mardi 31 mars 2015

lundi 30 mars 2015

L'emplâtre sur la clochée (1)


Gérard arrive le premier, en imperméable et casquette. Je lui offre du café, il se réchauffe en caressant mon chat. J'aime bien Gérard. Il a toujours l'air un peu bourré, même à dix heures du matin, mais bien qu'il ne soit pas le meilleur clarinettiste du monde, il est musicien. On discute un peu, je lui fais visiter l'appartement. Il commence à monter sa clarinette, je le laisse un moment pour aller pisser. On sonne à la porte, je l'entends qui pose sa clarinette et me lance : « Je vais ouvrir. » J'entends des voix dans l'entrée, je tire la chasse. C'est Nicole, toujours à la bourre, toujours transpirante, comme si elle venait de courir un cent mètres. On s'embrasse, elle me demande si elle peut avoir un thé. Pendant que je lui prépare son thé, Gérard se chauffe et elle va aux toilettes. On se jette un coup d'œil, Gérard et moi, quand elle revient, les joues rouges, visiblement pas très réveillée. Elle porte un foulard épais autour de sa gorge, un pull et un pantalon moulants. Elle s'asseoit sur le canapé et boit son thé. Je remarque qu'elle n'est pas coiffée et je me demande si elle a eu le temps de prendre une douche. Me demande du miel. 

Je lui monte son pupitre puis je m'installe au piano, on a déjà une demi-heure de retard. Gérard s'accorde et je la vois qui fouille dans un sac énorme d'où elle extirpe une dizaine de partitions toutes plus chiffonnées et sales les unes que les autres, puis un minuscule crayon à papier qu'elle pose sur le bord de son pupitre. Je lui propose une gomme. Gérard nous raconte une blague, elle dit quelque chose comme : « Oh là là ! »

Le chat est monté se coucher sur la mezzanine. J'attaque les premiers accords, Gérard me suit… La chanteuse a presque deux minutes avant de commencer, deux minutes où la clarinette est seule avec le piano. On profite au maximum de cette longue introduction pour se donner l'illusion que tout va bien, qu'il n'y a qu'à jouer les notes, sans se poser de questions. Mais il faut bien arriver sur le long si bémol de la clarinette qui va introduire la voix. Elle a trois notes à faire : Ré, mi-fa, suivies d'un triolet descendant. Et là, c'est tout bonnement le cataclysme, c'est le 11 mars 2011 au Japon, le 11 mars 2004 à Madrid, le 11 septembre 2001 à Manhattan, c'est la première fois qu'on se fait plaquer au rugby, la première fois qu'on se fait larguer par une gonzesse, c'est une gueulante affreuse, c'est le Manitoba qui répond à tort et à travers, c'est un coup de pied dans les tibias, c'est comme si on s'était fait écraser les pieds par la femme la plus grosse du monde, c'est un étron fumant dans votre bol au petit déjeuner, c'est l'injustice, c'est la guerre, c'est la catastrophe, c'est la maison qui s'effondre alors que vous êtes en train de tirer un coup, c'est votre femme qui vous trompe devant tout le monde, enfin, c'est la grosse grosse merde dégueulasse qui vous tombe sur le crâne alors que vous sortez faire une balade au printemps avec votre fiancée ; bref : je n'arrive pas à continuer. Et là, l'autre allumée me dit froidement, avec sa voix d'embolie pulmonaire : « Ben qu'est-ce qui t'arrive ? » Ne croyez surtout pas que j'aie envie de rire, non, pas du tout, je ne trouve pas ça drôle du tout. Nicole, c'est un peu le Docteur Petiot dans votre salon ; on comprend immédiatement qu'on est très mal barré. Tous les pianistes savent bien qu'un jour ou l'autre ils seront confrontés à l'épreuve redoutable qui consiste à accompagner une Castafiore mais ils finissent par croire que ça n'arrive qu'aux autres, qu'ils vont miraculeusement passer à travers les gouttes, bref que le doigt de la Fortune veille sur eux. Je suis tétanisé, révolté, scandalisé, révulsé, désespéré, mais un sixième sens m'avertit aussitôt qu'il ne sert à rien de se morfondre et d'agonir Dieu d'injures, il va falloir trouver une solution, il va bien falloir aller jusqu'au bout de ce calvaire, et si possible ne pas trop se ridiculiser. Entrons dans le tunnel…

(…)

vendredi 27 mars 2015

Michel et Alain sont sur un plateau


Michel : Si vous permettez, je trouve grave que vous n'ayez pas lu le blog de Georges de La Fuly.

 Alain : Oui c'est vrai.

 Michel : Très grave. 

 Alain : J'en ai lu des extraits mais c'est vrai.

 Michel : Vous faites partie des gens qui pourraient être présidents de la République. C'est extrêmement important.

 Alain : Il y a encore deux ans.



À mesure que s'approchent les grandes échéances nationales, la tension s'accroît, ce qui est bien normal.  Alain a été pris la main dans le sac, d'accord, mais combien sont-ils dans son cas ? Nicolas, Marine, François, Jessica, Nicole, Jeremy, Moussa, Rachida ont-ils réellement lu le blog de Georges de La Fuly ? Rien n'est moins sûr. Leurs cons-com' leur en ont lu des extraits quand ils étaient au hammam, ou lorsqu'ils étaient en train de mettre une dernière main au portrait de Finkie, certes, mais est-ce suffisant ? Peut-on réellement penser qu'ils sont informés ? La réponse d'Alain fait un peu froid dans le dos, permettez-moi de vous le dire. « Il y a encore deux ans » ??? Mais, Alain, même en tenant compte du fait que Guilaine-2-Pis vous en fera des résumés chaque soir, on n'y arrivera pas ! 3000 billets en deux ans, ça va être limite-limite ! Ou alors il va falloir ne plus partir au ski avec les enfants ni à Marakesh avec Isa. Nous avons des raisons d'être inquiets, vous savez ! Et encore, vous avez un boulot assez peinard, vous, Alain, mais prenons François… Ça va être beaucoup plus compliqué, pour François ! C'est pas Julie qui va lui faire des fiches sur La Fuly, si vous voulez notre avis. Elle est très bien, Julie, mais enfin, là, elle a pas le niveau, faut dire ce qui est ! Et Marine, avec ses soirées karaoké et ses cours de disco, quand c'est qu'elle va bûcher, Marine ? Bon, elle, elle a le Parlement européen, c'est vrai, mais alors il faudra arrêter la bataille navale et le sudoku, sinon c'est mort. Moi, je préfère vous le dire nettement, ça va être la fièvre du samedi soir, et même de tous les autres soirs, si vous voulez vous mettre à niveau, les gars. 

