votre lampe torche sur ce qui crève les yeux, même si vous soulignez de rouge l'erreur pourtant manifeste, ils continuent à regarder ailleurs et à parler à coté, imperturbables, sereins. Voudraient-ils absolument nous donner raison qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Ils refusent obstinément de lire avant de prendre la parole. L'important est très visiblement de parler, mais de parler seul. L'autisme gagne le corps social tout entier. Quelqu'un disait très justement, sur Facebook : « Ici, vous êtes nus en quelques phrases. » C'est exactement mon sentiment. Sur l'écran d'un réseau social, les phrases déposées sont de puissants déshabilleurs d'être. Plus les gens imaginent s'en couvrir, plus ils se défont de ce qui les protège du regard d'autrui. Les phrases font apparaître les visages (et ce que le visage recouvre) bien plus sûrement que les photographies ou la présence réelle.

Pourquoi le hors-sujet systématique et insu est-il si douloureux à subir, pourquoi l'incapacité chronique de l'interlocuteur à comprendre de quoi il est question, que ce soit dans un texte ou dans un dialogue, peut-elle rendre fou, littéralement ? Le « tu ne réponds pas à la question », qu'il arrive qu'on n'ose même plus articuler, tellement on voit que l'autre ne l'entend pas, au sens premier, est quelque chose qui nous hante depuis longtemps. On regarde leurs oreilles, leurs yeux, et l'on se demande pourquoi ils ne s'en servent pas, et à quoi ils leurs servent. Quel mystère ! Un organe dont on ne se sert pas s'atrophie, c'est la loi du vivant ; mais il met des générations et des générations à disparaître physiquement. Je crois que dans quelques décennies, peut-être un siècle, les humains n'auront plus d'yeux ni d'oreilles. Ils seront tombés comme des peaux mortes. 

Pour revenir à cette « conversation », sur Facebook, un seul avait osé dire : « Vous êtes certain d'avoir bien lu le sujet ? » Une seule personne, donc, sur des dizaines, avait vu ce qui crevait les yeux, et s'en était ému. Une seule !

Et donc, je disais que j'avais, grâce à la magie des « souvenirs Facebook », reproduit à l'identique cette vieille entrée, il y a quelques jours, pour voir… On aurait pu imaginer que voyant les vieux commentaires et les réactions qu'ils avaient suscités, quelques uns au moins en auraient tiré les leçons. Pas du tout. Tout reprend à l'identique, comme il y a quelques années. Rien n'a bougé. Pas un n'a soulevé une paupière, ni actionné les mécanismes pourtant si sophistiqués de son audition, de son entendement. Les commentaires nouveaux sont aussi hors-sujets que ceux d'antan. Ça recommence, et ce mouvement continu, imperturbable, tranquille, innocent et en quelque sorte paisible, emporte nos dernières illusions. Les murs qui nous séparent sont autant infranchissables qu'invisibles. 

On se moque beaucoup des petites vieilles qui ont des discussions l'après-midi autour d'une tasse de thé, et dont l'incipit favori est : « C'est comme moi ! », qui ne sert qu'à les introduire dans le cercle de la conversation, à prendre la parole, pour ne la lâcher plus que sous la pression d'un autre « c'est comme moi ! » qui viendra interrompre pour un temps son discours, avant que… Personne n'écoute personne. Il n'y a pas de conversation. Il n'y a que des prises de parole successives, qui n'ont d'autres rapports entre elles que l'irruption, ou l'interruption. Chacun des intervenants entre dans la ronde, et essaie de s'y maintenir aussi longtemps que possible, tel un cow-boy sur son taureau furieux. Le taureau furieux, c'est ce qu'ils nomment discussion. Il s'agit de tuer le temps, il s'agit de tuer l'autre, en produisant une anti-parole qui assèche toute intelligence (je n'ose dire « collective »). Je ne sacralise pas du tout la conversation, même si c'est une chose qui m'a beaucoup intéressé et qui continue de m'intéresser (mais la conversation qui m'occupe surtout est une conversation artistique, ou littéraire, ou fantasmée, une conversation qui sert de support ou de prétexte au texte ou à la musique), mais tout de même : on ne peut vivre sans qu'une forme de dialogue s'instaure entre autrui et nous, c'est impossible, ne serait-ce que d'un point de vue pratique et psychologique, et sauf à vivre dans une folie assumée dont bien peu sont capables de supporter les effets. 

J'ai connu une forme particulièrement affolante de non-conversation, avec une femme qui m'a quotidiennement téléphoné, durant des mois, des années, et avec laquelle, très emphatiquement, il était impossible d'avoir un dialogue, qui me posait éternellement les mêmes questions, sans écouter mes réponses. Aurait-elle écouté mes réponses qu'elle n'aurait plus été en mesure de poser les mêmes questions, et j'imagine que c'est précisément le carburant essentiel de cette machine folle, sans que je sache ce qui en est l'origine : la volonté de poser toujours les mêmes questions, ou le refus d'entendre les réponses ? Quoi qu'il en soit, personne n'est capable d'endurer une telle chose indéfiniment sans devenir fou. Pas moi, en tout cas. Très vite, dans un cas comme celui-ci, on en vient à ne plus savoir quoi dire, puisque l'on constate que notre parole n'a aucun effet sur l'autre, qu'elle ne prend pas, qu'elle est nulle et non avenue. Et, bien sûr, cela permet à notre interlocuteur de nous dire : mais, si tu n'as rien à me dire, il ne faut pas me reprocher de parler pour ne rien dire… Dès ce moment, on est pris dans un cercle infernal. La seule question qui se pose est : pourquoi désirer cette absence de dialogue, pourquoi chercher à en reproduire encore et encore les occurrences, pourquoi ne pas en tirer les conclusions qui s'imposent ? Par peur du vide ? Mais c'est précisément le vide, que cette absence manifeste de dialogue met en exergue et qu'elle exacerbe jusqu'au délire ! Le vide réel est bien plus facile à supporter que le vide manifesté par l'impossibilité de dire et d'entendre, de parler et d'être entendu ; il y a entre ces deux formes de vide la même différence qu'entre l'absence de désir et le désir qui ne peut assouvir sa quête, la même différence qu'entre la solitude bénéfique et l'esseulement morbide. 

Ceux qui se gaussent des petites vieilles à demi-sourdes autour d'une tasse de thé devraient mieux s'observer eux-mêmes, avant de les juger, exactement de la même manière que ceux qui parlent d'analphabétisme sur Facebook et qui écrivent comme des sagouins, ponctuent comme des culs-de-jatte asthmatiques et réfléchissent comme les glorieux lauréats du Bac 2024 devraient faire preuve d'un peu de prudence (je ne dis même pas de lucidité, car celle-là demande une distance vis à vis de soi dont ils sont à l'évidence dépourvus).

Je dis plus haut que l'autisme gagne le corps social, mais ce qui est beaucoup plus douloureux et inquiétant, c'est qu'il atteint même les cercles intimes. Oh, bien sûr, il existe des exceptions, mais elles sont si rares qu'elles ne suffisent pas à atténuer l'angoisse qui nous tenaille à l'idée d'entamer quelque dialogue que ce soit. J'ignorais presque complètement cette crainte, il y a encore une vingtaine d'années, sauf avec quelques individus bien repérés. Elle est devenue constante, aujourd'hui. Le malaise s'est répandu et disséminé, et la tendance s'est inversée : ce ne sont plus quelques individus dont il convient de se méfier, ce sont quelques individus seulement dont on peut espérer un dialogue normal. 

Georges Perros écrit, dans ses Papiers collés : « Nous avons cette chance de nous dire, de parler. Chance que n’ont ni les fleurs ni les animaux. Pourtant ils se manifestent avec cohérence. Nous les admirons. » Je me demande s'il est fou ou s'il se moque de nous. Cependant je dois aussi me souvenir. Me rappeler ma jeunesse, où la parole était facile, simple, et sacrée. Non, bien sûr, je divague un peu, elle n'était en réalité ni simple ni facile, mais du moins en usions-nous avec une innocence dont aujourd'hui je rêve avec beaucoup de nostalgie. Nous n'en avions pas peur, nous ne la dépensions pas avec des frayeurs de spectres radins, elle était chaude et amicale, et surtout elle ne recouvrait pas un abîme de malentendus et de folie. Nous étions fleurs parmi les fleurs et animaux parmi les animaux, sans doute, dans nos voix rêvées, avec toutes les limites que cela implique, mais également avec toute la confiance et l'intrépidité que cette nature nous offrait. La cohérence n'était peut-être pas parfaite, mais elle était suffisante pour que nous puissions user d'un crédit en l'autre qui semblait joyeux et illimité. Que s'est-il passé pour que cela ne soit plus, pour que cela, surtout, ne puisse plus être ? Par quelle plaie ouverte s'est-elle enfuie, et qu'est-ce qui l'a convaincue de nous abandonner ? Qu'est-ce qui a rendu les hommes et les femmes si maladroits, dès qu'il s'agit de se donner la réplique ? Manifester de la cohérence, un minimum de cohérence, entre les êtres, est devenu aussi rare qu'un interlocuteur à l'oreille fine. 

