dimanche 17 mars 2024

Contre la danse


J'ai en horreur les trémoussements qu'on appelle “danses”. Aussi loin que remonte ma mémoire, j'ai toujours trouvé ça honteux, et même déshonorant, de danser. Cela m'est arrivé plus d'une fois, pourtant. Ma seule excuse est qu'il s'agissait de “slows”, c'est-à-dire d'une non-danse qui n'existe que pour nous donner le droit durant quelques instants d'entrer en contact avec le corps de la fille convoitée. Le slow, c'était le Messenger de mes jeunes années. 

Il me semble impossible d'aimer à la fois la musique et la danse. Ces deux réalités se repoussent, elle sont radicalement incompatibles. La musique institue précisément dans l'être ce quelque chose que la danse révolte. La loyauté. 

Pourtant j'ai longtemps vécu avec une danseuse. J'ai aimé la voir et l'entendre faire ses exercices, le matin. J'ai aimé ses pieds meurtris, ses mollets musclés, ses collants, l'odeur de la sueur, dans la pièce où elle évoluait. J'ai aimé ce milieu : j'ai aimé fréquenté des danseuses. J'ai aimé désirer leurs corps, les observer, j'ai aimé les moiteurs des vestiaires, assister aux répétitions, m'agacer parfois aux ballets auxquels j'étais convié, mais qui ne me décevaient jamais complètement, fasciné que j'étais par ces corps que souvent je voyais nus, ou presque. 

J'ai dansé deux fois, hormis les slows mentionnés que je ne regrette pas. La première fois, c'était au mariage de l'un de mes frères, à Annecy. Je devais avoir quinze ans et je m'étais étonnamment décidé à inviter une jolie jeune fille à danser, car je ne voyais pas d'autre moyen d'entrer en contact avec elle. Je n'ai heureusement aucun souvenir de la danse elle-même, mais Sylvie est devenue une amie, une amie charmante, un peu plus âgée que moi, que j'ai fréquentée quelques années sans jamais coucher avec elle, à mon grand regret. Elle détenait des secrets que j'étais avide de découvrir. La deuxième fois que j'ai dansé, c'était peu de temps après, lors d'un bal costumé auquel j'avais été convié par la maîtresse de maison qui était amoureuse de moi. Plus déguisé que les autres, je n'étais pas costumé, je portais des bottes en caoutchouc bleu et blanc, ridicules, et je n'ai pas osé refuser lorsqu'elle m'a invité à danser la valse. Rarement dans ma vie j'ai été aussi humilié. 

Pour être tout à fait honnête, je dois convenir que j'aime le tango, que j'aime la valse, et que j'aime certains ballets classiques. J'ai aussi beaucoup aimé, dans les années 80, les ballets de Pina Bausch, et quelques autres compagnies de danse contemporaine. Je me rappelle avoir été très impressionné par un solo dansé de et par Susan Buirge sur le Jésus que ma joie demeure, de Bach, interprété par Lipatti, et j'ai revu récemment avec beaucoup de plaisir les chorégraphies de 1913 de Nijinsky. Il y a quelques jours, j'ai regardé le film de Cédric Klapisch intitulé En Corps. J'ai été troublé. Ce film qui m'a beaucoup intéressé a fait revenir beaucoup de souvenirs à la conscience, mais il m'a également mis très mal à l'aise. J'aimerais le revoir, pour essayer de comprendre la confusion qu'il a suscitée en moi. La danse classique et la danse contemporaine sont des mondes très différents, pour ne pas dire opposés. Quand j'avais dix-huit ans, je méprisais la danse classique, ce qui n'est plus du tout le cas aujourd'hui, où c'est au contraire la danse contemporaine qui soulève beaucoup d'interrogations en moi. Devant le film, je n'ai pas pu m'évader d'une sorte d'impasse tétanisante, d'un malaise profond. 

Je suis consterné par les trémoussements de mes amis, de mes amies. Je leur en veux de se déshonorer ainsi, de profaner ce qu'ils ont de plus précieux, leur corps. La danse devrait être réservée à des cérémonies où le sacré se donne à voir dans ses manifestations corporelles et érotiques. Voyant danser qui j'aime, je pense à ces larges pots, dans les cuisines, desquels dépassent toutes sortes d'ustensiles dressés bêtement, des louches, des cuillères, des spatules, des couteaux, en une forêt chaotique et grotesque : image caricaturale de nos sociétés modernes. Je n'ai rien contre la transe, à condition qu'elle s'accompagne d'une longue et solide tradition, qu'elle soit la manifestation en acte d'une gnose

Il est impossible d'aimer à la fois la musique et la danse, et les ballets, loin de me contredire, me donnent raison. C'est parce que la danse est quelque chose de honteux que l'homme a conçu des spectacles qui la codifient à l'extrême, qui gomment le plus possible tout ce qui en elle ressemble aux manifestations d'un animal dont l'âme est tout entière occupée à se disperser, à se montrer sans vergogne, à se laisser convoiter. À tout prendre, je préfère le strip-tease. 

J'ai passé deux jours à écouter les valses de Chopin. Dès que j'entends un pianiste qui semble prendre leur titre au sérieux, j'ai envie de vomir. Heureusement, il est impossible de danser sur une valse de Chopin. Un Dinu Lipatti, par exemple, ne fait aucune concession. De la danse ? Laissons cela aux sourds. Et Beethoven, alors, vous l'imaginez danser ? 

La danse, c'est pour rire — ou c'est pour conclure, comme dirait Jean-Claude Dusse. Sur un malentendu (et c'est bien le cas de le dire), ça peut marcher. D'ailleurs le malentendu qui aujourd'hui quotidiennement nous tue, c'est bien une espèce de jerk scabreux avec l'autre : mime saugrenu de la conversation. Posez donc votre cul sur un tabouret, ou allez marcher dans la forêt ! Et si c'est le corps de votre amie qui vous fait envie, touchez-le, avec des gestes ou avec des mots, épargnez-lui la honte du trémoussement, ne l'insultez pas avec vos dandinements de bête. Laissez-le dans son élégante torpeur. « Ils sont bavards parce qu'ils n'ont rien à dire », me disait un ami il y a quelques jours. La danse c'est le bavardage des membres, c'est la déroute des organes, c'est le temps saccagé, jeté en pâture, c'est le silence mortifié, c'est un temple transformé en supermarché. Plutôt la langueur que la frénésie ! C'est tellement beau, un corps : on ne peut pas le laisser se ridiculiser ainsi.

C'est parce qu'on aime les danseuses qu'on hait la danse. Elles se sacrifient pour nous, ces inconscientes déesses pâles. 

Le tango est quelque chose de très singulier. Bien sûr, c'est une danse, et l'une des plus suggestives qui soient, mais elle se tient sur un fil : elle met en scène le désir de l'homme pour la femme, mais l'exprime sous forme de litote. Le tango que j'aime est le plus sobre, celui où le mouvement est presque absent, presque invisible. C'est un couple qui marche, le torse droit, ce sont des paroles qui ne sont pas prononcées, alors qu'on les devine très crues. C'est la distance entre deux corps, qui est montrée, dont les infimes variations nous brûlent la rétine. C'est un instrument de précision à mesurer le désir, qui montre d'autant mieux qu'il cache. Le tango acrobatique qui se développe de plus en plus me dégoûte, c'est pour moi un contresens absolu. Il a autant de rapport avec le vrai tango que le patinage artistique avec le patinage de vitesse. Aussi bête, aussi laid que le rock. Mais c'est dans l'ordre des choses. Tout ce qui avait de la noblesse et de l'allure est désormais souillé. La caricature gagne partout, elle contamine tout. Le bavardage et le mauvais goût l'emportent sur le sens. Le contraire nous aurait étonné. 


dimanche 10 mars 2024

De la langue au visage

 

Les rares fois où, écrivant, j'éprouve un sentiment de bonheur supérieur, c'est lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux dans une langue purement française, grammaticalement et syntaxiquement parfaite (autant dire que c'est rare). J'aime beaucoup transgresser les règles, les tordre, les ignorer, les contourner, les oublier momentanément, j'aime la langue que cela peut produire à l'occasion — et dont il m'arrive d'être fier —, mais je n'éprouve jamais autant de plaisir que lorsque la langue que j'emploie est pure et simple, quand j'écris français, en français. Mon ambition (si le ridicule veut bien ne pas me tuer immédiatement) littéraire est sans doute là : parvenir à passer d'une langue parfaitement classique à une langue privée sans solution de continuité, sans que cela se voit, ou, du moins, sans que cela ne vienne déranger la lecture. Ni l'un ni l'autre : être ici mais aussi là, selon l'exigence du sens, ou selon ma fantaisie.

Lisant l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki, je suis parfois gêné par ce qui ressemble à une mauvaise traduction, mais je n'ai pas la certitude que cette impression soit fondée. Il se peut que Sôseki écrive réellement ainsi, je ne le saurai sans doute jamais ; je ne peux en juger sérieusement sans connaître le japonais. Ces moments sont tout de même assez rares dans le texte, et il est après tout possible que Sôseki fasse ce que je fais moi-même quand j'écris, c'est-à-dire passer d'une langue classique et transparente à une langue dont les défauts n'en sont pas, sont le seul moyen qu'on ait trouvé pour parvenir à exprimer ce qu'on essaie de dire. Le fameux « bien écrire », propre à ceux qui n'ont aucune idée de ce qu'est la littérature, est une notion qu'on devrait réserver au droit et à la rédaction de modes d'emploi. Toutefois, la mauvaise traduction est toujours possible, elle est même inévitable ; c'est évidemment la bonne traduction qui est l'exception. Quand nous lisons de la littérature étrangère traduite dans notre langue, nous sommes confrontés à un indécidable très proche de celui que nous entretenons plus ou moins volontairement en écrivant. (Il me revient que le « prose », en argot, signifie le cul (et l'on pourrait légitimement se demander ce que signifie « le poésie », dans le même idiome) ; c'est Pascal Adam, qui m'avait appris ça, il y a quatre ans, et c'est lui aussi qui me permet de lire Sôseki aujourd'hui.) Un bon traducteur, c'est la même chose qu'un bon astrologue. Tous les traducteurs partent des même signes, de la même configuration astrale, mais très peu arrivent à un discours et à une langue qui soient littéraires et qui ne trahissent pas l'auteur : cette langue doit nous permettre de rêver, de croire connaître la langue originelle. C'est toujours un miracle. 

Il y a, dans presque tous les romans japonais que j'ai lus, un effet de fadeur, mais cette fadeur, loin d'être un défaut, est ce qui constitue leur plus grand attrait. Pourtant, on pourrait très bien se dire que cette fadeur n'existe qu'une fois le roman traduit en français, qu'il n'est qu'un dégât collatéral, qu'un effet que les traducteurs n'ont pas su éviter, ou bien même qu'ils ont engendré pour rendre compte d'une qualité qui n'existe pas chez nous, que la fadeur est l'équivalent de quelque chose que nous ne connaissons pas dans nos Lettres. La langue de tous les écrivains est une langue privée, une langue qu'ils ont créée en partant de leur langue maternelle, pourtant cette langue privée peut très bien se fondre dans LA langue, sans la heurter, en tentant, au contraire, de disparaître en elle, ou au moins de se faire la plus discrète possible. Je me demande vraiment ce que je préfère… Langue privée, langue publique, c'est entre ces deux embrassements que nous essayons d'exister.

« Celui qui consacre sa vie à l'art ne peut pas donner sa pleine mesure s'il ne lui est pas donné de voir quelques beaux rêves », écrit Sôseki dans l'Oreiller d'herbe. Une belle langue est un rêve dans lequel on rêve qu'on rêve. On remonte à une source qui n'existe pas, et sous les mots, d'autres mots pâlissent sans disparaître, et ce sont eux qui nous séduisent. Nous savons bien que nous sommes en train de rêver, mais ce rêve est si précieux que nous voulons rester en sa compagnie, même si l'impossibilité d'en rapporter quelque chose d'aussi beau à la lumière nous est signifiée dès l'origine. Les deux mondes se croisent mais ne se mélangent pas ; l'art n'est qu'une tentative toujours avortée de les faire se rencontrer. Voir un beau rêve est très exaltant et très utile, mais il faut s'en détacher, il faut l'oublier, si l'intention est d'en donner une traduction artistique. Il faut accepter la perte inhérente à la traduction. 

