dimanche 24 septembre 2023

Faussaire de soi-même

 

J'ai retrouvé cette citation sur ma page Facebook, à la date du 19 septembre 2020 : « L'amour est ce qui nous oblige le plus en art, en raison de l’étendue des possibilités qu’il nous y ouvre. » Comme à mon habitude, je n'ai pas donné le nom de son auteur. Google ne la trouve nulle part, mais je sais que ce n'est pas un critère suffisant pour corroborer la thèse séduisante qui voudrait qu'elle soit de moi. Je suis sans doute nul “en internet”… mais je sais aussi qu'il m'arrive fréquemment, pour brouiller les pistes, de mettre entre guillemets des phrases miennes. Je n'ai donc aucune idée de l'origine de cette phrase et il me semble que cela constitue un excellent point de départ pour un texte qui ignore de quoi il va parler. (Si l'auteur passe par là, qu'il n'hésite surtout pas à me faire un procès. Il est grand temps que le faussaire soit démasqué.) 

« “Je ne sais que crier” est-il écrit sur sa tombe. » Ça aussi ça me plaît bien. Est-ce de moi ? Qu'est-ce que j'ai voulu dire ? Heureusement, je ne le sais plus. Il n'y a rien de plus précieux que ces phrases que l'on ne comprend pas. Hier ou avant-hier, quelqu'un faisait remarquer sur Facebook qu'il n'était pas en mesure de savoir ce que je voulais signifier par : « Je me demande bien comment j'ai fait, jadis, pour aimer la musique. » J'ai beaucoup ri, je l'avoue. Ils veulent tout comprendre et ne veulent rien savoir. L'état second, l'état tierce sont les états les plus intéressants, quand on écrit, ces états sur lesquels on se retourne en vain, sans parvenir à faire coïncider le corps d'aujourd'hui et celui d'hier. Je ne sais que crier, penché sur ma tombe, dans laquelle toute la musique que j'ai aimée est enfouie. Des noms, des dieux, des silences, et la Cantate Liebster Gott, wenn werd ich sterben. L'amour est ce qui nous oblige le plus quand on se sent à l'étroit en soi-même. Si j'ai aimé la musique, c'est que toutes les larmes qu'elle contient sont les miennes. Quand vais-je mourir ? Mon Dieu en ses voyelles lumineuses me montre la voie : les noms tournent dans la nuit, portés par le vent de l'esprit. Mon corps est ailleurs qu'en moi-même, depuis toujours. J'en perçois les échos disséminés dans l'obscurité. L'art est peu de choses, comparé au Mystère ; il ne sait que nous en donner un reflet. Nos cris et nos désirs tournent court. Nous voulons comprendre, pas savoir. Entendez-vous ces notes en pointillés, rémanences légères, qui vont par vingt-quatre, Mi, Fa, Do, Si, d'abord à cheval sur la mesure, puis dans la mesure, qui se répètent comme les impulsions électriques qui viennent à la cime des arbres après la pluie. Savoir quoi ? Quand nous allons mourir, quand nous allons entrer tout entier dans le Mystère. Dieu ne nous envoie pas un SMS pour nous prévenir ? C'est que je voudrais sauver mon âme, moi. Tous ces visages croisés, chéris, haïs, ignorés, les emportons-nous dans la forêt immense qui sera notre demeure pour l'éternité ? Quelque chose est déjà là, que nous ne savons pas lire. Des fils se tissent déjà, à notre insu, et cela depuis la naissance. Nous allons devoir apprendre une autre langue, le corps va éclater et se reconstituer, hors du temps. Il est bien question de savoir qui a prononcé telle ou telle parole ! Nous saurons tout, alors, et ce qui est inconnaissable, surtout. Toutes les phrases reviendront en une apocalypse parfaite, chacune à sa place, tous les chants seront reliés en un contrepoint grandiose et infini, chaque voix sera parfaitement intelligible, claire, et il nous sera difficile de concevoir que nous avons pu errer si longtemps dans les ténèbres et le deuil. Les tombeaux sont des seuils où nous laissons nos larmes. Le désir sans limite a son pays. 

Je suis le faussaire de moi-même. Je regarde mon électrocardiogramme comme la preuve de l'imposture. Tout cela vit sans moi. Quelque chose est déjà là, que je n'ai pas su entendre. Où se trouve l'origine ? La première impulsion ? La raison ? Où circulent les phrases que je n'ai pas pu prononcer ? Quel est le nœud d'où sont partis tous les désirs, celui où ils reviennent se reposer ? L'onde première et celle qui n'a pas de fin sont-elles une seule et la même ? Où se trouve la source du sens ? Je suis plus vieux que les astres. Une ombre gigantesque est sur mes talons, je marche en avant d'elle pour qu'elle ne m'écrase pas. « Cette autre musique aux mains brûlantes, aux yeux fermés, souriant d'un sourire las, le cœur gonflé de soupirs, rêvant de la mort qui délivre… » 

Quand je pense au cœur, je pense au chœur. STAB (soprano, ténor, alto, basse), oreillettes, ventricules. Quatre cavités, quatre voix, quatre plages de fréquences en harmonie. Les chambres du cœur. Le secret est dans le rythme. Mais le chef d'orchestre ? Crista terminalis… Pourquoi la vibration plutôt que le repos ? Pourquoi la vie plutôt que la mort ? Le Désir, toujours. Dieu (ou le Principe) c'est le Désir sans fin. Je ferme les yeux et je sens le soleil sur ma peau. Se fondre dans la paix de la Terre : c'est elle qui respire en moi. Le rythme à trois temps, qui me soulève dans la joie, avec ce tact et cette précision dont on reconnaît l'allure, divine — la voix descend jusqu'au fond des organes, les nourrit, les caresse, répare. Une grande paix nous traverse et nous soigne. C'est le Temps qui sourit. 

Écoute ! serait le seul conseil que je donnerais à mon fils, si j'en avais un. Qu'il ait des gestes élégants et des verbes habités en serait la conséquence, une présence naturelle, harmonique et libre. L'oreillette primitive apparaît dès le stade le plus précoce de la morphogenèse cardiaque, c'est-à-dire entre le 22ème et 24ème jour de vie intra-utérine. Le cœur écoute ! Je me demande bien comment j'ai fait, jadis, pour aimer la musique. Ce qu'ils appellent musique. Les sons inhabités, chargés de mauvaise graisse et de sucres industriels. Je me demande bien comment j'ai fait pour aimer la musique dans un monde qui la hait, pourquoi ce goût m'a accompagné jusqu'en une époque où il est devenu étranger, tout juste toléré comme une lubie un peu malsaine qu'on pardonne à des handicapés, un dévergondage social : la musique d'autres temps que le nôtre, d'autres cultures que la nôtre, la musique et les partitions, cette langue étrangère, gorgée de siècles et de pensée, plus intime que la langue maternelle. Là aussi la substance est passée de l'oreille au ventre sans qu'on en soit prévenu. 

Il faudrait faire tomber les noms qui sont attachés aux mots, les précipiter dans l'oubli, et redonner ainsi aux phrases des allures de jeunes filles farouches. Quel était mon corps, hier, et en suis-je vraiment sorti aujourd'hui ? Chaque matin au réveil, nous tombons en un clin d'œil d'un corps dans l'autre, sans avoir le temps d'y croire, en une modulation impensée et subtile. C'est peut-être cela, qu'il faut écrire. La mue. La voix de l'inconnu en nous, de celui qui n'a pas de nom et qui paraît quand nous oublions d'être celui que nous croyons être. Mais ce serait sans doute trop cruel…

Les phrases des autres, nous les avalons sans mâcher, comme des gloutons mal élevés. Ce sont parfois des clefs qui ouvrent des portes dérobées, et parfois des murs sur lesquels nous venons nous cogner. Je suis plein de bleus à l'esprit, j'ai l'air d'un clown furieux qui a perdu sa canne blanche, et je dois rester cloîtré chez moi quand je sors d'une lecture qui a laissé une série d'hématomes d'encre derrière elle, mais il m'arrive de les confondre avec ceux que mes propres phrases ont causés. 


samedi 23 septembre 2023

Le nœud sinusal

 


Il semble que j'entre dans le dur (de mes relations avec la Faculté). À mon avis, ça ne va pas aller en s'arrangeant. Je crois savoir comment tout ça va finir. Il arrivera un moment où il me faudra ne compter que sur moi : M'en remettre à Dieu, en d'autres mots. C'est assez angoissant, mais c'est aussi très intéressant. — Ma foi sera mise à rude épreuve, sans doute. 

Peut-on vivre réellement en se disant qu'on joue sa vie à pile ou face, je veux dire vivre pleinement, en continuant de faire ce pour quoi on est en vie ? Cette question m'angoisse un peu. Mais d'autres avant moi ont vécu ce genre de situations, qu'on pourrait qualifier de banales. La question, ou plutôt l'inconnue est ma force vitale. Je vois bien à quelle vitesse je suis capable de m'effondrer, en ce moment… Ici aussi il y a matière à penser, et donc à écrire.

La nuit a été particulièrement éprouvante. Des cauchemars horribles m'ont mis face au Mal majuscule dans ce qu'il peut avoir de plus intraitable. Ma mère était au centre du rêve : je craignais qu'on lui fasse du mal — qu'on la torture, pour être précis (et le rêve était malheureusement très réaliste). La douleur que j'en ressentais était inimaginable, intolérable, et le sentiment de mon impuissance pire encore. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, et le petit matin a été atroce, comme après une guerre sans quartier. Comme par hasard, j'ai découvert en me levant une énorme fuite d'eau dans la maison, fuite d'eau qui sans doute court depuis des semaines ! Un bruit constant, du côté de la buanderie : et moi qui croyais que c'était le vieux frigo qui en était la cause… C'était le bruit de l'eau dans les tuyaux, eau qui se déversait à pleins tubes dans l'appentis, là où a été installé récemment un nouveau chauffe-eau. 

Il faudrait que je parvienne à noter ce que j'ai retenu de ma conversation avec le cardiologue, durant le rendez-vous que j'ai eu avec lui à l'hôpital à trois heures, il y a quelques instants, mais mon pauvre cerveau est à moitié paralysé. Il s'est conduit comme une brute sournoise et de mauvaise humeur, se braquant à la moindre interrogation ou au moindre étonnement de ma part. C'est comme s'il lisait en moi : comme s'il avait compris (mais c'est impossible, car j'ai été finalement très complaisant et même docile (il faut entrer dans la tactique)) que j'aurai beaucoup de réserves quant aux traitements qu'il allait me prescrire. Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas là. Il le dit lui-même : « Pas de diagnostic, pas de traitement ». Mais pourquoi ne veut-il plus faire de « test d'effort », pourquoi ne pense-t-il plus que la coronarographie est indispensable, comme il avait l'air de le croire vendredi dernier aux urgences ? Mystère. D'après ce que je crois comprendre, il veut d'abord éliminer la possibilité du flutter. Moi, très franchement, je n'y crois plus beaucoup, à ce flutter. Si flutter il y avait encore, on l'aurait vu sur le tracé de l'électrocardiogramme, puisque j'ai fait une crise aux urgences (la deuxième de la journée), sous surveillance, celle-là. Mais surtout, pourquoi la disparition de tout symptôme durant deux ans ? Voilà une question qui me semble bougrement intéressante, puisque ces deux années correspondent à un changement radical d'hygiène de vie… et qui bien sûr n'a pas intéressé du tout mon cardiologue (le contraire m'eût étonné). J'imagine que pour un médecin, et plus encore pour un spécialiste, une « maladie » ne peut pas disparaître spontanément, c'est impossible : les maladies qui disparaissent spontanément sont pour eux… des erreurs de diagnostic. On le voit bien dans l'oncologie. Ce qu'ils ne connaissent pas n'existe pas, ne peut tout simplement pas exister. Ils voient un quart de la route (et je suis gentil, en parlant de quart), et affirment que rien ne peut survenir dans les trois autres quarts, qu'ils refusent de considérer. Il faut oser appeler les choses par leur nom : c'est la bêtise qui est ici à l'œuvre. La bêtise et l'arrogance. Et j'ajouterais la paresse. Pourquoi s'embêter à aller voir ailleurs, puisqu'ils sont censés avoir appris l'essentiel de ce qu'il y a à savoir ? Leur vérité est largement une vérité de cancre, mais si jamais vous osez dire ça, ou même sembler le croire, vous êtes mort, car ils sont aussi très susceptibles et volontiers rancuniers avec ceux qui menacent ne serait-ce que la centième partie de leur pouvoir, pouvoir qui est d'abord et avant tout un pouvoir symbolique. Mon cardiologue aime jouer à un petit jeu qui semble beaucoup l'amuser : il vous demande si vous savez ce qu'est telle ou telle affection, tel détail anatomique, pour le plaisir de vous montrer qu'en réalité vous ne le savez pas du tout. Ma foi, je crois modérément à ses dons de pédagogue, celui-là.

Je vais mieux, ce soir, et c'est essentiellement dû à mon ami Dominique L., urgentiste retraité de la Timone, à Marseille, qui a très bien compris de quoi je parlais, en plus de me donner des pistes sérieuses d'investigations, pistes que je n'osais même pas aborder avec le cardiologue. Comme toujours, le dialogue est essentiel, dans le soin. J'entrevois enfin une autre issue possible à la crise : le paysage se débouche un peu, et ça fait beaucoup de bien. Il est en outre tout à fait d'accord avec ce que j'écris plus haut : ces nouveaux médecins ont un champ de vision extrêmement étroit, et refusent obstinément d'en sortir. Je respire un peu, et, n'était la fuite d'eau et une sciatique très douloureuse, je serais presque serein, ce soir. 

Vincent m'écrit ceci, que je crois très juste : « N’oubliez pas une chose non plus : les médecins se vexent dès qu’on leur pose une question à laquelle ils ne savent pas répondre, et le cachent plus ou moins adroitement, c’est-à-dire avec plus ou moins d’amabilité, selon leur intelligence. La bêtise des étudiants en médecine m’a toujours paru visible sans qu’on ait besoin de les approcher de trop près. Aux terrasses des cafés parisiens, de loin, on les reconnaît à leurs gestes et leurs façons de vieux collégiens dans des corps de jeunes adultes. Mon idée, quand j’avais 25 ans, était que ces étudiants travaillent trop depuis toujours. Ils deviennent médecins sans avoir jamais vécu. D’où leur air de savants nigauds et inquiétants tout juste sortis de leurs couches, qu’ils gardent parfois jusqu’à un âge avancé. » Il faudrait parler sérieusement, un jour, des études de médecine, il faudrait que quelqu'un se dévoue pour jeter enfin un regard critique et général sur ce processus si particulier : comment un savoir technique s'articule à cet art si délicat, qui demande tant de doigté et de finesse, le soin.

