dimanche 19 janvier 2025

19 janvier, fantômes et associés

C'est l'anniversaire d'Anne, aujourd'hui, le 19. Je lui ai très longtemps et très assidûment prodigué mes vœux à cette occasion (depuis les années 80), comme elle le faisait neuf jours plus tôt pour moi. Ça s'est arrêté, il y a quelques années, sans explications. J'ai continué quelque temps seul, mais comme je voyais qu'elle s'obstinait dans son silence, j'ai fini par faire de même. J'ai perdu quelques amis, dans ma vie, de manière inexplicable. Pour Anne, je ne peux pas dire que ce soit tout à fait inexplicable, car un certain refroidissement s'était manifesté dès les beaux jours de l'année 2000, à partir du jour où elle a compris que j'étais un lecteur de Renaud Camus. Anne, je l'ai connue en 1980, à Planay, où je venais de m'installer, seul dans une grande maison d'abord assez inhospitalière, avec mon chat et mon piano. Nous habitions la même rue (le « rue haute »), une minuscule rue en impasse, un chemin, plutôt, et je voyais passer chaque jour cette ravissante jeune fille d'une petite vingtaine d'années, avec ses joues rougies par le froid, un casque à fourrure sur les oreilles, son joli petit nez écarlate, quand elle allait chercher du lait dans une ferme voisine alors que je sciais ou fendais du bois dans une petite bicoque qui se tenait de l'autre côté de la rue en face chez moi (je me prenais pour Lazar Berman, avec ses mains de bucheron). Elle chantonnait toujours, elle avait l'air très gai, et sa manière de me dire bonjour me plaisait infiniment. Je ne savais pas du tout de qui il pouvait s'agir, alors, mais j'ai été invité assez rapidement chez elle et sa mère (à partir du moment où Yvan, le père, est mort) qui habitaient la grande maison qui se trouvait au fond de l'impasse. Elle voulaient savoir qui était leur nouveau voisin, ce type étrange qui s'était installé en plein hiver dans cette maison délabrée, seul avec deux jeunes chats, l'un blanc et l'autre noir, Inouï et Papageno, et sa vieille Opel Rekord. Je ne connaissais personne dans ce village de quatre-vingts habitants, et si j'avais su qu'il faisait si froid en hiver, dans ce pays, j'aurais sûrement attendu le printemps pour emménager. Moi qui venais de la Haute-Savoie, je croyais savoir ce qu'était le froid, mais je me trompais. Dans cette partie de la Bourgogne, la Bourgogne du nord, des plateaux, il fait régulièrement moins vingt degrés en hiver. Je n'avais jamais connu ça. Quand je me suis installé, je n'avais pas de chauffage central, pas de bois, et il a fallu en trouver très rapidement, et bien sûr, je me suis fait avoir, on m'a vendu du bois vert à un prix bien supérieur à ce qui se pratiquait alors. Normal, j'étais l'étranger, ici. On ne lui fait pas de cadeau. Il m'a fallu près de deux ans pour être un peu accepté, d'autant qu'à Planay, il n'y avait rien, ni bistrot, ni pharmacie, ni épicerie, même pas de poste, ni aucun commerce où l'on aurait pu croiser les gens du village. Une mairie, une église, et un tilleul immense, planté par Sully, c'est tout. Rude entrée en matière. Il y avait trois foyers dans la maison. Je m'installai d'abord dans la première pièce, à l'entrée, celle dont la cheminée était la plus grande, et qui jouxtait la cuisine, dans laquelle il y avait une cuisinière à bois et à charbon. Je mis mon lit à deux mètres du feu, pour essayer d'avoir un peu moins froid. Je devais mettre mon réveil à trois heures du matin pour aller de l'autre coté de la rue, scier du bois et alimenter la cheminée qui fumait abondamment. Malgré la flamme, toute proche, il y avait 7° dans la pièce. Pas d'eau chaude, bien sûr. À aucun moment je n'ai été malheureux. À vingt-quatre ans, on a un corps qui est capable de supporter beaucoup, sans se plaindre. Je peux même dire que jamais je n'ai été aussi heureux que durant ces cinq années passées seul dans ce village. J'avais tout ce qu'il me fallait. Mon piano, un fidèle Kawaï quart de queue, honnête et solide, un peu lourd, mais qui supportait bravement mes dix ou onze heures de travail quotidien, mon chat Inouï, adorable, qui passait une grande partie de son temps sur mes genoux alors que j'étais au piano, ma vieille et grande Opel offerte par la femme de l'oncle Marcel, mort récemment, qui suffisait largement à mes besoins, même s'il ne fallait pas trop compter sur ses freins. Christine avait refusé de venir s'enterrer là (c'était son mot) avec moi, et je ne la voyais donc plus que deux jours par semaine, lorsque j'allais donner mes cours au conservatoire, à Paris. Il lui arrivait de venir me rendre visite en été ou aux vacances, parfois avec sa fille Sarah, mais pas plus. Elle que j'avais jadis initiée à Paris, qu'elle ne connaissait pas du tout, dans le milieu des années 70, elle était devenue une vraie Parisienne et s'habillait dorénavant comme une bourgeoise qui n'a jamais connu que ça. Elle prenait goût à la respectabilité, et je dois dire que c'était un motif supplémentaire de désir, pour moi. La voir se transformer, se grimer, en quelque sorte, ajouter à son être un autre être étrange et inconnu, parfois aux limites du ridicule, dans lequel elle se mouvait avec plus ou moins de bonheur : son corps était multiple et je lui en savais gré. Ce qu'il y a eu de bien, entre nous, c'est que durant les dix années que nous nous sommes fréquentés, jamais le désir n'a faibli, bien au contraire. La toute dernière fois que nous nous sommes croisés, à Paris, par hasard dans le 95, près de la gare Saint-Lazare, alors que nous n'étions déjà plus ensemble, nous nous sommes précipités rue des Arquebusiers, chez moi, pour faire l'amour comme des furieux possédés par le démon. Jamais l'intensité d'un rapport sexuel n'a atteint chez moi ce degré de chaleur et de violence. J'aurais presque honte de raconter cet épisode, qui met en présence deux animaux domestiqués lâchés soudain en liberté. 