Et la perte, c'est aussi et peut-être surtout la perte du sens, que tout écrivain éprouve dès qu'il se met en tête de dire ce qu'il veut dire, ce qu'il croit vouloir dire. J'ai commencé ce texte en écrivant « lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux », mais la vérité m'oblige à dire que ça n'arrive jamais, et que si par extraordinaire nous arrivions à dire exactement ce que nous voulons dire, il n'y aurait plus de littérature. L'écrit n'est pas la parole, fort heureusement, ou, si l'écrit est bien une manière de parole, ces deux-là entretiennent une relation tout de même assez difficile, et c'est en partie de ce conflit que naît la littérature. 

Petit à petit, la vie nous quitte, ou bien nous quittons la vie, on ne sait pas très bien. En tout cas les liens se distendent entre elle et nous, c'est certain. C'est très intéressant à observer. J'avais déjà vécu douloureusement cette transition au moment des vieux jours de ma mère. À mon tour, maintenant. Ce qui est étrange, c'est que les mots, au contraire, créent des liens entre eux, de plus en plus de liens, à mesure qu'on vieillit. On les voit lancer leurs bras dans le vide de la parole, en silence, et il est remarquable qu'ils parviennent la plupart du temps à agripper d'autres mots qu'on aurait cru trop éloignés pour qu'existent entre eux des liens de parenté. Est-ce une forme d'intelligence qui nous vient sur le tard, ou bien, au contraire, une démence littérale qui s'annonce ?

Dimanche matin de la semaine dernière, aux aurores, alors que je n'avais aucune idée de ce que serait la substance du texte que j'allais écrire, mon premier mouvement avait été de parler des pays dans lesquels j'aimerais finir mes jours, et qui sont au nombre de quatre, ou cinq. La Suisse, la Corse, l'Irlande, l'Écosse, et, à moindre titre, l'Espagne. Or j'ai appris aujourd'hui que j'avais des origines corses et italiennes à 54 % (ça je le savais déjà), anglaises à 27 % et espagnoles à 20 %. Anglais à 27%, tout de même, ce n'est pas négligeable !

Je n'aurais jamais eu l'idée de faire ce test ADN sans ma nièce Sandra qui voulait vérifier que mon frère était bien son père. Elle avait des doutes, ayant appris que sa mère avait eu à l'époque de sa conception une relation avec Salvador Dali, et il semble donc que cette hypothèse soit la bonne, en tout cas meilleure que celle qui avait prévalu durant près de quarante ans. Comme elle est gentille, Sandra m'a assuré que je resterai « son oncle préféré ». J'ai donc perdu une nièce mais elle a gardé un oncle, ce dont je me félicite. La généalogie est une discipline quantique. 

Sur le site internet de la société qui a procédé au test, je découvre toute une théorie de noms complètement inconnus de moi (les patronymes ne me sont pas inconnus, pour la plupart, mais ceux qui les portent, oui). Ces noms, qui ont l'air de sortir de terre comme des champignons après l'averse, sont autant d'énigmes qui se dressent devant moi comme des questions, mais c'est surtout leur nombre, qui surprend et donne au paysage mental qui nous accompagne partout une physionomie toute différente. La famille, jusqu'alors, c'était une trentaine, ou peut-être une cinquantaine de noms tout au plus, et des noms portant des visages, ou au moins des anecdotes. On a la sensation d'être différent, quand on découvre soudainement que les relations que l'on entretient avec le monde sont plus vastes et plus mystérieuses qu'on l'imaginait. On s'en doutait, certes, mais le fait de voir ces noms, et de savoir que ces personnes existent, qu'elles ont ou ont eu une vie réelle, inscrite quelque part, en France ou ailleurs, cela change tout. 

Vincent Castagno écrit : « Je supporte à peu près mon image, moins ma voix, quant à mon nom, chaque fois que je le vois écrit quelque part, il me remplit de honte. Le lisant, j'ai de la peine pour le pauvre type qu'il contient et dénonce aux regards de tous. Je suis gêné à l'idée qu'il soit offert à la vue des autres, que n'importe qui puisse le lire sans mon consentement. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier. Il nous garde intact dans tout notre passé et tout notre avenir, et il est dérisoirement faible ». Le pauvre type que le nom dénonce aux yeux de tous, je vois très bien de qui il s'agit. J'ai eu honte du nom de mon père, autrefois, mais il y a longtemps que ce n'est plus le cas. En revanche, je suis toujours gêné, en voyant mon nom (prénom et nom) écrit quelque part, par l'effet de traduction qu'il porte avec lui. C'est irrévocable — et c'est le cas de le dire. De notre corps, de nos organes, de nos humeurs et de nos rêves, le nom donne une traduction à la fois simpliste et grandiose sur laquelle tout le monde se jette. Il y a dans le nom une fatalité qui dépasse encore la fatalité biologique et génétique. Le nom nous crée et nous enterre, et nous survivra longtemps. Par exemple, je ne sais pas comment font les romanciers qui, s'inspirant de personnes réelles pour créer leurs personnages, parviennent à changer les noms. À chaque fois que je me suis essayé à cela, j'ai renoncé. La force du nom réel est décourageante. Mais c'est sans doute que je n'ai pas le courage ou l'inconscience d'un romancier. Le nom nous regarde de haut et rit de nos tentatives puériles de l'ignorer. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier et les efforts que nous faisons pour y échapper ou agrandir notre moi en lui tournant le dos sont voués à l'échec. Porter le nom qu'on nous a donné est à la fois humilité et orgueil, sans que l'un ne l'emporte sur l'autre. D'ailleurs il m'arrive de plus en plus souvent de regretter d'avoir eu l'idée de prendre un nom de plume. Il y a là autant de conformisme que de prétention. Ce qui pouvait avoir un sens tant que ma mère était vivante n'en a plus du tout aujourd'hui. 

Ne pas trahir l'auteur est ce qu'il y a de plus difficile, quand nous écrivons, car écrire c'est traduire. Il serait préférable de se contenter de rêver, comme en amour, si l'on veut éviter la déception. Les mots sont indispensables pour aimer, mais ce sont eux aussi qui précipitent le désamour. La trahison est inscrite au fer rouge dans l'âme des humains dès qu'ils croient devoir se fréquenter. Dire c'est toujours mal dire, et maudire. Seule la musique échappe à cette malédiction, et je mesure aujourd'hui à quel point c'est précieux. Les phrases que nous formons nous trahissent d'autant mieux que nous les avons réussies. Je pensais à ça en constatant que la pratique du journal, qui m'a longtemps occupé, m'est devenue impossible aujourd'hui. Contrairement à la plupart de ceux qui tiennent un journal, il me semble que celui-ci ne devrait pas se préoccuper d'être littéraire. Quand j'ai commencé à le tenir, dans les années 80, je me fichais éperdument de savoir si mes notes étaient littéraires ou non. Il fallait seulement noter ce qui arrivait, et je sais aujourd'hui que c'est là le plus précieux. Comme la photographie nous dit : cela a été, ce journal-là me disait : « cela fut ». Et puis, évidemment, on se laisse prendre à son propre jeu, et petit à petit, on essaie de faire de belles phrases dont on pense qu'elles vont nous conduire à la littérature. Le journal qui a le plus de prix à mes yeux, aujourd'hui, est une sorte d'agenda amélioré où je peux retrouver celui que je fus dans ces années-là, et qui avait complètement disparu. C'est d'ailleurs ainsi, je m'en avise seulement ce matin, que ma mère concevait cette activité, elle qui a rempli des centaines de cahiers illisibles. Pour le lecteur, cette sorte de journal n'a aucun intérêt, mais c'est bien différent pour celui qui le tient. Être illisible, voilà ce qu'on se doit à soi-même. 

« Depuis toujours, la qualité d'un écrivain se mesure à la façon dont il emploie son talent pour décrire le physique de son héros. » On en revient toujours là. Ce qu'on voit ; le visage. Le visage et le paysage. Le visage dans le paysage. Mettre un corps dans un paysage ; et d'abord son propre corps. C'est-à-dire remonter à la vie vivante. La vie qui se manifeste à nous, et en nous. La vie de l'autre, sa vie en nous. Une chose m'est parfaitement incompréhensible, c'est ce dogme increvable selon lequel il ne faudrait jamais s'attaquer au physique de quelqu'un. Moi je ne vois pas de quoi d'autre il pourrait être question, si l'on veut rester dans la vérité. Chacun d'entre nous porte son visage et son nom comme une croix : tout est là. Je ne comprends pas ces fausses pudeurs qui me paraissent le comble de l'hypocrisie. On peut détourner le regard, mais la vérité reviendra toujours nous frapper quand nous croirons nous en être débarrassé.

C'est ce qui a disparu, qui compte. La langue permet de remonter le temps, de se faufiler dans le corps qui nous a abandonné et dont nous ne possédons plus que quelques bribes éparses et précaires. Il me semble que la seule attitude possible, quand nous nous trouvons face à un visage qui nous plaît, est la perplexité. Tant d'illisibilité concentrée et pourtant rayonnante ne peut que troubler et même effrayer. Ici, les mots se taisent, et c'est de leur silence vertigineux que sourd la beauté qui nous frappe. Il y a tant d'éloignement, dans un visage… Toute notre tendresse ne suffira jamais à combler les années-lumière qui nous en séparent. Chacun d'entre nous est à chaque instant sur le point de disparaître, et c'est bien cet évanouissement qui nous bouleverse. Toi que j'aime, tu n'existeras plus l'instant d'après. Ton inconsistance est la source de mon désir, mais tu préfères ne pas répondre, croyant en cela exister plus. 


à Yohann Rimokh

samedi 9 mars 2024

Le péché pour les connes

 

La musique est le seul paradis. Il n'existe pas d'autre lieu dans lequel on soit à l'abri de la bêtise. Les mots nous plongent au cœur de la géhenne, le langage est le pays de la Malédiction, les phrases sont maudites. Toutes nos questions nous reviennent à la figure, un jour ou l'autre.

Tombant ce matin sur un spectacle ignoble, la lecture d'une comédienne superlativement nulle d'un texte d'une prodigieuse médiocrité, des pulsions méchantes nous montent au nez. Il faut les voir, ces connasses ! Il faut les voir se pâmer, mimer l'extase, susurrer et tordre la bouche comme si toute la glaire du plaisir leur remontait le long des boyaux, leurs muqueuses enflammées et retournées, rouler des prunelles et froisser les paupières, plisser le nez, onduler l'intérieur des joues, prendre des airs d'intelligence avec l'ami et se glisser dans les draps de la plus dégueulasse obscénité, il faut les voir portées par la vague odieuse de la médiocrité officielle, à l'apogée de la platitude en ébullition, pour mesurer à quel degré d'infamie nous sommes arrivés. Le dégoût qui nous prend face à ces images est sans limite ; on en est affolé : c'est un chancre purulent qui nous pousse dans l'âme. 

Vite, un peu de Coltrane, ou de Mozart, pour respirer ! Tout sauf cette tumeur verbeuse qui s'écoute prononcer en gobant sa propre pommade ultra-transformée. Nourries aux exhausteurs de goût et aux émulsifiants internationaux, elles ne savent pas faire la différence entre un bloc de plâtre et un camembert au lait cru, entre une assiette de glucose et la haute poésie érotique. On plaint leurs amants. 