Inépuisable sujet que celui de la médecine moderne dans sa phase tardive. La plupart des gens ne réalisent pas du tout dans quoi nous avons mis les pieds depuis une vingtaine d'années. C'est allé très vite, et ça ira encore plus vite, précisément parce que le processus se déroule dans une indifférence ou au minimum une incompréhension totales de ce qui est en train de se mettre en place. La cohérence avec les autres démolitions en cours est stupéfiante et c'est peut-être pour cette raison qu'on peut ne rien distinguer. Que ce soit l'École, les administrations, la manière de s'alimenter, la culture et l'agriculture, l'esthétique, les mœurs, le tissu humain, la langue, tout est pris dans un mouvement si homogène qu'il semble parfaitement coordonné, même si les vitesses peuvent différer quelque peu selon les secteurs ; l'effondrement est aujourd'hui unanime et convergent, et il faut être soit complètement aveugle soit complètement demeuré pour ne pas apercevoir le panorama qui a les dimensions et la densité d'une super-montagne. Les portes s'ouvrent sur un paysage grandiose qui certainement doit exalter les fervents aliénés qui pensent que c'est la seule manière de sauver le monde. Abandonner et saccager tout ce qui faisait la richesse et la valeur d'une civilisation qui a tout de même donné de beaux fruits, pour quoi, pour quels résultats, pour quels bénéfices ? Moins de CO2 et plus d'égalité. Quel bilan !

La débilité naturelle a fait un pacte tactique moins paradoxal qu'il n'y paraît avec l'intelligence artificielle : ces deux-là ont chacune besoin de l'autre, elles se tiennent par la barbichette. À chaque fois que j'entends dire que c'est Macron (ou Biden, ou Trudeau, ou Ursula von der Leyen) le problème, je me demande si ceux qui affirment cela sont sérieux ou s'ils se moquent de moi. Comment peut-on penser sérieusement que remplacer un pion par un autre pion changera quoi que ce soit au Mécanisme dont nous sommes les jouets ahuris ou consternés. C'est précisément cette illusion-là qui permet au processus de se dérouler sans anicroches (changer pour que rien ne change). À cet égard, l'accession au pouvoir de Giorgia Meloni est parfaitement révélatrice, s'il en était besoin. Vous voulez vraiment mettre un visage sur le Mal ? Je vous propose François, l'homme en blanc, le Liquidateur. Regardez attentivement son visage, et vous verrez distinctement la passion noire de la liquidation. Il est venu pour défaire, l'anti-pape. Et ce n'est pas une question d'intelligence, pour le coup. Le remplacement de Benoît XVI par François est le coup de maître qui a permis à la civilisation (la nôtre) de se suicider en gardant ses habits et ses noms. Qui n'a pas perçu, dès l'origine, la brutalité inouïe de ce personnage ne voit rien, ne comprend rien. 

Il faut mettre le mot « suicider » entre guillemets, bien sûr, car il ne s'agit pas d'un suicide équitable. Certains seront suicidés plus vite et plus fort que d'autres, et plus durablement. Le nouveau modèle se veut La Solution au capitalisme en décomposition, et il reprend les traits saillants de tous les systèmes qui ont failli jusqu'alors : communisme, capitalisme, fascisme, démocratie représentative, et j'ose ajouter nazisme, en une synthèse audacieuse et technocentrée. Masques sur masques… Vous en ôtez un, un autre apparaît, sans fin. Tournez manèges ! Ce qui est certain, c'est que les bénéficiaires seront très peu nombreux. On les reconnaît déjà ; ils ne sont presque plus humains, et leur inhumanité perce l'écorce en maintes circonstances. On le sait mais on n'ose pas le penser. Comme ils ne sont plus humains, ils s'accommodent très bien de la sauvagerie qui ne demande qu'à remplir les espaces laissés vacants par la décomposition en cours, et qui n'est pas du tout un défaut, ou un accident. Elle est aussi nécessaire que les gardes rouges l'étaient pendant la Révolution culturelle. La peur, qu'elle soit sociale, politique, sanitaire, administrative ou privée, est aujourd'hui omniprésente, et c'est pas du tout un hasard. Regardez autour de vous. Même dans l'intimité. L'abolition des frontières et des séparations de toute sorte terrorise, mais c'est une terreur douce, silencieuse, c'est un cauchemar indicible et lent. Tout le monde se tient à carreau, y compris de sexe à sexe. La peur est devenue un principe, une modalité existentielle qui a trouvé dans les écrans et les masques des figures performatives. Elle s'auto-entretient et se diffuse par capillarité signalétique. Elle dispose partout ses symboles et ses totems en les faisant passer pour des protections hygiéniques, qu'elle nomme Sécurité. Comme il ne reste plus que ça, on a envie d'y croire. Sinon le fond se montre brutalement et nous aveugle. Et chacun de se dire : tant que j'échappe à la sanction (qui ressemble à l'accident à s'y méprendre), tout va bien. Essayons de durer encore un peu ! 

En écrivant ces lignes, j'écoute Nuages, de Claude Debussy, la première pièce de ses Nocturnes, parce que je veux pouvoir sentir physiquement qu'un autre monde a existé, que je l'ai connu, que je n'ai pas rêvé. C'est ma manière de rester en vie. La seule que je connaisse. Mais déjà ce monde-là paraît si lointain, si nu, si fragile, qu'on doit plisser les yeux pour en discerner les contours. On le voit à travers les quelques larmes qui nous restent. Nos yeux rougis nous brûlent et l'air qu'on respire est trop chiche. Chaque atome de vie nous semble un corps perdu qui erre lamentablement à travers l'espace ivre de silence et de solitude. N'existe-t-on plus qu'en nos mémoires, elles aussi fragmentées, exsangues, déchues, comme des nuages qui se déchirent et passent sans interruption de forme en forme ? Dans ce vide formidable on cherche une ébauche de baiser mais les bouches sont des gouffres sans fond et sans limites. Nous sommes à bout… Seul un dieu pourrait encore nous sauver et nous indiquer notre place. Mais en aurait-il envie ? Si l'Être a besoin de l'homme pour se manifester, Dieu, lui, peut ne jamais se montrer, et pourtant être, sans fin. 

***

Je voulais parler du soin et je me suis égaré en chemin. Mais peut-être pas tant que ça. Sur le relevé de mon holter, je vois des pauses. Sont-elles respiratoires, ou cardiaques, je l'ignore, mais ce sont des pauses. Comment reprocher à son cœur de faire des pauses, ici ou là ? Il n'a pas droit au silence, peut-être ? Il ne peut pas être beethovénien, le cœur, ni webernien ? On exige qu'il joue du tambour nuit et jour ? Il est condamné au Boléro ? Il est insomniaque ? Mais je viens d'apprendre une nouvelle extraordinaire : le 13 septembre dernier, à cinq heures quarante neuf du matin, je suis mort et j'ai ressuscité quatre minutes plus tard. Tout cela sans l'aide de personne… Ah, j'aurais au moins réussi ça, dans ma vie ! La seule chose que je regrette est de n'avoir aucun souvenir de ces quatre minutes passées là-bas, ailleurs. Et après ça on me dit casanier…

« Le rythme cardiaque normal est commandé par une formation spécifique située dans l’oreillette droite : le nœud sinusal. Le nœud sinusal est doué d’automatisme et peut engendrer spontanément, grâce à des propriétés électriques bien identifiées, des impulsions qui sont à la source du battement cardiaque. La fréquence de production des impulsions détermine celle du rythme normal dit sinusal. En fait, l’activité propre du nœud sinusal est en permanence modulée par des neurotransmetteurs émanant de systèmes cholinergiques et adrénergiques. De telles influences s’exercent en permanence par le jeu d’interactions complexes dont l’effet résultant sur le nœud sinusal produit la fréquence cardiaque observée. La modulation nerveuse a pour effet d’adapter la fréquence cardiaque, et par conséquent le débit sanguin, aux besoins métaboliques des tissus. Elle constitue un facteur d’homéostasie. Si la bradycardie du sommeil est associée à une forme d’hibernation, à l’opposé l’activité diurne et l’effort, en stimulant la libération de catécholamines, produisent une augmentation salutaire de la fréquence cardiaque. Le rythme sinusal normal est aussi un déterminant essentiel de la qualité de vie. »


vendredi 22 septembre 2023

 Nuit de la Mère.

dimanche 17 septembre 2023

15 septembre

« La vie est-elle très solide ou très instable ? Je suis hantée par ces deux hypothèses contradictoires. (…) Elle est transitoire, fugitive, diaphane. Je passerai comme un nuage sur les vagues. Peut-être, bien que nous changions, que nous volions les uns après les autres, si vite, si vite, sommes-nous aussi successifs et permanents, nous, êtres humains à travers lesquels passe la lumière. Mais quelle est cette lumière ? Je suis si troublée par le transitoire de la vie humaine, que souvent je murmure un adieu. »

Virginia Woolf, Journal

Combien de 15 septembre y aura-t-il encore ? Un, cinq, dix, douze ? Zéro ? Combien de petits matins dans les couloirs de l'hôpital d'Alès, avec des bureaux vides, combien de petits déjeuners avec du café et des croissants ? Combien de Like Someone In Love, de Bill Evans ? Combien de Some Other Time ? Combien de battements de cœur ? Combien de livres ouverts, combien d'orages, combien de nuits à ne pas dormir, combien de mots, écrits ou entendus, combien d'éclats de rire, combien de douleurs impossibles à dire, de remords  ? Combien d'agacements inutiles, de colères regrettées ? Croisé une femme très enceinte qui fumait une cigarette à l'extérieur, un type entre deux âges qui buvait un café dans un gobelet en plastique, debout, un chien efflanqué. Il fait frais. Je me suis vite enfui, trop content de n'être pas comme eux assigné à résidence. Je suis remonté dans ma petite voiture grise, garée devant le service d'oncologie, sans dire un mot à personne, sauf à la secrétaire à qui j'ai remis ce que j'étais venu apporter. 

Cette petite jeune fille qui vient de faire une tentative de suicide, j'aurais dû voir sur son visage ce qui allait arriver. Je m'en veux. L'année 1976, à Avignon. L'affreuse errance à Remoulins et le désespoir impitoyable, l'air qui manque, les murs qui se dressent, les uns après les autres, dans la poussière de midi. Qui a su que j'avais essayé de me suicider ? Celle qui m'avait quitté quelque temps auparavant, son mec, et c'est tout, je crois. En ce temps-là, pas de réseaux sociaux, la vie et la mort restaient en nous, ne se diffusaient que très peu, ou pas du tout, dans le reste de la société. Ma mère l'a appris bien plus tard. 

L'expression de « tentative de suicide » — la fameuse TS des médecins — m'agace prodigieusement. Quand on se suicide, on se suicide, qu'on (se) rate ou qu'on réussisse ; on ne fait pas « une tentative ». Je me rappelle la clinique des dingues que j'avais brièvement fréquentée à Annecy, au bord du lac, les sonates de Beethoven, jouées par Maurizio Pollini, que j'avais avec moi, les mensonges de mon frère, son mépris brutal et caricatural des “peines de cœur”, les coups de téléphone désespérés que j'avais passés dans l'espoir de sortir de cette nasse abjecte où j'étais pris au piège, l'horripilante barbe du psychiatre, le ton de sa voix, que je trouvai ignoble, sa voiture, un gros 4x4 BMW noir, ses propositions ridicules, ses questions imbéciles, la table fixée au sol, la fenêtre qui ne s'ouvre pas, et la porte seulement de l'extérieur, l'ambiance « vol au-dessus d'un nid de coucou », au petit déjeuner, le voisin colossal dont on se demande quand il va exploser, le jardin et la trouille de tout le monde, la mémoire fragile, qui va et qui vient, l'été qui ne bronche pas et la vie qui nous fait des clins d'œil louches et incompréhensibles, depuis le ciel trop bleu…

(Elle reprend ses droits, la vie, toujours, elle repousse en nous comme un arbre sur le bitume, d'une manière ou d'une autre, un jour ou l'autre, coûte que coûte — y compris contre nous-mêmes. Il faut tenir jusque là. Mais il n'y a jamais personne pour nous en convaincre, le moment venu.) 

On voudrait être toujours amoureux, car il n'y a que ça, dans la vie, et quelques morceaux de musique et quelques après-midis calmes, horizontales et interminables, l'odeur du maquis en Corse et l'eau transparente, un corps qu'on désire, sa tiédeur et la sensation du temps qui nous traverse sans nous blesser. Bill Evans, ce n'est pas un hasard ; c'est ce temps-là, qu'il déploie amoureusement. Une manière de voicings chatoyants, doux, ouverts, une science nonchalante mais raffinée : de la délicatesse calme, allongée, chuchotée. Pas un mot de trop. Danny Boy… 

Ce sont les visages que le jazz a apportés dans la musique. Quand on parle d'une œuvre musicale, dans la musique dite classique, on dit “un morceau”. Ce morceau aura toujours plus ou moins la même physionomie, malgré les interprétations différentes (les siècles peuvent se télescoper et se recouvrir). Le morceau n'existe pas, dans le jazz. N'existe que “le thème”, un canevas sur lequel le musicien improvise, auquel il impose (superpose) son visage, qui est beaucoup plus que son style. L'instrumentiste classique impose son corps au texte, l'instrumentiste de jazz donne son propre visage au thème, qu'il liquide, en quelque sorte, qu'il fait disparaître et apparaître du même mouvement. L'instrumentiste classique exprime, le jazzman imprime. Leurs corps sont très différents : l'un va vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur. Je me suis souvent demandé pourquoi les musiciens de jazz photographiés étaient presque toujours beaux (surtout les Noirs). C'est comme si la photographie leur rendait ce visage qu'ils offrent à la musique : elle restitue leur totalité dans une présence indiscutable. Ils nous apparaissent avec une plénitude et une évidence qui nous renvoient à notre inachèvement cardinal.

Bill Evans meurt à l'hôpital Mount Sinai le 15 septembre 1980. Il avait 51 ans, le même âge que Glenn Gould, à un an près, ce dernier étant mort également au mois de septembre, en 1982, le 25. Tous les deux étaient au sommet de leur art. Ils avaient inventé une manière de jouer du piano, et bien plus que ça, une façon d'y apparaître éperdument, un corps penché sur le clavier, au ras de la corde, prenant le son par le dessous, l'un et l'autre avaient un toucher immédiatement identifiable, inimitable, et une technique si singulière qu'elle est sans doute impossible à reprendre.

Écoutant le début de Danny Boy joué en solo par Bill Evans, dans l'album Time Remembered de 1963, c'est la Présence nue qui se manifeste à nous dans sa simplicité inquiétante. Parle-t-il, chante-t-il, raconte-t-il, Bill Evans ? Rien de tout cela. Il se tient là, tout près de nous, il est plus vivant que les vivants, il est. Nous l'entendons respirer et nous aussi nous sommes. Quand il arrive à la huitième minute, ou presque, le morceau semble terminé, il va conclure… et non, ses doigts et l'instrument l'en empêchent, il veut rester encore parmi nous… il a encore un peu de souffle, pourquoi pas… Encore un instant, Monsieur l'Auditeur ! Je reste encore un peu, la nuit n'est pas complètement tombée. Voulez-vous ? C'est dans la solitude la plus radicale que nous sommes les plus proches, et cette proximité étrange et paradoxale nous est si douce que la mort semble à la fois impossible et très souhaitable. Nous n'avons plus peur. 