Connaissez-vous le bruit des balais qui frottent la peau de la caisse-claire, dans les ballades de jazz ? Ces caresses légères, soyeuses et délicates, je les entends de l'intérieur de mes vieux os, et c'est de ce type de parole que je suis nostalgique. Il semble que plus personne ne me parle ainsi, et j'en suis inconsolable. Il ne suffit pas « d'être d'accord » avec ceux que l'on côtoie. C'est la manière de l'être, qui donne de la douceur aux choses, c'est la voix qu'on laisse entrer en nous, qui nous apprend la confiance ou la défiance, et qui octroie aux gestes qu'on attend cette qualité qui nous apaise et nous incite à nous livrer. Combien semblent en équilibre précaire, constamment au bord d'un gouffre insondable, la bouche entrouverte, sans oser dire, sans oser penser, ignorant ce qu'ils aiment et ce qu'ils refusent, paralysés, ayant toujours besoin du regard des autres et de leur langue et de leurs expressions pour savoir à quoi ils ressemblent, et parmi eux, ces femmes arrivées à ce carrefour sinistre où elles vont devoir laisser derrière elles ce qui jusque là les assurait d'un pouvoir que tout le monde (moi le premier) jugeait infini, se regardant le cul dans le miroir comme on cherche les preuves d'un meurtre dans les entrailles d'un cadavre. Elles aussi auraient bien besoin de cette voix qui jadis en elles parlait justement, sans hystérie et sans crainte, mais il y a longtemps qu'elles l'ont asphyxiée du bruit rauque que font leurs muqueuses pantelantes. Il y a tant de colère refroidie en elles (les complexes rendent agressif, on le sait bien) qu'elles explosent à la moindre étincelle, et ces déflagrations intempestives qui soufflent les racines du mal font fuir leurs prétendants qui n'en demandent pas tant. Elles sont déformées par l'Accident et leur corps rend un son de tôle emboutie. « Il arrive que les gens dorment tout en marchant, c'est ainsi que je te parle et que je dors en même temps... ». Combien de fois ai-je eu l'impression que ces femmes n'étaient pas éveillées, que, pourtant, elles marchaient sur nous avec un aplomb de bêtes sans mémoire, qu'elles enfonçaient dans notre chair leurs talons aigus sans même en avoir conscience et sans entendre nos hurlements. Il ne faut pas leur en vouloir, bien sûr, parce qu'elles sont les premières à souffrir, bien plus que jamais elles ne le diront, mais on a le droit, tout de même, de vouloir s'en prémunir. 

« Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?

— Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse. »



— Mais vous disiez : « ceux qui ne lisent pas ». Vous parlez de ceux qui ne lisent pas de livres ? 

—Non, je parle de ceux qui ne savent pas lire, qui répondent sans avoir compris à quoi ils répondent, qui se précipitent, et nous précipitent du même coup dans l'idiotie bégayante. Et puis quand on ne sait pas lire, ça ne sert pas à grand-chose de lire des livres. Nous avons tous en tête de ces gens qui ont lu, manifestement, mais sans que cela leur ait profité.

— Vous visez quelqu'un en particulier ?

— Bien sûr. Mais le particulier est général, désormais, c'est pourquoi j'en parle. Tenez, encore avant-hier sur Facebook. Si l'on pose la question : « Je ne sais ce qu'il y a de plus laid, entre “sur zone” et “en rue” », on peut être assuré d'obtenir des réponses qui vont énumérer par exemple l'ensemble des expressions qui semblent aussi laides ou incorrectes que ces deux-là à ceux qui prennent la parole. Et si jamais vous avez le malheur de leur faire remarquer (nos nerfs ont des limites) qu'ils répondent à côté, immédiatement, le ton monte et ils vous accusent de les agresser. Si c'était exceptionnel, on ne dirait rien, bien sûr, c'est le côté systématique de la chose, qui rend fou.

— Vous n'avez pas l'impression de vous énerver pour rien ?

— Vous le faites exprès ou vous êtes complètement con ? Si vous ne voulez pas que je parle de ça, il ne faut pas m'interroger à ce sujet ! C'est précisément ce dont je voulais parler aujourd'hui, mais si vous ne voyez pas que ce mal est si profond qu'il est en train de nous tuer, je ne peux rien pour vous. J'ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans, en parlant presque exclusivement de ça : la surdité qui défait le monde. Si le sujet ne vous intéresse pas, allez donc poser vos questions à quelqu'un d'autre. Je l'ai déjà dit souvent, un hors-sujet ou même un contresens peut être le plus délicieux épisode d'une conversation, il peut même la sauver de l'ennui ou de la banalité, il peut en élargir le cours et lui faire prendre une direction imprévue et féconde, mais le contresens obligatoire et le hors-sujet systématique rendent tout échange impossible, de la même manière qu'une dissonance rend la consonance beaucoup plus belle et désirable, alors que la dissonance généralisée rend le discours musical insipide et atone.



« La misère morale commence avec la misère verbale. » Celui qui a écrit cette phrase est mort en 2020. Il avait donc eu largement le temps de voir ce qui est en train de nous anéantir, puisque le Désastre court depuis trente ans environ. Pierre Boutang disait que « la renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant originel. » Je ne vois pour ma part aucune possibilité de renaissance : le terreau manque. Le chant originel subsiste, certes, mais il n'y a plus personne pour l'entendre, il coule dans des souterrains qui n'ont aucune voie d'accès au monde sensible. Et d'ailleurs Pierre Boutang n'aurait probablement pas dit cela aujourd'hui. Le refus de la laisser dissoudre, c'est une blague. Tout le monde s'en fout, et en tout premier lieu ceux qui sur la place publique se vantent un peu trop d'y prêter attention.

Le même Pierre Boutang, dans un accès délirant d'optimisme, allait jusqu'à écrire qu' « il n’est pas interdit d’imaginer que la langue française ait survécu, selon un cours souterrain, et que l’heure soit proche où, vrai fleuve, elle retrouvera sa vallée sous le ciel, emportant la poussière et la boue qu’ont amassées les dernières décennies ». Soit il était terriblement en retard soit il était très en avance sur la réalité (je fais volontairement l'impasse sur la date à laquelle il a écrit ces phrases). On dira plus simplement qu'il n'était décidément pas de notre temps. Heureux homme qui est mort juste avant que la catastrophe dans laquelle nous croupissons n'atteigne son apogée !

Ça n'arrête jamais. Encore ce matin, un autre épisode, sur Facebook, de commentateurs qui commentent sans avoir lu, ou sans avoir compris ce qu'ils lisent, ou bien qui ont compris (j'ai tout de même de gros doutes) mais qui s'en foutent, assurés de leur bon droit à parler de ce dont ils ont envie de parler, et bien fort, sous nos fenêtres. Le plus drôle est de voir qu'ils se confortent entre eux, l'air de dire : Hein, on a bien le droit de comprendre ce qu'on comprend, t'es d'accord avec moi, Duchemol, je le vois à ton like ! Mais vous avez tous les droits, mes cocos… Ne vous dérangez pas pour nous, surtout ! On s'en voudrait de troubler vos ébats. Il faudrait leur verser de l'huile bouillante sur la tête depuis des mâchicoulis invisibles, de bon matin, quand ils n'ont pas encore bu leur café. Il ne faudrait surtout jamais répondre aux commentaires, sur quelque réseau social que ce soit, et d'ailleurs je me félicite tous les jours que mon blog ne les admette pas. 