Mais le pire est qu'elles osent se parer du beau mot de « péché ». Connasses.

dimanche 3 mars 2024

Bander

 

J'abdique. Mon texte est perdu pour toujours, sans doute, et j'ai écrit par-dessus lui un texte misérable, un texte aussi creux et nul que ceux que j'écris d'habitude. J'ai peut-être rêvé. J'ai sans doute rêvé. Ce texte n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Jamais je n'aurais été capable d'écrire un texte aussi bon, je le sais bien. Ce n'était pas moi. J'étais ailleurs. Le moule est cassé. Ce ne sont pas mes mains. Je pourrais l'intituler ironiquement « dans ma mémoire », ce texte. Dans ma mémoire, on trouve de tout, comme dans les pharmacies de Charles Trenet, on y trouve de tout, sauf ce qu'on vient y chercher. Le jour se lève machinalement, sans y penser. Dans ma mémoire, on y trouve « C'est moi ! », on y trouve quelques odeurs, quelques thèmes en ut mineur, on y trouve aussi les jérémiades d'un type qui croyait avoir écrit un texte important, un clavier auquel il manque des touches, des sourires crispés, des dents qui grincent, des regards appuyés, des messages compatissants ou incompréhensibles, des phrases sans queues ni têtes, des paragraphes incomplets, dont le sens est tombé au champ de déshonneur, des lumières qui clignotent, des ombres, des trous, des massifs indéchiffrables, des paysages effacés, des sentiments creux, des aubes, des crépuscules, des motifs musicaux, des crevasses, des murs, des portes, des modulations, des visages, des chambres d'hôpital, des êtres perdus qui errent, des jardins et des douleurs, et beaucoup de mots, beaucoup de mots délivrés de leur sens — enfin. C'est bon, quoi ! Dans ma mémoire, on trouve tout sauf mes mémoires. Ou plutôt, c'est l'inverse qui est vrai : dans mes mémoires on trouve tout, sauf ma mémoire. Pauvre chose, cette mémoire.

« Le charme de la pluie qui danse au milieu des nuages ne pénètre plus mon regard. » J'avance en fixant les yeux sur mes pieds. J'ai écrit à C., ce matin à l'aube. J'ai beaucoup transpiré cette nuit. Très peu dormi. Je n'ouvre pas les volets. On se retourne sur ses pas et on ne reconnaît plus rien. À quoi bon l'écrire ? J'écoute Little Girl Blue (live), par le trio de Keith Jarrett, dans l'album Tribute, et je sais qu'à l'autre bout du monde, des bombes explosent, des fleuves débordent, des immeubles s'effondrent, des catastrophes privent les hommes de sommeil, des femmes accouchent en hurlant et d'autres se prélassent au soleil en lisant un mauvais livre. Je ne comprends plus la beauté. Quand je pense comme j'attendais le jour, jadis, et dans quelle transe il me mettait… Mon appel reste sans réponse, bien sûr. Mon soleil est un cheval fou et je reste dans le noir. La simultanéité des choses est le plus grand mystère. On se demande comment Dieu a pu avoir pareille idée. L'engloutissement des mémoires ou leur superposition infinie. C'est à devenir fou. Il faut être complètement inconscient, pour vivre, pour se sentir solidaire du monde réel, pour en faire partie. Mettons les choses à plat. Donnons-leur un cadre et retirons-nous sans faire de bruit. Do-Ré-Mi-Fa-La-Do… Elles ne répondent jamais, vous ne le saviez pas ? Ou elles le font à contretemps, quand plus rien ne permet de se comprendre. Le fond de la pièce reste invisible. « Il y a quelqu'un ? » Elle sort de l'ombre, ébouriffée, maussade. Je ne veux plus vivre que dans le tempo paisible d'une ballade de jazz. Sentimental ? Oui, oui, bien sûr. Je dérange ? Évidemment ! Où est donc passé l'aube, nom de dieu de bordel ? Le plaisir de bander ? Non pas tant de bander, mais de sentir qu'on bande, de le constater, de sentir que quelque chose en nous se dresse, et ça vient d'où, cette puissance douce, cette volonté qui ne nous appartient pas et qui nous traverse ? Une réserve de mots et de silence coule en moi, qui produit de la chaleur, par frottements. Ce n'était pas moi. Moi, moi de chair et de sang, moi de chaleur, moi de mouvement immobile et tenace, moi de mutisme. C'est pourtant moi. C'est moi ! Je suis en face de moi-même, quand je bande. « Un homme ne laisse pas plus de traces dans une femme qu'un oiseau dans le ciel. » Vous avez cru la remplir ? Applaudissons l'exploit. Mais l'essentiel est ailleurs, on le sent bien. Ne me coupe pas la parole, s'il te plaît ! Je t'en supplie. Laisse-moi finir au moins cette phrase. Elle ne va pas te tuer. Pas celle-là. Tu auras de toute façon le dernier mot. Les femmes ont le dernier mot, et seulement celui-là. Elles nous font débander, nous calment, finissent toujours par nous rendre à notre impuissance légale. On croit que leur sexe peut nous accueillir mais elles tiennent à nous détromper. Nous ne sommes que de passage. C'est autre chose, qui attend, là, derrière les muqueuses, ce n'est pas un mystère, tout de même ! Nous serons toujours perdants, et perdus. Pourquoi croyez-vous qu'elles aiment à nous voir jouir ? Nous aimons bander, nous les hommes, parce que l'espace d'un instant nous croyons en notre puissance et en notre liberté, nous croyons en détenir la preuve, mais ce n'est qu'un moment, un prélude, une permission de sortie. Nous venons de la Perte et nous y retournons à la nuit tombée — c'est inéluctable. C'est d'autant plus beau, c'est vrai, et d'autant plus exaltant que c'est éphémère. Nous sommes sans mémoire autre que celle du sang qui bat. Elles le savent sans le comprendre. 

Ma vie est un nouveau roman. Ni auteur, ni héros, ni aventures, seulement le bruit négligeable des volets qui grincent doucement dans le vent. Les heures accumulées en vain. Après la nuit remuée dans la plaie, je suis sur le pont, je vois les deux rives, mais l'une et l'autre me sont désormais inaccessibles. Ah, qu'on ne me dise pas que je suis fou ! Je sens leurs peurs, leurs angoisses, j'entends leurs rires idiots, j'entends leurs os craquer, leurs nerfs se tendre, leurs estomacs gargouiller, et leurs pensées tourner à vide. J'avance en fixant les yeux sur mes pieds. Dans l'homme qui réfléchit, il y a aussi un homme qui pleure. Ou abdique. 

Nous n'écrivons finalement que pour mesurer notre échec. À chaque fois que nous terminons une page, elle nous dit : « Tu as échoué à dire. » Et c'est ainsi que les choses finissent : en nous donnant envie de tout reprendre, tout en nous faisant comprendre que c'est inutile. Alors nous laissons la page se montrer dans sa débâcle, gonflée de vide après avoir été gorgée de sang, et c'est notre manière de dire ce qu'il n'est pas possible de cacher : je n'y suis plus. J'abdique. Vous ne me trouverez pas ici. Mon érection n'était qu'un songe vite oublié. 

vendredi 1 mars 2024

Ah Um

 

Charles Mingus (22 avril 1922 – 5 janvier 1979)

Quelque chose qui remue. Un grouillement. Il est fâché, il est toujours fâché. La peau couleur de chiasse. Il aime Strauss et Ravel. Il est fâché d'être fâché. Pithecanthropus Erectus remue. Il est droit sur ses pattes, haut, ferme, mais à l'intérieur, ça remue et ça grouille. Willie Jones à la batterie, Mal Waldron au piano, Jackie McLean au saxophone alto, J. R. Monterose au saxophone ténor, Jimmy Knepper au trombone, en 1956. Les cordes claquent, il a de grosses mains puissantes, Charlie Mingus. Taureau ascendant Taureau. Ce soir-là, en 1972, au bord de la scène, il avait pris Sarah dans ses bras : elle y avait disparu, la petite, tellement il me semblait colossal. Il faisait nuit, on n'en menait pas large, même s'il était souriant, enthousiaste, pressé de jouer, et plaisantant. Je ne sais plus qui étaient les musiciens qui l'accompagnaient ce soir-là, à Chateauvallon. Ah si, il y avait Charles McPherson à l'alto, Roy Brooks à la batterie et John Foster au piano. Il avaient joué Fable Of Faubus à un tempo d'enfer. La nuit était chaude, c'était un 22 août. C'est un taureau, Mingus, il fonce droit devant, il a une force incroyable. Ça fait boum boum boum boum, de haut en bas. Mi La Ré Sol. Il était accordé à l'envers, comme un violon. Il lui fallait un instrument à sa mesure. Ça remue dans ses doigts, ça remue dans son ventre, ça remue dans sa musique, toujours fâchée. C'est le grave qui l'attire. Trombone, violoncelle, puis contrebasse. Il n'y a rien au-dessous de Mingus. C'est dans les glissandos qu'on le reconnaît immédiatement, ces glissandos cuivrés qu'il tire comme de grands élastiques astrologiques. Il peut avoir la clarté de Ségovia, ce costaud avec sa grosse basse bien baisable : tout est bon, dans ce gros violon vertical. Dans son sommeil, il prend parfois sa femme dans ses bras comme on prend sa basse : solo. Dannie Richmond le provoque, il aime ça, être provoqué, Mingus. Il joue à ça avec Dieu. Il meurt à 56 ans, le jour où 56 baleines blanches s'échouent sur les côtes de Cuernavaca. Il est insolent, mais il demande à sa veuve de jeter ses cendres dans les eaux du Gange. Quelque chose qui remue, par-delà la mort, quelque chose qui parle. Lors d'un trajet en voiture de 4000 kilomètres avec Miles Davis et Max Roach, le trompettiste avait dû menacer le contrebassiste de lui casser une bouteille sur la tête s'il n'arrêtait pas de parler. Quand il ne parle pas, il écrit, et quand il n'écrit pas, il joue, ou il mange, ou il baise. Il attaque avant qu'on l'attaque. Moins qu'un chien. Le livre a été censuré par son éditeur, épouvanté par ce qu'écrivait Mingus. « Je me demande si je ne pourrais pas hypnotiser toutes les putains du monde et les lancer nues dans la rue pour qu'elles violent tous les hommes. Ce monde est malade, sauvez-le, oh, inestimables putains ! » Le moins-qu'un-chien est celui qui part perdant, la rage, l'amour, la faim, la beauté, le désir, la cruauté, la solitude, la jalousie, l'humour, tout est là, ça remue dans ce perdant flamboyant qui secoue sa basse. Boogie Stop Shuffle. C'est un ogre, Charlie Mingus, mais c'est un ogre ultra-sensible. Son thérapeute ne le croit pas quand il affirme avoir baisé 23 filles en une seule nuit. Les psys ont impuissants et n'ont aucune oreille. Le taureau Mingus était HP, pas “haut-potentiel”, non, mais Hôpital Psychiatrique. Il sait comment ça se passe, là-bas, et il a écouté Charlie Parker ou Max Roach en parler. Il a vu Bud Powell en sortir, de Bellevue… Son plus beau thème ? Goodbye Pork Pie Hat (1959), en hommage à Lester Young. « Le blues, c'est un homme marchant éternellement dans une nuit glaciale, ça et là, Sutton Place, ou Bowery, vivant. Les vieux bruits froids de la réalité. Ô, blues de la malédiction. Vissé au trottoir gelé qui fond dans le défi d'une étreinte avec la pierre et le dur ciment dont la douceur imaginée n'est due qu'aux érections de solitude longuement attendues, la poussière ou le trottoir que je contemple dans ma quête ivre et fiévreuse d'un vrai ventre de femme qui me désire autant que je la désire, pour ne jamais me haïr parce que nous avons trouvé un refuge de satisfaction, comme deux pierres ivres se réchauffent l'une contre l'autre hors des caniveaux où coulent nos idées d'accouplement des contraires. » 

(D'après Laurent de Wilde)

dimanche 25 février 2024

Grâce


 

« Celui qui raffine sur l'audition met du désordre
dans les cinq tons et introduit de la dissonance 
dans les six tubes musicaux. » (Tchouang-Tseu)

Pascal Adam m'a gentiment offert l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki. Il y a des lectures, et, plus que des lectures, des livres, qui tombent à pic. Celui-ci fait partie de ceux-là. La prudence voudrait que j'attende de l'avoir lu pour en dire quelque chose, mais ici, ce n'est pas tant le contenu de l'ouvrage, qui me retient, mais le signe qu'il m'envoie, l'encoche qu'il fait dans le temps d'une vie. 