Time Remembered… Le Temps repris, rappelé, retrouvé, revécu, récapitulé une dernière fois. Pour le plaisir de l'être-là, sans espoir. Pour le frisson de l'instant gratuit qui s'éternise entre les corps. Je crois qu'il y a chez les suicidaires cette conscience aiguë de l'instant qui ne passe pas, qui reste bloqué en nous et nous indique obstinément l'éternité bienveillante et apaisée. Dommage qu'elle s'accompagne d'un désespoir absolu. Ce serait si doux, sinon… 

(Je me demande ce que les autres comprennent, quand on leur parle du suicide (de cet homme-là, de cette femme-là), mais je suis presque sûr qu'ils n'entendent rien, justement. Leurs oreilles se bouchent instantanément. Le désespoir ne signifie jamais rien, pour autrui. C'est un mot-gouffre dans lequel il tombe de tout le poids de son absence.)

Le monde ne raconte qu'une seule histoire, la sienne : je mangerais bien du nougat sur la croupe de Chopine, mais je ne veux pas employer un mot pour un autre. Parce qu'il y a de l'ombre il existe une nuance particulière dans le nombre du délire qui fait que tout, si la musique était faite de notes, absolument tout, sans laisser de traces, et les femmes d'esprit, semble se rapporter aux sentiments qui auraient pu nourrir l'espèce humaine, mais on ne peut pas se passer de la culture à équidistance de tout et de tous. Il habite un monde dans lequel il n'a plus que des voisins et des semblables, et je croyais qu'il s'agissait d'un cercle, quand c'était une éclipse, qui agissait. Il ne mesure plus les distances gravées, il ne les apprécie plus en tulipes, elles n'ont que des notes, qu'elles présentent sans faute à la fin de la représentation. Tout atteint le délirant féroce au même degré, surtout quand on aime les pommes de terre sautées, or, les femmes, comme les romans et la musique, sont dépourvues et d'esprit et de sentiments, sombre histoire en laquelle elle disparaît dans les miroirs, c'est lui-même qu'il voit, cheval fou répété à l'infini paralytique. L'homme véritable veut deux choses : le danger et le jeu. Avec les vrais amis, on ne se fâche pas à propos de l'affaire Dreyfus ou de l'Ukraine mais on peut en revanche se brouiller sur un détail que tout le monde jugerait négligeable. Il veut la femme, le jouet le plus dangereux. Celui qui a vraiment de l'humour y renonce facilement. 

Je me réveille avec la Messe en si de Bach et je fonds en larmes. Ne m'emmerdez plus avec vos Louis Armstrong, je vous en supplie, je n'ai pas assez de vie en moi pour ça. La voix d'Herreweghe a énormément changé. Les gens qui se sont battus pour entrer à son concert de la Saint Matthieu à Paris, le dimanche 15 mars 1980, à l'église Saint-Étienne-du-Mont, étaient jeunes, alors. Il n'existe pas de signe plus manifeste du changement de civilisation. J'ai toujours préféré sa première version enregistrée au disque, même si elle est moins parfaite que la deuxième, moins somptueuse. « Si les larmes coulant sur les joues ne peuvent rien obtenir »… Jésus est condamné, voilà toute l'histoire. Il était (est) la vie, il était (est) le chemin. Qui pourrait encore entendre cela ? Le peu qui me reste, il faut bien l'économiser, car j'ai des dettes. Je viens de passer une demi-heure à répondre à un type qui a tenu à m'expliquer que j'étais un idiot parce que je considère que le cinéma n'est pas un art. Quelle bêtise (moi) ! Vouloir prouver qu'on a raison, voilà bien la pire de toutes les bêtises.

Philippe Herreweghe aura beaucoup compté dans ma vie. Je n'ai pas eu une seconde d'hésitation, quand je l'ai découvert, il y a quarante ans. J'ai su immédiatement qu'il serait un vecteur incontournable pour pouvoir entendre Bach, pour pouvoir entendre ce que j'entendais de la musique de Jean-Sébastien Bach, pour être au cœur de la matière sonore de cette pensée. (Les grands compositeurs sont de grands penseurs, toujours.) Comme toujours, il y a un acte de foi, il y a un choix, une décision — comme en amour. La connaissance ne peut venir qu'après cette décision. Je suis définitivement un anti-athée. On ne peut comprendre que ce qu'on aime et on ne peut aimer que ce qu'on a besoin de comprendre. La musique est le lieu de la rencontre entre savoir et amour, entre matière et esprit, entre temps et instant. Chaque note est un carrefour et un seuil, chaque accord est une entrée charnelle dans la substance de l'amour éternel. Chez aucun autre compositeur que Bach n'existe à ce point cette certitude que nous sommes dans le vrai. Tous les autres cherchent, lui a trouvé, sans effort. La tension propre à la création est presque vulgaire, ici, qui peut être si séduisante, ailleurs. Nous sommes dans Le Lieu, dans Le Moment, si nous sommes présents à cette musique ; au cœur du Divin, à l'intersection du vertical et de l'horizontal, de temps et de l'espace, du corps et de l'esprit. Il n'est peut-être pas si bête de sangloter en écoutant la Messe en si. Cette musique, c'est la Voix de la Voie. Elle était là au commencement, elle sera là à la fin ; du moins dans le monde qui est le mien. 

« Demeure parmi nous, car le soir approche et le jour décline. » Ut mineur, Mi bémol majeur. Les trois bémols à la clef, comme les rois mages. Je vais reprendre un peu de café. Récapitulons ! Combien de 15 septembre ? Combien de petits matins ? Encore un appel ? Non, j'ai rêvé… Nous sommes tous allongés dans un couloir. Personne ne viendra et le matin est encore loin. 

dimanche 10 septembre 2023

Le Cœur

« Un coeur, c'est peut-être malpropre. C'est de l'ordre de la table d'anatomie et de l'étal de boucher. Je préfère ton corps. »

Je préférerais rester en vie, du moins encore un petit moment, mais je dois admettre que ça dépend un peu de cet organe que Yourcenar trouve malpropre. Je me demande bien de quoi il a l'air, mon cœur, mais je ne suis pas certain d'avoir envie de le voir, de le voir vraiment tel qu'il est, sanguinolent, palpitant et tout sauf littéraire ou romantique. Disons que je suis partagé… Moi aussi je préfère “mon corps” à mes organes. Mais qu'est-ce qu'un corps sans organes ? Ils sont silencieux, la plupart du temps, mais ce silence n'est silence que pour nous. Nous croyons que nos organes ne s'expriment que lors des symptômes parce que notre ouïe physiologique est déficiente, ou plutôt atrophiée à force de ne pas servir. En réalité nos organes font constamment du bruit, ils s'expriment sans cesse, même lorsqu'on dort : ils ne connaissent pas le repos, eux, et quand ils nous réveillent en pleine nuit, affolés, comme il m'arrive en ce moment, c'est qu'il y a urgence, et qu'ils ne parviennent plus à faire leur travail sans émettre des signaux qui effraient, c'est-à-dire des bruits qui dépassent le bruit courant auquel nous sommes habitués. 

Oh, je ne lui en veux pas du tout, à mon cœur. C'est tout de même extraordinaire qu'il ait réussi à tenir jusque là, avec toutes les émotions que nous avons traversées, lui et moi. Non, c'est un bon cœur, que j'ai là, et solide, et fidèle ! Et je ne dis pas ça pour ne pas le vexer, croyez-le, je le pense vraiment. Je pourrais dire la même chose de mon pancréas, de mon foie, de ma rate, et même de mes intestins, que j'ai longtemps soumis à rude épreuve. 

Il se trouve que mes relations avec les médecins sont devenues difficiles, car je vois bien qu'il n'y aucun dialogue possible avec eux. Ils n'écoutent que dans la mesure où nous leur fournissons les éléments dont ils ont l'habitude, éléments qui leur permettent d'appliquer les protocoles qu'ils connaissent et dont ils pensent qu'ils sont les seuls à pouvoir soigner. Je ne vois plus du tout les choses ainsi. Je ne crois plus du tout à cette médecine symptomatique, même si, bien sûr, il m'arrive — dans l'urgence — d'y avoir recours, faute de mieux. Rassurez-vous, je ne vais pas ici vous infliger mes vues sur la médecine et la maladie, bien que le sujet me passionne, car je sais trop bien que personne n'a envie de me lire à ce sujet. C'est dommage, mais tant pis pour vous ; vous ne savez pas ce que vous perdez. Mais comment fait-on, donc, quand on a besoin de spécialistes (et c'est bien le problème, justement !) dont on sait à l'avance que la majeure partie de notre échange sera un dialogue de sourds ? Ils savent et nous ne savons rien, ils soignent et nous souffrons, ce sont les termes du contrat, qui les rend aveugles et sourds. On ne peut pas tout à fait s'en passer, néanmoins, alors il faut se faire violence et leur donner des gages de la soumission aveugle dont ils ont l'habitude, sinon ils vous montrent la sortie ou la pendule.

Je vais donc aller consulter un cardiologue, puisque mon cœur s'est permis de parler un peu haut. Ça paraît simple, n'est-ce pas ? C'est l'organe qui dicte sa loi, paraît-il, et qui nous impose d'oublier le corps et la vie qui le justifie et l'informe. C'est une vue bien simpliste, bien primaire, mais il va falloir faire semblant d'y croire — du moins pour l'heure. Il faut s'infiltrer dans les failles des croyances des autres, si l'on veut résister à la négation. 

***

Eh bien les choses se sont précipitées, et, comme toujours, m'ont démontré que nous ne sommes pas maîtres du jeu. Je suis enfin chez moi, j'écoute le trio opus 8 de Brahms (opus 8 comme le 8 septembre) et je fonds en larmes. Hier, j'ai craint de ne jamais revoir cette maison, de ne plus pouvoir écouter cette musique, de mourir au milieu des bips des appareils de surveillance médicaux et des voix des infirmiers. Oh, tout le monde a été bien gentil, je n'ai pas à me plaindre. À commencer par les pompiers, charmants comme toujours, qui sont arrivés très vite, en vingt minutes à peine, ce qui fait que j'étais tout juste prêt à monter dans leur véhicule quand j'ai entendu la sirène. Deux hommes, très beaux, la quarantaine, très sympathiques, et un plus jeune, qui devait avoir vingt-cinq ans, et qui n'avait son diplôme que depuis le mois de juin. « Vous voulez plus de clim ? » Non, non, tout va très bien, Monsieur le marquis.

Depuis une semaine, je suis constamment aux bords des larmes. Les quatre crises que j'ai faites (cinq, avec celle que j'ai faite aux urgences (juste pour leur montrer que ce n'était pas de la blague)), dont une violente et surtout très longue (plus de trois heures !) m'ont je crois beaucoup fragilisé. Hélène n'avait pas de croissants, ce matin, dommage, pour une fois que j'en avais envie, et besoin… Je me sens comme un survivant — et c'est bon de survivre (c'est peut-être la seule vie réelle). Quand je sors de l'hôpital, ou même seulement d'un examen médical, j'ai toujours envie de croissants. J'ai beaucoup de chance : je pouvais parler un peu par SMS avec Vincent, qui ne se doute pas à quel point était importante pour moi cette présence, tout au long de la très longue soirée. J'ai eu également deux coups de fil qui furent un baume. Et j'avais aussi Barrès et Chateaubriand ; il ne m'a manqué qu'un cahier et un stylo. 

Ma fierté est d'avoir été admis aux urgences de l'hôpital d'Alès à 17h56, l'heure Mozart ! Il n'y pas de hasards, jamais. Il n'y a que des signes. 

La manière dont Julius Katchen ouvre la voie, dans le premier mouvement de l'opus 8… On pourrait mourir, après ça ! Ce thème, si simple, si beau et surtout si tendre ; d'une tendresse inconcevable… J'ai entendu le son de mon cœur, le cardiologue a pratiqué une longue, très longue échographie, j'étais heureux que mon cœur soit l'objet de tant d'attention, je l'avoue. Je trouve qu'il le mérite, lui qui bat pour moi en silence plus de 100 000 fois par jour sans jamais se plaindre. Nous étions deux à l'observer, à l'écouter, nous étions deux à parler de lui, à le considérer, à tenter de le comprendre. Il y aura d'autres examens, plus « invasifs », on aura peut-être d'autres images, d'autres sons. Qui est le maître ? Ni lui ni moi. La vie qui nous traverse sans explications.

Je lis à l'instant cette phrase de Kierkegaard, que je ne connaissais pas : « Penser est une chose, exister dans ce qu'on pense est autre chose. » Je pourrais faire graver cette phrase sur ma tombe, si ce n'était pas un peu prétentieux. C'est tout ce que je crois, en tout cas. Exister dans ce qu'on pense, exister dans ce qu'on joue, exister dans ce qu'on écrit, exister dans l'amour : c'est le vrai défi, et peut-être le seul. S'il existe une occurrence de l'authenticité, c'est-à-dire de la vérité incarnée, c'est bien celle-là. Je lisais il y a peu, je ne sais où, quelqu'un qui opposait platement le « comprendre » et le « croire ». Il n'y a rien de plus faux, pour moi. Si l'on n'a pas compris cela, on n'a pas compris grand-chose. L'angoisse humaine essentielle tient tout entière ici : il est impossible et néfaste de séparer la croyance de la connaissance. C'est toute l'erreur du drôle de scientisme actuel qui nous gouverne. Pour savoir, il faut savoir que l'on croit. Aucune connaissance n'échappe à la croyance, et si elle le prétend, elle est une croyance redoublée, durcie, de la même manière qu'un athée est toujours un super-croyant. Tout savoir doit être repris dans sa dimension de foi et de conviction. La fidélité au vivant ne se laisse pas perdre par les faits bruts (c'est-à-dire l'observation), la simplicité ne peut être que renversée par la pensée et le sujet. La croyance est le contraire du dogme. Exister dans ce qu'on pense est la chose la plus difficile qui soit, mais c'est aussi une liberté. Quand j'écoute Brahms, je suis au contact de cette liberté-là, immédiatement — je l'entends, je la ressens au plus profond de moi. 