Un réseau social est un lieu idéal pour voir se dessiner très clairement la frontière entre bêtise et intelligence, subtilité et balourdise, clairvoyance et aveuglement, esprit et platitude, générosité et mesquinerie, fausseté et authenticité. Les likes, les commentaires, les hors-sujets, les remarques, les contresens continuels, les prises de position, les affirmations péremptoires, les disputes et les invectives, les jeux de mots, la qualité d'humour, les silences, même, éclairent d'une lumière crue ceux qui se risquent à paraître dans le grand Livre des Visages. Je crois vraiment qu'un Flaubert aurait adoré cette fenêtre grande ouverte sur l'âme humaine, ou plutôt sur les visages humains. Castagno me le dit de manière très concise : « Les réseaux sociaux auront été un formidable révélateur de l’idiotie générale. Avant, on ne savait pas que les hommes étaient si bêtes. Chacun le supposait quand il était de mauvaise humeur, mais nous n’en avions pas la preuve. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes à l'intérieur d'elles ? Je connais un triangle dont les côtés se nomment Bach, Miles Davis et Castagno, et dont les angles sont Mozart, Manet et Proust. Je me demande combien de temps passe un homme ordinaire en présence de son sexe, quotidiennement. Nous les hommes nous avons l'habitude d'être en compagnie de notre bite, alors que les femmes, elles, ne regardent presque jamais leur chatte. On ne mesure pas bien tout ce que cela change, et tout ce que cela induit de difficultés, entre nous. Hier m'est revenu en mémoire cet épisode ridicule et pourtant hautement significatif : un pauvre type, il y a quatre ans de cela, avait inondé Facebook de ces phrases, sous toutes les entrées que je publiais : « Montre-nous ta bite ; Jérôme, c'est ce que tu fais de mieux, à défaut d'être spectaculaire ». Et aussi : « Le petit pinceau ridicule de l'artiste protéiforme ». Il avait réitéré une vingtaine de fois au moins ; il intervenait dès que je publiais quelque chose, semblant n'avoir plus d'autre activité que celle-là. Et, à chaque fois, il donnait le lien qui conduisait à un petit livre d'images que j'avais publié dans le temps, au sein duquel se trouvait une photographie que pour ma part j'aime beaucoup, qui montrait mon sexe dressé tenu par la jolie main de Céline, cliché en noir et blanc pris en 1986, au 3, rue des Arquebusiers, à Paris. Ce pauvre type ne pouvait pas imaginer autre chose que ce qu'il avait lui-même dans la tête, c'est-à-dire un mélange de perversion et de culpabilité, de honte, sans doute, et d'effroi, devant une image dont tout indiquait, au contraire, l'innocence et la simple joie du désir, de l'amour et du jeu. Les malades nous accusent toujours de leurs propres maladies, car ils sont incapables d'imaginer autre chose que ce qu'ils connaissent. Ils ont de la saleté dans l'esprit, donc ils en supposent en nous. Je n'ai jamais compris et je ne comprendrai jamais ces gens qui ont honte d'une belle photo de sexe, qui pensent qu'elle ne peut se regarder que dans le secret d'une alcôve, ou sous le manteau puant de leur complexes, qu'il renomment pudeur pour se donner le beau rôle. Il y a quatre ans, c'était le moment où je fréquentais la belle Ophélie. Je lui avais raconté l'épisode du pauvre type, ce qui l'avait bien fait rire, et sa réaction spontanée m'avait beaucoup plu : elle m'avait demandé où elle pouvait voir cette photo, qui, disait-elle « l'intéressait beaucoup ». Pas une seconde n'avait flotté entre nous l'ombre de la saleté revancharde et misérable qu'espérait projeter sur moi ce malade, bien au contraire. Le pauvre, s'il avait su… Miles Davis, j'en suis convaincu, devait passer pas mal de temps à considérer son membre. Posons-nous cette question. Nietzsche regardait-il son phallus ? Churchill ? Napoléon ? Freud ? Tchekhov ? Picasso ? Pauvres femmes qui doivent s'installer devant un miroir, ou, aujourd'hui, se servir d'un appareil photo, pour savoir à quoi ressemble leur vulve ! Encore une fois, pourquoi Dieu a-t-il choisi de cacher leur sexe ? La question me semble sacrément importante. Il aurait pu leur coller sur le front, ou dans le dos, ou derrière les mollets. Si c'était le cas, tout le monde trouverait ça tout à fait normal, figurez-vous, et tout le monde trouverait qu'un sexe entre les cuisses serait une drôle d'idée. Ce n'est pas parce que vous n'avez aucune imagination que Dieu est dans votre cas. « Je me regarde le cul dans le miroir. J'ai de la cellulite. Tu aimes bien, toi, la cellulite. Il est pas mal, mon cul. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes, pourquoi Dieu a-t-il caché la bêtise des hommes à l'intérieur, pourquoi Miles Davis joue-t-il de la trompette bouchée ? Pourquoi Dieu a-t-il décidé que les femmes vieilliraient et qu'elles deviendraient bêtes, qu'elles auraient une revanche à prendre, et qu'elles seraient bourrées de complexes ? Clara est-elle devenue complètement cinglée ou l'a-t-elle toujours été ? Est-il vrai que nous aimons la cellulite ? Nous répondrons à toutes ces questions dans un prochain épisode, c'est promis ! 

vendredi 19 juillet 2024

19 juillet

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dimanche 7 juillet 2024

Insomnie (3)


Quand les premiers symptômes du mal ont apparu, quand je n'étais pas encore familier de l'insomnie, j'étais plongé dans la terreur, car je sentais précisément et très concrètement mon esprit se désagréger, morceau par morceau. Une fenêtre s'était ouverte sur mon cerveau et je pouvais voir et sentir le désastre en temps réel. Pas besoin de scanner ou d'IRM. Anomalie avait pris ses quartiers dans mon cortex, des connexions indésirées avaient lieu et d'autres, indispensables, étaient rompues, mes neurones vivaient une vie trépidante et pauvrement anarchique, une orgie d'unijambistes adultérins et grimaçants. Mais le pire était cette sensation terrifiante que des régions se détachaient les unes des autres, pièce à pièce, et s'en allaient à la dérive, que la famille très-unie qui m'avait fait jusque là persister dans mon être était en train de se séparer pour des motifs incompréhensibles mais impérieux. Ce qui était à l'origine une symphonie classique et familière, vaguement érotique et métaphysique par moments, était devenue une pièce atomisée d'Helmut Lachenmann aux angles crochus : accouchement difficile par une nuit de blizzard, débandade sur une planète inconnue, rencontre dans la banlieue d'Andromède entre un Beethoven coupé verticalement en deux et une putain borgne assemblée à la lampe à souder. La tension était si formidable que la certitude que tout cela allait rompre d'une seconde à l'autre annihilait tout le reste, si reste il y avait eu. Je n'étais plus qu'un mince fil tendu sur lequel on disposait des blocs de fonte tranchants. Personne ne résiste à un paroxysme devenu chronique. Le paroxysme devient tumeur et cette tumeur belliqueuse enfonce des portes dans l'esprit. 

La nuit s'écrit une partition qui n'a rien à voir avec celle que nous déchiffrons durant le jour et qui révèle la fausseté de cette dernière. C'est cela qui nous tient éveillés. Un œil s'ouvre, dont nous ne soupçonnions pas l'existence, et qui contredit les deux autres, les ridiculise dans leur prétention à nous décrire la réalité. On dit souvent que la nuit tout est exagéré. Je crois que c'est l'inverse, qui est vrai. Le jour, tout est euphémisé par notre présence dans le regard des choses et des êtres. C'est le jour, qui ment, pour nous rendre la vie supportable.

À la place nouvellement révélée était quelque chose qui avait toujours été là mais qui était recouvert d'un drap le faisant fort heureusement disparaître à notre conscience. Qui avait décidé de soulever le drap ? Moi, sans doute, mais pour quelles raisons ? Pourquoi maintenant ? Le drame qui se jouait désormais en moi chaque nuit n'avait aucun sens, mais pourtant je savais, sans le moindre doute, qu'il était le sens-même. À côté de lui, tout semble dérisoire, vain, bête et comique. À nouveau, comme dans la prime enfance, l'alphabet était redevenu une suite chaotique de signes qui ne parlent qu'aux fous ou aux très sages, et je n'étais ni l'un ni l'autre. Il y avait sans doute une théorie, cachée dans ce foutoir, mais elle n'était pas à ma portée. 

Maintenant que l'insomnie m'est devenue familière, ce tohu-buhu a laissé la place à un silence bien autrement inquiétant, car il ne masque rien. Le vide a remplacé le trop-plein qu'il nous faudrait peut-être regretter. Toute cette agitation n'était que la pauvre ruse d'un esprit qui ne pouvait en croire ses sens, laissé seul face à la mort toujours imminente. Se pouvait-il que la vie et tous ses sortilèges ne fussent rien d'autre qu'un seuil éphémère, ou qu'un pont fragile entre deux abîmes ? Tous ces jeux merveilleux, l'art, la musique, l'amour, les corps, le temps et ses nations ennemies, et même l'angoisse, cette compagne fidèle et exigeante, tout cela n'était qu'un leurre, qu'un décor, qu'une scène, arpentée en tout sens, martelée par le désir et la foi, tout ce en quoi nous avions cru à en mourir ? Si j'étais cohérent, si le monde avait un sens et une permanence, alors les phrases que je suis en train d'écrire se déferaient sous mes yeux et les lettres qui composent les mots s'en iraient valser dans la nuit que j'essaie de regarder en face. Ce n'est même pas le cas… Tout ce qu'on tente de saisir nous échappe et nous échappera toujours, quelles que soient notre volonté et notre ténacité. L'intelligence se révèle un piètre allié, qui ne sert à rien, ici. Seule la musique de Bach peut encore faire vaguement illusion, illusion qu'un ordre ait pu exister un jour pour accompagner notre errance au bord du précipice. Mais déjà on ne l'entend plus que d'une oreille troublée et à moitié obstruée. Là aussi, les notes devraient retourner au chaos qui les ont soulevées de l'abîme, le temps que le temps nous fasse croire que nous existions mieux qu'un brouillard aléatoire. 

NON ! Le corps a décidé de dire « non », mais on comprend que le non n'est pas différent du oui, que ces oppositions sont encore du théâtre, de ce drame voluptueux qui nous a permis de croire vivre, jusque là. La langue elle-même est un baume appliqué sur le non-sens, ou, mieux, une enveloppe qui n'enveloppe rien. Je pourrais écrire et penser exactement le contraire de tout ce que j'ai écrit ce matin que cela ne changerait absolument rien. La vie se nourrit de notre mort et l'illusion est presque parfaite. 