Il m'importe plus que tout, depuis quelques années déjà, de me séparer du temps présent, ou, au moins, de m'en éloigner autant que je peux. Je sens qu'il y va de la survie de mon âme, et il ne me reste plus guère qu'elle, désormais. On pourrait parler de ceux qui nous entourent en tentant d'estimer chez eux la distance plus ou moins grande qui les sépare de leur époque. C'est un critère qui en vaut bien un autre. 

Céline avait une qualité “chinoise”. Était-ce dû à son enfance japonaise ? Au fait qu'elle avait une mère à moitié kabyle et un père anglais ? À autre chose ? Je l'ignore. Le fait est que quelque chose en elle était d'une nature qui ne force pas le trait, et que cela lui conférait une forme de délicatesse désinvolte qui me plaisait beaucoup. L'autre jeune fille dont l'enfance s'est déroulée au Japon, c'est Edith de M., fille d'amiral, dont j'étais amoureux quand j'avais quatorze et quinze ans. Elles avaient en commun une élégance innée, une certaine légèreté, ou, pour le dire autrement, une grâce qu'on trouvait difficilement dans les filles de mon pays — c'est du moins la vision que j'en avais alors. De quoi était faite cette grâce ? De retrait, essentiellement. Je me rappelle un poème de Sandro Penna que j'avais demandé à une Italienne à la voix magnifique d'enregistrer pour la partie électroacoustique d'un quintette pour trombones intitulé L'Âge de l'ange, que j'avais composé à la fin des années 80. Non c’è più quella grazia fulminante / ma il soffio di qualcosa che verrà. Le titre, « L'Âge de l'ange », était une allusion très transparente à Céline, beaucoup plus jeune que moi, et dont je pouvais voir à l'œil nu la grâce s'étioler avec le temps, comme une pellicule fine qui ne résiste pas à la lumière du jour. Certaines femmes atteignent leur indépassable splendeur entre quinze et vingt ans, d'autres entre vingt et trente, d'autres encore ne sont vraiment belles qu'à quarante-cinq, voire cinquante ans, mais ces types de beauté ne sont pas du même ordre, ils ne charrient pas les mêmes affects, ils ne s'appuient pas sur les mêmes ressorts, et les échos qu'ils tirent du corps qui les produit sont parfois si dissemblables qu'on ne parvient que difficilement à les rassembler sous la même catégorie de “beauté”. La beauté est un aller-retour instantané entre la chair et l'esprit, la résonance en suspend de leurs échanges réussis. 

Quand j'avais lu dans les écrits de Glenn Gould, il y a quarante ans, que The Three-Cornered World était l'un de ses livres favoris, je ne sais pourquoi j'avais imaginé qu'il s'agissait d'un livre ésotérique. Ce n'est que tout récemment que j'ai compris que The Three-Cornered World et l'Oreiller d'herbe était un seul et même livre, en découvrant sur la Toile un enregistrement d'une lecture de quelques passages du livre par Gould lui-même. Je savais que le pianiste canadien était attiré par le Japon, car je me souvenais qu'un de ses films préférés était La Femme des sables, de Hiroshi Teshigahara, dont la musique est composée par Tōru Takemitsu, film que ma mère aimait beaucoup également. (Quand on pense que ce film avait reçu  la Palme d'or à Cannes, en 1964, on mesure le chemin parcouru par le cinéma. Mais passons…) 

Le cheminement personnel vers l'intérieur de l'intérieur, un intérieur toujours plus épuré, toujours plus étroit, c'est la voie à emprunter, et voilà la grande, l'immense leçon de Gould. Ce n'est pas tant l'idée, qui guide ce type d'artiste, mais le singulier absolu auquel on ne peut accéder que par une expérience radicale, un travail qui met en jeu autant l'esprit que le corps, autant la vie que la solitude qui l'exalte. On comprend facilement qu'il ait renoncé au concert. 

Kōji Mitsui, Hiroko Itō, Sen Yano, Ginzō Sekiguchi, Kiyohiko Ichihara, Tamotsu Tamura, Hirokuki Nishimoto, noms sur la pellicule, figures à l'encre de Chine, sable, empreintes, coups secs sur le tambour de bois, cordes pincées, corps dressés bien droits, grains, dunes, jardins zen, je l'avoue, je mélange la Chine et le Japon, alors que tout les oppose. Tout sauf moi. Le noir et blanc de l'image et le souvenir imprécis, déformé, flottant, le défaut de connexion, les traits élancés sur la page, au petit matin, les visages qu'on devine, la chaleur de la femme endormie, très loin, la chair froissée mais offerte au regard, comme la peau du lait, elle l'ignore peut-être, tout est là, à portée de main, enfermé dans un pacte sans mots. L'actualité s'est éloignée. J'ai réussi à fermer la porte. Aucun des bruits du monde ne me parvient. Je m'allonge sur le sable, je ferme les yeux, j'entends la voix de l'homme que je ne comprends pas. Les hommes et les femmes doutent sans cesse de la vérité de l'autre. Où trouver la preuve de leur innocence ? Les grains s'écoulent. De la main vers le néant, les gestes et les secondes fuient. Je ne suis pas pressé. L'homme descend par l'échelle de corde. Par ici, Monsieur.

J'ai lu et “partagé” l'éloge des seins qui tombent (enfin, c'est moi qui l'appelle comme ça) de Quatremaille sur ma page Facebook. Lui et moi avons en commun ce goût — et bien d'autres, d'ailleurs. « J’vais les faire frétiller moi les carrosseries. » Je me rappelle notre émerveillement commun devant les seins de Lexy, qui, pour moi, sont les plus beaux du monde. Il faut que j'écrive un texte sur les seins des femmes. Il y a trop longtemps que j'ai ça en moi, que ça dort au fond d'un tiroir mental. Delphine aussi a des seins superbes, émouvants comme j'ai rarement vu. Elle en est fière et elle a bien raison. 

Edith, de sa voix flûtée, haut perchée et aristocratique, me disait qu'au Japon les gros seins étaient rares (elle disait « les nénés ») . Elle avait de petits nénés, Edith, mais ils étaient très jolis. Elle avait de très jolies jambes, aussi, pas toujours bien épilées. Les seins qui tombent lui auraient certainement fait horreur, et c'est précisément ce qui rend les Japonaises à gros seins troublantes, très troublantes, car cette particularité semble les conduire en une sorte de purgatoire dont les hommes raffolent. Céline avait de très jolis seins, bien ronds, bien pleins, mais sans personnalité, sans rien de tout ce qui moi me bouleverse dans une poitrine féminine. Ils étaient jolis et sans défauts, ou presque : le mamelon de l'un d'eux était ombiliqué. 

Nous allions très souvent au restaurant japonais de la rue Royer-Collard, avec elle, et j'avais appris à confectionner quelques plats japonais. Ses longs doigts fins sur la vaisselle nippone me ravissaient. Il y avait une parenté entre nos repas japonais, ses mains, son nez, sa voix, ses dessins au crayon ou à l'encre, son écriture manuscrite très fine, le riz bien blanc et la pénombre qui régnait le plus souvent dans l'appartement de la place des Vosges. Elle était comme moi une grande admiratrice de Kawabata et de Tanizaki, dont l'Éloge de l'ombre nous avait durablement inspirés. 

« Or, la veille de la pleine lune, je découvris dans un journal une information selon laquelle, pour ajouter au plaisir des visiteurs qui viendraient au monastère le lendemain soir pour contempler la lune, on avait dispersé dans les bois des haut-parleurs qui diffuseraient un enregistrement de la Sonate au clair de lune. Cette lecture me fit sur-le-champ renoncer à mon excursion à Ishiyama. Un haut-parleur est un fléau en soi, mais j’étais persuadé que, si l’on en était là, on avait certainement fait bonne mesure et illuminé la montagne de lampes électriques artistiquement réparties pour créer l’ambiance. »

Chez la femme qu'on désire, il faut situer le toko no ma, l'espace ombreux et fade où siège le pur singulier, le nœud livide où les gestes qui ne sont que féminins prennent leur source, ce lieu insondable dont la volonté et la peur sont absentes, cette faille depuis laquelle les femmes s'observent sans indulgence, avec un savoir profond qu'elles ignorent. C'est là que se produisent les miracles, pour peu qu'on soit attentif et ponctuel. Le Tao est trop difficile à mettre en lumière, et quand par malheur on y parvient, c'est la Sonate au clair de lune au néon qui braille à nos oreilles. Je n'ai confiance qu'en ceux qui savent voir la partie plutôt que le tout et qui n'ont pas peur de s'attarder longuement sur ce que les imbéciles appellent des défauts. La prudence sert d'abord le voleur. Il faut écouter une femme comme on écoute une fugue : L'harmonie découle des voix superposées qu'elle n'entend pas elle-même. 

Li Po déclamant un poème, de Leang K'ai, est la plus belle peinture du monde. Disant cela, je ne peux pas ne pas parler de ce que j'admirais le plus quand j'avais dix ou onze ans, et que mon père m'avait abonné à une publication qui offrait chaque semaine ou chaque mois à ses lecteurs des fiches cartonnées sur lesquelles les plus beaux vitraux des églises gothiques ou romanes éclaboussaient un fond noir. L'éblouissement qui me prenait à la vue de ces compositions trop colorées et le mystère gigangtesque qui les accompagnait m'écrasait littéralement. J'avais presque peur de ce que je voyais, mais je scrutais les images avec l'espoir de déchiffrer une énigme qui semblait insondable et éternelle. Je n'avais jamais entendu le mot “ésotérisme”, alors, mais il me paraissait évident que quelque chose de caché allait se révéler à moi si j'avais suffisamment de patience et de sagesse, de prudence et de courage. Les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes, confrontés qu'ils sont à des objets, des situations, des compositions ou des discours dont ils ne peuvent ni tout à fait s'emparer ni complètement se débarrasser, et qui les cernent en les lestant d'une invisible liturgie. « D'une manière plus générale, la vue d'un objet étincelant [nous] procure un certain malaise ». 

C'est dans la découverte du corps des femmes, quelques années plus tard, que cette liturgie s'est incarnée, et pour toujours je crois bien. Les œuvres changent, ou plutôt c'est nous qui changeons face à elles, ou avec elles ; lentement mais sûrement, nos goûts se transforment, nous nous adaptons à l'être qui évolue en nous sans nous indiquer une quelconque destination, et il faut qu'un axe au moins soit stable, devant lequel nous inclinons notre désir.

Quand j'ai découvert la peinture chinoise, et Basho, et Li Po, et Tchouang Tseu, dans les années 1970, une partie de moi s'est détachée sans hésitation et avec soulagement. L'étonnement a été grand, d'avoir accès si facilement à un art aussi différent, aussi contraire à tout ce qui m'avait constitué jusqu'alors. Des traits simples, des gestes insécables et d'un seul souffle suffisaient à emplir l'âme et à vider le corps, la couleur se révélait comme ce qu'elle est le plus souvent : un caprice inutile et splendide, propre à épater les enfants impatients, dont la lumière, parlant trop haut, crevait les yeux et la pensée ; c'était un Carême exquis et salutaire à quoi nous étions conviés. Le bruit d'une époque est toujours supérieur à son talent. Il y a toujours trop, alentour. Trop de mots, trop de pensées, trop de volonté, trop de pigments : cet excès nous déshérite à notre insu. Le retrait est une grâce. J'en ai fait l'expérience avec un sentiment de gratitude immense. 