Couloir, de six heures à sept heures, puis seul dans un réduit délabré, avec un électrocardiogramme. Dommage, je ne peux plus observer les infirmières et les malades. Tout le monde ici est très gentil. On se croirait presque dans le monde d'avant, si l'on n'apercevait pas quelques signes, par-ci par-là, qui viennent jeter une ombre au tableau, et on les connaît bien, ces signes. Parmi eux, les tatouages, l'accent, quelques éclats de voix, et les quelques éléments visibles de la vêture qui insistent sous la blouse et les pantalons blancs réglementaires. Il ne fait pas chaud, je suis torse nu, avec des fils et des tuyaux partout. J'hésite à appeler, comme le médecin me l'a prescrit, parce que je sens bien que je suis en train de refaire une crise, la deuxième de la journée. Si j'appelle, si je leur parle de la crise, ils vont me garder plus longtemps, faire plus d'examens. Une deuxième prise de sang, pour commencer. Je pèse le pour et le contre, et finalement j'appelle, à 19h23. Direction la salle de déchocage, dans laquelle je me trouve avec un voisin de lit, dont je ne vois que les pieds et une partie des jambes. En revanche, j'entends beaucoup sa voix, car il est souvent au téléphone. Il dit : « Oui oui oui » et « Non non non non non », toujours par salves de trois et cinq. Il a une voix plutôt sympathique, quoique un peu étouffée, ronde, alourdie, avec un fort accent du Gard. Dans la pièce, quatre type de bips différents, qu'on peut classer en deux catégories. De très jolis bips, discrets, bref, sobres, qui ressemblent aux cris de ces animaux nocturnes qu'on entend parfois la nuit, à la campagne, et qui ont tant de charme et d'élégance dans leur simplicité essentielle. Et puis deux autres bips, beaucoup plus criards, de type “klaxon”, mais qui forment avec les premiers une jolie polyrythmie que je trouve rassurante (je pense à Steve Reich et je brode mentalement sur eux). Nous avons chacun les nôtres, visiblement, deux pour moi et deux pour mon voisin, et ils se répondent d'une admirable manière, qu'on croirait composée. J'aime ces bruits, ils me portent, ils me guident au travers du temps qui passe. Surveillance ECG et nouvelle prise de sang, donc, par le jeune Arnaud, ultra tatoué, gentil, mais maladroit. Il doit s'y reprendre à trois fois pour me piquer et me fait très mal ; je crois qu'il touche un nerf puisque la piqure qu'il me fait dans le pli du coude m'envoie une violente décharge électrique dans le poignet. Je lui dis mais il s'en fout. Je ne lui en veux même pas : le sang des non-vaccinés répugne visiblement à couler à la vue de tous. Piqué aux deux bras et mains, il ne restera bientôt plus que les jambes…

Vers dix heures, j'ai la visite du cardiologue. Ô surprise ! Moi qui ne l'attendais pas avant minuit… Et en plus je passe avant mon voisin de chambre qui était là avant moi. J'ignore pourquoi. Il n'est pas content et je le comprends. Le Dr Assad, décontracté mais pas complètement, petit, large, costaud, très bronzé et très poilu mais dégarni, souriant, parle un français approximatif et un peu hésitant, mais il est loquace et veut se faire comprendre. Ça tombe bien, j'ai beaucoup de questions. Il s'excuse même de me poser les mêmes que le médecin qui m'a accueilli plus tôt ! Mais avec lui, je vois bien que mes réponses sont prises beaucoup plus au sérieux (mais avec plus de légèreté, car il n'a pas la même responsabilité que le médecin qui a décidé de mon admission), et qu'il peut même s'engager un semblant de dialogue entre nous, même s'il n'entend pas tout ce que je dis. Disons qu'il entend 60% de mes paroles, ce qui est déjà énorme. Je pense au mot « cordial », un de mes mots favoris. Ce médecin cordial me parle de mon cœur, le sujet l'intéresse, moi aussi ; il ne manquerait plus que nous buvions un cordial tous les deux et que nous jouions un trio pour piano et cordes de Brahms.

Il m'explique ce qu'est un infarctus. La fenêtre des six heures. Je pense à mon médecin traitant qui en trois jours n'a pas été foutu de me rappeler et de me trouver un cardiologue (comme il me l'avait pourtant promis), prévenu qu'il était de mes crises inquiétantes… (« Chuis débordé, chuis débordé, qu'est-ce que vous voulez que j'vous dise ! ») Et R. qui me dit : « Ne dérange pas ton médecin traitant avec ça ! » Ils ont beaucoup d'humour, ces médecins. On les dérange quand on leur demande de faire leur métier. Vous me direz, c'est de plus en plus difficile, de les déranger, justement, puisqu'ils nous expliquent sur leurs répondeurs qu'il ne sert à rien de leur laisser des messages, et que nous tombons sur la messagerie 48 fois sur 50. Comme ça les choses sont claires. En tout cas, le Samu n'a pas hésité une seconde, lui, avant de m'envoyer les pompiers. Avec le Dr Assad, je parle de mon flutter, des vingt années qui se sont écoulées en sa compagnie, de l'absence de traitement (de mon fait) et de l'opération qui fut un échec. Il voit très bien de quoi je parle. Il me dit que la vision qu'on a du flutter aujourd'hui n'est pas la même que celle qu'on avait en 2003, et je comprends mieux de quoi il s'agit. Il me parle des examens que je vais devoir faire très vite s'il me laisse sortir aujourd'hui. Évidemment, je ne le contredis pas. Il est hors de question que je reste à l'hôpital : c'est ma grande terreur. J'aime bien voir ce qui se passe à l'hôpital, ça m'intéresse énormément, mais y être pensionnaire, c'est autre chose. Je veux rester un explorateur, un espion, un touriste à la rigueur. Quoi qu'il en soit, ce cardiologue aura passé une grande partie du temps de notre discussion à me demander si je marchais, et combien d'heures et de kilomètres par jour. Il a eu l'air de trouver que l'essentiel du traitement se trouvait là, et je ne peux que le rejoindre. La marche remet les organes à leur place, c'est-à-dire qu'elle les soumet à la loi du corps, qui lui-même est soumis à la loi du vivant, qui ne se laisse pas impunément diviser. Les bêtabloquants et les anti-coagulants, on verra ça plus tard, ma petite dame…

J'ai donc retrouvé mes figues, mon jardin, Carl Philipp Emanuel Bach, la nuit fraîche et les belles heures ordinaires, l'aimable et profond mutisme de la société à mon égard ; je suis rentré avec une infinie gratitude dans mon point d'orgue, je peux à nouveau oublier les tatouages, l'accent du Gard, tous ces corps qui se croisent, qui savent précisément ce qu'ils ont à faire, tenus qu'ils sont par un arrangement dont la finalité leur échappe complètement mais dont ils auraient le plus grand mal à se passer sans devenir des bêtes sauvages. 

Mon roman s'intitule "Théorie". Le sujet de mon roman, c'est de faire l'hypothèse d'une vie, c'est d'en écrire la théorie, mais à la manière dont un aveugle entre dans la nuit et s'en distingue. Même s'il est vivant, surtout s'il est vivant, il ne connaît pas l'histoire de sa propre vie. Il ne peut qu'en faire l'hypothèse, en passant d'un événement à un autre, d'une parole à une autre, comme la boule de flipper qui rebondit d'un champignon à l'autre, et qui essaie de se relancer, sans cesse, de se reprendre, le plus longtemps possible, mais qui sait qu'elle finira par être avalée par le trou en forme de sexe féminin (une vulve dont les nymphes essaient de nous sauver de la chute), au bas du tableau, au bas d'un chapitre. Une théorie est une proposition de sens, bien entendu, mais c'est aussi une suite, une délégation, une file de personnages qui se succèdent, les uns à la suite des autres, sans forcément se connaître. Ils sont tous là, à leur place, c'est tout ce qu'on peut dire. Il convient de les écouter, de les observer, de les suivre dans leurs déplacements un peu fous, un peu désordonnés, mais toujours inéluctables et nécessaires, fatals. La théorie d'une vie, c'est une anti-histoire, ou c'est l'histoire en train de s'écrire, du point de vue du flipper

Je ne cesse de me demander ce qu'est la vie, ce que c'est que de vivre et d'être vivant, et il m'est impossible, de plus en plus, de séparer ces questions de ce qui se passe à l'intérieur de mon propre corps, ce corps que très longtemps j'ai ignoré et méprisé sciemment, me croyant par là plus intelligent que ceux que je voyais en faire grand cas autour de moi. J'ai très longtemps cru que mépriser le corps était la seule manière de glorifier l'esprit, et même d'y avoir accès. Il est un peu tard pour le regretter, bien sûr, je n'ai plus que le choix (sic) d'accepter ce que mon esprit a fait de mon corps durant les quarante dernières années. Ici je suis, là je mourrai, avec la vie qui persiste à trouver des regards en moi, à consolider les quelques étais qu'elle a dû dresser elle-même à mon insu et souvent contre moi. Je vois tout cela avec un mélange de tristesse, de soulagement, de reconnaissance, de honte et même de joie devant l'ingéniosité invraisemblable du vivant qui ne nous en veut même pas de notre bêtise. L'arrogance qui fut la mienne est instructive et cocasse, j'en accepte les conséquences. 

« L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté », écrit Proust, mais je comprends aujourd'hui que la cruauté est d'abord et avant tout dirigée contre nous ; on pourrait dire que les autres ne sont que des victimes collatérales. Nous sommes inattentifs au chant de nos organes comme nous sommes sourds aux corps de ceux que nous croisons, car nous savons instinctivement que leur chair est une réplique de la nôtre, une réponse possible aux questions que le destin biologique nous pose sans cesse, et qui nous terrorisent. La cruauté est fille de l'indifférence, et il faut prendre ce mot dans son sens littéral : ne pas savoir faire de différences, ne pas distinguer, ne pas discerner entre ce qui doit nous nourrir et ce qui nous traversera sans être assimilé. La cruauté est fille de l'indiscipline, de la mollesse spirituelle, de la paresse. La plupart des gens font le mal par paresse, ce qui s'entend immédiatement dans leurs phrases. C'est pourquoi il faut être attentif non à ce qui est dit, mais à la manière dont c'est exprimé. Avec nous aussi, nous avons un dialogue dont il paraît essentiel de ne pas négliger la forme. Les mauvaises habitudes sont vite prises. Là aussi nous obéissons à des lois inconnues ou musicales, et les cœurs paresseux ont vite fait de se tarir, croyant préserver le peu de sève qu'il sécrètent. 

L'hôpital, j'en ai vu les coulisses quand nous étions amoureux, Raphaële et moi, il y a vingt ans. Je l'ai vu et traversé la nuit, je suis passé par les chambres de garde, les douches, le lit des médecins, les couloirs déserts, les réfectoires silencieux, les portes dérobées, et même les fenêtres, pieds nus, évitant les infirmières comme un voleur évite les gardiens de nuit dans un musée déserté, étouffant des fous-rires et le bruit de nos pas. Imaginons un instant un hôpital peuplé seulement de machines dont le seul bruit rendrait le lieu vivant. Quelle féérie ! Quelle prodigieuse salle de concert ! J'imagine Mozart, Bach, Stravinsky, seuls dans l'obscurité, parlant à voix basse, devant un corps allongé sur une table d'opération : c'est Brahms, qui est le patient somnolent. On voit son gros ventre et sa barbe, il parle dans son demi-sommeil. Les trois compères ont du mal à ne pas rire. Ils regardent les écrans et font des supputations loufoques. Le cœur ? Le foie ? Les intestins ? Le pancréas ? Chacun y va de sa théorie. Les chiffres défilent, on les défend comme on peut, sans y croire, mais avec toute la componction nécessaire, jusqu'à ce qu'éclate le rire en clef de sol de Mozart. Les deux compères font semblant de le gronder. Brahms suffoque aussi bien qu'il le peut, avec un sens du rythme accompli. « Ramuz nous manque », dit Stravinsky. Et Mozart fait entrer sa cousine, peu vêtue. On voit le vieux Bach qui note quelque chose dans un carnet, sans paraître troublé par Anna-Maria qui se dandine comme une strip-teaseuse perdue dans les marais, la main devant ses petits seins. Le Dr Assad, en maillot de bain, se penche sur Brahms, il tient dans sa main droite une baguette de chef d'orchestre et un métronome dans sa main gauche. « C'est pas avec ça que vous allez réussir votre coronarographie, Docteur ! » lui lance le vieux Brahms hilare. On comprend qu'Anna-Maria est l'assistante du cardiologue. Elle sent la crème solaire et chante un fado avec une voix rauque. Bach referme son carnet et parle à l'oreille de Stravinsky qui est consterné par le spectacle. Diaghilev nous manque ! « Il n'y en a plus pour longtemps », dit Mozart. Raphaële entre en trombe, furieuse, et disperse tout le monde, vieux garnements punis qui retournent se coucher. Disjoncteur. Tango Lent.

« Nous étions entre nous, jadis. Quand nous parlions de musique, quand nous parlions de littérature, nous n'avions besoin ni d'interprètes ni de sociologues ni de thérapeutes. C'était reposant. » La fatigue est arrivée avec les cultures. Tant qu'elle était au singulier, nous pouvions penser à autre chose, goûter la baignade dans les rivières corses, les citronnades et la légèreté, le tennis. Nos corps s'invitaient naturellement au concert général, les angles étaient doux, on avait peur pour rire car le monde avait les dimensions de nos bras ouverts. Nous avions bien entendu parler du souffle au cœur, mais c'était à cause de Laurent et Clara Chevalier, la belle Léa Massari. « Tu n'as pas bonne mine. Je t'ai connue en meilleure forme. » « Je ne comprenais pas ce qu'il voulait, mais je l'ai trouvé très beau. » « Tu crois que c'est une conversation normale entre une mère et son fils ? » « L'aventurière, m'appelait ta tante ! » « Il était fou de moi. » « Il m'en voulait presque de lui avoir cédé si facilement. » « Tu sais, mon père adorait la valse. » Voilà le genre d'échanges qui avaient lieu dans un monde sans islam, sans réseaux sociaux, sans pédagos, sans fact-checking, un monde dans lequel nous nous contentions du lac d'Annecy et de celui du Bourget, d'Yves Nat et de l'accent espagnol, du désespoir de Gabrielle Russier et de l'humour de Fernand Reynaud, de la figure étrange et cocasse d'Henri Krasucki qui nous semblait une possible émanation du démon. Quand nous avions envie de pleurer, nous mettions la Troisième de Brahms sur le tourne-disque, ou nous pensions à la fille Sassi dans les bras d'un autre. Le père avait peur de l'infarctus, il est mort d'un accident de voiture. Lui aussi adorait la valse. La mère préférait le tango. Rester en vie ? Oui, mais pour quelle vie ? 

Survivre n'est pas du tout sous-vivre, je viens de le comprendre ; c'est même la meilleure manière de vivre. Revenir chez soi suffit. À soi. Exister dans son propre souffle, se tenir sans réserve à son propre désir. L'exaltation la plus douce et la plus profonde, la plus large, c'est le retour. Le départ n'excite que les enfants gâtés ou négligents, inconsistants. Rester éveillé, la nuit, en écoutant le silence de la chambre, débranché du monde et des mesures, du calcul et du diagnostic, est une volupté presque insoutenable quand on comprend qu'on en avait perdu le droit, et quand notre propre corps n'est plus qu'à nous. « Je suis chez moi ! » Il y a ce soin que nous sommes seuls à pouvoir nous prodiguer (ou la mère), cette caresse mentale qui ne peut provenir que de nous et d'une mémoire complètement singulière, irréductiblement distinguée du bruit de fond humain et de ses fausses promesses. Vous avez un défibrillateur ? Non, j'ai le premier trio de Brahms. Vous avez un souffle au cœur ? Oui, j'ai du silence plein la bouche, et des soupirs en veux-tu en voilà. Faudra que ça cesse ! Oh, ne vous inquiétez pas, personne ne sera moins soupirant que nous, penchés sans prudence sur le vide. 