Aujourd'hui, ça parle de « journée électorale », partout, ce qui démontre jusqu'à l'absurde la folie dans laquelle nous sommes plongés. Ils y croient vraiment, comme ils croient aux chansons ou aux danses de salon, aux chips sans sel ou aux analyses politiques, à la lutte contre le cancer. Ils se mobilisent, ils débattent, ils prennent position, ils prennent leur tension et se brossent les dents, ils mettent un T-shirt propre et téléphonent à leur grand-mère qui pourrit lentement dans un EHPAD. La France, cet asile d'aliénés, voudrait exister encore un peu. Il paraît qu'il est très important de continuer à faire semblant. Soit. Nous irons nous aussi jeter un papier dans une fente, nous signerons le registre et serrerons la main de l'adjoint au maire bien bronzé et souriant. La France, l'Occident, le monde, ils comptent sur nous. Tout le monde est sur scène, prêt à dire sa réplique. Ne les décevons pas !

samedi 6 juillet 2024

Insomnie (2)

 

Se lever le matin donne l'illusion que quelque chose commence, ou au moins recommence. Ceux qui la nuit ne dorment pas, ou qui seulement refusent de se lever le matin, sont donc confrontés, qu'ils le veuillent ou non, à la ligne droite du Temps-pour-la-mort. On ne peut pas leur en vouloir d'être sombres ou désespérés. 

Vivre demande une naïveté liée aux cycles. Dès qu'on pense, c'est-à-dire dès qu'on ouvre les yeux, les cycles se dévoilent comme tours de prestidigitation, ou comme l'imposition d'une volonté (“naturelle”) à la réalité. 

Vivre n'est pas différent de mourir, mais on met du temps à le comprendre, et encore plus de temps à l'admettre. Seule la souffrance ou la maladie peut nous contraindre à penser, à nous tirer du sommeil : c'est le « non » brutal que notre corps fait entendre qui nous éveille. 

Le paradoxe est que nous sommes tout autant “la nature” que nous sommes son exact contraire. Nous en faisons partie et nous ne cessons de nous rebeller contre elle, jusqu'à la martyriser, même quand elle se trouve à l'intérieur de nous. 

Les idées se heurtent à la biologie, et même si elles réussissent parfois à nous exalter, elles n'auront jamais le dernier mot. À la fin la vie se débarrasse de nous car nous entravons le processus qu'elle a mis en route en nous. 

Le repos est un repas. La vie se nourrit et se reconstitue, dès lors que nous lâchons les rennes, dès que nous cessons de produire des idées, quand nous arrêtons de vouloir donner un sens à ce qui advient. 

Dans la grande fièvre de l'infini, on entend ce crépitement : La vie se nourrit de notre mort. Vivre, c'est donc vouloir mourir

jeudi 4 juillet 2024

L'usage de la parole

 

À droite, en France, aujourd'hui, on fait semblant de ne pas comprendre. Les gens de gauche sont plus sincères : ils savent bien, eux, qu'il est tout à fait normal de désirer éliminer une bonne moitié de la population, si l'on est fidèle à ses propres convictions. Les monstres ne sont pas ceux qui s'en donnent l'allure, mais ceux qui font semblant de ne pas en être. 

La situation actuelle nous permet au moins de constater que le régime normal de la politique implique nécessairement la monstruosité. Ce sont les autres temps, qui sont exceptionnels. La radicalité peut être mise sous le boisseau durant un demi-siècle, dans un pays comme la France, guère plus. 

Bien sûr, on m'objectera que la situation est exceptionnelle, que Macron, que le Grand Remplacement, que les convulsions de l'empire américain, que l'Europe, que l'hybris technologique, que ceci, que cela… Je n'en crois rien. Ou plutôt si, la situation est bien exceptionnelle, à l'échelle d'une existence, mais cette exceptionnalité ne fait pas exception, dans l'histoire de France. J'ai tout de même un peu de mémoire, et je me rappelle ma jeunesse. Nous n'avions pas peur de penser ainsi. Nous aurions même eu honte de ne pas nous trouver de ce côté-ci de la radicalité. Tout plutôt que d'être des cadavres… C'est drôle, tout de même, comme notre époque est à la fois ultra-violente et timorée ! (Je m'avise que c'est ça, le sympa…) On a peur de penser ce qu'on pense, on tremble de mettre des mots sur les choses, mais en revanche, on en vient très vite au mains (au minimum) : époque de puceaux et de brutes, et ce sont très souvent les mêmes. 

Je suis tombé hier sur une phrase de Cioran, dans Histoire et utopie, qui me semble à la fois prémonitoire et intemporelle (et sans doute n'est-elle prémonitoire que parce qu'elle est intemporelle) : « Si par le caprice d'une puissance maléfique nous perdions l'usage de la parole, plus personne ne serait en sécurité. » Je pense que nous en sommes là. Nous avons bel et bien perdu l'usage de la parole et sommes en train de vérifier que le corollaire de cette situation est tragique, c'est-à-dire historique. Dans l'Histoire, personne n'est en sécurité. 

Ridiculiser les utopies et ne croire qu'en une démocratie molle, vide et sans saveur devait fatalement provoquer une résurgence de la radicalité dans ce qu'elle a de plus bruyant et désinhibé. 

mercredi 3 juillet 2024

Insomnie (1)

 


Qu'on le veuille ou non nous vivons avec le Temps. Il n'existe aucune échappatoire à cet axe unidirectionnel qui nous conduit vers notre mort. Que notre fin soit lointaine ou qu'elle soit proche ne change rien au fait qu'elle soit inéluctable, mais les journées et les saisons, en formes de cycles, nous donnent l'illusion, grâce au sommeil, grâce à la nature, grâce à l'oubli, d'un perpétuel recommencement. 

L'insomnie, quand elle devient chronique, dissipe cette illusion, et nous place face au Temps (tout en nous en excluant), au Temps pur de toute signification. Ce n'est pas que le Temps s'arrête, non, c'est qu'il se disjoint de nous et que nous pouvons dès lors l'observer de l'extérieur. Tant qu'on l'habite, le Temps semble avoir un sens, mais dès qu'il nous abandonne, on perçoit une autre tonalité, qui ne dit absolument rien, qui nous montre que nous n'avons rien en commun avec lui. 

Le cours normal des choses est balayé, dès qu'on ne dort plus, et de là vient la terreur qui prend possession de nous, car un autre monde surgit, un autre monde dont personne ne parle jamais. 

Notre agonie est bien trop longue, et c'est notre drame : si nous vivions une journée seulement, nous aurions l'impression que cette journée a un sens, puisque notre existence serait à l'image des éléments, mais qu'il faille recommencer et recommencer encore à croire au recommencement est un supplice que personne ne sait endurer sans devenir fou, ou, au contraire, si sage que cette sagesse-là empêche de la partager avec quiconque. Elle nous laisse seul en un lieu dont il est impossible de parler : l'élan vital s'est retourné contre lui-même. C'est l'envers de la vie. L'épuisement de ce qui nous fonde, voilà ce que nous découvrons.

mardi 2 juillet 2024

Comme

 

Il y a une forme de folie, et des plus pernicieuses, qui est de se croire raffermi par qui pense comme nous, d'opiner amoureusement à celui qui va dans notre sens : folie ou plus certainement bêtise de celui qui fait de sa surdité un réconfort. Les approbations ne valent pas mieux que les désaccords, nous le savons tous sans parvenir à le penser. 

Toute volonté d'entente s'achève en servitude. Les relations entre les organes et les systèmes d'un corps humain sont plus importantes que ces organes et ces systèmes et il en va de même dans le corps social. C'est dans le commerce, que les hommes se révèlent le mieux, car c'est là qu'ils échangent leur soi contre un eux qui leur permet d'être cotés en gonades : il y va de leur tranquillité. La promesse qu'ils placent au-dessus de toutes est celle qui les assujettira ; ils ne veulent rien plus que servir. La vérité passera toujours après, et ils n'imaginent pas de servir autrement qu'en trouvant en l'autre un soutien compatissant à leur absence de pensée. Ne pas penser à deux est plus agréable que penser seul comme le monstre qu'on est forcément en ce cas. Plutôt la terreur du miroir que celle de la liberté… 

dimanche 30 juin 2024

Nuages

 

Plus j'avance en âge plus la musique pour piano de Debussy me fascine. Je découvre bien tardivement que je n'en avais pas pris toute la mesure, même au temps où j'avais le nez et les doigts dans les partitions. Debussy est vraiment un cas à part, dans l'histoire de la musique. Il est autant musicien que… Que quoi ? La tentation est grande de répondre « peintre », mais c'est un peu trop rapide et trop peu dire, même s'il est indéniable que la peinture (disons plus généralement l'image) joue un rôle énorme dans ses compositions. Toutefois, il ne faudrait pas l'exagérer jusqu'à en oublier le reste. Comme tous les génies, Debussy était bien plus que ce qu'il savait de lui. 

J'écoute en particuliers ses préludes, et, dans ses préludes, la série qui va, dans le deuxième livre, des Feuilles mortes aux Fées, en passant par la Puerta del Vino. Je me rappelle très bien le jour où j'ai rapporté à la maison le coffret des deux livres enregistrés par Krystian Zimerman, au milieu des années 90. Quel choc, à son écoute ! J'avais l'impression d'entendre ces préludes pour la première fois. Il n'y a guère que la version de Michelangeli qui peut rivaliser avec celle du Polonais. Je ne sais ce qu'en aurait pensé Richter, qui était très critique de l'interprétation du pianiste italien, qu'il trouvait sèche et sans âme, mais parfaite, mais j'ai eu quant à moi la sensation de redécouvrir Debussy, de plonger dans un monde tout à fait différent de celui que je connaissais jusqu'alors. 