La rencontre avec un être doit se dire simplement, en dehors du tumulte et à l'abri de la lumière, sur un oreiller d'herbe. J'aimerais en être capable. Il ne s'agit pas d'éblouir, mais d'être ébloui. 


mardi 20 février 2024

Le maître de demain

« Toutes les femmes, partout, devraient être aimées comme moi je t'aime. »

J'aime regarder les films que tout le monde connaît avec trente ou quarante ans de retard, de la même manière que je n'aime lire que les journaux qui datent d'il y a dix ou quinze ans au minimum. Je n'avais jamais vu Taxi Driver, avec Robert De Niro, Jodie Foster, Harvey Keitel et Cybill Shepherd. Le film est sorti en 1976. En 1977, ou peut-être fin 1976, Patricio était allé le voir, et je m'en souviens, parce qu'il n'est plus jamais allé au cinéma depuis. Travis Bickle est insomniaque, c'est pour ça qu'il devient chauffeur de taxi à New York. En ce temps-là, New York est une des villes où le taux de criminalité est le plus élevé au monde. Robert De Niro n'a touché que 35 000 dollars pour ce rôle. 35 000 dollars, c'est pas si mal, je trouve, mais mon avis n'a aucune importance, ici. Je devrais dormir, plutôt que de regarder ça. Jodie Foster avait douze ans quand elle a joué dans ce film. 35 000 dollars, moi je les veux bien, si De Niro n'en veut plus. C'est Bernard Herrmann, mort avant la sortie du film, qui a composé la musique. Taxi Driver a comptabilisé 2 701 755 entrées en France. Patricio était l'un de ces spectateurs et Patricia l'accompagnait. C'est bien en 1976, et 1977, que tout s'est décidé, pour moi, j'en suis convaincu (Fragments d'un discours amoureux…). Vingt ans, vingt-et-un ans, juste avant que nous nous installions rue Joseph de Maistre avec Christine, dans le 18e, c'était la rue Ferdinand Duval, à Saint-Paul, c'était le Fuchs et Moor, un piano pourri qui abîmait les doigts, et Patricio qui travaillait ses tablas toute la journée dans la pièce voisine. J'avais acheté deux planches de contreplaqué que j'avais réunies par des charnières, et j'en avais fait mon sommier. 

« C'est à moi que tu parles ? » Travis est prêt à travailler même pendant les fêtes juives. Ma Christine s'appelait Sibille, et tout le monde l'appelait Sibylle. Martin Scorsese observe sa femme depuis le taxi, comme j'observais Sibylle depuis la rue, dans notre appartement du 62, alors qu'elle s'y trouvait avec Hans. Sur les réseaux sociaux, la menace la plus populaire est : « Quitte ma page » si tu ne penses pas ce que je pense de… Poutine, Israël, Zelensky, le Covid, le réchauffement climatique, Gérard Depardieu (ou Miller), l'Emprise, le 11 septembre 2001, ma recette de la tartiflette, etc. Est-ce que vous voyez la femme à la fenêtre ? T'as intérêt à la voir, sinon tu dégages ! Ils ont saisi leur chance, eux. Pas moi. « Je me fiche du prix, je ne descends pas. » La différence est très mince, finalement. « Pourquoi écrivez-vous ? N'écrivez pas ! » Je ne rêvais pas de New York, alors, pas du tout. Entre les Alpes et les bords du Gange, il y avait Paris, et c'est tout. Peut-être quelques minuscules villages du Tarn-et-Garonne ou de l'Aveyron. Nous habitions au quatrième étage et l'appartement donnait sur le cimetière Montmartre et l'hôpital Bretonneau. « Vous savez qui habite là ? » Nous, c'est-à-dire Christine, Sarah, et moi. 42 mètres carrés exactement. Une entrée, la salle de bains sans fenêtre, minuscule, à gauche, la petite cuisine, donnant sur une cour, puis le salon, puis une petite pièce dans laquelle dormait Sarah, puis la chambre, au fond, avec des placards, un grand miroir et le matelas au sol. « Je vais la tuer. Qu'en pensez-vous ? » Sur les réseaux sociaux, il y a des serial likers. Ils font des descentes chez Machin et ils likent tout ce qui ne bouge pas. Des cœurs, des pouces, des sourires et des gueules larmoyantes, tout y passe, pour un peu on verrait les plombages qu'ils ont dans la bouche et la couleur de leurs slips. « Vous savez ce que fait un Magnum 44 à un visage de femme ? Ça le bousille. Ça l'éparpille. » Ça fout les jetons. Je suis à plat, je suis à fond de cale. Où es-tu, Sibyl ? Qu'es-tu devenu, Hans ? Il me vient des idées moches, tu sais. On est tous baisés. Et les putes, sur le trottoir, comme si elles avaient toujours été là, devant le Belmore Cafeteria… Notre slogan est simple : « Nous sommes le peuple. » La solitude a toujours été mon lot, partout. Je suis abandonné de Dieu. J'ai rencontré le Sorcier, quand j'avais vingt ans. « Vous avez un Magnum 44 ? » Betsy n'aime pas les films pornographiques, c'est bien ma veine. Patricia se baladait nue dans l'appartement, c'était bien. On mangeait toujours beaucoup de croissants au petit déjeuner et l'hiver on pouvait aller se réchauffer au BHV. 

« Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande », disait Lacan. 

Écrire, c'est faire l'expérience des désirs contradictoires qui nous traversent. Chacun veut que vous soyez le plus radical possible, sauf quand il arrive que la radicalité effleure, même par ricochets très indirects, celui qui exige de vous une radicale radicalité. Alors la loi change instantanément et l'on vous demande au contraire une douceur et un tact infinis. Quoiqu'il arrive, vous êtes coupable de ne pas répondre avec ponctualité et discernement aux désirs des autres, car le lecteur s'imagine qu'il a un droit de regard sur ce qu'il lit. Il a payé. À l'époque de Haydn ou de Mozart, au moins les choses étaient claires : celui qui rétribuait le compositeur avait son mot à dire sur la production de ce dernier. La chose était inscrite noir sur blanc dans un contrat. 

Écrire, c'est obéir à plusieurs maîtres dont les temporalités se livrent une guerre territoriale. On ne sait jamais avec certitude si la voix qui parle en nous à l'instant du crime le fait depuis un territoire conquis ou si l'annexion est en cours, mais la certitude est qu'une bataille se mène à chaque instant, et que les divers souverains ne révèleront leurs exigences qu'a posteriori, une fois que nos phrases se seront prélassées dans un lit impur, et forcément adultérin. 

Il faut sans cesse se soustraire à la meute. Il y a des meutes sympathiques et d'autres qui sont très antipathiques, mais elles parlent toutes aussi fort et il est difficile de distinguer, dans le contrepoint serré qui prélude à l'acte d'écrire, les voix qui vont conduire à un dévoilement de celles qui vont anéantir toute liberté. 

Pour écrire il faut déserter ; c'est plus difficile qu'on pourrait le penser. Proust parlait de profanation. La libération vient toujours d'ailleurs. Là où l'on se trouve, il n'y a que de la redite, le récit de ce que l'on a déjà cru vrai. « Les préjugés incurables pullulent lorsque les hommes se vantent de penser librement. » 

Écrire est une manière, et c'est peut-être la seule, d'échapper à l'anéantissement de l'individu. Tout est fait pour qu'il ne se dise rien, partout, toujours, pour que la parole ne soit qu'une répétition sans conséquences. La production pléthorique que nous connaissons aujourd'hui dans le monde de l'édition est la meilleure illustration qui soit de la parfaite innocuité littéraire contemporaine. (D'ailleurs, un fait me frappe toujours beaucoup : ceux qu'on appelle les grands lecteurs me paraissent très souvent indemnes de ce qu'ils ont lu. Ça ne les change pas.) L'individu menace la communauté ; il faut donc le noyer sous des tonnes d'écrits non-écrits. Ça tombe bien, la grande majorité de ceux qui achètent des livres ne lisent que pour relire ce qu'ils ont déjà lu, ou cru lire, pour maintenir vivace en eux le sentiment de penser par eux-mêmes. Quatremaille me dit que « les femmes sont les grandes lectrices », et l'ont toujours été. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle. 

Paul Schrader a écrit le scénario de Taxi Driver, dont l'histoire est en partie autobiographique. Vivant à Los Angeles, rejeté par sa petite amie, il avait fréquenté des cinémas pornos et développé une obsession morbide pour les armes à feu. À l'époque, la tuerie du film était considérée comme trop violente. Pour ne pas être censuré, Scorsese atténue les couleurs dans cette scène, pour rendre le sang moins visible.

« Tous les hommes devraient savoir ce que c'est que d'être aimé par toi. » Elle était bien jolie, Cybill Shepherd. « Je caresse une femme qui a envie de moi, besoin de moi. » Le moment où Betsy revoit Travis dans son taxi, à la fin du film, est merveilleuse. Ce qui pense à l'intérieur de nous est morcelé. Chaque organe a sa pensée propre. Le foie ne pense pas comme le pancréas, le cœur ne pense pas comme l'intestin, et même le visage n'est pas homogène. Les oreilles peuvent contredire le nez, la bouche les yeux. Les mémoires de notre corps ont des allures et des modes d'expression différents. La laideur et la beauté sont de chaque côté de l'envie et se regardent en chiens de faïence. La compassion, l'admiration, la crainte, le désir sans objet, la pitié, le mépris, tout cela cohabite tant bien que mal dans chaque caresse, dans chaque parole, et les regards des hommes et des femmes charrient cet inconcevable que toute leur vie ils tenteront de dire sans le penser. L'invraisemblable est toujours là, en embuscade, même dans les tendresses les plus profondes. 

Lorsque Travis regarde la télévision et la fait tomber en la poussant doucement du bout du pied, c'est une scène des Feux de l'amour qui est diffusée. Il faut toujours se méfier, quand on semble avoir raison, car il arrive souvent que la raison porte en elle le contraire de ce qu'on avait cru y entendre. Je suis insomniaque sans avoir un travail qui rémunèrerait mes longues heures sans sommeil. Tenez, gardez la monnaie.

dimanche 18 février 2024

Des souris et des hommes

Les femmes sont l'ennemi du genre humain, c'est aujourd'hui ma conviction. J'écrivais il y a quelques années un texte intitulé « Comment je suis devenu misogyne ». Ce texte est aujourd'hui complètement dépassé. Le misogyne d'il y a quelques années me paraît dorénavant d'une ringardise comique, sinon attendrissante. Le féminisme a engendré une race nouvelle qui se répand comme une traînée (de poudre) parmi tout ce qui a deux jambes, un utérus et du vernis à ongles — mais pas seulement. Hier, il y avait un seul exemplaire de cette faune dans la rue, aujourd'hui il y en a sept, ou quinze. Elles ont visiblement décidé de nous faire la peau, et si possible en passant pour des dingues avec lesquelles il ne peut exister ni cohabitation ni dialogue. Elles veulent que l'idée nous entre bien dans la tête : il n'y aura aucune tempérance, pas de compromis, pas de quartiers. Les faibles d'hier veulent toute la puissance, quitte à disparaître avec nous, broyées par les forces qu'elles auront déchaînées sans savoir qu'en faire. Elles veulent abolir l'idée même de conversation, de dualité. Elles ont déjà réussi à soumettre 98% de la population masculine, qui n'ose plus protester, de peur de passer pour ce que pourtant ils ne sont plus depuis longtemps. Elles procèdent par intimidation, comme les mafieux d'autrefois, mais voudraient être considérées comme des juges de paix à la recherche du bien et de la vérité. Elles veulent gagner sur tous les tableaux. Elles veulent pouvoir être aussi bêtes que cochon mais recevoir les égards dus au sage, elles veulent parler comme des poissonnières mais qu'on leur réponde en mesurant chaque mot avec un pied à coulisse de chez Dior, s'habiller comme des clodos mais qu'on s'extasie sur leur élégance, elles veulent pouvoir piétiner tous les usages et toutes les délicatesses du monde civilisé mais qu'on les traite comme des fleurs fragiles et précieuses, elles veulent mentir et se parjurer mais qu'on soit d'une rigueur et d'une probité d'anachorète, elles veulent n'avoir besoin de personne mais que la société entière soit ordonnée à leur main, elles veulent ne rendre de compte à personne mais que tout le monde se sente en dette vis à vis d'elles. La morale, la morale, la morale : elles n'ont que ce mot à la bouche, ça leur fait de vilaines boursouflures aux lèvres, mais tant pis, c'est plus fort qu'elles ; elles s'effondrent si on leur retire cette tumeur louche. Louche, oui, puisque leur morale n'est qu'un cache-misère piteux et d'une mauvaise foi qui frise l'obscénité — dans cette morale, il y a beaucoup de mort (ou de mors) et très peu de cette sagesse qui sied aux grandes âmes ; elle n'est que la conséquence mécanique de cette pauvreté intellectuelle qui leur interdit de voir à la fois les deux faces de la médaille ; on pourrait aussi parler de paresse mentale et de simplisme, mais ne chargeons pas trop la barque qui déjà est à moitié pourrie par le bouillon amer sur lequel elle flotte tant bien que mal. La Morale majuscule dont il est question ressemble fort à la Science avec un grand S qu'on essaie à toute force de nous faire gober par tous les orifices depuis quelques mois. Ni l'une ni l'autre ne se questionnent, il faut les avaler cul-sec et sans respirer, c'est la cuillerée d'huile de foie de morue que nos mères nous faisaient avaler en nous pinçant le nez, pour-notre-bien, ce sont les nouvelles prières laïques, ce sont les écritures saintes du Nouveau Monde, le monde enfin nettoyé de l'homme, désinfecté du Viril et du Père, et du Doute. Tout ce qui ressemble de près ou de loin à du masculin s'apparente au Péché originel nouveau, qu'elles avaient négligemment jeté avant de s'apercevoir qu'il pouvait rendre encore quelques services. Leur Morale est une morale de touristes nourris aux OGM et aux antibiotiques, elle a été élaborée en laboratoire, et ses gains de fonctions feraient peur au Dr Frankenstein lui-même. De même qu'il y a des mulots et des surmulots, il y a la morale et il y a la surmorale. La surmorale est une morale obèse, qui, à force de peser, finit immanquablement par exploser sous son propre poids. 