Les oreillettes s'affolent et les ventricules trinquent mais tout cela n'est rien du tout. C'est seulement l'occasion de faire des phrases qui amènent enfin du côté de l'origine. Sang et sens coulent dans la même direction, on ne peut rien là contre. Il faut en profiter pour essayer de faire des progrès dans le domaine du rythme et de l'écoute. Tous les musiciens le savent : la première chose est d'être bien accordé. Un instrument désaccordé ne sert à rien, car les sons eux aussi ont des lois qu'on ne peut ignorer sans mettre en péril le sens. L'harmonie des organes, ce sont les résonances et les sympathies qu'ils suscitent dans le dialogue qu'ils entretiennent entre eux. L'indifférence est mortelle. Aucun d'entre eux ne travaille solitairement, ce que les spécialistes font semblant de comprendre. Un cœur, ce n'est pas malpropre, et ce n'est pas de l'ordre de la table d'anatomie ou de l'étal du boucher, un cœur, c'est le rythme et l'harmonie du sens qui bat. Le cœur est la chaconne intime, la basse continue de l'individu qui n'est pas partagé, qui est impartageable — indivis. « C'est la mesure consolée. »

vendredi 8 septembre 2023

Le devenir pute du monde

Ouvrant une fenêtre (numérique ou PVC), chacun de nous est immédiatement mis en contact avec une pute. Je ne sais quand ça a commencé, mais nous sommes en plein dedans. Il n'y a plus de femmes : il y a des putes et des militantes féministes, c'est tout. Allez sur n'importe quel réseau social, vous verrez que j'ai raison. Il n'y a même plus de jeunes filles. Du bébé à la vieille pute sans escale.

Les putes de l'ancien monde savaient s'exprimer, suffisamment pour qu'on puisse les aimer, éventuellement s'en faire des amies, mais surtout, elles savaient qui elles étaient — elles avaient une conscience, nos putes : elles étaient une exception et ne l'ignoraient pas. Il fallait se déplacer, pour les rencontrer, il fallait risquer un peu sa peau, ou sa réputation. La putain était protégée par le scandale qui la mettait hors-jeu

(Il faudrait sans doute inventer un nouveau mot pour cette chose nouvelle, mais ce serait tout de même dommage de se passer du beau mot de “pute”, qui est l'un de ceux que je préfère. Sans lui, je n'aurais pas pu écrire : La pute à quatre pattes pète près de son pote Pete, ni : La pute en rut joue du luth dans sa hutte.) 

À quand remonte la figure de la pute ? Sabrina ? Scarlett Johansson ? Madonna ? Monica Belluci ? Régine ? Marilyn Monroe ? Faut-il remonter plus avant ? Oh, il est inutile de faire cette tête ! Je sais bien ce que vous allez me dire. Ce sont des femmes admirables, leur image ne correspond pas à ce qu'elles sont, ce sont des produits fabriqués, c'est l'homme qui a voulu ça, le patriarcat gnagnagna, etc. Je connais tous vos discours par cœur ; aussi convaincants que du pastis dans les spaghetti. 

Mais ne comptez pas sur moi pour les diaboliser. Ce n'est pas de ça que je parle. Qu'il y ait une dimension puissamment sexuelle dans une femme ne m'a jamais dérangé, bien au contraire, et je n'ai aucun mépris pour les putains. Ce qui me dérange beaucoup, en revanche, c'est le devenir pute du monde. La pute est désormais partout chez elle, et c'est très logique, quand il n'y a rien d'autre à l'horizon. Aujourd'hui, on est pute de douze à soixante-quinze ans, et dans toutes les couches de la société, dans toutes les ethnies, dans tous les quartiers. C'est devenu un droit de l'homme, d'être pute, et presque une formalité même pas administrative. Les rares à ne pas manger de ce pain-là sont considérées comme des semi-débiles dont il n'y a rien à attendre, des pauvres filles qui ne feront pas de vieux os, de la graine germée de bolosse. Il s'agit d'un réflexe : Nous avons un cul, des nichons, des cuisses, une bouche, il faudrait être stupide pour ne pas en tirer profit, et plus que stupide, suicidaire. Les selfies ont bon dos, on voit bien ce qui se cache derrière. Personnellement, je ne vois plus que des étals de boucherie, dès que j'ouvre un écran. Tout est prétexte à proposer. Il y a toujours une bonne raison à la proposition. La moitié des « statuts » facebook sont des propositions à peine voilées. 

C'est toujours quand l'exception devient la règle, quand la minorité fait la loi, que le diable pointe le bout de son nez. La puterie est un bruit de fond continu qui ne cesse jamais, voilà ce que je vois autour de moi partout. Au début on a trouvé ça amusant, il faut le reconnaître. Nous n'avions évidemment pas vu tout ce qui allait venir avec, tout ce que ça allait entraîner, trop enclins que nous étions à chérir les exceptions et tout ce qui pouvait défaire un peu l'ordre trop bien établi. Il était impossible de prévoir la suite, car la suite avait besoin de tout le reste pour éclore : la température n'était pas suffisante, l'écosystème n'était pas mûr, il manquait encore beaucoup d'éléments au contexte pour que le devenir pute du monde puisse commencer à montrer son vrai visage. C'est un renversement complet, qui se révèle à nous, dont nous n'avons pas fini de mesurer les conséquences. 

Le plus drôle, dans tout ça, est peut-être l'aveuglement volontaire de celles qui se prennent pour des sujets alors qu'elles ne sont que des objets. Pas des objets à la main des hommes, non, pas du tout (eux sont aussi aveugles qu'elles), mais des objets animés par la voracité impatiente de la Machine, de la pompe financière générale. Comme l'écrit Renaud Camus : « L’argent est remplaciste par essence. La monnaie, c’est déjà une substitution. » L'impudeur est aujourd'hui indexée sur la valeur marchande, elle s'annule donc en tant qu'impudeur, et c'est en cela qu'elle est répugnante. Elle a trouvé une justification à l'extérieur d'elle. Tous ces corps ont perdu la qualité précieuse entre toutes qui leur donnait le choix entre pudeur et impudeur, ils ont sacrifié le dévergondage sur l'autel de la banalité. L'impudeur était une valeur, elle est devenue une monnaie d'échange, un argument de vente, aussi bête et fonctionnel que la description d'un aspirateur par son marchand. Les images qu'on voit par millions à travers nos écrans ne nous disent qu'une chose : ON LIQUIDE TOUT. Il n'y a plus d'alternative, ce sont les grandes soldes des corps. Il reste encore quelques individus qui font semblant d'en être, bien sûr, mais on voit bien qu'il s'agit d'un jeu destiné à calmer les nostalgiques qui errent parmi les décombres. Personne n'est dupe. Tout est partagé, tout est disponible, tout est marchandise. Si l'on peut louer un utérus, acheter un cœur ou un foie, il n'y a aucune raison pour que l'image d'une femme ne soit pas elle aussi soumise aux lois de l'offre et de la demande. 

Ce qui manque à toutes les putes de notre monde, c'est la conscience des morts. La conscience des morts qui ont façonné le monde dans lequel on vit empêche de dilapider son image, fût-ce par morceaux.

(…)

mardi 5 septembre 2023

Sarah, Printemps

On avait tout, on avait tout et on a tout dilapidé. Tout était là, avec nous, en nous, entre nous. Tu m'écoutes ? Tu sais que j'ai raison ! Les gens ne savent pas de quoi tu es capable. Ça me fout en l'air. Tu crois peut-être que tu es un héros de bande dessinée ? Tu crois peut-être que je vais attendre là, comme ça, jusqu'à la nuit des temps ? — La fin des temps… — Pardon ? — La fin des temps, tu veux dire la fin des temps. — Si tu veux, la fin des temps. Tu m'écoutes ou tu fais le con ? Parce que moi je te parle, tu vois ! Je te parle de toi, de moi, enfin de nous bordel. Ça t'intéresse, au moins ? — Bien sûr. — On ne dirait pas. Tu sais ce qu'on dit de toi ? — Non, mais je m'en fous. — C'est faux, tu ne t'en fous pas, c'est faux, tu m'énerves, mais tu m'énerves ! — Bon, alors que dit-on de moi ? — T'as raison, on s'en fout. C'est pas le problème, c'est pas du tout le problème. Le problème c'est moi. Tu n'es pas un super-héros, je ne suis pas Pénélope, on ne va pas rester là à crever sur place, si ? — Pourquoi me parles-tu de Pénélope ? — Ne fais pas diversion. Je te parle de ce qui est important, tu comprends, important, tu comprends ce mot ? — Évidemment que je comprends… — Bon, alors ne m'interromps pas, avec tes digressions continuelles, ne fuis pas les problèmes, pour une fois, je t'en prie, tais-toi et écoute-moi. — J'ai l'impression de ne faire que ça. — Tais-toi. Laisse-moi parler. — D'accord. — Tais-toi ! Je ne sais plus ce que je voulais dire. C'est ta stratégie, tu m'empêches de penser, tu es trop là, tu es beaucoup trop là, tu prends trop de place, et en même temps tu te caches, tu ne dis jamais rien de ce que tu penses, tu n'as aucune ambition, tu ne cherches pas à te faire connaître, c'est insupportable, tu comprends, c'est très pénible, vraiment pénible, c'est comme si tu me disais que je ne vaux pas la peine que tu te bouges le cul, tu comprends, ça ? Et moi, là-dedans, hein, et moi, je suis quoi, je suis qui, je sers à quoi, je vaux quoi, pour toi, je ne suis pas assez intelligente, c'est ça, je suis trop conne pour comprendre que Monsieur ne s'intéresse pas vraiment à ce qui se passe, je suis au ras des pâquerette, parce que j'ai les pieds sur terre, parce que je me préoccupe des comptes, des courses, c'est ça que tu penses, mais dis-le, je sais bien que c'est ça que tu penses alors vas-y. Tu pouvais pas la donner, cette interview, hein, tu pouvais pas, non, c'était trop dur, ça t'aurais empêché de rester comme un con à regarder tourner la machine à laver, ça t'aurait fatigué de donner cette interview, vraiment, ça t'aurais tué, ça aurait ennuyé Monsieur, Monsieur avait mieux à faire, Monsieur avait son bain à prendre, quoi, faut comprendre, bordel, Monsieur est trop important pour répondre à six questions, il a autre chose à foutre, il faut qu'il aille traîner sur Facebook, Monsieur, il faut qu'il aille faire le beau, oui, ça c'est important, c'est vrai, et pendant ce temps-là, qui c'est qui répond au courrier, au téléphone, qui c'est qui fait tourner la maison, qui c'est qui lave les slips de Monsieur et repasse ses chemises, qui c'est qui ouvre le courrier que Monsieur a mis à la poubelle, et qui c'est qui commande les croquettes du chien sur Internet, hein, qui c'est ? — C'est toi ? — Nom de dieu, tu poses la question ? — C'était pour rire.  

Roulement de tambour.

On avait tout, on avait tout et on a tout dilapidé. Tout était là, avec nous, en nous, entre nous. Je voudrais raconter l'histoire d'un couple mais je sais déjà que je n'y arriverai pas. Ils remontaient la rue de l'Odéon, tous les deux, un soir d'été. Lui venait de faire une sorte de malaise au restaurant, il était blanc tirant sur le vert, il ne disait pas un mot, il se disait seulement qu'il avait rudement du bol de marcher derrière une jolie poulette comme celle-là mais ça ne l'empêchait pas d'avoir envie de vomir et de sentir ses jambes flageoler pendant qu'il mettait un pied devant l'autre, encore, encore un, et encore, ils y étaient bientôt, en face du théâtre, au sixième étage. Il écoutait parler la fille qui marchait devant et, de temps à autre l'attendait, lui prenait le bras en riant et lui roucoulait des choses à l'oreille, elle parlait toute seule, elle était gaie, un peu saoule mais pas trop, il essayait seulement de se concentrer sur la voix de la fille et de mettre les pieds l'un devant l'autre, encore trois cents mètres et on y était.

Un jour du mois de mai, Sarah m’a dit, sans crier gare : « Prends-moi en photo ! » Je l’ai prise. C’est cette photographie que je voudrais écrire. C’est donc d’un portrait qu’il s’agit.

« La sérénade du spectre » (Granados). Exercice pratique : rester de trois heures à sept heures au téléphone avec celle que je nomme Sarah. À quoi faire ? Partir d’une voix, arriver à une autre voix. Un timbre dans sa modulation… « Qui suis-je ? » Elle pose la question ; elle écoute, ensuite, non pas la réponse, mais ce que ça provoque chez l’autre, comme on jette un caillou dans l’eau les jours d’ennui ; cercles concentriques des ondes qui grandissent, mais aussi s’amenuisent, dans le même temps. Comme ce rire si vaporeux…

Sarah est encore couchée dans mon lit. Au petit matin, nous entendons, par la fenêtre ouverte, des pigeons qui vont et viennent. Elle me demande : « Il n’en est jamais entré, ici ? — Non, sauf hier-soir… » Contrairement à toute attente, cet oiseau est d’une douceur invraisemblable, inespérée, une douceur de rêve. Il dort les jambes écartées, barrant le lit d’un Y définitif. Même dans son sommeil de statue, il lui arrive de sourire, d’un sourire doux de guerrier qui aurait vu cent fois la mort en face. Ses pieds dépassent de la couette, je suis resté très longtemps à les regarder, les caresser, les embrasser. Nous n’avons pas fait l’amour. Je l’ai embrassée. Elle m’a embrassé. J’ai caressé son visage, ses pieds, ses cheveux, j’ai embrassé son ventre, posé ma main sur ses cuisses, entre ses seins, sur son bras. Ses joues de Bouddha… Son souffle d’animal… Son odeur, suavement écœurante, comme un vent d’été, plein de pollen, de fruits mûrs, de désirs offerts et de draps chauds, une odeur grave et pourtant légère, ronde, cuite, dont les arômes ne se mélangent pas tout à fait cependant, laissant deviner les souvenirs d’un corps multiple encore dans sa naissance, indéfiniment remise. Sarah V, le V de ses jambes déployées, me disant, lors d’un bref réveil dans le jour qui vient : « J’occupe ton lit… »

Je la vois dans la rue, enceinte, au bras d’un bel homme portant un magnifique chapeau melon et une belle moustache cirée. Je m’aperçois à ce moment-là qu’elle porte dans le dos une sorte de petit sac en cuir noir, qui a la forme d’un étui de violoncelle. Je m’adresse à l’homme : « Excusez-moi, j’ai bien connu Sarah, nous avons même fait l’amour dans cet ascenseur que vous vous apprêtez à utiliser. Me permettez-vous de m’asseoir avec elle sur ce banc, et de lui mordre l’oreille ? Je n’en ai que pour un instant ! » Lui se met à rire, il m’écarte d’un revers de main, tout en me disant : « Mon petit ami, ce coup-là, on me l’a fait déjà cinquante fois. Voyez l’écriteau » (et il m’indique une plaque en argent massif, à sa ceinture : Propriété privée. Entrée interdite). Je suis sur le bord du large trottoir ; ils continuent leur promenade, très dignes. J’ai à peine entrevu les yeux de Sarah. Elle ne se retourne pas. Je les suis du regard un instant, puis je tourne les talons et je poursuis ma route.  Je n’ai pas fait dix pas que j’entends un vacarme terrifiant, et je vois Sarah, transformée en furie, qui a plongé son archet dans le ventre du gentleman, qui se met à fondre sur lui-même avec un bruit inouï d’acier en fusion. Ne reste que son chapeau, duquel s’échappe un filet de fumée âcre. Je cours vers elle, les bras ouverts, mais je la vois qui presse de toutes ses forces sur son ventre, et quand j’arrive enfin près d’elle, je constate que c’est moi qu’elle vient de mettre bas. 