Ce que je peux proposer, à la limite, c'est de faire des phrases plus courtes, avec redoublement du sujet et anaphores à tous les étages, mais ne me demandez tout de même pas la lune ! Je ne vais pas vous faire du Musso au court-bouillon sous prétexte que vous êtes des cancres ! Ou alors il va falloir envoyer plus de chèques ! 

jeudi 26 mars 2015

Page 101 (1)




« — Mon bon papa… je vous remercie de tout mon cœur… de l'excellente fouettée… que vous… m'avez… fait infliger… Je vous promets… qu'elle me sera bien profitable…
— Je l'espère ! dit simplement le colonel. »

« Même lorsqu'elle n'est pas liée aux fins d'une Église ou d'une secte, la musique instrumentale demeure la plus éthérée des formes d'art, la mieux immunisée contre les pièges du didactisme et de la représentation qui guettent les artistes œuvrant dans les autres médias. »

« J'obéis, la laissai me déshabiller. Elle s'agenouilla devant moi et commença par une feuille de rose, longue et tendre, avant de me prendre par la main et de me relever. »

« Guilaine pas plus que Robert ne se rappelait l'endroit où ils avaient garé la voiture. C'est Belphégor qui donna le signal, et tous se retrouvèrent à plat-ventre sur le trottoir, quand la fanfare entonna l'hymne. »

« Il pleurait. Son œil fermé versait plus de larmes que l'autre. »

« Avec le social vient la politique, le parti politique. Si par surcroît on se marie dans cette politique, voilà des fils bien séparés du père. Je ne veux expliquer pour l'instant que cette séparation. »

« Quand la verticale faveur atteignit vos bourses, le vieil extraterrestre chauve tituba jusqu'aux cabinets qui menaient aux marchés financiers. »

« La mosaïque magique résultante se déduit des mosaïques magiques composantes en application de la règle arithmétique bien connue : pair + pair = pair ; pair + impair = impair ; impair + impair = pair. »

« Mais le petit complotiste ne devrait pas s'aventurer ainsi sur le terrain des jugements esthétiques et des généalogies littéraires. Il serait plus avisé de perdurer dans la catégorie où il brille : celle de la délation à côté de la plaque. C'est là qu'il est bon. »

« Autrement dit, la personnalité qui s'exprime ici est plus réfléchie qu'expansive, sa véritable force n'est pas tant celle qui s'exerce vers le dehors, force de vitalité, que celle qui s'exerce au-dedans de lui, et sur lui-même. C'est pourquoi il est dangereux de parler d'"héroïque", à propos de cette symphonie, car, après tout, le héros affronte le monde. Notre héros, ici, n'y jette un regard que pour, aussitôt, se replier sur lui-même, et les conflits qu'il nous conte se passent en lui. »

« Les jambes, les cuisses, les mollets de Noureev sont très forts, d'un diamètre rare chez un homme de sa taille ; ils donnent une impression de vigueur incroyable, et un côté terrien à ce corps dont le buste, les bras, le cou sont si légers et si élancés vers le ciel. »

« L'homogène majorette épicurienne se targue des clandestinités polémiques et orthodoxes de la règle géométrique bien comprise mais il ne suffit plus de vouloir admonester la giration du désir sans penser que les figures seraient dépendantes de la totalité du canevas. »

« Il avait une détestation spontanée et violente de la franc-maçonnerie dont il ne savait pas d'où elle provenait, mais qui lui avait toujours semblé confortée par les rares épisodes de sa vie qui l'avaient mis en présence de membres de cette secte qu'il jugeait diabolique. »

« Car la différence est grande, entre réutiliser simplement, faute de temps, un matériau musical en lui imposant de force, plus ou moins, un texte et, ayant à sa disposition d'emblée les deux textes, concevoir dès le départ la version sacrée définitive. »

« À dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître régnait sur les jeux. »

« Étranger dans le mariage est un recueil de nouvelles sur la famille. »

« Alors, à cet instant précis, à l'instant où le combat était gagné, un cri s'éleva, un cri à glacer le sang. Et ce qui suivit reste aujourd'hui encore un mystère absolu. »

« Mémoire pour rendre les Spectacles plus utiles à l'État. Lettre de M. de Voltaire à M. de la Roque sur la Tragédie de Zaïre. »

mercredi 25 mars 2015

L'orgie symbolique de l'apparition simultanée…


Coller deux livres de poche par la quatrième de manière à ce qu'il soit possible de commencer l'un ou l'autre simplement en faisant faire un looping à l'ensemble, c'est ce que j'ai eu l'idée de faire avec un livre de John Fante (L'Orgie) et un autre de Léon Bloy (Le Symbolisme de l'Apparition). Je ne peux plus prendre l'un sans prendre l'autre. La seule question est : quel volume vais-je lire, ou, par quel côté vais-je débuter ma lecture ? 

Côté larmes ou côté eau bénite ?

L'objet livre interdit apparemment de faire la même chose avec trois livres, mais je ne m'avoue pas vaincu pour autant… J'emmerde Internet.

« Antisémite »



Notre meilleure amie nous traite d'antisémite. Bien sûr, l'absurde de la chose peut faire sourire — et il le fait. Mais on ne peut malheureusement pas s'arrêter à l'absurdité évidente de l'affirmation, à son côté loufoque, cocasse, et même idiot. Il faudrait tout de même pouvoir répondre, mais si l'on répond, n'est-ce pas déjà donner trop d'importance à une pareille idiotie ? Et puis, même en mettant cela de côté, en est-on capable ? Rien n'est moins certain, car répondre à une accusation idiote est toujours périlleux, surtout quand cette accusation traîne du côté de cette arme absolue du langage .

Je n'aime pas les évitements, même quand ils sont la meilleure réponse, mais comment éviter de tomber dans le piège d'une réponse qui légitimerait la question ? Parfois, une terrible lassitude nous vient, concernant les relations humaines, ces relations qui sans cesse nous délient de la vérité, nous en éloignent. La vérité, les relations humaines n'aiment pas ça. Les relations humaines préfèrent les affirmations, les postures, les discours empruntés (aux autres, bien entendu), les théories, les répétitions, les lois, le signe "égal". Si vous dites cela, c'est que vous êtes cela. A n'égale pas B, et ne parlons même pas de C. Or, dans la vérité d'un être, il arrive souvent qu'A n'égale pas A, et soit plus proche de B, quand B ne diffère pas tellement de C ni de A.  

Finalement, le mécanisme est toujours le même. Proust en a parlé mieux que quiconque, je crois. On n'est jamais si virulent et si intransigeant qu'en défendant des idées qui ne sont pas les nôtres, qu'en s'adossant à une vérité qui ne nous semble si indiscutable que parce que nous ne sommes pas complètement certains de nous y retrouver. Les idées qui sont vraiment nôtres, nous pouvons toujours les discuter, les amender, les fragmenter, et parfois même les retourner contre nous ; mais celles que nous faisons nôtres, nous les faisons nôtres littéralement, nous les avalons toutes crues, sans les mâcher, et elles finissent toujours par nous faire mal au ventre. Comme ce mal de ventre est lancinant, nous aimons bien le faire partager aux autres, en leur envoyant ces idées dans les gencives et en les disposant joliment dans leur assiette (c'est seulement une fois que nous avons agacé les dents et les ventres des autres qu'éventuellement nous pouvons abandonner ces idées indigestes), mais comme dans la fable du renard et de la cigogne, chacun fait en sorte que l'autre ne puisse pas se restaurer, et doive se contenter de constater à quel point ces idées sont présentables, désirables, avantageuses