Comme le résume en une formule merveilleuse un ami d'ami : « Les saintes volent en escadrille, aujourd'hui ». Leurs formations sont si serrées qu'il deviendra bientôt impossible d'apercevoir le firmament. Chaque jour, c'est une bonne centaines de Saintes qui sont déclarées au Bureau des Vérifications Rétroactives. Comme il est loin, le temps où il était bon de dire : « J'aime les femmes » ; et surtout de le penser ! Depuis une quinzaine d'années, le mot juste et mesuré, c'est : « connasses ». Vous êtes des connasses, Mesdames. Il faut bien que quelqu'un se dévoue pour vous le dire en face. Vous nous asphyxiez, vous nous pompez l'air, vous êtes grotesques, méchantes, ridicules, pathétiques et perverses, de cette perversion diabolique qui se réclame de la pureté. On n'aurait pas cru ça de vous, nous qui, dans le troisième tiers du XXe siècle étions vos plus fervents admirateurs et vos plus ardents défenseurs. Nous attendions d'être sauvés par vous ! Quelle déception ! Et qu'on ne vienne surtout pas me bassiner avec le sempiternel « vous généralisez », ou, pire encore : « vous essentialisez » ! Oui, je généralise, et en cela je vous imite, car c'est précisément ce qu'on voit, que vous vous précipitez toutes vers le pire — avec des nuances, bien sûr, avec des scrupules, pour certaines, mais avec un effet d'ensemble qui est à la fois saisissant et terrifiant. Votre vision de l'homme est tellement caricaturale, et, disons-le, tellement bête, que nous ne savons plus comment vous répondre. D'ailleurs, que peut-il y avoir à répondre à quelqu'un qui pense que vous n'existez pas, ou, plutôt, que vous n'avez plus aucune raison d'exister, que votre temps est passé ? L'Obsolescence de l'homme avec un petit h, nous y sommes…

Oui, la femme peut être l'avenir de l'homme (quelle formule prémonitoire !) et les femmes peuvent être l'ennemi du genre humain, ce n'est nullement contradictoire. De la même manière qu'il n'y aura bientôt plus que des Français en France, grâce au Grand Remplacement, il n'y aura bientôt plus que des femmes dans le genre humain. Les femmes vont faire disparaître l'homme aussi sûrement que le métissage généralisé aura bientôt fait disparaître les races. Est-ce ce qu'elles voulaient ? Je n'en suis pas sûr, mais qu'elles l'aient voulu ou pas ne changera pas l'issue de l'histoire. Plus encore que de faire disparaître un des termes de l'équation qui faisait que le monde est monde, qu'il est habitable, c'est l'équation elle-même qu'elles auront brisée comme un enfant gâté casse son jouet en hurlant. Elles voulaient être le centre du monde, mais le centre a gonflé comme la grenouille ; il est maintenant près d'éclater. En disant qu'il n'y aura bientôt plus que des femmes dans le genre humain, j'énonce évidemment une de ces vérités qui se détruisent elles-mêmes, puisque le genre humain a besoin pour exister du féminin et du masculin. Si la vie humaine a choisi la sexualité comme mode de reproduction, c'est qu'elle désirait l'autre, c'est qu'elle le plaçait au centre et au fondement de son Existence. C'est bien de cela qu'il s'agit : les femmes d'aujourd'hui ont décidé d'abolir la sexualité, et la Technique leur en donnera bientôt les moyens. Ceux qui se demandent pourquoi les jeunes adultes ne baisent plus me font rire ; ils ne voient que des raisons secondaires et contingentes, ils ignorent l'essentiel. La Sainteté contemporaine a trouvé dans la multiplication végétative, le clonage, et les écrans (le virtuel), une échappatoire propre et durable à la division sexuelle. Or, qu'est-ce que le Féminisme, en définitive, sinon le désir forcené et radical du Même ? En cela il rejoint parfaitement le grand mouvement d'uniformisation mondial qui est en train de saccager l'humain, de le réduire à sa plus simple inexpression. Abolition des nations, abolition de races, abolition des sexes, abolition des langues, abolition de la durée, abolition du Négatif : tout cela est un seul et même mouvement centripète. Le monde du XXIe siècle est une vieille étoile fatiguée qui s'affaisse sur elle-même. La guerre contre le Singulier et contre l'Exception (donc l'amour) est totale, les coups viennent de tous les côtés. Les quelques couples hétérosexuels qui subsistent encore sont des survivants oubliés par l'Histoire. Il ne se passera pas quinze ans avant qu'il ne soient considérés comme des déviants dont il faut se débarrasser. Plutôt le divorce que la division !

Dans le texte auquel il est fait allusion plus haut, j'expliquais que j'étais devenu misogyne à cause de l'écrit, ou plutôt, pour la raison que désormais nous rencontrons les femmes par le truchement des réseaux sociaux : la conséquence est que ce sont leurs phrases écrites (et non prononcées) qui nous les font connaître d'abord. La fonction de dévoilement de l'écrit étant bien supérieure à celle de la parole, quoi qu'en pensent les naïfs, il était fatal que la déception soit de la partie. Parmi toutes les femmes qui m'ont séduit avec facilité quand j'étais plus jeune, combien auraient passé le seuil de la première rencontre, si celle-là avait été précédée d'une correspondance épistolaire ? Le lien entre écrit et femme est vertigineux. Il faudrait revenir là-dessus… Quoiqu'il en soit, dans « rencontre », il y a « contre ». On ne peut pas rencontrer ce qui n'est pas contre nous, distinct, séparé. C'est cela, la sexualité : séparer, afin de produire du nouveau et du sens. Les phrases peuvent produire le même effet. 

En attendant, on a l'impression d'un précipité, au sens chimique du terme. Toute la beauté et toute l'amabilité du monde se dirigent comme un seul homme vers le fond du sablier, et l'accélération est visible à l'œil nu. Toute la richesse, toute la (vraie) diversité se précipitent vers la bonde, comme si elles fuyaient quelque chose de terrible. Peut-être ont-elles aperçu une femme ?

vendredi 16 février 2024

En compagnie

Maintenant, ferme les yeux. À quoi est-ce que je ressemble ?, lui demande-t-elle en lui mettant ses pieds nus près du visage. Elle rit. C'est l'automne. On entend la Jeune fille et la mort, de Schubert. Tu bois toujours beaucoup, le soir ? Oui, non, enfin je bois un peu, oui. Pas toi ? Mais quand je suis seule, je ne bois rien, tu sais. Ou alors du thé brûlant. Je ne suis jamais vraiment ivre. Alors, dis-moi à quoi je ressemble. Tu as de très jolis pieds. Ah bon, tu trouves ? Oui, je trouve. C'est rare. Vous couchez encore ensemble ? Qu'est-ce que c'est que ces questions ? J'aimerais bien savoir, mais si tu ne veux pas répondre, ne réponds pas. D'accord, je ne réponds pas. Alors, à part mes pieds ? Tes doigts sont fins, fragiles, le petit doigt de ta main droite est légèrement déformé. Oui. L'adultère, ça t'excite ? Non, non, vraiment non, je ne crois pas. Tu ne me dis pas grand-chose sur moi… Sur toi, sur ton corps ? Sur ce que tu veux. J'ai envie que tu parles de moi. Tu n'as pas des mollets de danseuse. Non, mais j'ai été sportive, tu sais ! Je sais, mais ça ne se voit pas trop, heureusement. Tu es ici, près de moi, j'ai les yeux fermés, et je te vois comme si je t'observais depuis une cabine téléphonique un jour de pluie. Sois plus précis. J'essaie d'être le plus précis possible, crois-moi. Ton ventre, par exemple… Oui ? Je peux le toucher ? Oui. J'adore ton ventre. J'ai un peu de ventre. Juste ce qu'il faut, si tu veux mon avis. J'aime savoir ce qui se passe dans ta tête, et dans ton ventre. Ça te passera. Tu n'en sais rien. Mais si, je le sais, bien sûr que je le sais. C'est la vie. Non, la vie ce n'est pas ça. La vie c'est tes fesses. Tu aimes mes fesses ? Comment sont-elles ? Comment s'appelle ce parc, au-dessus de Prague, où nous nous étions assis ? Tu dois confondre, je ne suis jamais allée à Prague. Tu as déjà participé à une partouze ? Mais ça va pas, non ! Bon, bon, je n'ai rien dit. Et toi, tu as déjà partouzé ? Non. Non. Je suis peut-être en train de mourir, là, je ne sais pas si tu en es conscient ? Pourquoi dis-tu ça ? Je ne sais pas. Quand je suis près de toi, je sens que ma vie ralentit. Elle ralentit tellement que je pense qu'elle va s'arrêter. Mais c'est très méchant, ce que tu dis là ! Non, pas du tout, ce n'est pas méchant, c'est une sensation agréable. J'aime ton prénom. Oui, tu me l'as déjà dit. Ah bon ? Tiens, je n'ai aucun souvenir de ça. Qui parle ? Toi, ou moi ? Je ne sais plus. Ça a de l'importance ? Non, pas beaucoup. Tu as ouvert les yeux ! Oui, j'ai ouvert les yeux, oui. Je ne vais pas disparaître, ne t'inquiète pas. Oh si, je m'inquiète. Si tu savais… Il prend la main de la femme et la place sur son visage. Es-tu contre le mensonge ou contre le plaisir ? Est-ce que je te déçois déjà ? Est-ce que je peux te poser toutes les questions ? Es-tu malade ? Est-ce que tu aimes ma façon de m'habiller ? As-tu aimé être enceinte ? Elle caresse la joue de l'homme. Ne répond pas.

(…)


lundi 12 février 2024

Lundi 12 février

Les tripes rongées par l'angoisse, comme si j'avais avalé  du Destop, j'essaie de maintenir coûte que coûte une certaine routine quotidienne, qui se dresse chaque matin devant moi comme un mur à la fois infranchissable et dérisoire.

dimanche 11 février 2024

À l'aube

 


Vite, éteindre la lumière électrique pisseuse du plafonnier, qui salit l'émerveillement vital, même si le jour naissant suffit à peine à y voir. Ces premiers moments sont les plus précieux. Je regrette d'écrire désormais par le truchement d'un ordinateur, car cela m'oblige à subir l'impitoyable lueur de l'écran, cette lueur qui dresse un mur entre le plaisir et les mots qui me viennent. J'aime la lumière de l'aube qui grandit peu à peu et imperceptiblement sur la page blanche du cahier, créant un contraste avec le noir de l'encre qui semble se détacher avec peine du néant dont elle était encore consubstantielle, l'instant d'avant. Je crois vraiment que les meilleures pages que j'ai écrites l'ont été à l'aube. Je me revois, dans le silence de la cuisine de la Closerie, sur la table en formica jaune, ou bien dans le TGV de 6h30 qui me ramenait de Paris en Haute-Savoie. Comme j'ai aimé écrire dans ces moments où les mots tracés sur la page semblaient sortir du vide et de la nuit ! Alors, on a la sensation intime du calligraphe qui d'un trait sépare le non-sens du sens, le rien du quelque chose, la forme de l'informe. Se glisser d'un geste entre deux mondes, repousser doucement les bords de la réalité pour exister un peu, dans le frémissement du ténu. L'aube et le crépuscule sont des moments aussi dangereux que féconds. On peut y sombrer autant qu'y trouver une échappée salvatrice : accéder à la Parole. Mais c'est toujours fragile, toujours miraculeux.