Quand on baise, parfois elle me dit : « Tu sens comme je t’entoure ? » C’est vrai, Sarah sait se faire liquide, océan ou incendie, elle m’encercle de joie, je suis pris et porté tout à la fois, ma queue est au milieu du feu, léchée de toutes les langues de ses muqueuses, on n’est pas seulement deux à parler, c’est un contrepoint serré, 23 cordes solistes, elle s’y cache mais on la repère à ses pieds, martellato… Ce que j’aime par-dessus tout ? La sucer, longtemps, avoir sa mouillure plein le visage, en avoir dans la bouche, dans le nez, jusque dans les yeux, et monter, très vite, l’embrasser. Qu’elle sache. « On pose aux autres les questions qu’on se pose à soi-même. »

Un Nom. Un souffle.
« Le con, il aurait pu changer ton nom, quand-même !
— Ouais, je sais, il dit qu’avec un autre prénom, ça ne marcherait pas…
— Conneries, oui… »
Quand on prononce ce nom, « Sarah », on est cloué au sol. Droit du sol, droit du son ; le sang dans les prénoms. Les deux pieds bien enfoncés dans la terre, une rafale de vent passe, très vite, un souffle si on veut, une gifle de vent. Les deux « a » font revenir. Le « h » promet d’y revenir. Le « S », seul, est impulsion, mais que peut-il contre cette attraction noire qui colle à la bouche ?
« Et en plus il te parle sans arrêt de son ex ?
— Oui, enfin non, pas tout à fait sans arrêt, mais j’ai l’habitude, Éric me parle constamment de Régine… Il dit que là non plus il ne peut pas changer le nom, moi je m’en fous, je ne l’aime pas de toute façon…
— T’es bien barrée toi avec des mecs comme ça… »
Dans « Sophie », il y a tout un voyage. Le souffle est confirmé, il se colore, il traverse des paysages, des saisons, les odeurs changent, se transforment. Le « h » est au centre cette fois-ci, et passer du « o » au « i », ça change tout ! C’est un peu comme dire « oui », mais avec un point d’interrogation. Trois voyelles, trois consonnes, dont deux font cause commune, c’est-à-dire que « Sophie » est plus timbre qu’attaques. Et pourtant, sa charge vient tout de même de ces deux souffles : l’un, impulsion première, sifflante du « S », l’autre, qui relance, au centre, moins timbré mais plus fondamental, un gris de vent modéré mais qui peut durer un après-midi, ou une saison, le « f » du « ph ».
J’avais prévu de la nommer Clélia, j’ai une cousine corse qui s’appelle Clélie, j’aime bien les « l » dans les prénoms. Mais c’est impossible : Clélia, c’est fruité, gai, léger, coloré, finement décortiqué. Alors Clara, pour les deux « a », en position ? Mais il y a encore ce « cl », en tête, attaque décalée, ces deux consonnes qui se contredisent, ou plutôt s’emboîtent le pas, l’une sur l’autre, s’ajoutent l’une à l’autre pour former un organisme plus complexe, qui permettra si le vent est favorable d’ouvrir la serrure… Sarah m’a dit tout de suite : « Clélia ? Je n’aime pas du tout ! Ce « cl », « cl »…, là, bouh… Clitoris clos… Pourquoi pas Claudine pendant que t’y es ! »
Rien à faire. On dirait que tout chez elle vient de là, de ce prénom. Souvent je me surprends à penser : « Ceci, elle l’est en dépit de son nom. » Je ne sais pas comment ses parents se sont débrouillés, je les imagine chargeant ce nom comme le conducteur d’une locomotive à vapeur charge le foyer, le bourre de charbon. Qu’est-ce qui s’est passé à ce moment où ils ont cru choisir ce prénom, qu’est-ce qui s’est concentré dans l’air, dans la journée, dans le lieu, dans leurs désirs, et dans leurs peurs, pour que ces cinq lettres informent à ce point cette jeune fille ? Il est toujours difficile d’imaginer quelqu’un avec un prénom autre, à partir du moment où ce couple de l’être et du regard est formé, mais Sarah ne s’appelle pas Sarah, elle EST Sarah. Le « r » du centre, exactement au centre, comme un roc surplombant les flots grouillants du chœur. Sarah est une furieuse, il lui arrive assez facilement de trépigner. Avec ses pieds, elle marche, elle danse, elle saute sur place, tout cela avec l’air de ne pas bouger (« pas de commentaire »). Elle « trépigne de joie, elle pleure de tendresse »…
Dans « Sarah », le « a » est la pâte, la terre, la matière informe que  les trois consonnes tentent de faire lever… Ça grésille là-dedans ; Sarah se tape sur le ventre en serrant les dents ; elle est parcourue par une ondulation électrique, un spasme qui lui court sur l’échine, un trille muet ; elle secoue la tête, ça a duré cinq secondes ; voilà, c’est fini, elle se verse un peu de café chaud et me fait un grand sourire.
Je suis tombé amoureux d’elle, une nuit, il était trois heures du matin. Nous étions au téléphone depuis minuit, j’étais couché, elle s’est endormie. Je suis resté de 2h55 à 3h à l’écouter respirer, de plus en plus fort, elle ronflait légèrement, et parfois sa bouche s’ouvrait. C’est un des moments les plus érotiques qu’il m’ait été donné de vivre. Malheureusement, le réseau téléphonique s’est chargé lui-même de mettre fin à ce bonheur extraordinaire… Le lendemain, elle m’a dit : « On pourra dire qu’on a déjà dormi ensemble. » (Souffler n’est pas nommer…)

Merci ! Je pourrais commencer, je dois commencer ce livre par ce mot, je dois absolument lui dire merci, c’est urgent. La seule difficulté est de savoir prononcer ce mot, c’est donc une question musicale. 

Sarah est dans le vacarme du temps. Il n’y a que dans un lit qu’elle est à sa vraie place. Elle y cherche sa voix de nuit, son con qui dort les yeux ouverts. L’œil écarquillé de son cul me regardant sans frémir. J’aime qu’elle cherche ses mots, dans ces moments-là, qu’elle les extraie du silence, secoue le tamis du désir supposé pour voir et prendre ce qui reste, ce qui surnage entre elle et moi, ce qui tient le coup, ce qui nous fait bander, ensemble ou séparément.

Pendant les commissions pédagogiques, chacun lutte comme il peut contre l’ennui ou le désespoir. Avec Sarah, on fait des statistiques : cette expression, combien de fois en une heure, aujourd’hui ? Etc. Mais, même ça, au bout de deux heures, ne suffit plus, alors elle dessine…

Gamme d’encre, gamme de gestes. Elle s’applique. Je la surveille du coin de l’œil, je sens parfaitement la densité de son petit corps ramassé, qui s’absente de ce lieu tout en étant extrêmement présent, dans une condensation viscérale. Ce dessin, comme deux visages qui se font face, et la guirlande de la conversation qui les habille, je nous imagine à Venise… Elle est partie sans un regard, mais elle m’a laissé son regard, ses cheveux qui frôlent ma main droite (elle se penche pour refermer son sac). Elle va prendre son téléphone portable qu’elle avait mis à recharger, dit à peine au-revoir, très vite, je l’aperçois encore trois secondes dans le couloir, qui le rebranche, elle va avoir le message que j’ai composé d’une main, en aveugle, dans la poche de mon pantalon… « TU AS REGARDE DANS TON CASIER ? » Oui, j’avais vu le geste de Sarah, en partant, qui refermait mon casier. Puis, un autre texto, quelques minutes plus tard : « J’AURAIS VOULU RESTER PRES DE TOI. J’AI EU L’IMPRESSION DE PARTIR COMME UNE VOLEUSE DESOLEE… » (Pas de virgule entre « voleuse » et « désolée »…) Encre noire sur Canson blanc. Calligraphie arabe… On devine des initiales (« … pour qu’il y ait un commencement »)… Ça sent l’Andalousie, persiennes, confessionnaux, chaleur filtrée et brûlure des corps… Regards coulés, virgules de désir, tremblement de l’air chaud, au-dessus de la peau, marquée, crucifix et fruits lourds, paupières à l’abandon, rideaux gonflés des mots qui restent dans le ventre, voleurs désolés…

Parle-moi je t’en prie. Tais-toi je t’en prie. Parle-moi je t’en prie. 
Parfois ces phrases qui arrivent en gerbe… On ne sait laquelle va sortir la première. Hasard ? Exact mi-chemin entre la demande d’être avec lui, et celle de lui échapper (de profiter de sa présence pour lui signifier qu’on pourrait s’en passer, ou bien réellement cette tension légère qui disparaîtrait si je pouvais —seulement— penser à lui ?). Peut-on être digne du silence ?

Quand mon père est mort, on m’a amené immédiatement sur les lieux de l’accident. Il avait la tête sur le volant, le sang coulait. (Mon frère nous avait dit : ce n’est pas grave, le sang coule. Mais on a bien dû constater qu’il était mort.) On m’a alors arraché brutalement à cette scène. Ce sang qui ne pourra plus s’arrêter de couler, je le retrouve, chaud et palpitant, comme régénéré, dans les joues de Sarah, quand elle se branle en me montrant sa scène, ses lèvres gonflées et sa fente brûlée, ses viscères dans ses yeux… Mademoiselle Verteuil ne crache pas sur les images…

Pravda et Slobodan sont des rappeurs, de lourdes vapeurs de Turbo-funk-heavy-metal-mélodique les soutiennent. J’entends la voix de Samson François parler du « don mélodique ». Ils sont tous les trois dans un bateau mais aucun ne tombe à l’eau. « Métal mélodique »… Les musicos ont toujours été très cons, soit, mais là ils mettent le paquet, ils n’ont plus peur de rien, et depuis qu’ils divisent la noire en 1920 parties égales, que voulez-vous qu’on leur oppose, ils font entrer deux millénaires dans une seule noire ces cons-là, ils appellent ça la quantisation. C’est vrai qu’il y a de quoi faire la fête tous les jours de l’infini purgatoire qu’on habite désormais… Les séquenceurs sont les pastilles Fuca des ondes : constipés de tous les pays, munissez-vous d’un lecteur de MP3 et foncez le long des voies sur berges, ces égouts sonores de la courante « plugged »… L’Histoire a encore un sens, le vôtre. « Are you ready ? » Tu parles ! C’est un long fleuve de caca, une grande parade des intestins, Bill Gates en Timonier boutonneux, son piercing, il le porte en intra, il est clampé mais immortel, déjà cloné par milliers, j’en rencontre des dizaines à mon travail, chez les amis, dans les bus, ils se reconnaissent entre eux, pas besoin de rose à la boutonnière, ils ont l’instinct sûr, c’est l’intestin, l’écharpe fécale conviviale et festive… « Are you raidis ? » L’érection de la tentacule sonore comme sésame pour le Nouveau Monde ? On imagine le Cyber-Christ disant à ses disciples : « Êtes-vous durs ? Bandez-vous mes frères ? » Pendus par l’intestin, crucifiés par la bande Fouille-Molle… « Alors je banderai pour vous ! » Lechrist@raidiland.com, son site auriculaire dressé à côté de celui de Marie-Jo. « Je flippe à mort ! » Tu parles qu’elle flippe, y a intérêt, les requins, au propre et au figuré, dans la baie de Sydney, la ville qui porte un prénom sympa… Marie-Jo elle est pas sympa, elle est pas au village des frenchis, elle est à l’hôtel, à taper sur son ordo pour essayer de se rebrancher sur le village global (trop province la France ?), mais apparemment elle coince, ça la fait flipper dur. Et puis l’Allemand là, de l’Est en plus, pas sympa non plus celui-là, elle bosse dur, pourtant, la gazelle, mais que peut-elle, je vous le demande, contre Cathy Homme-Libre, l’Aborigène Sympa, cool, portrait de vingt mètres de haut en couleurs dans la ville qui porte un nom de pote cool, Cathy qui brandit le brandon raidi, Cathy elle est ready, elle, de la main droite, elle porte le serment, la langue de feu, au-dessus des cendres du Vieux Monde, dernière nous, déjà si loin, sans Internet. Elle porte une belle combinaison qui cache le corps de la femme qu’elle a peut-être été dans une autre vie. Reine du chiffre ; les surfeurs parlent aux surfeurs. Pom pom pom Pom… Merde alors il y avait un refuge, là, contre le baratin fétide des animateurs culturels. De l’émotion, SVP, du vibrato psychologique ! La plus rapide gagne, tu parles si c’est con ! Un sport. Vive les tricheurs, vive les dopés, au moins ils veulent gagner, nous foutent un peu la paix avec l’émotion, et le spectacle. Ils veulent tous être dans le même bateau, alors ça donne, par exemple, « le-patinage-artistique », quelle grâce, quelle élégance, ne trouvez-vous pas, et ces costumes, là, quelle imagination, quelle fantaisie, dites-donc ! Et d’abord Coluche a dit que c’étaient des cons, surtout les cyclistes, et ceux qui les regardent plus encore, et… Comment dites-vous, pas encore canonisé ? « Le don mélodique » ? Mais de quoi il nous cause ? La mélodie est en tube, coulée rose élastique, au mètre, y a qu’à se brancher, rien de plus simple, même les vieux s’y mettent, y va quand-même pas nous emmerder avec sa Mère-Klavier, une heure de sonate tu te rends compte, c’est pas du haïku ça, ça rentre pas dans le tuyau ce machin, en MP3 ça fait péter la compression, ça te compressionne les viscères, et ça coûte un max, de toute façon y a pas ça sur Napster, ça doit se trouver en Enfer, avec le marquis, là, qui radotait : « Voilà vos fesses, Juliette, elles sont sous mes yeux, je les trouve belles (…) » Imposteur, impuissant, il lui faut des phrases pour bander ? Nous avons bien fait de le laisser en arrière : il n’était pas prêt. Ne revêt pas la combinaison qui veut ! « (…) et il me semble que je ferais avec ce cul, ouvrage de mon imagination, des choses que les dieux-mêmes n’inventeraient pas ! » Oh là ! On voit pourquoi la combinaison le blesse, celui-là. Il doit en avoir des rangées de cassettes à la maison, tu parles qu’il s’intéresse au chrono…
Je monte au deuxième étage. Elle est encore en train de travailler. « Plus que onze mesures et c’est bon ! Je te joue Britten après ? — D’accord, mais seulement si tu enlèves ta culotte. — … — Tu transpires. Tu sens bon… — “Ah ! quand j’excite en toi des transports, je voudrais voir palpiter ton cœur.” — Touche. »