vendredi 20 mars 2015

Fâcherie


Quand on se fâche brutalement avec un ami, une connaissance, il y a toujours eu, avant le moment de la fâcherie à proprement parler, des agacements, des déceptions, des colères, qui n'ont pas été exprimés, qui n'ont pas pu se dire, ou pas complètement, et le moment où la fâcherie intervient est toujours, ou presque, ce moment de trop, celui qui nous fait comprendre que nous avions raison depuis longtemps déjà, que nous aurions dû depuis longtemps interrompre une relation si mal partie, qui portait en elle tant de malentendu (et de malentendus), de contresens, et finalement, au sens propre, de malédiction, de mal-dire, de dire mal et à côté, en-deçà ou au-delà, à contretemps. Il y a toujours eu des signes avant-coureurs, et, toujours, cette impression que "nous le savions", depuis le début. La brutalité avec laquelle nous nous fâchons n'est donc brutale qu'en apparence. La brutalité n'est en réalité qu'une plus ou moins lente accumulation de paresses, de cécités ou de surdités volontaires, de petites lâchetés, qui nous poussent à remettre indéfiniment au lendemain la mise au jour de ce que l'on nomme très mal intuitions, et qui ne sont que la vision de l'être tel qu'il est, qui ne peut jamais être que ce qu'il est, dans cette désespérante unidimensionnalité qui prend toujours soin de se dissimuler derrière une illusoire pluralité, derrière une richesse dont le caractère "cubiste" devrait pourtant nous rappeler qu'elle n'est que la contrainte du temps sur nos sens limités — limités certes, mais beaucoup moins que notre désir d'être aimé. 

jeudi 19 mars 2015

La robe grise


(…)

Il ne voyait que son corps que recouvrait à peine une robe grise. Elle se tenait là, interdite, un sourire effacé derrière sa large bouche qui frémissait un peu. À la croisée des chemins, apaisée ou furieuse, elle allait prendre une de ces deux voies, dans les secondes qui suivraient, mais, pour l'instant, l'hésitation lui donnait un air étrange, mi stupide mi apeuré, qui la rendait si désirable qu'il ne pouvait pas regarder son visage, et la robe grise de la femme absorbait son regard comme le fait de l'encre un papier buvard. Était-ce le désir de l'homme qui mettait la femme mal à l'aise ou l'impossibilité de celle-ci de savoir composer son visage qui la rendait désirable ? Ce qui le frappait, lui, était que cette robe dont il ne parvenait pas à détacher les yeux ne masquait rien du corps qu'elle recouvrait, et ce qui la troublait, elle, était que cet homme ne regardant pas son visage semblait la dévisager, littéralement, elle sentait son visage disparaître, se dissoudre, alors que toute sa stupeur se réfugiait, vaporisée, dans ses membres, dans son torse, dans son ventre, et se transmettre à l'air qui les environnait tous deux, faisant obstacle à l'ombre double qui descendait en ces deux corps, face à face, creusés et gris comme une voix invaginée.

lundi 16 mars 2015

Ørop


[Les tragédies dont Copenhague a été le théâtre, récemment, et surtout les recherches et enquêtes qui s’en sont suivies, ont fait remonter à la surface un conte inédit de Christian Andersen. L’auteur, apparemment, avait l’intention d’appeler ce conte Ørop, la première lettre étant un O barré en oblique, à la danoise, qui se prononce plus ou moins eu.] 


Il y avait au bout d’un continent, sur une péninsule aux contours échancrés, avec ses propres péninsules, ses îles, ses golfes, ses détroits, un empire populeux qui se nommait Ørop. 

Ørop avait connu, du temps que ses vieillards étaient enfants, des malheurs et des crimes effroyables : des guerres, des massacres, des exterminations, même, et des destructions inouïes. De ces abominations il y avait eu des victimes et des coupables bien distincts, évidemment, mais l’empire lui-même, comme beaucoup de ses citoyens, se sentait appartenir successivement, ou en même temps, à ces deux catégories. Il ne savait pas bien laquelle était la plus désagréable à vivre.

« Plus jamais ça ! » : telle était en tout cas la ferme résolution d’Ørop. Pour un empire on ne vivrait à nouveau ce qu’on avait déjà vécu. 

Or, afin d’être tout à fait sûrs que l’horreur ne se reproduirait pas, que les heures les plus sombres ne seraient pas revécues, que l’éternel retour serait enrayé à jamais, les maîtres d’Ørop n’avait trouvé qu’un moyen : il fallait sortir de l’histoire. On prétendrait que plus rien n’arrivait, pas même le temps. On serait vivant, mais on serait mort. Ainsi, pour arracher radicalement à un malade le mal qui le ronge, lui enlève-t-on au bistouri non seulement ce mal-là, mais toutes les fonctions vitales. Il est guéri, mais il n’a plus d’existence. Plus de cerveau, plus de regard, plus de cœur, plus de colère, plus de ventre, plus d’ambition, plus de rien. 

Dans Ørop on parlait de choses et d’autres, mais seulement pour tuer le temps. Ainsi on se souciait beaucoup des retraites, et de savoir qui les paierait, la retraite étant considérée, en tant que féminin du retrait, comme le moment øropéen par excellence. Disparaître, c’était l’idéal. Ne prendre aucune part aux affaires du monde. Tuer le temps. 
On faisait des lois pour que les hommes puissent se marier avec les hommes, les femmes épouser les femmes, les fils faire des enfants avec leur mère. On bien on réformait l’école. Tous les ans, ponctuellement, on réformait l’école de fond en comble. Il s’agissait d’assurer qu’elle serait de moins en moins l’école. C’était d’ailleurs, dans tous les domaines, le but à atteindre : garantir que les êtres et les choses seraient de moins en moins ce qu’ils étaient. La paix était à ce prix, pensait-on. 

Ainsi l’école ne serait plus l’école, le mariage ne serait plus le mariage, la famille ne serait plus la famille, les enfants ne seraient plus des enfants, les hommes ne seraient plus des hommes, les femmes ne seraient plus des femmes, les fruits et les légumes n’auraient plus aucun goût. Et comme tout le monde parlerait tout seul, dans les rues, on ne reconnaîtrait plus les fous. Il n’y aurait plus de campagne, car la banlieue en avalerait tous les ans des pans entiers. Et comme elle avalerait aussi les villes, bientôt tout deviendrait banlieue : un interminable à-côté de la vie, quelque chose d’indéfinissable et fade, qui ne serait ni la chose ni son contraire. 


Les Français bien sûr ne seraient plus des Français, les Allemands ne seraient plus des Allemands, même les Danois ne seraient plus des Danois. Entre être ou ne pas être, Ørop avait fait son choix. Attention, vivre peut tuer, était-il rappelé à tous les carrefours, et sur l’emballage des paquets. Être est le commencement de tous les périls. Même les mots ne voulaient plus rien dire, et le sens coulait de lui-même à la façon d’un fromage. Mais comme les fromages qui coulent étaient interdits, les Øropéens ne se doutaient de rien. 