La sixième Invention en mi majeur, la mouvement contraire syncopée, par laquelle j'ai longtemps commencé mes journées, parce qu'elle donne du toucher une version précise et centrée, dansée et parlée à la fois, fondée sur les gammes et le rythme, et qu'elle oblige à un contrôle extrêmement strict et mesuré de l'enfoncement des touches. Passer ensuite du mi majeur au do dièse mineur, à la fugue à cinq voix du premier livre du Clavier bien tempéré (BWV 849), et donc garder les quatre dièses à la clef, car les deux tonalités de mi majeur et de do dièse mineur impriment aux mains une géologie digitale singulière qui m'a toujours rassuré, tenu que l'on est par les deux massifs de touches noires, d'un côté fa dièse et sol dièse, de l'autre do dièse et ré dièse. Être pianiste, c'est aussi cela : avoir avec les tonalités un rapport charnel et digital, organique, qui est suscité par ces deux matières antagonistes du clavier : le noir et le blanc, l'ébène et l'ivoire, le haut et le bas, le creux et le relief. Sibelius a composé un quatuor à cordes dont le sous-titre est Voces intimae, voix intimes, ou, pour être plus exact, voix intérieures (mais l'ambiguïté ou la proximité entre intime et intérieur est évidemment riche de sens). Jouer au clavier une fugue de Bach à cinq voix, c'est précisément pénétrer physiquement dans l'intimité des voix, c'est se mouvoir à l'intérieur du réseau vocal qui entrecroise ses lignes, ces lignes dont chacune est dépendante des autres tout en conservant son identité propre, sa vocalité singulière. C'est la beauté indépassable du contrepoint, lorsqu'il est écrit par un musicien tel que Jean-Sébastien Bach. 

« Toute grande passion débouche sur l'infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C'est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c'est une passion délivrée de l'hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c'est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d'une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu'à l'infini. Les mains se meuvent à peine, il n'y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d'acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d'une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu'il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s'efface autant qu'il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l'harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop. Je dis bien presque… On a beaucoup glosé sur la signification, sur les significations du mot « tempéré », dans le titre « clavecin bien tempéré », qui font référence au « tempérament » (la manière d'accorder les instruments à clavier, et donc aux possibilités de moduler), mais, en écoutant cette fugue en si bémol mineur (BWV 867), une autre signification vient à l'esprit, la « tempérance ». Les trois premières notes du Sujet de la fugue, qui inaugure la pièce, Si bémol, Fa, Sol bémol, ouvrent l'espace vocal (et la main) d'une manière déchirante, certes, mais aussi avec une simplicité et une modération exemplaires. Bach sépare d'un silence les deux premières notes (Si bémol et le Fa) du Sol bémol, qu'il fait intervenir à l'octave supérieure, créant ainsi la dissonance (neuvième mineure, ce qui est énorme, quand on chante) qui sera le moteur caché de la fugue. Mais cette tension reste discrète, à cause du silence qui sépare le Fa du Sol bémol. Autant les deux premières notes font à l'évidence partie de la tonalité, en constituent même les deux piliers les plus puissants (tonique et dominante), autant le Sol bémol aigu a l'air de surgir de nulle part. C'est pourtant lui qui va donner naissance à la mélodie diatonique — très calme en valeurs égales — qui descend et qui remonte (Fa Mi Ré Do Ré Mi Fa), en prenant appui sur le Fa, qu'elle finit par dépasser pour aller jusqu'au Sol bécarre, juste après l'entrée de la première Réponse. Les plus belles fugues de Bach, à mon sens, sont celles, en style ancien, qui économisent les figures et les mouvements, et qui tirent le maximum d'un matériau minimal, celles qui, pour le dire autrement, sont moins instrumentales que vocales. C'est quand Bach va puiser dans la tradition la plus éloignée, dans les siècles des siècles, qu'il est le plus profond et le plus authentique. C'est lorsqu'on se rapproche de l'immobilité instrumentale que les mouvements de l'âme sont les plus intenses et les plus vrais, en tout cas les plus signifiants. 

La musique de Bach à son meilleur nous fait entendre le monde éclairé d'une lumière qui sourd des choses elles-mêmes. C'est je pense pour cette raison qu'on parle si souvent de Dieu à son sujet. Il n'a pas besoin d'intermédiaire pour accéder à l'essence du Réel, et c'est ce pouvoir unique qui nous semble sans exemple. À son écoute, une force intérieure se révèle en nous qui nous surprend et nous apaise. Il purge la parole de toutes ses scories, il éteint la lumière électrique et nous rend attentifs au jour naissant à l'intérieur de nous. Sa musique donne à l'auditeur l'impression d'un flux musical ininterrompu, alors qu'elle est composée plus que toute autre musique. C'est la suprême élégance de Bach, que de rendre invisible la façon de ses élaborations vertigineuses. C'est le contraire d'un théâtre : il n'y a pas des signes, il y a seulement Le Signe, à la fois limpide et indéchiffrable, et terriblement silencieux.

« C'est du vide qu'émerge la présence des choses. » Personne plus que Jean-Sébastien Bach n'a su rendre sensible la présence de l'envers des choses. Je suis assez d'accord avec Zhu Xiao Mei qui pense que Bach a volontairement laissé l'Art de la fugue inachevé. Comment mieux que par un silence vertigineux rendre palpable l'infini qui plonge l'auditeur du dix-neuvième contrepoint inachevé (une fugue à trois sujets), à la mesure 239 ? Laisser en blanc ce qu'on ne peut dire… Quelle meilleure conclusion, pour un génie tel que Bach ? Et puis, "Fugue" veut dire fuite


« Über dieser Fuge, wo der Nahme B.A.C.H im Contrasubject angebracht worden, ist der Verfasser gerstorben. » (Carl Philipp Emanuel Bach)

dimanche 4 février 2024

Au-dessus des ombres

 

La musique a une physionomie singulière, le dimanche matin. Je suis né dans une famille dans laquelle ce moment était majoritairement consacré à Bach, et cette couleur sonore m'est restée, par-delà les années. Nous entendions très régulièrement les concertos brandebourgeois, les suites pour orchestre, les concertos pour violons, mais aussi les partitas, le concerto italien, la fantaisie chromatique et fugue, les suites pour violoncelle, les sonates et partitas pour violon seul, plus rarement des oratorios et des cantates, et très régulièrement la Messe en si, la grande œuvre qui projetait sur toutes les autres son ombre intimidante et souveraine. 

Écoutant il y a quelques jours quelques partitas pour piano, j'ai pris conscience, avec une netteté qui m'a ébloui, de ce qui rendait cette musique incomparable. Les notes se tiennent à la cime d'une voyelle souple et vigoureuse — le « i » —, offertes par ces fines pointes qui se dressent en gerbes ; le chant est porté par des pistils détachés les uns des autres mais organisés avec une science rigoureuse, hérissé de sonorités étincelantes et bienfaisantes. Cette musique ne blesse jamais ; pourtant elle est si précise et acérée que le moindre défaut dans son organisation nous meurtrirait. Mais Bach ne laisse rien au hasard, chaque ligne dépend de l'autre sans que cela ne nuise à sa liberté propre (c'est le miracle !), à son effloraison toujours vive et instinctive. Le mauvais goût lui est inaccessible. 

Quand on la connaît suffisamment, on peut entendre une partita en faisant disparaître mentalement le fond harmonique, et l'on perçoit exactement toute la vérité structurelle, ombre immanente souveraine, sous les sommets splendides et lumineux qui dansent dans les hauteurs du spectre sonore. Les mélodies ne sont pas seulement des mélodies, les harmonies sont très loin de n'être que des successions ordonnées d'accords : Bach n'est pas un compositeur qui compose avec la matière sonore, il ne vient pas après elle, pour la réformer, ou lui adjoindre une forme, il advient exactement en même temps qu'elle, ils sont de même nature, et du même temps : le présent. C'est la chance et le drame de cette musique. Même mal jouée, elle continue d'exister, sa force vitale étant bien supérieure à tous ceux qui la croisent et la défient, consciemment ou inconsciemment. 

Depuis que Jean-Sébastien Bach existe, depuis l'équinoxe du printemps 1685, l'univers s'est transformé, et pas seulement la musique. Il a inscrit dans le monde quelque chose qui en a changé le cours à jamais, il a tracé dans le temps humain une ligne de partage sur laquelle on ne reviendra pas. Ce point d'équilibre parfait est l'un de ces miracles qui resteront à jamais — éternels commencements. 

Nos vies sont des ombres dont seule la musique, quand elle atteint ces hauteurs, perce par instants les ténèbres. 

dimanche 28 janvier 2024

La vie était là


À sept heures cinq, les premières lueurs de l'aube sont visibles, à peine, mais c'est tout de même un signe réconfortant, qui nous montre que nous sommes repassés du côté de la pente essentielle et ascendante, la pente de la vie — la vie qui nous reste. C'est en compagnie de Jean-Sébastien Bach que la journée commence, comme tous les dimanches. Les sonates en trio. On voudrait toujours commencer. Commencer à écrire, commencer à aimer, commencer à vivre. Je voulais avoir la conscience tranquille. C'est une expression que plus personne n'emploie, on ne se demande pas pourquoi. 

Victor Hugo est revenu me faire signe, hier matin, dans l'émission de Finkielkraut, alors que je ne m'y attendais pas du tout. Ce mois de janvier est le mois des belles synchronicités. Tous les jours, aux toilettes, depuis bientôt soixante-dix ans, je lis ces quelques lignes : « Une maison petite avec des fleurs, un peu / De solitude, un peu de silence, un ciel bleu, / La chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, / De l'ombre ; et quel besoin avons-nous d'autre chose ? » Ce poème que je méprisais quand j'étais jeune, et auquel je voue aujourd'hui une sorte de culte privé qu'il serait vain de vouloir partager, ou expliquer, est sans doute l'un des fils conducteurs les plus profonds de mon existence. Il était accompagné du fameux poème de Verlaine : « Le ciel est, par-dessus le toit, / Si bleu, si calme ! / Un arbre, par-dessus le toit, / Berce sa palme. / La cloche, dans le ciel qu'on voit, / Doucement tinte. / Un oiseau sur l'arbre qu'on voit / Chante sa plainte. / Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là / Simple et tranquille. / Cette paisible rumeur-là / Vient de la ville. » À ce moment-là, j'ignorais tout de la vie de Verlaine, et c'est heureux, car mon ignorance m'a mis un temps à l'abri des pauvres explications des professeurs de littérature, un temps suffisamment long pour que le poème diffuse profondément et de manière définitive en moi ses effluves irrécupérables par le sens commun. Le sens se construit très lentement, il lui faut bien des détours pour nous approcher, tant il est constamment menacé par la sensation, par le non-sens et par l'oubli, l'oubli qui est peut-être la part la plus intrépide de notre être. 

Je ne sais plus où j'ai lu, hier ou avant-hier, que beaucoup avaient trouvé la foi en écoutant Jean-Sébastien Bach. Et moi qui me croyais unique… La Chaconne, ce matin, me renvoie aux Variations sérieuses de Mendelssohn. L'art le plus haut est rarement éloigné de la foi, quelque statut qu'on donne à ce mot. La foi nous permet de commencer. Sans elle, nous sommes irrémédiablement dans la poursuite, dans la continuation, dans l'effort. Pourquoi se lever le matin, si l'on ne croit pas au matin, si l'on ne pense pas qu'il est possible d'écrire une belle page, ou de composer une sonate importante ? La vie est là, simple et tranquille, qui n'est ni simple ni tranquille, mais quand-même. Si je m'appelais Fabrice Luchini, je n'aurais pas la conscience tranquille. 