Le son du premier accord des Feuilles mortes, on y tombe comme dans un puits sans fond, immédiatement happé par un mystère insondable — il est absorbé par lui-même. Et cette impression est redoublée, encore augmentée par la distance incommensurable qu'on éprouve, physiquement, entre le premier et le second accord. Ce n'est même plus de l'ordre du rythme, ou du tempo, ou du rubato, ce qu'on ressent dans cet enchainement, dans cette attente, c'est la suspension du temps et l'annulation de la durée, c'est l'infini vertige qui nous sépare de l'autre quand on croit le toucher. J'ai écouté ce commencement par Samson François, Michelangeli, Pollini, Pierre-Laurent Aimard, Arrau, et à chaque fois j'ai trouvé ça presque banal. Il aura donc fallu que ce soit un Polonais, “spécialiste de Chopin”, qui trouve la sonorité et l'attaque et l'agogique qui rendent pleinement justice à cette musique stupéfiante qui n'a aucun équivalent dans la tradition occidentale. Le poids de chacun des doigts dans leur disposition horizontale, qui fait que l'accord semble joué par la main, et non plus par les doigts, la matité minérale de la sonorité, font résonner ces accords en nous comme des cloches mentales qui viennent du plus profond de notre être. Quand Zimerman joue ce prélude, il ne joue pas du piano, il joue de l'esprit, il met en résonance nos organes. Quant à la Puerta del vino, n'en parlons même pas ! Michelangeli semble jouer ça au sortir d'une mauvaise sieste, ses mains pèsent des tonnes, il semble avancer dans une glu épaisse, Pollini arrondit le tout de legato, gomme toutes les arrêtes, ses personnages n'ont aucune tenue ; Arrau semble maladroit comme un ivrogne qui essaie de marcher droit sous le regard de l'agent ; Pierre-Laurent Aimard n'a pas l'air de savoir où il se trouve, ni qui il est, et c'est encore Samson François, habitué aux improvisations et aux danses d'arrières-cuisines, qui tire le mieux son épingle du jeu. Zimerman, lui, dressé sur la quinte aride et tendue qui refuse de céder, à la verticale de l'instant brûlant, se tient droit dans les angles du désir jusqu'à frôler la folie de l'ultime abandon. C'est ardent, sanguin, orgueilleux, d'une grâce noire et désespérée, tracé d'une pointe sèche faisant jaillir des étincelles de la pierre et du ventre de la danseuse en sueur. Mais l'art de Zimerman n'est pas circonscrit à chaque prélude, il est aussi dans leurs contrastes, dans leurs relations et dans leurs échos clandestins. L'indicible et le croquis saturé de noir ou de lumière sont liés par des sonorités d'une beauté inouïe qui plongent directement dans notre réseau nerveux tendu à l'extrême. La peau de “l'impressionniste Debussy” est retournée jusqu'aux muqueuses, et c'est autrement intéressant que l'éternel pastel fumeux dont souvent on badigeonne paresseusement sa musique en prenant des poses de jeune nymphe endormie. 

Debussy n'aime que « l'innocente grammaire » et le jeu, certes, mais les « touches délicates reliées par un lien mystérieux » n'ont jamais signifié le renoncement à la précision et parfois à la morsure d'un trait de feu. Ne pas s'interdire la brûlure et la plaie par manque d'imagination ou par conformisme ! La plume trace et perce tout à la fois, même si elle laisse sourdre une encre qui trouble la lumière, et même si les traces que le compositeur dispose dans le temps avec la science d'un jardinier quantique sont toujours éphémères, elles peuvent nous ronger longtemps et profondément, comme ces nuages qui passent avec une lenteur irréelle. 

Debussy dit très souvent les choses deux fois, comme pour nous faire sentir que la réalité ne peut se déchiffrer qu'en superposant deux images qu'on croit identiques ; c'est dans leur infime dissemblance qu'un sens vient à nous, donné par le temps et la perpective sonore : plus la nuance est fine, plus elle signifie et met en branle en nous un mouvement qui nous surprend et nous transforme. L'émotion si singulière que suscite sa musique vient directement du mouvement qu'il sait faire naître dans notre corps plus que dans notre esprit. Dans notre chair, des fées légères poussent doucement des eaux délicates qui franchissent des frontières dont nous ne soupçonnions même pas l'existence.

jeudi 27 juin 2024

Remerciements

Je n'ai encore jamais remercié les participants à la "cagnotte Leetchi" qui soutient tant bien que mal ce blog et son propriétaire. Il est plus que temps de le faire !

Merci beaucoup à :

Dominique Bianchi, Philippe Jullien, ColarGol, Jean-Marie Dubois, Quentin Verwaerde, Jean-Paul Bayol, Nicolas van Rompaey, Marie Courtemanche, Jenny Gaden, Marlène Schiappa, Philippe Chabirand, Frigide Barjot, Isabelle Poinsot, Arlette Ratava, Olivier Verley, Nathalie Odier, Frédéric Martinez, Laurent Janaudy, José Pereira, Pascal Adam, Jérôme Toulouse, Ge Eg, Sébastien Bluteau, Philippe-André Lorin, Adrien Solis, et l'Anonyme. 


Vous ne vous en doutez peut-être pas, mais ce soutien financier est très important pour moi, surtout en ce moment. Si les quelques textes bien imparfaits que je dépose ici peuvent trouver grâce à vos yeux et éveiller quelques échos favorables, j'en suis très heureux. Merci encore de votre soutien !


Georges de La Fuly

dimanche 23 juin 2024

Frottements discrets et retours de l'être aimé [journal]

 

Chœur d'ouverture de la Passion selon saint Jean. 

Réveillé à six heures avec cette phrase en tête : « Triez mal, il en restera toujours quelque chose. » Il fait beau. Malheureusement, je ne sais pas (plus) à quoi elle se rapporte (rapportait), cette phrase. Est-elle issue d'un rêve ?

J'ai rêvé de Thérèse, ce matin, entre quatre heures et demie et six heures. J'ai bien dormi, à part une courte insomnie entre trois heures et demie et quatre heures et demie. Il y avait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Est-ce grâce au millepertuis, que je prends depuis trois jours, au CBD, à autre chose, aucune idée… 

Les frottements de la Saint-Jean… Cette musique, ce matin, s'est imposée tout naturellement. Changement, depuis trente ans : je n'aimais pas la version de Gardiner (dans cette ouverture), que ce matin je trouve géniale, contrairement à celle d'Herreweghe, que je trouve ennuyeuse, plutôt molle et fade. 

J'ai donc rêvé de Thérèse. Chère Thérèse, que j'ai rendue bien malheureuse, il y a un peu moins de quarante ans. Dans mon rêve, et bien que celui-ci ait été tendre et agréable, elle se vengeait de moi, ce que dans un premier temps je ne voyais pas. Il était question de jouer au 421, et comme je ne comprenais pas en quoi ça consistait, elle m'expliquait que pour gagner il fallait que les dés forment quatre fois de suite la combinaison 2+1. 4 x 3, donc, ce qui donne 12 (21 à l'envers), ce qui donne à nouveau 3, en définitive. Toujours ce chiffre, qui me poursuit depuis toujours, sous forme de rythme, de mesure, de relations, de “dialogue”. À l'époque de Thérèse, nous étions bien trois, elle, Céline et moi. J'ai toujours pensé que dans un dialogue (et donc dans une relation) il y avait forcément un tiers, le plus souvent silencieux, innommable, mais très agissant. Le chiffre 3 est celui qui fonde toutes les Variations Goldberg, qui les organisent, qui les structurent, c'est le chiffre de la Trinité, qui est une dualité creusée, augmentée, vue de plus haut. Triez mal… (entre l'un et l'autre) et vous obtiendrez autre chose que ce que vous cherchiez, ce qui, précisément, ne se trouvait pas de prime abord dans l'équation ; vous aurez fait naître la vie, qui est le mystère enfoui au cœur des choses, le plus, le trop, l'imprévisible, le Singulier absolu. Rien n'est la proie de la mort, tout est la proie de la vie. La vie n'étant qu'une mort vue de plus haut, une vue plus large, quand la mort n'est qu'un cas particulier, un arrêt sur image. 

L'ouverture de la Passion selon saint Jean, qui l'écoute vraiment, qui ose se faufiler entre ses lignes, entre ses chairs à vif, qui ose entendre ces dissonances pleines d'humeurs amoureuses et d'effroi, ces glissements de terrain en perpétuel mouvement, ces failles géologiques, ces plaies ouvertes, ces cris comme des bulles de laves qui remontent à la surface, qui crèvent par endroits le flux invincible. Je reviens de très loin. Personne ne le sait. Me suis baigné dans un bain de confusion, un bain acide aux arômes merveilleux, ma peau est encore brûlée et rougeoyante, mes organes encore fumants, effarés de ce qui les a traversés.