Si je dis qu’on faisait des lois pour tuer le temps, il faut l’entendre au pied de la lettre. Puisqu’il s’agissait de sortir de l’histoire, tous les nouveaux règlements avaient en commun d’attaquer la durée, l’héritage, l’épaisseur de temps ; de saper cette façon qu’il a d’être dressé, debout comme un géant dont on ne peut voir à la fois les pieds, le torse et le visage. Dans Ørop le temps était étendu bien à plat, au contraire, comme Gulliver chez les Lilliputiens. On pouvait même monter sur lui et faire sur son ventre plat des pique-niques en famille. 

Cependant les familles aussi avaient été mises bien à plat. Les générations se distinguaient de moins en moins et toutes les lois s’étaient fait un devoir de saper l’autorité des pères, la lignée, les aïeux, les ancêtres. D’ailleurs les noms de famille sortaient peu à peu de l’usage, comme étant justement liés aux pères, c’est-à-dire au temps aboli, à l’histoire à jamais répudiée. Les habitants d’Ørop se désignaient de plus en plus par leur seul prénom, qui avait commencé avec eux et finirait en même temps qu’eux : de sorte que les individus sortaient de l’histoire eux aussi, comme l’empire, et s’installaient avec lui dans un présent perpétuel et suspendu, à tout moment renouvelé comme par miracle. 
Ayant de moins en moins de nom et de plus en plus de prénom, ou de pseudonyme, ils avaient de moins en moins d’identité et donc de moins en moins de responsabilité. Faute de nom, de lignée, de race, il n’y avait plus d’honneur ni de honte ; les engagements n’engageaient plus, les signatures ne signaient pas, la parole était dévaluée comme une vieille monnaie qui n’a de garantie nulle part. 

La grande affaire de l’école était l’enseignement de l’oubli. Les enfants s’y rendaient pour qu’il soit vérifié qu’ils ne savaient pas d’histoire, qu’ils ne soupçonnaient rien de la littérature, de la musique et des arts de leur pays, qu’ils maîtrisaient de moins en moins les règles de sa langue et que, surtout, ils ne tenaient pas de leurs parents ou de leurs grands-parents, en secret, des connaissances, des souvenirs, des soupçons, des regrets, des manières, qui auraient fait d’eux un danger pour l’empire et qui eussent risqué de le ramener à lui-même, au cours du temps, à cette histoire dont il ne voulait plus entendre parler. 

Pour effacer tout héritage, instaurer le présent perpétuel et garantir que l’histoire ne reviendrait pas car il n’y aurait plus d’histoire, plus de passé, plus de siècles, l’idéal d’égalité s’était révélé d’une efficacité sans égal. Les pédagogues dans leur langage disaient que l’enfant était au centre du système. Et en effet, à partir de ce centre, la pédagogie et l’enfance rayonnaient sur toute la société d’Ørop. Les aventures et mésaventures de jeux d’enfants occupaient plusieurs jours de suite la plus grande part des nouvelles, dans les journaux officiels. Les vieillards apprenaient avec gravité des danses adolescentes. Les chanteurs qui se vautraient par terre en vouant l’empire aux gémonies étaient aussitôt invités au palais de l’empereur, qui se flattait de son intimité avec eux, et ils étaient priés de bien vouloir tenir des séminaires dans les plus prestigieuses universités du pays. On ne mettait plus d’application et de sérieux qu’aux enfantillages. La réalité du divertissement se substituait à l’autre, et non seulement tous les citoyens étaient traités comme des enfants mais ils le devenaient en effet. C’est si vrai que s’ils s’avisaient de ne pas penser comme on souhaitait en haut lieu qu’ils pensassent, s’ils pensaient, en somme, c’est la pédagogie qu’on brandissait devant eux comme une menace, toujours plus de pédagogie, comme s’ils avaient huit ans et demi. Les poursuites judiciaires ne venaient qu’après, s’ils avaient refusé d’apprendre leurs leçons, et s’obstinaient à dire que le temps passait, que bientôt il serait trop tard. 
Quant aux véritables enfants, les plus égaux parmi eux et même les seuls à l’être, ceux qui servaient de modèle et de référence, étaient ceux qui ne savaient rien et ne voulaient rien savoir, ou ne le pouvaient. Tout le cursus scolaire avait pour fonction d’assurer que les autres, à la fin, seraient alignés sur ceux-là. 

D’ailleurs c’est le goût des arts lui-même, de la littérature, de la connaissance, de la vie avec la pensée, qui était devenu très suspect, avec le temps. À cause des liens qu’on le soupçonnait d’entretenir avec l’héritage, avec les lignées, avec le lent travail des familles pour s’en faire une fréquentation familière, avec le passé, donc, et donc avec l’histoire honnie, on accusait ce goût d’être un défi à l’égalité, un privilège abusif, une marque de mépris des anciens favorisés du sort pour les prétendants nouveaux à sa faveur. Ainsi l’hébétude s’avançait parée de tous les masques de la justice et de la vertu. Elle commençait par imposer ses musiques, son langage, ses façons d’être et de voir, ses habitudes de loisir, et elle exigeait, au nom de l’égalité, qu’ils fussent présents partout, que nul recoin ne leur échappe, qu’aucun sanctuaire ne leur soit opposé, et qu’en tous lieux ils fussent reçus sur un pied de stricte parité avec les formes les plus hautes et les plus éprouvées de la réflexion des penseurs et de la création des artistes. Bientôt les genres triviaux et les soucis vulgaires s’emparaient de tout l’espace où ils avaient été introduits comme de nouveaux venus très encouragés, et ils en chassaient les curiosités plus épurées, incessamment soupçonnées de liaisons coupables avec le temps, et qui d’ailleurs n’avaient plus de public. 

Ce que l’empire avait assuré jadis, en ses périodes les plus heureuses, c’est que l’éducation permette à certains de s’élever vers plus de connaissance et d’aisance, de conscience de soi et de liberté. Mais la sortie de l’histoire et le refus de l’héritage avaient renversé ce mouvement. Il ne s’agissait plus pour les meilleurs ou les plus appliqués de rejoindre les nantis du savoir ou de l’esprit, il s’agissait pour ces derniers, au contraire, d’abdiquer tout ce qu’ils devaient au labeur du temps, au leur et à celui de leurs pères. Puisque l’histoire était abolie, la vie et ses leçons reprenaient tous les matins à la première ligne de la première page, premier volume. L’idéal des Øropéens — et ils ne désespéraient pas que la science et les lois ne leur en permissent bientôt l’accomplissement —, c’était de s’engendrer eux-mêmes, de ne plus rien devoir à ce qui les avait précédés. 