C'est ce qu'on ne comprend pas, dans la poésie, dans la langue, dans la musique, qui est le plus durablement inscrit en nous, ce sont la trahison et le parjure qui disent le vrai, ce sont les sens qui ne se laissent pas traduire, qui refusent d'avouer, qui restent murés dans leur splendide autisme, qui révèlent le dessein d'un homme, son incomparable parole. C'est parce que nous sommes étrangers à nous-mêmes que nous avons besoin de parler, et de toujours recommencer. 

La mélodie de Fauré, je l'entendais intérieurement, en regardant les toits alentours, depuis la chambre d'hôpital, cette prison calme, qu'occupait ma mère au printemps 2003. La vie était là, fragile et pourtant tranquille. Je me demande souvent qu'elle est l'économie réelle d'un homme, je veux dire, qu'est-ce qui le constitue réellement, heure après heure, dans le cours d'une vie, qu'est-ce qui compte. Ce qu'il mange ? Le nombre d'heures qu'il passe à dormir, ses rêves, ses paroles, ses amitiés, ses amours, ses maladies, ses douleurs, ses peurs, la manière dont il se vêt, le nombre de fois où il se masturbe, les odeurs et les parfums qui le hantent, la musique qu'il écoute, ce qu'il sacrifie, ce qu'il donne, ce qu'il regrette, ses larmes, son emploi du temps, son poids, sa digestion ? J'entendais parler François-Bernard Mâche, à France-Musique, dans l'émission Les Grands Entretiens, la semaine passée. Est venue l'inévitable question sur ses pairs, et donc sur Boulez. Je l'ai entendu dire : « C'est le pouvoir qui l'intéressait, pas du tout la musique » et j'ai eu pitié de lui. Je me suis dit qu'il était soit idiot soit de mauvaise foi (mais les blessures peuvent produire, à distance, de très durables effets). Moi qui suis sans doute l'exact opposé d'un Boulez, dans l'économie de ma vie, je comprends aujourd'hui, trop tard, donc, que c'est lui qui avait raison, et moi qui avais tort. Il a cherché le pouvoir, l'argent, les honneurs ? Oui, en effet. Boulez fait partie de ces gens qui ont compris très tôt dans leur vie que pour être libre, il fallait du pouvoir et de l'argent. Moi j'aurai mis soixante ans à le comprendre. La liberté, j'ai vécu en sa compagnie toute ma vie, mais toute ma vie, elle m'aura ridiculisé, en me montrant qu'elle n'était pas là où je croyais. J'ai pris les choses par le mauvais bout, sans doute. À quoi sert d'avoir la conscience tranquille si c'est pour être écrasé par l'angoisse et les contingences ? Je ne pourrai pas dire que je n'ai pas été prévenu, pourtant. Mais j'ai mis toutes mes forces, depuis l'enfance, à résister crânement à ces prudences : Bêtise ! Il aurait fallu une autre force vitale et un autre amour de soi, pour que cela fût envisageable sans dégâts. J'ai commencé et commencé, oui, sans jamais aboutir. On m'avait prévenu : tu n'y arriveras pas. C'était inscrit une fois pour toutes dans les lois familiales, et il n'était pas question de déroger. J'ai été un enfant sage, finalement : et quel besoin avons-nous d'autre chose, n'est-ce pas. Oh, bien sûr, j'ai fait le malin, par instants, j'ai montré ma figure et mes muscles, j'ai voulu prouver que j'en étais tout de même capable, mais c'était en quelque sorte pour rire. C'était du mime. Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore, je crois une fois encore être capable de dire qui je ne fus pas, mais je n'insisterai pas, ne vous effrayez pas. La seule certitude étant de n'être pas entendu, jamais. Chanter des airs ingénus, on ne peut s'y essayer qu'une seule fois, car la grimace vient vite, quand on se répète. L'heure exquise n'insiste pas, et les maladroits restent seuls avec leur maladresse. Trop tôt ou trop tard, c'est ainsi que la vie nous parle, depuis les chemins perfides où l'on se perd. J'ai presque peur, en vérité, de n'être jamais là où il faut. L'hiver a cessé, vraiment ? C'est la neuvième et dernière mélodie de la Bonne chanson, mais comment peut-on croire les poètes ? Ils sont bien trop à distance de la vie qui rassure. 

J'ai reçu il y a peu un très beau mail, envoyé par une amie qui était la femme d'un homme très important pour moi, mort il y a quelques semaines. C'était un solitaire avec lequel j'avais beaucoup de points communs, quelqu'un qui aurait pu avoir la même profession de foi que la mienne : Plutôt mort que sympa, et peut-être plus légitimement, et quelqu'un que j'ai autant admiré que craint. Dans ce mail il y a cette phrase : « Il avait pour toi de l'amitié, sentiment rarissime chez lui. » Pourtant nous ne nous sommes pas parlé durant les vingt dernières années. J'ignore tout à fait ce qu'il aurait pensé de ma nouvelle vie, après la musique, et de ce que j'écris. Ce matin, j'ai exhumé trois courtes phrases d'un texte ancien, que j'ai jetées dans l'abîme numérique : « Je n'écris pas, j'entends. J'entends qu'elle n'entend pas. C'est ça que j'écris. » Comme je m'y attendais, elles ont provoqué sarcasmes et associations malveillantes, mais étrangement, cela ne me touche pas. Lorsqu'on parvient à dire ce qu'on fait réellement, en une formule ramassée, qu'on ne pourrait pas dire autrement, ou mieux, il est normal que cela passe pour du non-sens ou de la pose, car ce qu'on fait, quand on le fait vraiment, c'est toujours radicalement autre, c'est toujours quelque chose qui n'existe pas pour les autres, qui ne peut avoir d'existence. N'empêche, c'est bien ça qui, depuis l'adolescence, me poursuit sans relâche. Pourquoi n'entend-elle pas ? Quel est ce mystère qui rend la communication impossible, qu'est-ce qui chez l'autre a décidé une fois pour toutes de vouloir nous rendre fou ? Pourquoi ferait-on de la musique, si l'on n'était pas dès l'origine obsédé par cette question qui rend toutes les autres dérisoires ? L'homme dont je parle plus haut semblait avoir mille ans, il connaissait le sens des grimaces humaines, il avait, lui aussi, dans le cœur, une tristesse affreuse qu'il faut cacher par tous les moyens, et, quand nous parlions de Schumann, ou de Fauré, nous savions tous les deux parfaitement qu'il nous était en ces parages impossible de mentir : « Moi, je n'aime plus rien, / Ni l'homme, ni la femme, / Ni mon corps, ni mon âme, / Pas même mon vieux chien. / Allez dire qu'on creuse, / Sous le pâle gazon, / Une fosse sans nom. » Être privé de la possibilité de mentir est une croix bien lourde à porter, au pays qui est le nôtre. C'est presque un (non) acte contre-nature. De l'ombre, oui, et la chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, parce que de l'oiseau nous n'attendons pas qu'il nous écoute, lui. La vérité, comme la poésie, nous restent en travers de la gorge, et la plupart s'étouffent avant que d'arriver jusqu'à l'autre. Alors on creuse la tombe, de l'auriculaire, c'est tout ce qu'on peut faire si l'on est sérieux. On peut la creuser avec des phrases : les mots peuvent retourner la terre, à défaut de nous éviter la solitude. 

Les paysans veulent croire qu'ils existent encore, qu'ils ont encore une raison-d'être. Et je comprends qu'ils veuillent le croire. Paysan est un beau métier, que j'aurais pu faire, que j'aurais aimé faire. Se tenir auprès de la terre, voir le jour se lever, dans les odeurs changeantes, dans les nuances de la lumière indescriptible, dans la chaleur des bêtes, c'est noble. Bien sûr, ils rêvent, car ce qui a permis qu'ils existent — à leur juste place — n'est plus, mais je ne leur en veux pas de vouloir continuer à rêver, au contraire, car ils portent la mémoire du monde que j'ai aimé. L'industrie et la finance (et le nombre) ont défiguré les paysages et les hommes, et nous ne sommes plus tellement nombreux à avoir connu autre chose, à savoir qu'un autre monde avait été non seulement possible, mais accueillant et beau, bénéfique. C'est drôle de se dire que la fin de notre vie coïncide peut-être avec la fin de la vie tout court : pourquoi aurions-nous ce privilège, de marquer ainsi de notre corps le terme d'un monde ? Oh, bien sûr, il y aura un après, comme toujours, c'est à peu près certain, mais ce monde-là, comme le pays, ne sera plus de même nature, il aura rompu ses liens avec l'homme tel que des siècles et des siècles l'ont imaginé, conçu et rêvé. Autant dire qu'il faudra lui trouver un autre nom. L'intelligence n'est garante de rien du tout, si elle n'est pas intimement liée à autre chose qu'elle-même, cet autre chose qui s'était patiemment élaboré durant des millénaires au plus profond de notre nature et de notre biologie. Nous sommes en train de sortir de ce cercle magique, et je ne sais pas s'il y aura un possible retour. 

Pourquoi a-t-on le sentiment si douloureux que le monde réel a cessé d'exister ? Partout où l'on tourne le regard, on ne voit qu'assassins ou suicidés. Le chien, calé contre un fagot, écoute attentivement la voix rocailleuse et chantante de son maître qui est au téléphone. « Vous avez connu des hivers où il y avait beaucoup de neige ? » Deux mètres de neige devant la porte et les fenêtres. « Vous étiez perdu !? » La question le fait rire. Perdu ? Pourquoi ça ? Pas le moins du monde. La neige, en hiver, on la connaît bien, en Ardèche. Un autre en avait jusqu'à quatre mètres et demie devant sa maison, à mille trois-cents mètres d'altitude, il fallait creuser des tunnels pour sortir. « J'ai toujours été heureux. » Sauf lorsqu'il pense à la suite… « Personne n'en veut, de la maison. » Je ne comprends qu'un petit tiers de ce qu'il dit, avouons-le, tellement son accent est puissant et l'enregistrement approximatif. « Vous n'avez jamais été malade ? » Jusqu'à quatre-vingts ans, non. La vraie vie… « Je dors bien. » Oui, OK, mais le pauvre vieux n'est jamais allé en vacances à Dubaï, ni aux Seychelles, il n'a jamais conduit une Mercedes AMG, il ne va pas non plus voir les films de Justine Triet et il ne sait même pas ce que c'est qu'un sushi ! Tu ne m'étonnerais pas beaucoup si tu m'apprenais qu'il ne connaît pas Michael Jackson, ce plouc. « Vous allez être centenaire, vous ! » Ah, ça, c'est çui d'en haut qui décide, pas moi. « On faisait le beurre, et le picodon, et les picodons ils étaient bons ! » Il dort bien. Tu m'étonnes… Il aurait été vivant en 2021 qu'on lui aurait envoyé un hélicoptère afin de vérifier s'il portait bien un masque pour parler à ses vaches, vaches qu'on aurait vaccinées d'autorité, bien entendu. On n'est jamais trop prudent, avec ces anti-modernes anti-sociaux décadents fichés C, susceptibles d'appartenir à la mouvance complotiste par atavisme et ignorance de la lumineuse modernité inclusive qui a oublié l'Ardèche. Monsieur, vous êtes un PAYSAN ! Vous n'allez pas nous déverser du fumier sur la tête, au moins ? Un quoi ? Il sait pas, puisqu'il a toujours été ce qu'il est et qu'il le sera jusqu'à la tombe. Dans paysan, il y a pays. Ça ne peut plus exister, donc ; parlons d'autre chose. 

Une maison petite avec des fleurs, un peu de solitude, un peu de silence, un ciel bleu, la chanson d'un oiseau qui sur le toit se pose, de l'ombre ; et quel besoin avons-nous d'autre chose ? J'sais pas. Un picodon et une tranche de pain ? Un verre de vin ? Et pourquoi pas la sainte eucharistie, pendant que t'y es, espèce de facho !