« Oui, oui, tu viens ? On va faire les putes ! Viens vite. 12 avenue Gabriel Pierné, portail vert, sonnez, et on vous ouvre monsieur le pervers adoré. » Sarah m’envoie ce texto depuis sa répétition, à Bobigny, il est 12h50. Je ne suis pas allé au conservatoire, pas envie. J’ai téléphoné à Delphine, la secrétaire.
« Je ne viens pas cet après-midi. — Tu es malade ? — Non, pas du tout. Il fait beau, je n’ai pas envie de venir, arrange-toi comme tu voudras. » Je vais me promener dans le Marais. Je m’assois sur un banc, dans le square Georges Caïn. À côté de moi, un vieux monsieur, 88 ans, calme, distingué. Il me dit : « Je suis un homme serein. J’ai un petit appartement, mais je possède une grande bibliothèque. Je traverse les livres… » Nous nous quittons car sa femme (ou sa fille) vient le chercher. Il est beau, il parle clairement, il tourne doucement sa tête vers moi. Il sent qu’on aurait pu se retrouver. Il y pensera, plus tard, un livre ouvert sur ses genoux, s’endormant à moitié…  Je me lève aussi, je fais les magasins de la rue des Francs-Bourgeois, j’achète un petit haut très coloré, plissé-froissé, pour Sarah (une peinture de Monet). Comme le texto qu’elle m’a envoyé est arrivé trop tard pour que j’aille à Bobigny, je rentre chez moi, je prends une douche, je m’allonge, et je m’endors. « Elle est charmante, brillante bien qu’étourdie. » Qui a dit ça ? J’ai dû rêver, mais la voix résonne encore dans la chambre… Ou bien était-ce : « Elle est sympathique, très brillante quoique à vrai dire un peu étourdie » ? Je m’assois, j’allume une cigarette, j’aperçois le voisin de l’immeuble d’en face, il est à la fenêtre, torse nu, il s’envoie une giclée de déodorant sous chaque bras, on entend une chanson de Reggiani. Pour qui se prépare-t-il ? « La femme qui est dans mon lit… » Mais d’où vient cette phrase que j’ai cru entendre ? Le plus curieux étant qu’entre les deux variantes, à l’évidence très proches, tout un monde pourtant se dépose… Peut-on penser, en même temps, deux choses contradictoires d’un même individu ? Je dis bien en même temps, et non pas l’une à midi et l’autre à quatorze heures. Le rapport que j’ai aux autres me semble souvent du même ordre que les différentes traductions d’un même texte, sauf qu’il s’agit de traductions strictement simultanées. En l’occurrence, il est assez simple de prendre parti : Sarah n’est pas précisément quelqu’un de sympathique, non, tout le monde vous le dira, mais charmante, ça, oui, si l’on entend dans le mot le participe présent et non l’adjectif. Si vous la trouvez charmante, dites-vous bien qu’elle est en train de vous charmer ! Brillante, très brillante, oui, pas de doute, elle brille du plus pur éclat de l’obscur. Pas besoin de flash quand vous la prenez en photo, pas besoin d’image quand vous la prenez. C’est un tigre phosphorescent tapi au fond d’une cellule sombre, c’est une porte de vent rayée de givre, aiguisée, appel déguisé scalpel. Quant à « étourdie », c’est une autre paire de manches. « Un peu » étourdie ? Dans les premiers temps où je l’ai connue, c’est ce que j’ai pensé, oui, ça m’a agacé, mais on a l’habitude de ce genre d’attitude chez les jeunes filles d’aujourd’hui. On ne reproche pas à un scorpion de piquer, n’est-ce pas ?  On n’imagine pas tout de suite la dose incroyable de volonté qu’il y a dans cette étourderie… La spontanéité affichée, revendiquée, semble dissoudre la contradiction. Comme le médicament n’est pas l’adversaire de la maladie mais un complice bienfaisant, cette étourderie est la marque d’une volonté maladive, qui déborde, qui s’étend, par capillarité, à des domaines dont elle pourrait sembler au premier regard l’ennemie jurée.

Quand je parlais d’elle avant (avant de la connaître bibliquement) c’était toujours pour dire : Sarah est quelqu’un de droit, un peu raide, un peu frigide peut-être, fume pas, boit pas, met le chronomètre quand elle travaille son violoncelle, fait sa gym chaque jour, etc. Pas une drôle quoi, mais de cette image un peu glacée, à la limite du repoussant (envoyait-elle Paul se doucher avant de baiser ?), se dégageait pourtant quelque chose d’infiniment attachant, pour moi. J’avais envie systématiquement de prendre sa défense quand elle était attaquée, et il faut dire que ça arrivait souvent. (Non, pas seulement par esprit de contradiction…) Frigidaire moral ? Sûrement pas, même si les amis de Paul avaient tendance à se consoler grâce à cette image de cette fille volontiers désagréable et souvent brutale. Évidemment, tous les mecs bavaient, il suffisait d’une photo, et les regards en disaient long… Dans ces cas-là il est plus facile de se débarrasser de la fille en question —en enfer—, bon, on la supporte parce qu’elle est la copine de Paul, mais dès qu’elle a le dos tourné on respire… Hystérique-frigide, alors ? Peu importe, je crois que c’est une fille qui a toujours cherché à être à la limite du brûlant et glacé. Enfin, l’a-t-elle cherché, justement ? Ou est-ce seulement la petite infirmité de l’époque : on n’aime pas les transitions, les nuances, des bavards viennent à la télé faire relooker leur femme en Lara Croft, on écrase les mouches avec des bombes à neutrons, on met ses tripes en vitrine, constamment, mais elle est sensible, cette tripe, et frelatée au prion, et combien sentimentale ! Ce qui est curieux tout de même est que tout ce qui m’a attiré chez Sarah soit le contraire de ce que j’y ai découvert, et surtout que, si elle avait été la Princesse de Clèves un peu revêche que j’imaginais, elle m’aurait ennuyé au bout d’une semaine. Ses pieds sont la nuance-même, son cul prodigieux est aussi beau que le pavement boursouflé d’une église d’orient, ses cuisses sont musclées, et néanmoins d’une douceur de paysage aperçu à travers des paupières closes. Une randonneuse-voluptueuse, voilà qui n’est pas si courant. Sarah a fait le GR-20, en entier, à fond de train, elle a le feu aux fesses, c’est une femme pressée qui peut s’attarder infiniment sur un corps. Elle se balade avec des images d’elle. Lors de notre premier dîner, elle m’avait sorti tout un tas de photos et j’avais été très surpris : je ne la reconnaissais nulle part. Chaque fois, une nouvelle Sarah V passait la tête dans de petits rectangles aux couleurs délavées. Elle a semblé surprise de ma surprise ! Impossible pourtant que personne ne lui ait dit ça… Voyait-on, non pas le personnage, mais l’œil qui avait vu le personnage ? Avant de partir, je vais aux toilettes qui sont au premier étage ; quand je redescends, elle est habillée, trop : ma casquette est sur sa tête et elle me lance un sourire de deux heures du matin. Photos plus vêtements : tout y était, je n’avais plus qu’à lui dire : « Tu viens chez moi ou on va chez toi ? » Au lieu de quoi je l’ai accompagnée à une station de taxi, et à sa question, j’ai répondu : « Mais non, pourquoi veux-tu que je prenne ce taxi, j’habite à 300 mètres d’ici ! »

« Oh Maman ! Un imbécile !… —Oui, oui, un imbécile justement (…) Que tu écrirais de belles choses, Minet-Chéri, avec l’imbécile… L’autre, tu vas t’occuper de lui donner tout ce que tu portes en toi de plus précieux. Et vois-tu, pour comble, qu’il te rende malheureuse ? C’est le plus probable… » L’extraordinaire, avec Sarah, le paradoxal, l’impossible, l’improbable, l’interdit, est sans doute que je sois amoureux d’elle et que cela ne me castre pas ! Au contraire ! Demander la femme ou demander la langue, il faut choisir ! Eh bien non. Pas avec elle. La langue plus la femme égal la lune ! Je ne dis pas qu’elle ne le fait pas payer très cher, mais enfin, ce prix qui de l’extérieur peut sembler exorbitant me paraît à moi dérisoire, c’est donné ! Être avec des imbéciles, c’est tentant, très. Je peux même comprendre que ce soit un excitant ; mais pour moi c’est exactement l’inverse ; je lui ai dit d’ailleurs : son intelligence est un aphrodisiaque puissant. Elle écrit, le 16 mai au matin (j’ai les photos) : « C’est toi qui me remplit… C’est toi qui m’envahit. » Elle écrit ça dans mon carnet, elle est couchée sur le ventre. Je suis celui qui est ? (Je suis à la troisième personne, inaccordable…) Elle continue : « Tu es allé chercher du pain. Fessée. Je ne suis qu’une contradiction sur pied. Là tu me regardes. Tu t’assois à côté de moi et TU LIS PAR-DESSUS MON ÉPAULE !! C’est toi qui va recevoir une fessée. » Truman Capote s’approche de Marilyn qui se regarde longuement dans un miroir. « Qu’est-ce que tu fais ? — Je la regarde. »

Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Il est 6h du matin, je me réveille en sursaut, j’attrape mon téléphone, je fais défiler les noms dans le répertoire… Sophie. Cinq sonneries, et j’entends une voix, endormie, mais elle me reconnaît tout de suite. « C’est quoi ce délire ? » Elle se réveille aussi rapidement que si on lui avait annoncé que la troisième guerre mondiale est déclarée. Je ne l’avais ni revue ni entendue depuis quatre ans. Je ne sais absolument pas pourquoi je l’appelle. Au moment où j’ai articulé le premier mot, j’ai pensé qu’elle allait m’envoyer promener, non seulement je l’appelle, mais à 6h du matin en plus ! Eh bien non, elle est tellement surprise que la conversation s’engage, elle me demande des nouvelles de nos ex-amis communs, et le nom de Sarah finit par arriver. « Ça ne m’étonne pas ! — Moi si… — Elle est mignonne… » Sa voix est extraordinairement calme, passé le bref moment de surprise. Elle me demande : « Alors, pas trop déçu ? » Et puis ajoute : « Tu restes avec tes questions, je reste avec mes questions… » Moi aussi je suis resté très calme, d’un calme qui m’a étonné moi-même. Et puis ça a coupé brutalement, au milieu d’une phrase. J’ai voulu rappeler… Occupé ! Nous étions tout de même restés plus de deux heures au téléphone, j’ai laissé tomber. Le lendemain, il y a eu quatre appels silencieux et anonymes, puis, en fin d’après-midi, c’est elle. Elle me dit qu’elle a fait tomber son téléphone pendant que nous parlions, et qu’il s’est cassé. Elle a dû aller en racheter un autre…  « Je t’ai appelé uniquement pour te dire que je n’avais pas raccroché, hier. C’était déjà assez difficile pour toi, si en plus je te raccroche au nez ! — Merci, c’est gentil. (Mais qu’est-ce que je raconte ?) — Bien. Je te laisse à tes impressions… » (On entendait l’imprimante, j’étais en train de sortir des partitions quand elle a appelé.) Comme cet étrange appel avait été précédé de quatre appels muets, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que la phrase était préparée, et qu’elle avait attendu le bon moment pour la placer.

Ma première petite amie, Ettie, était violoncelliste, la seule que j’ai failli épouser, Sophie, faisait du violoncelle, Ariane était violoncelliste. Sarah est violoncelliste. Mon père était violoniste. À l’homme la voix aiguë, aux femmes la voix grave… Moi j’ai choisi le registre maximum, tout le clavier ! De bas en haut, de haut en bas, de gauche à droite et de droite à gauche. Les blanches et les noires, je joue la partie tout seul, je fais les deux voix. Le dialogue, le contrepoint de la multitude, je connais… Le piano, instrument des solitaires… Oui, je sais que c’est un cliché, et qui se révèle faux la plupart du temps. Mais dans mon cas comment le nier ? Planay, cinq années, la maison pour nous seuls : le piano, le chat et moi. Inouï dormait sur le Kawaï pendant que je jouais. C’est à cette époque que j’ai travaillé le son. (La chose qui me faisait très plaisir, après ? Qu’on me dise : quand tu joues, on reconnaît immédiatement la sonorité.) C’est sans doute une histoire de détour, le son. Il faut le prendre à revers, c’est comme les photos d’une fille avec laquelle on baise. Il faut arriver à lui montrer un autre corps. Sinon, c’est pas la peine. Être dans le blanc, dans le noir, et faire venir les couleurs, comme on fait venir un son propre, je veux dire un son qui n’appartient qu’à vous, et sur un piano, c’est tout de même magique, parce que quand on y pense, c’est l’instrument le plus abstrait qui soit, le plus loin du corps ! 
Voilà. Baiser Sarah, l’écouter jouer Beethoven, la prendre en photo, et trouver dans le souvenir un son dans lequel tout cela soit dit, à l’avance, comme une anticipation de la mort à l’œuvre dans le plus vivant du vif, c’est toute l’histoire de ces deux corps. Et ce n’est pas rien. « Le désir comprend à la fois l’appétit, le courage, la volonté. » Peut-il y avoir du désir dans le son ? Oui, le son est désir, un son sans désir est un bruit.