L’accord général, respecté de tous au point d’être devenu pour chacun une seconde nature, était que rien n’arrivait, qu’il ne se passait rien : rien en tout cas qui relevât de la grande politique ou a fortiori de la grande histoire, des annales des peuples, du destin des empires. Seul avait droit de cité comme sujet de débat public le sexe des anges, et accessoirement l’économie, qui avait fini par remplacer la politique. Pour le reste c’était à qui se tairait le mieux, fût-ce en prononçant de grands discours. Voulût-on faire carrière en politique ou dans la presse, il fallait adopter pour devise : Je dirais même moins. Et quelque charge qu’on briguât dans Ørop, il fallait offrir la garantie qu’on ne verrait rien de ce qui arrivait, qu’on n’entendrait rien de ce qui survenait et surtout, surtout, qu’on ne dirait rien, que jamais on ne poserait de mots sur les choses, et sur les maux bien moins encore. Si quelque chose se faisait entendre néanmoins, malgré toutes les précautions prises, si de terribles craquements ébranlaient le pays sans qu’il fût tout à pait possible aux autorités de les étouffer ou d’en effacer immédiatement la trace, les ambitieux et les prudents, les véritables hommes d’État, ceux qui allaient faire de grandes carrières dans la hiérarchie officielle ou dans les organismes de contrôle et de formation de l’opinion, ceux-là se reconnaissaient à leur talent pour traduire en néant balsamique ce bruit déplaisant qui avait percé le silence, à le réduire en colonnes de chiffres, en alibis tarabiscotés. 


Les malheureux qui ne maîtrisaient pas cet art, le précieux talent de ne pas dire et de ne pas voir, et qui, oubliant l’oubli, essayaient de dire comme ils pouvaient que l’empire sombrait, que son territoire était envahi, que son peuple était remplacé par d’autres peuples, ceux-là étaient traînés dans la boue et devant les tribunaux, persécutés, traités de tous les noms les plus honteux et les plus à même de leur faire perdre tous leurs amis et tous leurs soutiens — bref, exclus de la communauté des vivants. 


Certes il existait une complète liberté d’opinion et d’expression, dans Ørop. Mais ses bénéficiaires naturels, les représentants de la Presse et la Librairie, rappelant que c’était à leur profit que cette liberté avait été inventée, éprouvaient à son égard un si fort sentiment de propriété, et tant d’amour, qu’ils se chargeaient eux-mêmes de son administration et qu’ils tenaient avec un zèle amoureux, féroce, tous les emplois de cette fonction : juge, procureur, avocat général, commissaire de police, agents de la force publique, dénonciateur, provocateur, indicateur, mouchard. Les journalistes organisaient de grandes battues contre les imprudents qui s’étaient demandé tout haut s’il était bien vrai qu’il n’arrivait rien, et les libraires chassaient de leurs librairies les lecteurs audacieux qui leur avait demandé si par hasard ils n’auraient rien sur la vérité. 

« Nous ne vendons pas ce genre d’ouvrages ! », criaient-ils bien fort, pour être sûrs d’être entendu des folliculaires, des policiers, des mouchards et des magistrats. Ou bien : 

« Nous ne suivons pas ce genre d’auteurs ! » 

Il arrivait bien quelquefois qu’ils proposassent de commander l’ouvrage, mais leur client se dérobait, de peur d’être aussitôt fiché. 

L’ennui pour ce vaste empire, qui avait été riche et puissant, c’est que le reste du monde, lui, n’ayant pas les mêmes raisons de sortir de l’histoire, n’avait pas la moindre intention d’imiter son retrait ; et jugeait bien ridicule qu’il s’y livrât, s’étant délibérément ôté tout moyen de droit ou de force de protéger ses frontières, puisque rien selon lui ne pouvait arriver. Ørop n’avait en effet plus d’armée, pour ainsi dire ; et le peu qu’il lui en restait, le vieil empire en réduisait tous les jours les effectifs et l’armement, comme inutile et coûteux. Il s’en remettait de sa protection à d’autres, qui se souciaient de moins en moins d’elle et de lui, exploitaient sa faiblesse, profitaient de sa fatigue, s’entendaient avec ses ennemis, et ne voyaient pas trop pourquoi ils auraient dû assurer à grands frais, éternellement, le salut d’une péninsule bien décidée à ne pas lever le petit doigt pour sa propre survie. 

Or, l’histoire, mes petits enfants, est une vieille dame toujours jeune, énergique et fantasque, romanesque en diable, qui s’ennuie facilement et ne rêve qu’aventures, plaies et bosses, coups d’éclats, sombres drames. Elle ne déteste rien tant que la dérobade et le retrait, surtout lorsqu’elle pressent qu’ils sont organisés contre elle, par défiance à son endroit, pour se soustraire à son emprise. Ørop, donc, était bel et bien envahi. Et comment aurait-il pu en aller autrement ? Les autres nations et les autres peuples auraient jugé trop bête de ne pas profiter de leur chance et de ne conquérir point cet empire vacant, qui leur avait résisté pendant des siècles, qui souvent les avait soumis et qui maintenant les invitait à le soumettre, par son absence inexplicable à lui-même. 

L’invasion, car c’en était une, s’opérait suivant deux procédés — ou plutôt trois. 

Le premier était tout à fait placide : les envahisseurs se contentaient d’arriver en masse, par un flux continu, mais sans cesse croissant, sur de vieux rafiots chargés à ras bord d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants, ou par de longues cohortes à travers les déserts, qui se précipitaient sur de très hauts grillages. Dans les deux cas leur traversée était périlleuse. Cependant, une fois qu’ils avaient touché fût-ce d’un orteil le territoire d’Ørop, tout se passait comme en ces jeux d’enfants dont les Øropéens étaient si friands, et qu’ils confondaient avec la réalité. À peine les adversaires ont-ils atteint certain périmètre magique, dans ces jeux, ils changent de camp, ils deviennent tout à fait intouchables. Une avalanche de privilèges et de droits s’abat sur eux. De fait, bien loin de chasser les conquérants comme au temps détesté où l’histoire existait, on leur versait une pension, on les priait d’excuser les insuffisances de l’accueil, on les installait à l’hôtel si l’on ne trouvait pas à les loger suivant leurs convenances. Il s’était même trouvé un pasteur pour recommander — mais je passerai rapidement sur ce point devant vous, mes petits enfants — qu’on leur envoyât des demoiselles de compagnie, afin de les distraire et de les occuper, et pour éviter qu’ils ne traînassent dans les rues, au risque de s’y rendre importuns. Ils y traînaient fort néanmoins, et sur les seuils des maisons, n’ayant rien d’autre à faire pour conquérir que d’être là, de plus en plus là, de plus en plus nombreux, comme ces grands oiseaux noirs dont beaucoup de leurs femmes revêtaient l’apparence, et qui attendent côte à côte, en rangs serrés sur les barrières, en grappes sur les arbres morts, la fin d’une bataille, sachant bien qu’ils en profiteront seuls quoi qu’il arrive. 

Le deuxième mode de la conquête était plus classique : pour imposer sa loi elle procédait par le meurtre, la terreur et l’assassinat. 

Quant au troisième, c’était une combinaison instable des deux autres : une importunité aux mille visages, allant de la simple façon d’imposer son bruit, ou son plaisir de nuire, jusqu’à la violence exacerbée dans le crime. Ces agressions petites et grandes relevaient des problèmes de voisinage, des incertitudes du voyage, des fait divers, de la criminalité profane, séculière, civile. Mais ils étaient une passerelle entre les deux autre modes de s’approprier le pays, l’un par le nombre, l’autre par la terreur : les incivilités, les délits et les crimes servaient d’école d’apprentissage à la conquête par le fer et le feu. 