J'ai tout de suite eu le béguin pour Anne. Elle était vraiment charmante, légère, gaie. Tout le contraire de Christine, qui avait neuf ans de plus que moi. Elles se haïssaient très visiblement. Christine trouvait qu'Anne était une idiote très superficielle et sans intérêt. Anne trouvait Christine repoussante parce que c'était une vraie femme, entière et âpre, singulière au dernier degré, dont il émanait une sensualité affolante qui frappait tous les hommes l'ayant approchée. Mais Anne est restée très longtemps une amie, une amie très proche, nous nous disions tout, et je la considérais un peu comme ma jeune sœur, une sœur pour qui j'aurais eu de la tendresse et du désir, un désir léger que j'avais exprimé, un jour, dans le TGV qui nous ramenait tous les deux de Paris à Montbard, sans insister plus que ça. Les choses sont restées très longtemps sur ce plan légèrement ambigu et très agréable ; nous nous voyions presque tous les jours, à Paris où nous nous étions installés depuis lors elle et moi. Un beau jour, à la fin des années 80, elle m'a téléphoné, j'habitais alors place des Vosges, et m'a demandé si je voulais bien faire l'amour avec elle. Dix minutes plus tard j'étais chez elle. J'ai beaucoup aimé son corps, que j'avais longtemps imaginé. Mais j'ai voulu, après avoir baisé, aller dormir seul dans une autre chambre. Je crois qu'elle a été légèrement vexée, et c'est la seule fois que nous avons fait l'amour. Peut-être, plus simplement, avons-nous compris l'un et l'autre que nos rapports ne passaient pas par là. Nous avions envie de ça, de connaître le goût de l'autre, son intimité, ses gestes invisibles, mais sans que cela débouche sur une relation amoureuse. Il fallait seulement que ça ait lieu. Était-ce en juin, je ne sais plus, mais nous étions en été, je crois bien, ou au printemps, dans cette année 2000 qui a vu éclater « l'affaire Renaud Camus ». Avant de lire les articles qui en faisait état dans la presse, je n'avais jamais entendu parler de lui. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai, car je me rappelle ce jour de la fin des années 70 où je feuilletais à la FNAC Montparnasse un livre dont la préface était de Roland Barthes, auteur que je lisais alors avec passion. Ce livre, c'était Tricks. C'est la préface, qui m'a fait ouvrir le livre, mais son contenu m'a très vite signifié que ce n'était pas pour moi, et j'avoue avec un peu de honte m'être dit, légèrement dégoûté : encore des histoires d'homosexuel, ça ne m'intéresse pas du tout. Il est aujourd'hui parfaitement évident pour moi que je n'ai alors rien compris à l'objet de ce livre très singulier, mais il aurait fallu pour que je m'y intéresse lire plus de deux ou trois pages en vitesse, debout dans une librairie. Nous sommes donc en 2000, et je sors de la librairie l'Arbre à lettres, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Anne habite tout près, au 51, je crois. Je me rends chez elle, et une plaquette dépasse de la poche de ma veste. Comme d'habitude, elle est curieuse de voir ce que je lis et retire d'autorité le livre de ma poche pour en prendre connaissance. Nous parlons souvent de littérature, elle et moi. Quand elle voit le nom sur la couverture, elle a ces mots que je n'oublierai jamais : « Tu lis ça, toi ? » avec dans le ton de la voix une sorte de dégoût charmant. À quoi je réponds du tac au tac : « Oui, je lis ça, et c'est très bien. Tu l'as lu ? » Bien sûr qu'elle ne l'avait pas lu. Grande lectrice du Monde, comme moi, elle avait suivi la campagne qui mettait alors le monde intellectuel parisien en émoi. Or, je me souviens parfaitement de tout cela : moi aussi, j'ai commencé, car à l'époque on croyait ce qu'on lisait dans le Monde et Libération, par trouver ce personnage absolument répugnant. Mais il y avait tout de même trois ou quatre, ou quatre ou cinq articles ou tribunes (très peu) qui prenaient la défense de Renaud Camus, dont celle de Finkielkraut. Je me revois encore dans la salle d'attente de ma dentiste d'alors, la jolie Ludivine, en train de lire tout ce qui avait trait à cette affaire étrange. Toujours est-il que je ne m'en suis pas tenu à la vérité révélée dans la presse, et que je suis allé m'acheter deux livres de Renaud Camus pour savoir à quoi m'en tenir. Ces deux livres étaient Éloge du Paraître et le Répertoire des Délicatesses du français contemporain. J'ai adoré ces deux livres, mais ce n'était pas suffisant. Il fallait aller voir du côté de La Campagne de France, le livre qui avait mis le feu aux