Les petits seins un peu tombants de Thérèse étaient attendrissants, sa chair un peu triste, trop blanche, souffreteuse. On ne peut pas dire qu'elle respirait la santé. Elle était maladroite, ne jouait pas très bien de l'alto, saignait facilement, avait un léger défaut de prononciation, imitait à la perfection l'accent picard, mangeait beaucoup de sucre. C'est sa tristesse qui m'avait séduit, un jour, sur scène, son visage de profil, un peu penché. Elle était alors avec P.S., violoncelliste vedette à l'Intercontemporain. J'avais composé un trio à cordes injouable, dédicacé à sa rivale, dans lequel la pauvre s'était noyée avec beaucoup de bonne volonté. Je voudrais lui demander pardon. Elle était l'antithèse absolue de Céline, qui avait de beaux seins ronds et fermes, de longues jambes, qui était en très bonne santé, toujours gaie, gracieuse, amoureuse, généreuse, douée, aimée, intrépide, et si drôle. 

J'ai mangé du pain blanc, ce matin, et même un croisant. J'aimerais savoir si elle vit toujours, Thérèse. Elle avait une sclérose en plaques. Elle avait adopté une petite fille, s'était mariée avec un acteur devenu juge, plutôt sympathique. Elle m'a aimé et moi j'étais inattentif, léger, trop gâté, d'une arrogance d'aveugle qui donne des coups de canne blanche à tous les passants.

À cet âge-là, je tenais un carnet dans lequel je notais le nom de toutes mes conquêtes féminines. Je l'ai perdu, ce carnet. Tant qu'on est jeune, on pense qu'on n'oubliera jamais, mais j'ai presque tout oublié. Ne surnagent tout au plus qu'une dizaine de noms. Pourtant, ces femmes ont existé, et si je suis passé par elles, elles m'ont forcément changé, ne serait-ce qu'un peu, à des degrés divers ; et surtout, je voudrais les revoir, les toucher, leur parler, ce matin, ne serait-ce que brièvement. Une théorie de prénoms, et c'est déjà un roman ; c'est bien suffisant. Toutes ces peaux, tous ces ventres, tous ces sexes, toutes ces bouches, tous ces cheveux, tous ces pieds, toutes ces voix, et l'on ne retient que dix noms, et encore moins de sensations ? Comment est-ce possible ? C'est possible parce qu'on est inattentifs et que c'est la prochaine qui compte. Je ne suis plus du tout celui-là, mais il ne sert à rien de pleurer sur celui qu'on fut. Je ne suis pas (plus) non plus celui que je suis. Ne rien regretter, surtout…

Se frotter au corps d'une femme, c'est comme frotter la lampe d'Aladin, ça fait sortir un génie de nos corps, mais on n'est pas toujours prêt à le voir, ni à le reconnaître. À mon âge, on remplace ce frottement là par les frottement des phrases entre elles. Une femme qui vous dit « Je n'ai pas envie d'entendre que je te fais bander » n'a aucun intérêt — il fallait que cette phrase soit écrite. On la plaint, cette femme. 

Reinhold Messner dit : « L'alpinisme, c'est aller volontairement là où on peut mourir pour ne pas mourir. » On peut écrire exactement la même chose de l'amour. Mourir pour ne pas mourir, c'est là qu'on voulait aller. C'est une forme de vie supérieure, le désir, une vie augmentée qui ne doit rien à leurs conneries de transhumanisme. Pauvres gens… Ils ont donc si peu en leurs organes qu'ils ont besoin de les remplacer ou de les améliorer. Ce sera toujours par moins bien, mais ça (se) calculera mieux et plus vite. Ils n'ont toujours pas compris que le plus est très souvent un moins dont on n'a pas encore pris la pleine mesure, par myopie.

[Celle d'Harnoncourt est encore pire que celle d'Herreweghe. Revenons vite à Gardiner.]

« Le poisson rouge, à l’abri de deux fléaux majeurs : l’ennui et la rage de l’expression. » Nous avons sorti la tête de l'eau et nous avons pris un coup sur le bec, toi et moi. Jean-Pierre Georges écrit : « Seul le chien porte l'attente au niveau de la mystique. » Je suis donc un chien. Chien parmi les chats, ces animaux arrogants, capricieux, prétentieux, dingues et méchants, qui méprisent le remords et la honte. Leurs seules qualités : ils ont fait du sommeil une œuvre d'art et leur ronronnement nous ôte la boule d'angoisse qui nous tient éveillés. 

Je préfère le génie de deux ou trois phrases isolées que personne n'a remarquées au talent du roman fleuve qui les tient en haleine, avec ses odeurs de crème solaire. La belle construction souvent me dégoûte. Quand la nuit fait rage, on sait ces choses-là. 

Il y a quelques années, j'écrivais :

« Il faudrait inventer un Photoshop des mots. Par exemple, tout à l'heure, j'écrivais : “Elles aiment bien se trouver un fils, à défaut de se trouver un père.” Puis, j'ai réfléchi, et je me suis dit que l'inverse était peut-être encore plus vrai : “Elles aiment bien se trouver un père, à défaut de se trouver un fils.” Mais, dans le fond, c'est les deux à la fois, qu'il faudrait pouvoir écrire, et simultanément, pour être juste (de la même manière que j'ai superposé deux pages manuscrites d'Aragon). Et ça, c'est impossible… Du moins pour l'instant. Avec un logiciel comme Photoshop, on peut doser la quantité de chacun des deux calques superposés. Par exemple, ici, on pourrait construire un sens avec la proposition 1 à 40% et la proposition 2 à 60%. On pourrait même raffiner encore plus. Par exemple, la proposition 1 serait perceptible à 30%, la proposition 2 à 55%, et il resterait 15% de quelque chose qui ne serait ni l'une ni l'autre proposition. À quoi ressemblerait un texte dans lequel deux assertions contradictoires seraient données simultanément, et par quel moyen y parvenir, en l'état actuel de la technique et de la culture ? » C'est une idée qui m'obsède. Il me semble que j'y suis parvenu parfois, très rarement, et assez maladroitement, artisanalement. Mais c'est quelque chose que je ne maîtrise pas, que je ne peux pas obtenir à volonté ; c'est plutôt une chose qui s'impose à moi, qui vient de je ne sais où, et que je reconnais avec gratitude.

Elle m'aime et à la fois ne m'aime pas. Voilà ce que je voudrais savoir écrire. Il parle et à la fois se tait. Il souffre et à la fois est joyeux. La mort est un moment de la vie — j'ai longtemps pensé l'inverse. En musique, on sait faire ce genre de choses. Mais les phrases, elles, ont une habitude qui vient de très loin (du moins en occident), et qui exclut la contradiction simultanée (comme il y a de la traduction simultanée). Un corps, c'est un organisme qui vit sans cesse dans cette contradiction simultanée, qui est la vie-même. Il expire et inspire, il construit et détruit, il agit et non-agit, il sympathise et antipathise, il accélère et il freine, il est constamment en équilibre instable, en tension, ou sous tension, en rythme menacé d'apathie. « Cerveau : une conscience claire dans un bain de sang. » J'ai fait une recherche, sur le mot « relation », dans le beau dictionnaire de Farreny, et je suis tombé sur une citation d'Onfray, extraite de La Puissance d'exister. « Une relation avec l’autre est impossible à construire si la saine relation entre soi et soi qui construit le Je, n’existe pas. Une identité défaillante, ou absente à elle-même, interdit l’éthique. Seule la force d’un Je autorise le déploiement d’une morale. » Quel imbécile, cet Onfray ! Tout ce qu'il écrit est de l'ordre de la proclamation, et vise à donner de lui une belle image. Il ne sait pas faire autre chose que bomber le torse. Tout le contraire de la vraie littérature. Ça ne m'étonne pas qu'il ait écrit un ouvrage entier pour démolir Freud. Il se trouve intelligent et sa parole est toujours indexée (dressée, perchée) sur ce complexe-là. Onfray-Exemple, devrait-il se nommer ! Que n'a-t-il eu des enfants… Je travaille, moi, Monsieur ! Comme Richard, dirait Cosima… Ci-gît un homme-au-travail très occupé à être intelligent, gonades-bouquées. 

Triez mal, oui, voilà l'ordre ! Un bon tri est bien mal acquit, sauf pour les crétins sûrs-de-leur-coup. Une conscience claire dans un bain de sang, voilà l'état naturel. Dans le fond, qu'est-ce que le Saint Esprit de la Trinité, si ce n'est la Vie qui s'interpose entre les dieux et les hommes, les apaise, cette vie qui provient du fond des temps et des bactéries. Cette Trinité, c'est tout de même un sacré coup de génie ! C'est elle qui rend cette religion supérieure à toutes les autres. Le Christ était vraiment d'une intelligence supérieure. Il a rendu palpable en nous tout l'impalpable du Vif et de l'Immortel. Il n'a pas fait le tri, et il a même cru se tromper, un instant, ou du moins il a douté du Père. C'est bien le seul humain qu'on puisse trouver intégralement sympathique, sympathique à 100%. Il aurait dû écrire un roman, un roman qui aurait parlé de toutes les femmes qu'il a croisées. Ça m'aurait salement intéressé, ça. Jésus, c'est l'exact contraire d'Onfray. Il n'essaie pas du tout de paraître intelligent : il l'est tellement qu'il se fiche éperdument de passer pour un benêt un peu perché. Comme dirait Jean-Pierre Georges : « Les hommes me prouvent le contraire. » Le contraire de quoi ? Le contraire du contraire. En tout cas, il avait parfaitement compris que ses frères ne savent pas parler, ni écouter. Il en a fait l'amère expérience, mais il ne s'est pas démonté, et il a retourné la langue contre elle-même, avec beaucoup d'humour et de douceur, je n'ose dire d'esprit. Sa solitude était un million de fois supérieure à ce qu'on ne connaîtra jamais, sans que jamais il ne fasse de reproches à sa condition. Même ses colères étaient douces. Il a tout simplement inventé la générosité, et il n'y a que les imbéciles pour le croire naïf. 