De toute façon, on l’a compris, en vertu des règles étranges qui régissaient l’empire, rien de tout cela ne devait être dit, rien de tout cela ne devait être seulement vu, bien que ces phénomènes se déroulassent en pleine lumière, et dans la simplicité tranchante comme du verre de l’évidence. Ne voulant ni d’histoire ni d’histoires, l’empire ne se voulait pas non plus d’ennemis. Ses conquérants, Ørop les baptisait øropéens et croyait ainsi les conquérir. Eux étaient beaucoup plus honnêtes et sensés, et, sauf à de certains moments, où ils devaient entrer dans la folie ambiante pour obtenir ce qu’ils voulaient, ils énonçaient très simplement la vérité : à savoir qu’ils n’étaient pas du tout øropéens, ni ne tenaient à l’être, mais qu’en revanche Ørop serait bientôt ce qu’ils étaient, et leur appartiendrait. Toutefois il eût fallu plus que cette belle franchise pour tirer de leur hébétude les citoyens de l’empire. 

Cette hébétude avait un nom, les poètes de la cour impériale l’avaient baptisée vivre ensemble. Le vivre ensemble avait une idole, un petit dieu très exigeant et très cruel, qui se nommait Padamalgam. Chaque fois que des secousses de vérité ébranlaient à l’excès le vivre ensemble, et que le sang coulait à flot, des foules énormes se précipitaient dans les rues afin d’y promener l’idole propitiatoire, et le peuple entier criait d’une seule voix, sur son passage, Padamalgam !, Padamalgam ! — ce qui en fait voulait dire : 

« À bas la vérité ! La vérité ne passera pas ! » 

On savait que le petit dieu, en effet, était contre elle d’un effet souverain. La théologie d’Ørop était un peu contradictoire, il est vrai, car la discrimination y était tenue en horreur, alors qu’elle eût semblé indispensable, vu de Sirius, au culte de Padamalgam. Mais l’horreur de l’histoire et l’habitude ancrée de nier l’évidence avaient depuis longtemps étouffé toute logique, comme en témoignaient ces banderoles où l’on pouvait lire, dans les grandes manifestations qui suivaient les massacres : 

« À bas les effets ! Vivent les causes ! » 

ou bien : 

« À mort les conséquences ! Les raisons au pouvoir ! » 

Les envahisseurs se pressaient toujours plus nombreux, sans rencontrer la moindre résistance, puisque officiellement il n’y avait pas d’invasion. Comment aurait-il pu y en avoir, puisqu’on était sorti de l’histoire ? Le seul usage de mots pareils, invasion, envahisseurs, conquérants, pouvait vous conduire en prison ou vous valoir, à défaut, les plus lourdes amendes. Et pour bien montrer combien était absurde ce que suggéraient de tels termes, on chargeait d’élaborer la politique à suivre, face aux débarquements de masse — que par antiphrase on nommait clandestins —, une femme elle-même débarquée dans les mêmes conditions, quelques années plus tôt, et devenue ministre entre temps. C’était dire aux semblables de cette clandestine en pleine lumière : 

« Accourez, venez tous, voyez ce que nous pouvons faire de vous ! » 

Au peuple indigène on ne disait rien du tout, car la règle était de lui cacher tout. D’ailleurs la nouvelle promue se nommait Mme Cache-tout. D’aucuns assuraient même, dans les hautes sphères impériales, que telle était la raison qui l’avait fait choisir. Si s’était présentée à ses frontières une armée véritable, Ørop n’eût pas manqué de prier le général ennemi de bien vouloir être aussi le sien, surtout s’il s’était appelé Riennarive, ou Fermay-Laizieu. Il est vrai qu’Ørop n’avait point d’armée. 

On eût juré que cet empire n’avait point de peuple non plus, car les chefs qu’il s’était donnés annonçaient à grands effets de menton, pour mieux assurer l’étalement régulier des flots incessants de nouveaux venus sur toute l’étendue du territoire impérial, une politique de peuplement. 

« Mais nous sommes déjà là ! auraient pu dire les indigènes. Voyez-nous, voyez-nous, rappelez-vous que nous existons aussi ! 

Cependant ils ne disaient rien du tout, habitués qu’ils étaient à être invisibles, à se taire, à se serrer, à faire de la place, tout nom même leur étant interdit, crainte qu’ils ne songeassent à se mêler d’être, d’exister, de se souvenir, si latitude leur était laissée de se désigner. Seuls les nouveaux arrivants, les visibles, avaient le droit de dire ce qu’ils étaient, l’histoire ne leur étant pas interdite, à eux, puisqu’ils n’avaient eu aucune responsabilité dans celle d’Ørop, et n’en avaient point connu les heures sombres. 

Or il se produisit qu’un enfant parut. On sut plus tard qu’il avait été gravement malade, que sa mauvaise santé l’avait empêché de se rendre à l’école, qu’il n’avait pas suivi le moindre cours d’oubli. Ses parents étaient morts, ses grands-parents étaient morts, il avait été élevé par ses arrière-grands-parents, qui étaient sourds et muets, de sorte que personne n’avait pu leur apprendre qu’il n’y avait plus d’histoire, que le temps commençait désormais tous les matins, et que ce qui arrivait n’arrivait pas. Ils étaient aussi très pauvres, ne pouvaient acheter ni livres ni journaux, et n’avaient dans leur pauvre maison que de vieux manuels scolaires, serrés entre de vieux volumes reliés et dorés aux fers, qu’on offrait jadis aux bons élèves en guise de prix. L’enfant en avait fait son unique lecture. Tira-t-il d’eux son inspiration ? Toujours est-il qu’un beau jour, au milieu d’une foule et d’une ville d’Ørop, il monta sur une chaise et s’écria :


samedi 14 mars 2015

Deux mots en triangle


Deux vocables contemporains très utilisés, "antisémitisme" et "antisionisme", ont un destin paradoxal. L'un, en apparence bénin, tue tous les jours ; l'autre, de sinistre réputation, est à peu près inoffensif, ou ou moins sérieusement dévitalisé. Les deux trajectoires de ces mots se sont croisées, comme si l'un des termes avait vidé l'autre de tout son sens. 