poudres, son journal de l'année 1994. J'ai donc acheté ce volume, mais, malheureusement, je me suis aperçu, dépité, qu'il était caviardé. Quelques passages avaient été retirés et très ostensiblement remplacés par des blancs très impressionants. Je n'avais jamais vu ça. J'ai donc pris mon courage à deux mains, et j'ai écrit à Renaud Camus pour lui demander si par hasard il était possible de lire ce qui avait disparu. Non seulement il m'a répondu très gentiment (le choc de son écriture manuscrite, unique au monde !), mais il m'a généreusement envoyé la première édition de la Campagne de France, non caviardée. Et ce fut une incroyable révélation. On nous avait raconté n'importe quoi. Il n'y avait dans ce livre, non plus que dans les très nombreux autres lus depuis, pas la plus petite trace d'antisémitisme, bien au contraire. Comment donc tous ces gens illustres, en qui j'avais alors toute confiance (je ne donnerai pas de noms, tout le monde les a en tête) avaient-ils été capables de se joindre à cette campagne absolument immonde qui avait pour but d'enterrer vivant un des leurs ? (À cet égard, il faut absolument lire Corbeaux, l'un de tomes du journal de Camus, et l'un des plus bouleversants, qui relate ces événements.) Que s'était-il donc passé pour qu'ils mentent avec autant d'aplomb, sans la moindre honte ni le moindre remords ? Vingt ans après, tout juste, nous avons tous vu et compris, douloureusement, comment un mensonge énorme et spectaculaire pouvait parfaitement être pris pour la réalité par la majorité de la population. Dieu sait que je connaissais bien le Panorama, l'émission de Jacques Duchâteau, à France-Culture, que j'avais écoutée presque depuis l'origine jusqu'à sa fin, sous le règne assez controversé de Michel Bydlowski, qui s'est jeté de la fenêtre de la Maison de la Radio en 1998. Duchateau, Bydlowski, Alain de Benoist, Jaques Bens, Carmen Bernand, Paul Braffort, Jean-Jacques Brochier, Roger Dadoun, Lionel Richard, François Caradec, Michel Field, Gilbert Lascault, Jean-Maurice de Montremy, Serge Koster, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Salgas, Antoine Spire, Antoine Sfeir, Leïla Sebbar, Florence Trystram, Claude-Marie Trémois, Marcelin Pleynet, Madeleine Mukamabano, Pascal Ory, Guy Konopnicki, Christian Giudicelli, Jean-Marie Goulemot, Isabelle Rabineau, Dominique Jamet, Christine Lecerf, Claire Clouzot, Pascale Casanova, Lise Andriès, et sans doute d'autres, que j'oublie… C'était des voix que je connaissais par cœur, et que j'aimais retrouver quotidiennement. Roger Dadoun et ses engueulades avec Antoine Spire, Roger Dadoun et ses obsessions, et son humour ! La voix extraordinaire de Gilbert Lascault ! Celle, insupportable, de Pascal Ory… Celle, filandreuse et sournoise, de Marcelin Pleynet… Celle, un peu ridicule, mais finalement attachante, de Lise Andriès… Et aussi, la belle voix de Philippe Sollers, dont il sait jouer à merveille, qui était souvent invité et qui, toujours, semblait planer très haut, au-dessus des débats, comme un souverain qui consent à rejoindre ses administrés un peu idiots qu'il faut bien satisfaire de temps à autre… Je les entends encore, toutes ces voix, alors que j'écoutais — avec quelle attention ! — le Panorama entre deux séances de piano à Planay, et que je cherchais à en percer le mystère. Quoi qu'on puisse penser de ces gens et leurs idées et idéologies, nous sommes un certain nombre à avoir été formés par eux et par les livres dont ils faisaient la critique — et plus encore par leurs voix que par leurs idées. On ne sait plus, aujourd'hui, à quel point la radio a joué un rôle capital dans la formation intellectuelle et sensible de toute une génération. C'était la seule fenêtre ouverte sur le monde des idées, sur la vie de l'esprit, en dehors des livres. Ce n'est pas du tout à la télévision, que ça se passait, mais à la radio, qui m'a toujours paru un média extraordinaire, et extraordinairement fécond, très favorable à l'imagination et à la création, où l'intelligence a une saveur qu'elle n'a nulle part ailleurs. France-Culture, n'en déplaise à ceux qui aujourd'hui la critiquent un peu facilement, a été l'une des meilleures radios du monde, c'est pourquoi il est si difficile pour nous d'en faire le deuil, malgré son piteux état actuel. L'Atelier de Création radiophonique, par exemple, de René Farabet, le dimanche soir, était une émission absolument merveilleuse, qui m'aura inspiré jusqu'à aujourd'hui. Une grande partie de mon travail vient de là, je dois le noter. 