Les dernières fois où nous nous sommes côtoyés, Thérèse et moi, c'est au moment où j'ai décidé de quitter le conservatoire. Je m'y sentais étranger, depuis le départ de Jacques, et c'était très désagréable. L'esprit avait vidé les lieux. Je m'y rendais toujours comme si j'allais en territoire ennemi, et nous nous donnions rendez-vous dans un café, du côté de l'Observatoire, elle et moi, afin de créer une sorte de sas, de recharger nos immunités, avant d'entrer en ces murs qui en très peu de semaines avaient radicalement changé de polarité. Elle était adorable, alors. Comme si elle sentait qu'elle pouvait de son corps fragile un peu me protéger, m'entourer d'une sorte de gangue sororale, et je l'aidais à gravir les escaliers car déjà elle commençait à boiter. Nous n'en faisions pas des tonnes, mais c'était doux. Nous chuchotions dans Paris. Elle m'a soigné, moi qui l'avais écorchée. Nous vieillissions, un pas après l'autre, dans le printemps clair, sans acrimonie, et les souvenirs déjà nous enveloppaient, sans peser. 

Après ça, elle a disparu, comme bien d'autres ont disparu. J'ai laissé passer vingt-quatre ans avant d'oser y repenser. Il faut parfois beaucoup de temps avant que les êtres se décident à nous montrer leur vrai visage. D'ailleurs ils ne décident rien, c'est le temps qui les prend autrement, qui nous fait voir un profil qu'on avait soigneusement ignoré, ou qu'on voyait sans pouvoir le comprendre. On a toujours le sentiment d'être bête, quand on repense à tout ce qu'on n'a pas su voir ou entendre, mais c'est précisément cette bêtise qui nous a permis d'arriver au point qui nous suffit à l'entrevoir. La muflerie a visage aimable, quand le défaut d'attention nous fait tourner les épaules ou le regard. Les êtres sont des statues engoncées dans un vide parfait qui les isole mieux que des murs. Il lui prend la main mais regarde son smartphone. Il faudrait toujours aimer avec dix ans de distance, alors qu'on n'est plus celui qui aime, ou qui aimera. Alors elle reviendra lécher ses plaies, ses jolies plaies qui lui font des sourires tendres sur tout le corps, et ses sanglots nous feront un joli trou dans le ventre. On le sait. Patience ! Ce ne seront bientôt que quelques mots qui se suivent sur l'écran.

Je voudrais dire tout cela. Mais plus j'aspire à savoir le dire, plus je me méfie de ce savoir, qui me semble vulgaire. Il est facile d'apprendre à faire quelque-chose, même les imbéciles y réussissent, mais si la vie manque, si le silence n'est pas de bonne qualité, si la solitude n'est pas authentique, si nous ne disparaissons pas suffisamment de l'instant et de la parole, la vérité se détourne de nous, déçue de notre arrogance, et nous sommes Gros-Jean comme devant. Il ne suffit pas de se contredire, ce serait trop simple. Que retenir dans nos passoires ? Les joies et les douleurs font des grimaces qui nous les rendent méconnaissables, interchangeables, et nous reprenons nos vieilles habitudes d'assassins du regard. Exister à ses propres yeux, quelle barbe ! 

Le vent courbe les hautes herbes de mon jardin, je n'y suis pour rien, mais nous ferons comme si c'était voulu par la phrase. D'ici, je perçois nettement les pensées de l'autre, qui chassent les miennes. Ce n'est pas si désagréable. L'autre est plus à plaindre que nous. Le retenir est folie, mais c'est doux, jusque dans l'aigreur. 

samedi 22 juin 2024

Honeysuckle Rose [journal]

 

« Les réseaux sociaux ont mis les hommes dans un état inédit. Nous pouvons être déprimés chez nous et plaisanter en ligne. Avant, il était possible d’être déprimé et d’avoir à se rendre dans un lieu où la compagnie nous obligerait à le cacher. Mais soit nous y arrivions et devenions légers pour quelques heures, soit nous échouions et demeurions dans notre chagrin. Avec Facebook et compagnie, seuls derrière notre écran, nous pouvons être pleinement déprimés et pleinement plaisantins à la fois. » (Castagno)

***

Et c'est Philippe !

« Oui, bonjour Gabrielle, voilà, c'est Philippe à l'appareil, qui vous appelle de XXX, en Alsace, et vous demande une chanson de Françoise Hardy, “La maison où j'ai grandi”, car en elle il y avait une sensibilité extrême qui lui rappelait la maison où elle a vécu, où il y avait des arbres, des fleurs, et des amis qu'elle a connus. Et quand elle y est revenue, des années après, c'est le but de la chanson, elle s'est aperçue que tous les gens qu'elle a connus étaient partis. Il n'y avait plus de fleurs, plus de jardin, bref, plus une seule trace. D'ailleurs, elle le dit dans la chanson. Mes amis, plus une trace… Et moi je crois que ça lui a fait un pincement au cœur, ça se comprend, dans sa chanson, et même ça se ressent. Moi ça me rappelle énormément de souvenirs, cette chanson m'a fait énormément vibrer, et me rappelle mes parents qui sont partis, également mes frères et sœurs, nous étions tous ensemble, nous cinq, mes deux frères et sœurs, et mes parents quoi, on était à cinq, hein, plus les oncles et tantes, et puis, vraiment ça m'a fait énormément vibrer. Merci, bisous à toute l'équipe, bonne continuation, et à bientôt, au revoir. Philippe. »

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« Ceux-là sont faibles d’esprit, qui se font une obligation sublime d’avoir une opinion sur tout le contemporain, de prendre parti à propos de tout, et dont cet amoncellement de jugements et d’opinions, s’il laissait trace, formerait un fumier d’inanité et de ridicule. »

Je trouve Montherlant assez mou, ici. Mais enfin, on ne peut pas le condamner, car il n'a pas vu ce que nous voyons, il n'a pas vécu dans le brouillard numérique qui nous traverse les organes et les os en permanence. Il n'a pas subi comme nous depuis quinze ans le Gros Tambour numérique qui ne dort jamais et qui rend tout le monde fou. 

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Hier, premier jour de l'été, j'ai découvert un écrivain, et pas des moindres, à mon avis. Je n'en avais jamais entendu parler. Je raffole de ce genre d'écrivains qui nous libèrent complètement. On peut donc écrire ça, on peut donc écrire (et penser) comme ça ? Quel bonheur, quel vent de fraîcheur ! Il y a bien longtemps qu'une chose pareille ne m'était pas arrivée. Il y a des proses (ou de la poésie, peu importe) qui nous indiquent le chemin, sans nous l'imposer, sans rien imposer, et qui nous font retrouver le goût sans pareil de la liberté. Je dis des proses, mais c'est assez faux. Dans le cas qui m'occupe ici, c'est bien le corps complètement singulier de l'écrivain qu'on sent à chaque phrase, à chaque vers, sous chaque aphorisme. C'est cela qui me saute à la figure et qui me fait dire qu'il est important. À quoi sert la littérature, si elle ne nous rend pas libres ? À quoi sert d'écrire si c'est pour ne jamais écrire que ce qu'on doit écrire, ce qu'il était évident que nous allions écrire, ce qu'il était convenu qu'il faudrait écrire, et de cette manière, si écrire n'était pas l'occasion de sortir du monde, ou de sortir dans le monde avec un corps différent de celui que les autres connaissent, croient connaître ? 

Sur les réseaux sociaux existe une terrible chape de plomb en forme de tenaille : d'un côté, les tenants de « la grande littérature », et de l'autre les illettrés, enflure et papotage, lourdeur et insignifiance. Entre les deux, la porte est étroite, mais c'est la seule qui m'intéresse. C'est ce que j'avais tenté de faire avec mes Kagis, il y a déjà quinze ans. Raboter. Ne garder qu'une très mince enveloppe autour d'un centre vide. Mais bien sûr, ça n'intéresse personne. Ce sont toujours les seules choses dont nous sommes un peu fiers qui n'intéressent pas. Je n'ai par exemple jamais vendu un seul exemplaire de mon disque “Double silence plein la bouche”, si, un seul, alors que c'est sans doute ce que j'ai fait de mieux jusqu'ici. Le plus beau tableau que j'aie fait a fini sa pauvre vie dans le garage d'une ex, en morceaux.