Peut-être ont-ils été touchés par la force de gravitation d'un troisième terme qui en aurait en quelque sorte inversé les polarités, ce troisième mot étant la fameuse "islamophobie". Les mots en phobes sont des trous noirs : ne laissez rien traîner à proximité d'eux !

samedi 7 mars 2015

Embrasser mal


A. Tu embrasses mal.
B. Comment ça, mal ?
A. Trop lentement.
B. Je ne comprends pas.
A. Tu es lent, tu ne vas pas droit au but.
B. Mais comment ça, droit au but ? Quel but ? Le baiser, ce n'est pas cette chose qui évite le but, justement ?
A. Mais pas du tout, qu'est-ce que tu racontes ? De quel but parles-tu ?
B. Et toi ?
A. Mais c'est pourtant évident, non ?
B. Tu trouves ?
A. Oui, je trouve !
B. Oui, d'une certaine manière, c'est vrai, c'est évident, mais pourquoi me reproches-tu de mal embrasser ? Comment veux-tu que je t'embrasse bien si tu me reproches de mal embrasser. Tu vas me bloquer.
A. Il faut bien que je te le dise, si tu veux progresser.
B. Mais progresser comment ? Dans quel sens ? Je n'y comprends rien.
A. Dans le sens d'un perfectionnement, évidemment ! Quoi d'autre ?
B. D'accord, mais qu'est-ce que signifie se perfectionner en baiser ?
A. Ça signifie mettre de plus d'érotisme, plus de sensualité, plus de toi-même dans ton baiser.
B. Je ne suis pas sensuel ?
A. Non. Tu fais ça mécaniquement.
B. Mécaniquement…
A. Tu ne comprends pas ?
B. Pas très bien, non. Mécaniquement, je ne trouve pas. Veux-tu dire toujours de la même manière ?
A. Oui, aussi. Mais ce n'est pas ça le pire. 
B. Mais explique-toi, à la fin ! 
A. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre, tu sais parfaitement à quoi je fais allusion…
B. Mais non, enfin, pas du tout !
A. Tu vois, c'est tout toi, ça, tu tournes autour du pot. 
B. Tu as entendu parler du Printemps des poètes ?
A. Qu'est-ce que je disais… ça ne t'intéresse pas, le baiser. 
B. Si, justement si, je m'y intéresse beaucoup, tu te trompes.
A. Alors qu'est-ce que tu me fatigues avec tes poètes ?
B. L'effraction de la langue, ça te parle ?
A. Je m'en branle, de ton effraction. Je te parle du machin rose que tu as dans la bouche. Tu ne sais pas t'en servir, c'est ce que je dis.
B. Ah, on a un peu avancé. Continue, précise ta pensée. 
A. Eh bien mais tu es trop à droite, avec ta langue.
B. À droite ? À droite, tu veux dire… à tribord ?
A. Tu connais plusieurs manières d'être à droite ?
B. Oui, justement, j'en connais beaucoup. Et puis ma droite est ta gauche, dans ta bouche, ma chérie.
A. On ne peut pas discuter avec toi. Mais je vais te dire une chose, et je vais être très claire : quand tu m'embrasses, tu fais le jeu du Front national

mercredi 4 mars 2015

PS. J'aime la bite


Monsieur,

je pourrais parler longuement de votre voix envoutante, de votre barbe fleurie, de vos sourcils broussailleux, de votre démarche d'archange fatigué et de ces étranges remontées de désespoir qui atténuent parfois le métal acéré de certaines de vos envolées lyriques, qui les courbent vers la nuit de l'âme quand vous vous assoyez d'un air ahuri et pensif sur la chaise branlante qui vous sert de yourte lunaire, sur cette scène un peu miteuse où votre corps fait sens à la manière d'un assassinat de la présence. Je pourrais louer votre sens de la modulation, celui de la transition, cette manière si désinvolte et pourtant si précise que vous avez d'entrer avec vos membres, tous, dans une phrase, de la prendre à la hussarde, de la découper, de l'inciser, de l'ouvrir comme on ouvre un fruit bien mûr, et d'en restituer les sucs tout en les accompagnant vers leur brûlure éplorée et fatale, en les laissant couler vers le sens enrichi, nourri, gonflé de sève que vous déposez à notre portée après avoir fait monter l'eau à notre bouche avide. Je pourrais décrire les mille et une sensations que vous faites naître en nos âmes endolories et impavides, ternes, maussades et grises, ces mille et une stimulations qui caressent et pincent nos sens et notre imaginaire en les portant au bord de l'incandescence spirituelle, quand elles ne les font pas renaître, tout simplement. Tout l'art de l'écart, de la trace en incise ponctuée et du jeu vocalique, tous ces glissements progressifs d'un plaisir du texte que vous savez faire chanter, crier, gémir, bruisser, dont vous frottez l'étoupe contre la suave vulve des anges qui vous prêtent leurs organes flûtés, trompés, tambourinés, vergeturés de blancheur absconse, toute la carte et tout le territoire  de votre folle sagesse littérale m'ont ébranlée de fond en comble. Après ce soir, mon rapport au répertoire ne sera plus le même. Il fallait que je vous le dise. 


Blanche Second


PS. J'aime la bite

mardi 3 mars 2015

Bill m'écrit


Quand Bill Gates m'a écrit pour la première fois, j'ai cru qu'on se moquait de moi. J'ai perdu cette première lettre, il est bien possible que je l'ai jetée. À la deuxième, j'ai appelé le numéro de téléphone qui figurait sur la lettre et je suis tombé sur sa secrétaire particulière, qui m'a dit qu'il me rappellerait — heureusement, car je ne voulais pas me ruiner en téléphone. Il ne parle pas très bien français et je ne parle pas un mot d'anglais mais on a tout de même réussi à se comprendre à peu près. Je ne peux malheureusement pas révéler l'objet de cette conversation, il a été très clair sur ce point. J'ai été surpris de découvrir un homme charmant, intelligent, et plus cultivé que je ne l'aurais pensé. 

Bill Gates voulant contacter quelqu'un lui envoie… une lettre. Une lettre écrite au stylo sur du papier, dans une enveloppe timbrée, envoyée par la poste. C'est un peu comme si j'avais reçu un texto de Victor Hugo ou un tweet de Paul Claudel. 

Maintenant que je sais que tout est possible, je m'attends à recevoir un coup de téléphone d'Alain Juppé, furieux de la manière dont j'ai traité la Merveilleuse… 

lundi 2 mars 2015

Allongé


Prépare-toi à rester allongé très longtemps sans bouger, sans parler, sans dormir. Dès que tu viendras au monde, prépare-toi à mourir car cela viendra très vite. Fais-moi confiance, il n'y a rien de plus urgent. N'écoute pas ceux qui te parleront de la vie, de l'amour, du plaisir, des arts et de la connaissance. Laisse-les parler, fais comme si tu les écoutais, hoche la tête de temps en temps, mais, je t'en supplie, prépare-toi. Laisse tes membres à l'extérieur de ton corps, laisse tes yeux errer au hasard, laisse ton cœur battre à son propre rythme, laisse tes cheveux pousser, et tes ongles, et ta barbe, transpire, urine, défèque, mange, répète les paroles que tu entends, adapte-les, module-les, renvoie-les comme des échos déformés, plisse les yeux, fais avec les bras des gestes pour intimider tes semblables, additionne des nombres, scrute les heures à la pendule, observe les filles qui passent devant toi, mords dans le pain, dans la viande, avale de l'eau, du vin, du lait, pousse des hurlements terrifiants, geins comme un enfant, pleure comme une femme, scande les noms de tes ennemis, caresse ceux que tu aimes, sois patient et impatient, généreux et âpre, facile et retors, courageux et lâche, mais je t'en supplie, je t'en conjure, prépare-toi à mourir, dès le premier jour, dès ton premier souffle, dès qu'on te donnera un nom. 