Anne n'est pas la seule à être sortie de ma vie sans que je sache exactement pourquoi, car, après tout, je ne suis pas certain de l'interprétation que je donne de son silence, même si elle me paraît la plus plausible. Il y a bien des mystères, dans une vie, et le retrait silencieux des amis est une chose parmi les plus incompréhensibles et parfois douloureuses. Je pense à G., qui était mon meilleur ami, à la fin des années 90. Plus jeune que moi, nous étions pourtant très proches, et même intimes. Il avait joué ma musique, qu'il aimait, et nous avions fait de la sonate ensemble. Il est aujourd'hui hautboïste à l'orchestre philharmonique de Strasbourg, et il y a plus de vingt ans que je n'ai pas de nouvelles de lui, alors que nous nous parlions chaque jour ou presque. Que s'est-il passé ? Je suis partagé entre l'envie de savoir et l'envie contraire — ou la peur de savoir. Il était à l'époque fou amoureux d'une très belle Marocaine qu'il devait épouser dans les quelques semaines à venir, et celle là l'a quitté sans un mot ni une explication, alors que tout était prêt pour le mariage, les invitations déjà lancées, etc. Il m'en a beaucoup parlé, il était inconsolable, et puis… plus rien ! Ai-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas, ai-je été indélicat sans le savoir, il ne me semble pas, mais je ne saurai sans doute jamais. Il y a quelques mois, j'avais demandé à une amie qui habite Strasbourg de lui faire passer une lettre que j'avais envie de lui écrire, pour enfin savoir. Et je me suis dégonflé… Ce n'est quand-même pas parce que nous avions eu une liaison, Sarah et moi, Sarah qui était sa petite amie, bien avant ? Je ne peux pas le croire. Il m'avait assuré en être tout à fait détaché, mais dit-on jamais toute la vérité, en ces affaires là ? Quoi qu'il en soit, la brouille n'aurait pas duré autant, c'est ridicule ! C'est comme cette tête de lard de Lafourcade, qui du jour au lendemain ne m'a plus adressé la parole et m'a même bloqué sur les réseaux sociaux alors que nous nous entendions très bien, à l'époque où il m'a sollicité pour écrire le livre d'entretiens qui s'intitule Conversations avec Jérôme Vallet (titre idiot, comme me l'a fait remarquer justement Renaud Camus). Jamais eu la moindre explication… Moi, en tout cas, je ne suis pas du tout fâché avec lui, je l'estime beaucoup et je lui trouve bien du talent. Est-ce parce que je n'ai pas lu tous les livres de lui qu'il m'a envoyés ? Est-ce parce qu'un jour je lui ai demandé si le texte qu'il venait de me faire lire était une pure fiction ou bien un récit, et qu'il avait semblé heurté de cette question, comme si le fait de pouvoir imaginer qu'il avait inventé ce qu'il racontait était une offense ? Il me semble, très au contraire, pour moi qui n'ai aucune imagination, que le fait de décrire une scène de manière réaliste et convaincante est une preuve de talent littéraire, mais après tout je ne suis pas lui. Mais même en admettant que ma question puisse être maladroite, ce que je ne crois pas, était-ce une raison suffisante pour réagir aussi brutalement, et surtout, sans donner d'explication ? Non, il doit y avoir autre chose que je n'ai pas vu. Ça restera sans doute un mystère… J'ai appris il y a peu qu'il avait écrit un livre de correspondance avec Patrice Jean, Les Mauvais Fils. Il me parlait déjà à l'époque où nous correspondions de ce dialogue et de son admiration pour Jean. Sans doute a-t-il trouvé meilleur interlocuteur que moi, je n'ai aucun doute à ce sujet. Je suis presque certain que c'est un excellent livre, sans en avoir lu une ligne. Je les ai entendus tous les deux, il y a quelques semaines, et j'ai trouvé l'émission passionnante. Je dois avouer même que j'ai trouvé Lafourcade bien meilleur que Patrice Jean, plus original, plus fin, plus libre. C'est lui, que Finkielkraut devrait inviter, et non pas tous ces médiocres qui défilent chez lui très souvent. Mais bon, mon avis, hein…