L'autre jour, j'ai déposé sur Facebook un autoportrait que j'avais fait il y a dix ou quinze ans et que j'avais pris en photo avant de le brûler. On m'en a fait beaucoup de compliments. Le nombre de tableaux qui ont fini au fond du jardin, pourris, moisis, ou abimés par les éléments, la pluie, le soleil, les intempéries, brûlés, passés au karcher… Je ne les compte plus. Ça me venge un peu, je crois. Pourquoi l'ai-je brûlé, celui-là ? Pas parce qu'il me déplaisait, mais parce que je pensais que ce serait joli (j'avais pris des photos de la peinture en train de brûler). Le résultat a été très décevant. Je voulais sans doute photographier le sens qui fuit, mais il fuit en se fuyant lui-même, ce con. Durant toute une partie de ma vie, j'ai été mortifié de n'avoir pas d'œuvre, et aujourd'hui je voudrais que le peu qui existe disparaisse. Mais bien entendu, je n'ai pas le courage nécessaire, alors, de compromis en compromis, s'édifie une pauvre cabane brinquebalante et rafistolée de toute part. Et si l'on n'y comprend rien, eh bien tant pis.

Il n'est pas d'accusation plus idiote que : « Tu passes trop de temps sur Facebook. » Le manque d'imagination est ce qui me frappe le plus, aujourd'hui. D'imagination et de fantaisie. Tous ils sont persuadés de savoir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut dire, comme il faut le dire, et où. Ils ne savent que répéter indéfiniment les choses qu'ils ont apprises ou qu'on répète autour d'eux. Ils ne savent qu'emprunter les voies que leur propose le monde. Savoir ce qu'il faut dire, ce qu'il ne faut pas dire, et le moment où l'on peut dire, et à qui, c'est ce qu'il y a de plus difficile. Mais c'est bien le degré de liberté auquel on parvient qui importe, qui nous sauve de la répétition et de l'enfer du regard d'autrui. Or ils ne connaissent qu'une seule alternative. Le sérieux ou le non-sérieux. Le valable ou l'invalide. Le noble ou l'ignoble. On dirait que le XXe siècle n'a pas existé… 99% des poètes d'aujourd'hui sont à mettre à la poubelle, par exemple. 98%, peut-être… Et ne parlons pas des écrivains ! 

Mais je vois que Roland Jaccard, Denis Grozdanovtich et Patrice Jean le connaissent et l'aiment, mon écrivain. Je ne suis donc pas complètement seul à le trouver génial, celui qui a été qualifié paraît-il de « Cioran de sous-préfecture », ce que je trouve à la fois juste et très injuste. 

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Ah, j'en aurais, des choses à raconter, vous savez, si j'étais libre !

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— J'ai des idées suicidaire.

— Moi aussi je pense au suicide en ce moment.

— Il faudrait quelque chose de rapide.

— …

— Vous buvez quoi, le matin ?

— Rien, ou un jus de citron dilué. Et le dimanche, du café.

— Deux cafés expresso tous les matins pour moi.

— Montrez-moi vos seins, ça nous changera les idées. (Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours pensé que vous aviez de beaux seins.) 

— Vous dites ça à toutes les femmes ?

— Non. Je dis toujours la vérité. Du moins j'essaie.

— Vous avez un chien ?

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« On vise la réalité, et puis finalement on tire n'importe où. »

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Les femmes ont toutes des idées très arrêtées sur la morale et le devoir, mais elles oublient toujours de s'appliquer ces règles à elles-mêmes.

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Pleinement déprimés et pleinement plaisantins… Je dirais plutôt pleinement désespérés. L'écrivain dont je parle plus haut a un humour extraordinaire. Un humour dont j'avais presque oublié l'existence. Tout le monde parle d'humour, aujourd'hui, alors que personne n'est drôle. Le véritable humour ne peut provenir que du désespoir. Tant qu'on espère quelque chose, ce quelque chose pèse sur nous, nous rend lourds, épais et prévisibles. Vous en connaissez, vous, des gens qui ont de la fantaisie ? Ça se fait bigrement rare. Ils ne peuvent pas avoir de fantaisie, puisqu'ils veulent « vibrer ». 

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En lisant Cervantès, j'ai découvert que beaucoup des proverbes et des maximes que je croyais provenir de « la sagesse populaire » avaient été écrits par le père du Quichotte. C'est étonnant. 

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Quitter la vie ? Encore faudrait-il l'avoir épousée un jour… Contrairement à ma correspondante, je trouve qu'il faut prendre son temps, pour se suicider. « Il ne sait que trop qu’on ne se tue pas pour des raisons, mais par fatigue des raisons. » écrit Roland Jaccard, qui en connaît un bout sur la question. 

Dans mes mails, je trouve une proposition d'abonnement à un site de rencontres « de femmes mûres ». L'étrange n'est pas là. Le surprenant est que la photo de la dame qui illustre le mail me montre une femme nue qui ressemble étrangement à l'une des celles qui ont traversé ma vie, à l'époque où j'avais encore des espoirs et des prétentions. On a l'impression que ces applications savent tout de nous, ou qu'elles parviennent à reconstituer notre vie, à partir d'éléments épars trouvés sur le Net. C'est un peu effrayant, mais c'est aussi très drôle. Il faudrait que j'envoie cette photo à Thérèse, pour voir sa réaction. Elle s'était fait prendre en photo par Robin, qui avait fait d'elle une série de nus, et qui en tremblait d'excitation. Moi je n'étais pas bouleversé par son corps. À l'époque, je voulais de la pleine santé. Nous ne sommes jamais à l'heure. 

Je ne suis pas triste, aujourd'hui, même si je suis désespéré et meurtri. La douleur qui coule en moi me fait rire, et j'écoute Honeysuckle Rose, par le trio de Keith Jarrett, en 2007, à Montreux, dans l'album “My Foolish Heart”. Peut-être que cette douleur est si profonde qu'elle ne sait plus comment affleurer. Ain't Misbehavin'… Mais où allaient-ils chercher toute cette joie, bon dieu ?

***

Depuis deux jours, je prends du CBD, un dérivé du cannabis, le soir, pour tenter de dormir. Ça ne fonctionne pas bien, mais ce qui est amusant est qu'à peine ai-je sucé une pastille de ce produit que ma voix baisse d'une tierce ou d'une quarte environ, comme si la substance détendait mes cordes vocales, les allongeait. On s'amuse comme on peut. 

***

Il faudrait sans doute s'alarmer ou s'indigner de ce qu'est devenue cette pauvre radio, France-Musique, mais je n'en ai pas envie. L'indignation me semble ridicule. Nous sommes dans un autre monde, désormais, et se rappeler l'ancien est presque une faute de goût qu'il faut laisser au Gros Tambour et à ses fidèles. Ils font déjà assez de bruit comme ça. 

***

You Took Advantage Of Me !

mardi 18 juin 2024

Le Seul

 

Chaque doigt a le juste poids, l'exacte vitesse d'enfoncement, la détente adaptée à la note et à la phrase. Parler de précision ici serait presque grossier, c'est plus que cela, ou c'est mieux que cela. La pulpe de ses phalanges distales épouse le clavier avec douceur et presque tendresse, il n'agresse pas les touches, jamais, il ne frappe pas ; ses doigtés sont parfaits, qui laissent ses mains absolument libres et sereines. Mais ses mains ne sont rien de plus que le prolongement de son oreille interne, et rien ne semble venir s'interposer entre elles. 

Les très grands pianistes ont ceci en commun que tous, quand nous les écoutons, nous donnent la certitude qu'ils sont les seuls. Celui que nous sommes en train d'écouter est le plus grand, le plus génial, le plus élégant et le plus profond. Les autres n'existent plus. J'y pensais en écoutant (et regardant) Arturo Benedetti Michelangeli jouer la sonate en ut majeur de Baldassarre Galuppi, en 1962, à Turin. Ce jour-là, cette fois-là, en cet endroit-là, dans ce studio, Michelangeli fut parfait. Je ne peux pas concevoir de perfection pianistique autre que celle-là. Je peux regarder cette vidéo dix fois de suite, je n'en percerai jamais les mystères. Que je ferme les yeux ou que je scrute les mains et le visage du pianiste, l'énigme reste entière. Comment fait-il cela ? Comment sa pensée se transmet-elle, si pure, sans aucune perturbation, jusqu'au bout des doigts, jusqu'à la corde de l'instrument, avec cette facilité apparente, avec cette simplicité parfaite qui relève de la grâce ou du miracle ? 

Oui, tous les autres pianistes disparaissent, à l'instant où j'écoute cette musique, où je vois ce corps si beau, si sobre et si ductile, dont l'élégance me plonge dans une sorte de stupeur muette. Michelangeli ne signifie pas, ou rien, quand il joue du piano : il veut ne rien ajouter à la musique, la musique dont le sens est peut-être de n'en avoir aucun. C'est une utopie, bien sûr, mais il est sans doute celui qui se rapproche le plus de cet idéal. Non seulement les autres pianistes disparaissent, quand il joue, mais lui-même se tient dans une sorte de retrait, au milieu nulle part : il porte le son jusqu'à nous, sans bruits, sans effets, sans gestes, et le chant semble naître dans l'instant de sa nouveauté perpétuelle. On se félicite que les quelques films où l'on peut le voir jouer soient en noir et blanc : la couleur, les couleurs seraient de trop. Michelangeli ne traduit pas la musique, il ne la commente surtout pas, il la crée dans le moment où nous nous tenons, et j'ai même parfois l'impression qu'il dit encore moins que le compositeur, qu'il le débarrasse du superflu, de tout ce qui dans la musique n'en est pas.