Même en pleine action, même en pleine course, même quand tu seras en train de tuer celui qui se met en travers de ton chemin, même quand tu étrangleras l'amant de ta femme, même quand tu rêveras, même en nageant, en mangeant, même dans le coït, prépare-toi à mourir, sois prêt, sois tout à la mort qui vient, accueille-la, ne sois pas pris au dépourvu quand elle te frappera de son doigt glacé ou brûlant, quand elle dira ton nom dans le silence qui arrête le temps, quand elle tranchera le fil qui te relie à ce que tu prends pour toi. N'oublie pas que tu es un funambule qui parle à une mouette, à quatre cents mètres au-dessus de la terre. Pour l'instant tu danses sur le fil mais il va se rompre l'instant d'après et tu vas tomber et t'enfoncer profondément dans la terre. Je te parle de l'instant d'après, de cet instant qui se situe juste après la seconde où tu entends ma voix. Le fil est si fragile que ma parole va le briser ; dès l'instant que ma parole arrivera sur toi, le fil ne pourra plus supporter le poids de ton corps, il ne pourra plus supporter le temps qui s'est accumulé dès avant ta naissance, ce temps que tu amènes avec toi en venant à la vie. Il suffit de si peu. Prépare-toi !

Déjà, tu es allongé sur ce lit, comme je te l'avais prédit. Tu ne m'as pas écouté, pas assez, pas assez bien. Tu ne m'as pas cru. Tu as cru que j'exagérais pour t'effrayer. Tu as cru que je faisais de la philosophie, que je racontais une histoire édifiante, un conte, une parabole, tu as cru que je réduisais ta vie sensible à une épure, tu as cru que je voulais t'éduquer. Tu aurais dû m'écouter, tu aurais dû entendre ce que je disais, le prendre au sérieux, le comprendre au premier degré. Maintenant tu es là, allongé sur ce lit d'où tu ne te relèveras plus, ne t'avais-je pas décrit tout ce qui allait t'arriver ? Je ne parle qu'à toi, je ne m'occupe pas des autres, je ne parle pas de la vie en général, je ne suis ni professeur, ni philosophe, ni docteur, ni prédicateur, ni curé, ni sage-femme, ni sorcier, ni psychiatre, je ne suis que ta voix propre, celle qui te guide et celle qui te sauve de l'illusion. Regarde-toi, allongé, impuissant, impotent, implorant, regarde-toi qui regrette, regarde-toi qui m'écoute maintenant, qui semble tout à coup entendre ma voix, alors que j'ai toujours été là, que je t'ai toujours parlé ! Regarde comme tu as l'air idiot, simple, débile, incomplet, vois comme tu es à la merci des autres, de leurs volontés, de leurs désirs, de leur paresse, de leur égoïsme, de leur lâcheté, de leur pusillanimité, de leur peu de mémoire, de leur ingratitude et de leur bêtise. Je voulais t'éviter cela et toi tu as voulu vivre, tu as voulu faire comme les autres, tu as suivi leur chemin d'idiots, d'inconscients, d'enfants qui ne veulent pas savoir et qui rient jusqu'au moment où la lumière s'éteint brutalement. Personne ne rallumera la lumière pour toi, je peux te le dire, et maintenant, tu me crois

Tu regardes par la fenêtre ? Mon beau salaud ! Tu ressembles à un cheval. Un cheval couché sur le dos, ridicule, pitoyable, affolé. Tu n'as pas faim, tu n'as pas soif, tu ne veux pas parler, tu ne veux pas pisser, pourquoi regardes-tu par la fenêtre ? Ce que tu vois là-bas n'est plus pour toi. Ça ne t'appartient plus. Tu dois rendre tout ce à quoi tu prétendais, et même ce paysage, même ces arbres, même ces nuages ne sont plus en ta possession, ils se trouvent dehors, derrière la vitre, dans le monde des vivants, dans ce monde que tu avais cru pouvoir habiter, alors que je t'avais bien prévenu, pourtant, qu'il n'en était rien. Le monde n'est pas pour toi, mon beau salaud, et tu ne l'as jamais habité, tu ne lui as jamais appartenu et il t'a encore moins appartenu.

Voilà, nous sommes là, maintenant, dans cette chambre, et c'est la fin. Nous avons assez perdu de temps. Reste allongé, regarde par la fenêtre si ça peut te faire plaisir, reste là, sans bouger, sans parler, sans soupirer, reste là à attendre que la vie passe, tu n'as rien d'autre à faire. Nous n'avons pas besoin de toi. 

dimanche 1 mars 2015

L'Air des bijoux



« Tu m'avais promis que tu m'achèterais une voiture, quand j'aurai mon bac. Tiens ta promesse, pour une fois ! 
— Tu m'avais promis que tu ne grandirais jamais, que tu resterais mon petit ange pour la vie. Tu t'es vue ? T'as même des nichons ! 
— Je suis une rock star, papa, une rock star, ça a des nichons !
— Une rock star, ça se paye sa voiture toute seule. 
— Tu sais que je tiens un blog ? J'ai quatre cents visiteurs par jour.
— C'est quoi, le nom de ton blog ?
— Tu ne crois quand-même pas que je vais te le dire ! Si tu le savais, je ne pourrais plus écrire ce que je veux, et la sincérité, sur un blog, c'est essentiel !
— Tu racontes que je vais te payer une voiture, sur ton blog ?
— Si tu me l'achètes, je te jure que j'en parlerai.
— Tu parles de moi, sur ton blog ?
— Ne pose pas de questions, ça vaudra mieux. 
— Alors pas de voiture.
— OK, je parlerai de toi. D'ailleurs, j'ai déjà parlé de toi. 
— Je sais, tu as dit que j'étais radin. 
— C'était pour que tu aies honte de toi.
— Tu n'as pas honte ?
— De moi ou de toi ?
— Mais dis-moi, pourquoi une rock star tient-elle un blog ? Pour que son papa lui paye une voiture ?
— Non, ce n'est pas pour ça. J'ai besoin de dire des choses, de m'exprimer autrement.
— Tu sais que tu as un début de double-menton ?
— J'ai essayé une Porsche, l'autre jour. On m'a dit que ça m'allait bien. 
— C'est possible mais moi je suis radin. 
— Tu ne vas quand-même pas m'acheter une de ces horribles Mercedes ?
— Ce que je ne comprends pas, c'est où passe l'argent de tes concerts ? 
— Ça t'intéresse, ça, hein ! Qu'est-ce qu'on s'en fout, de l'argent de mes concerts ! Je te parle de mon bac, et tu me parles d'argent. Tu es immoral tu sais !
— Viens dans mes bras. Viens là.
— Papa, je pourrais mourir dans tes bras tellement je m'y sens bien. Mais ce serait dommage que je meure avant que tu m'offres une Porsche…
— Gounod, tu connais ?
— L'hôtel ?
— Non, le compositeur. Charles Gounod. 
— Oui, je connais, l'air des bijoux ? Mais je préfère la Porsche. 
— J'ai une idée, Maurane. Et si tu apprenais la musique ? »