J'aimais beaucoup Anne, et elle restée fichée en moi, apparemment, car c'est la personne dont je rêve le plus souvent. Ce sont très souvent des rêves érotiques merveilleux, à la fois doux et très excitants, tendres et surprenants. Je lui suis donc très reconnaissant, malgré cette brouille insensée. Elle ne le saura sans doute jamais. Je me rappelle tout à coup, chose que j'avais complètement oubliée, que j'avais dans le temps composé un petit trio pour son ensemble de fûtes à bec baroque, qui s'intitulait « L'Éveil (d'une jeune fille) ». Comme j'aurais aimé la voir s'éveiller le matin, chose que j'ai ratée à cause de ma bêtise, en cette époque où je croyais que dormir près d'une femme était la chose à ne surtout pas faire. J'ai appris depuis à quel point je me trompais. Une des dernières fois que nous nous sommes téléphonés, je me rappelle qu'elle m'a posé cette question : « Tu es toujours ami avec Renaud Camus ? » Je n'avais pourtant jamais prétendu être « ami » avec Renaud Camus, mais si la question signifiait comme je l'ai entendue « est-ce que tu l'admires toujours, malgré ses positions politiques », ma réponse, qui fut positive, était tout à fait justifiée. Sans doute, au moment où elle m'a posé cette question, ne l'avait-elle toujours pas lu, j'en mettrais ma main au feu. Malgré cela, elle avait une idée sur la question, idée qu'il lui aurait été insupportable de remettre en cause, ou de seulement examiner. Comme c'est triste… J'écris cela sans me faire d'illusions sur moi-même, car je suis persuadé que je suis capable moi aussi de refuser de changer d'avis à propos d'une certitude que je crois me constituer alors qu'elle ne repose sur rien. 