Le moi lacté. Sophie, en slip, ses cheveux noirs déployés au maximum, le pied sur la chaise, la tête renversée en arrière. Elle sourit de tout son corps, en mangeant ses corn flakes, elle a encore ses lunettes, pas encore ses lentilles. Sarah est déjà habillée, elle a déjà ses lentilles, elle est concentrée sur son bol, le corps ramassé, tassé en avant. Elle porte les cuillères de corn flakes à la bouche dans un enchaînement rapide, presque ininterrompu, le visage tendu. On dirait qu’elle ne respire pas. La tâche l’occupe entièrement. La cigarette qui fume dans le cendrier posé à côté de son bol a l’air, seule, de pouvoir distraire Sarah de son occupation, pour un bref instant. Elle la prend, de la main droite, tire une bouffée, regarde devant elle, tire une deuxième bouffée, plus courte, et repose sa cigarette en détournant légèrement son regard, ses yeux se plissant en un sourire. Mais déjà elle a repris sa cuillère, et le rythme des bouchées me semble encore s’accélérer. Je pense, en la voyant manger ainsi, à sa manière de me parler, au téléphone, ses phrases, enchaînées sans presque reprendre son souffle, et ses fréquents : « Ne raccroche pas ! » Sophie, elle, me parle, en prenant son petit-déjeuner ; il n’est là que pour accompagner cette parole. Elle ne fume pas, elle est toute dans sa présence à moi, elle minaude, elle s’assure que je suis bien là, à côté d’elle, que je la regarde, que c’est bien elle qui est à côté de moi, elle rit à gorge déployée, en me montrant ses seins dont elle est si fière. Elle me dit, attends, je vais te faire ton jus de pamplemousse, elle adore s’occuper de tout, qu’est-ce que tu veux comme musique, le trio de Cosi ? Et elle se met à chanter, prenant une voix enfantine et perverse. Ses grands airs de femme du monde, elle les garde pour le dehors, elle fait tout à fait la différence entre tous les mondes qu’elle traverse avec brio. Ce qui l’intéresse, dans son intimité avec moi, c’est ce qu’elle nomme « discuter avec toi ». Quand elle est aux toilettes, elle m’appelle : « Doudi, tu viens discuter avec moi ? » (Elle est souvent constipée, donc ces conversations-là ne sont pas des brèves de comptoir…) Sophie est là, près de moi, en tout cas elle fait tout pour m’en donner l’impression. « Je m’ennuie, sans toi. » Sarah a toujours l’air d’apparaître. Elle ne fait aucun effort pour être là, elle sait d’instinct qu’elle va ressurgir, comme une source fraîche, cachée un instant sous la terre. Sa fraîcheur est éternelle. Sans doute ne sait-elle pas qui elle était, hier encore. « Tu te rends compte, Doudi, que lorsqu’on voyage en train, on passe toujours exactement au même endroit, au centimètre près ! Tu peux faire le voyage cent fois, eh bien, tu repasseras toujours sur le même bout de terre, tu n’en dévies pas d’un pouce. Tu ne trouves pas ça incroyable ? Même à la maison, dans notre appartement qui n’est pourtant pas bien grand, on ne fait jamais exactement le même trajet ! Chaque jour, chaque heure, on fait des variations autour d’un thème, tu trouves pas ? » Elle mord dans mon croissant, puis m’embrasse le ventre : « Miam, miam, je peux te manger, Doudi, non ? Laisse-toi faire, hein, sinon tu sais ce qui t’attend ! » et elle me montre son petit doigt d’un air entendu… Sarah n’a pas de théories sur la forme de ses crottes ou le bruit de ses pets, non, disons que, par certain côté, elle est moins poétique que Sophie, ou plus désinvolte… Mais tout de même, si j’ai moins ri avec elle, je pouvais cependant, interrompant l’office religieux de ses corn flakes du matin, tremper tout à coup ma queue dans son bol de lait, elle levait alors les yeux vers moi, souriante mais n’ayant nullement l’air surpris, et se mettait à me sucer avec la même application qu’elle avait mis à mâcher ses pétales de maïs. Et elle avalait mon foutre tout aussi naturellement qu’elle avait pris son petit déjeuner ; pour un peu, on se disait qu’il en fait partie. Elle s’est simplement allumé une autre cigarette, est allée se servir un verre d’eau, et s’est rassise près de moi avec un grand sourire : la journée pouvait commencer. Sarah, mon amour, j’ai toujours envie de te DEVISAGER ! De t’arracher le visage ? Non, de rester là, dans son surgissement. Tu m’énerves quand tu me parles d’authenticité ; je suis désolé que tu me serves ce discours à la con ; mais à vrai dire peu importe. La plupart des gens parle ce langage, et,  comme une forêt est dévastée par une tempête, on est effaré de voir ce désastre de bêtise, mais enfin, c’est la vie, c’est la saison, passons ! De ce désastre chez toi, je ne retiens pas les arbres cassés, les troncs saccagés, mais le vent, la puissance de ce vide qui te traverse tout à coup lorsque tu apparais dans ce monde déserté, sidéré de sa propre immobilité, de son propre mutisme ! À qui en parler, en effet, et de quoi, surtout, lorsque la seule évidence (et c’est bien « d’évider » qu’il s’agit !) est de se sentir exister, encore et encore ? « Tout ce qui vit est mort » me dit-elle avec un clin d’œil… « Pourquoi me fais-tu un clin d’œil ? — Egon Schiele, mon petit chéri… » Je la vois attraper la grosse boîte noire de son violoncelle, elle approche sa tête de la mienne, et me dit, à voix basse : « Je t’aime, salaud ! » Et elle dévale l’escalier.

L’ennui, à l’âge adulte, pourrait être ceci : passer son temps face à des gens qui n’ont pas d’opinions mais parviennent très bien à le cacher. J’avais demandé à Sarah quel était son compositeur préféré, elle m’avait répondu qu’elle ne savait pas encore…

« J’ai tout » pense-t-elle, pourquoi aller traverser la vie puisque tout m’est donné ? Et puis… Le père, la mère, les douleurs, le miroir, et qui est cette fille, là, que je regarde, elle est en culotte, elle s’inspecte, un peu rouge, tourne la tête, se met de profil, « ai-je de gros mollets ? », et ces fesses, là, un peu grosses, non ?, mes seins, un peu petits ?, elle essaie de se rassurer, mais tout de même, elle touche un peu, pour voir, son ventre, dur, musclé (bon, là, ça va…), remonte, va sous les seins, les remonte, les fait saillir, regarde le bout, il est joli, non ?, mais elle sait ce qu’on raconte, les garçons et leur manie des gros seins, elle remonte encore, passe de l’épaule au cou, remonte encore vers la bouche, passe un doigt sur ses lèvres, fait rouler la lèvre inférieure qui découvre alors les dents, la gencive, et si j’enlevais ma culotte ? Je m’appelle Sarah Verteuil, repartons de là ; un nom, un con ? Non, elle ne peut pas penser cela, bien-sûr, mais enfin tout de même, cette chose, là, en bas du ventre, c’est bien là qu’on finit toujours par venir, non ? C’est ce qu’on raconte en tout cas. En convenir… « Premier amour ». Je regarde mon sexe, mon pubis, et je pense : « Un jour, j’inspirerai un premier amour à un homme qui pourtant a déjà, comme on dit, beaucoup vécu. » Oui. Tiens, si je faisais une gamme de sol mineur, là, nue, pourvu que papa n’entre pas ! Donc, je m’assois, lentement, les cuisses serrées. Je transpire un peu, mes fesses sont moites, je sens un courant d’air presque froid qui fait poindre drôlement le haut de ma raie des fesses. Petit triangle givré, l’envers du décor, en somme. Devant, mon triangle noir dont il m’arrive, malgré moi, de sentir l’odeur : je me demande toujours si les autres peuvent sentir aussi. Poinçon de l’instant : je vous salue, Sarah. Donc, j’écarte les cuisses, lentement, je regarde l’intérieur de mes cuisses, la main d’un garçon, là ? Je me penche, j’attrape le violoncelle, je le mets entre mes jambes, je serre, jusqu’à sentir le bois frémir doucement, je relâche l’étreinte, et je regarde les poils de mon sexe. Je crois voir de l’humidité à l’intérieur des poils, ils brillent, je les trouve beaux, vigoureux, je voudrais tout à coup qu’un homme les voie ; mon professeur ? Je ne prends pas l’archet, je vais la faire en pizz, cette gamme, lentement, très lentement, dans le grave, sur une octave. Aucune répétition, aucune explication, aucune justification. Sol. Où est-ce que ce sol résonne ? Est-ce lui qui provoque cette très légère contraction du vagin, cette onde de fine anxiété roulée sur elle-même, comme si tout à coup un regard était là, fixe, muet. « Au fond, on ne voit bien les œuvres d’art qu’en fonction de ce qui nous arrive d’essentiel dans la vie. » Une gamme est une semaine de sons, le sol est le dimanche, repos solaire, vide et ouverture de la contemplation. J’ai les joues en feu, pas un bruit, c’est l’heure de la sieste, la maison sent les confitures, ce matin au petit-déjeuner maman avait les yeux gonflés et rouges. Sarah me dit : « Entre nous ça a commencé comme ça, j’étais mal, je te parlais d’Éric… » Oui, Sarah, c’est vrai, mais tu n’étais pas obligée, je n’étais pas obligé. La. Sarah sait une chose, depuis toujours : qu’elle est menacée par le conformisme. Mais comment faire ? Est-ce que Julie, Hélène, Karine… Comment s’arrangent-elles de ça, elles n’ont pas l’air d’en avoir conscience. Elles papotent, s’inventent des vies, remplissent des carnets, y collent des photos, des billets écrits en classe, des numéros de téléphone, des critiques de films. Elles écrivent, elles aussi, ce mot ridicule, lourd, chaud et terrible, l’amour, elles mettent des majuscules partout, multiplient les points d’exclamation, inventent le point d’ironie, le point d’émotion, vont à la messe et écrivent des poésies. Tout est là… Peut-être un manque d’ennui, tout de même ? « C’est quoi ton manque ? » lui demande Éric. Le la vibre, donne du souffle à Sarah, elle regarde son bras gauche, celui qui produit le vibrato, elle va jusqu’au bout de la note, il en reste quelque chose en elle, elle serre les fesses, comme si elle cherchait à retenir un écho, qui va manquer… Un jour elle aura des enfants elle aussi. Peut-être est-ce dans très longtemps ? Elle s’imagine, allaitant… Du lait, sortir de là ? Du sperme, sortir d’un sexe d’homme ; le boirait-elle ? Si bémol. Est-ce que mon vagin pourra se dilater assez pour laisser sortir un bébé ? « Faudrait d’abord qu’une bite puisse y entrer ! » Elle glisse le majeur de sa main droite dans sa fente (elle est toute mouillée, ça rentre facilement) et, mentalement, elle dilate ce doigt, le fait grossir, le pousse bien au fond, sa bouche s’ouvre. Do. Elle a joué de son doigt mouillé, un peu gluant, le son est si beau qu’elle pense être face à un secret. Elle a honte ; elle porte son majeur à sa bouche, l’enfonce, loin, sur le côté, et mord, jusqu’au sang, jusqu’aux larmes. Ré. Une île, une note. « Jeudi de lumière »… Réminiscence, raie de lumière, résonance, résolution, respiration de la dominante. Jeudi absolu de la justice des jonchets. Sarah retire un à un les bâtonnets jetés pêle-mêle sur son corps modulant. Jérôme, Éric, Paul, d’autres encore dont les noms altérés ne suffisent plus au jeu du réel. « Tu as transpiré comme une vache » lui dit Éric. Oui, j’ai pu moi aussi constater cela mercredi matin, le matelas était mouillé. Elle s’essuie avec la couette. Je vais faire le café, je reviens, elle est assise sur le lit, elle fume une cigarette. Le ré pose un problème nouveau : corde à vide, ou pas ? Changer de corde, changer de cœur, ou continuer, changeant seulement de position dans la roue des modulations. Là, elle ne sait pas encore… Un corps, un jour, la traversera, son ombre la changera, l’altérera. Il fait chaud, à quoi bon continuer ? Un voile passe devant son regard, elle a cessé d’être nue, elle est habillée d’un lourd sommeil. Éric la voit dormir, éteint le gaz, renonce à se faire à dîner, vient s’asseoir sur le divan, allume une cigarette, décroche le téléphone, le repose, se lève, va dans la chambre, reste sur le pas de la porte, regarde les cheveux de Sarah qui seuls dépassent de la couette, s’avance doucement, va au bureau, prend un carnet, regarde vers le lit, et, lentement, retourne sur le divan. Mi bémol. Le serpent lourd la mord, un peu de glace dans le ventre, ses cuisses serrent l’instrument, la sueur coule sur le bois. Sarah s’entend siffler, le souffle en elle comme une vapeur, je joue, je jouis… Elle appuie ses seins sur le violoncelle, ça la rafraîchit. Odeur d’eucalyptus… Elle tend l’oreille, non, rien, du silence bourdonnant, la maison semble lui dire : vas-y, continue, travaille ton instrument, n’aie pas peur, tu peux y arriver. Elle pense à un autre après-midi, elle à cheval sur les barres dans le gymnase, arrêt du temps, soudain, entre les cuisses. Elle écarte le violoncelle, se tourne vers la glace, observe sa vulve, le S inversé des petites lèvres, sensibles… Fa. Fatigue… Aller au bout ? Clin d’œil du clitoris, ultime vestige. Aura-t-elle un jour quelque chose à dire, ou bien lui faudra-t-elle le secours des enfants ? Vertige de la fin : aller voir sa mère, là, tout de suite, se planter devant elle (se planter devant elle…) et lui chanter sa gamme, en face ! Faille, tremblements, cette dernière note dans la gorge, comme un fait brut, sans paroles, dernière falsification fade. Fa dièse ? Vraie sensible, pour pouvoir un jour recommencer ? (Ou commencer, tout simplement…) C’est la nuit de l’instant, son côté, son regard de côté, sa torve césure qui attire et repousse. Samedi soir ; vomir, puis attendre, dans le silence, un appel, oiseau improbable, dans le même ton. Ne jamais oublier qu’un violoncelliste a l’âme entre les cuisses. Tout cela, bien-sûr, n’a pas eu lieu.

Je suis fatigué. Mais si bien…  Sarah est ici, là-haut, au 2e étage, en train de travailler, je l’entends (un peu) qui tape du pied. Nous commençons à faire l’amour. C’est beaucoup plus simple que je l’imaginais. Elle est charmante, et infiniment plus naturelle dans ces moments-là que je n’aurais jamais pu le concevoir. Dans le noir, qui est-elle pour moi ? Quand son visage s’efface, Sarah V laisse la place à Sarah, que je ne connais pas encore. Mais qui est si douce, si prévenante, si tendre, si indulgente, si drôle ! Une vraie amie qui aime faire l’amour, n’est-ce pas déjà, en soi, quelque chose d’inespéré ? Hier, j’étais chez Jean-Louis, le médecin, pour parler de ma mère. À mon retour, je la trouve installée à mon bureau, très tranquillement en train de lire mon journal intime.

J’ai mis Blue in green, tout bas, en boucle. Je vois la photo de Sarah dans son petit cadre d’argent, devant moi. Elle ferme les yeux. Elle vient de pleurer. Son bras gauche est posé sur le violoncelle, sa main droite sur son genou. Derrière elle, le drap, lac de clarté, horizontal, tendu, voile suspendue renversée. Elle semble s’enfoncer dans cette fin d’après-midi. Être happée par le mur, par l’ombre. Je voulais qu’elle soit là, calme statue au centre de ma chambre.

Tout descend dans cette musique. À l’époque de Blue in green, Miles était jeune, très beau, le regard intensément triste, ailleurs. Fini, le bop, la vitesse ciselée, avec Charlie Parker. Il joue comme s’il était très vieux ; une note, un peu froissée, il la tient, elle traverse le temps. Il écoute.

Je sens son parfum, elle vient de jouer pour moi, je ne sais rien de ce qu’il y a en elle. Elle va se déshabiller (« la culotte aussi ? »), elle est fatiguée, elle sort d’une répétition, elle est venue directement. Quand je lui ai demandé cette série de photos, elle s’est mise à pleurer, mais n’a pas refusé.

Bill Evans, à la fin du morceau, récapitule, calmement, la vie repasse en accéléré, mais très lentement, tout ça n’aura pas de fin, jamais. La douceur un peu perdue du sax… « La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin soûl dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. »

Elle retient son regard à l’intérieur.  Elle est ailleurs. Entre ses jambes, ce ventre de bois, cet autre corps, même taille, ce double, qui dort chaque nuit dans un cercueil, à côté du lit. Je la regarde, je la regarde encore, je n’ai que quelques heures, demain elle sera partie, je la raccompagnerai dans le XVIIIe. Sarah n’est pas toujours gaie. Je voudrais photographier le son en train de sortir, garder l’oreille près de sa bouche. Entre nous, un inceste.

« Puis ce fut le silence. Je continuai à écouter. Pourquoi ? »