Pris par une soudaine curiosité, je suis allé fouiller dans mes vieux mails, et j'ai retrouvé nos échanges, avec Lafourcade. Que de surprises ! Il était très élogieux et très gentil avec moi, à sa manière un peu rude. Quel drôle de garçon, tout de même… Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je me demande bien comment ça se serait passé. Je trouve qu'il ressemble beaucoup à Sitting Bull.

Lazar Berman admirait Michelangeli et Sofronitski. Christine s'était mise nue dans les forêts glacées qui entouraient Planay, en émergeant sans prévenir de son manteau de fourrure. Inouï nous attendait au chaud. On buvait du cognac. Elle avait posé à poil allongée sur le piano. J'écoute Schumann, dont j'avais travaillé là-bas avec Marie-Pierre L'Amour et la vie d'une femme. Je faisais un délicieux gâteau au chocolat. Carlos était venu nous faire travailler, Marie-Pierre et moi, et Alicia nous avait rejoints. Il s'en est passé, des choses, dans cette maison qu'avait habitée avant moi Arthur et sa femme Françoise, et leurs amis de la bande à Reiser. La belle Barbara King était venue de Paris, soi-disant pour accorder mon piano. C'est à elle que je dois une des plus grosses crises de jalousie que m'avait faites Christine, qui avait découpé aux ciseaux ma veste préférée et en avait fait un tas au beau milieu de salon, avec l'arme du crime bien en évidence, dans l'appartement de la rue Joseph de Maistre. Sa voix me manque. Ses mains aussi. J'ai appris il y a peu que Schumann mettait des petites croix dans son journal intime, chaque fois qu'ils faisaient l'amour, Clara et lui. J'en connais un autre, qui fait ça. « Je souffre beaucoup pour lui, et à cause de lui, mais chaque douleur lance dans mon cœur une nouvelle étincelle d'amour. » J'essaie d'étendre la main jusqu'au tréfonds de tout ce qui m'a quitté. 

vendredi 17 janvier 2025

Encore Etc.


2025 ! On ose à peine l'écrire, cette date. Un quart de siècle après la fin du monde. Les chiffres n'ont donc jamais de terme ? Je me rappelle très bien qu'à l'époque lointaine de ma jeunesse, « l'an deux-mille » paraissait pourtant inatteignable. « J'aurai 44 ans ! », me disais-je, comme si ce nombre était à l'évidence une preuve de délire mégalomaniaque. C'était exorbitant, de simplement penser qu'on serait un jour, peut-être, celui-là. On le fut, et il ne se passa rien, contrairement à toutes les prévisions de notre XXe siècle finissant. On le fut, et le lendemain il était oublié, celui qu'on avait pensé ne jamais être. 

Ce sont sans doute les mathématiques qui donnent la plus fidèle représentation de cette folle histoire. Sans fin… Ça n'a pas de sens, pour nous, ce qui est sans fin. Qu'est-ce qu'une droite ? On peut toujours tenter de l'imaginer, bien sûr, mais notre esprit s'arrête très vite en chemin. Après 2025, il y aura 2026, 2027, etc. Et ainsi de suite, comme on disait dans ma jeunesse. (La suite au prochain numéro)… Quelqu'un croit-il vraiment qu'il restera des traces de lui dans l'avenir, que tout le monde nomme aujourd'hui le futur, qu'il se perpétuera d'une manière ou d'une autre ? À-venir pour qui ? À peine né et déjà passé ou en passe de l'être. Quand je pense qu'il existe des crétins qui désirent l'immortalité… C'est donc le néant, qu'ils veulent perpétuer ? 

J'ai eu soixante-neuf ans, il y a deux jours, et comme pour célébrer ce non-événement, il fait très froid, ce matin, sans doute pour me rappeler la terrible année 1956 dont quelques photographies témoignent encore de manière spectaculaire dans le beau livre de ses œuvres que m'avait offert Henry Tracol, l'ami de mon père. Le Chéran était gelé. C'était beau. Preuve que les choses impossibles ont existé et existeront à nouveau. 

Ce matin, je n'ai pas eu le courage de prendre ma douche froide. Peut-être plus tard dans la journée, si le soleil m'aide à me décider. Le froid conserve, paraît-il. Septième hiver sans chauffage, ici, sauf dans la pièce où somnole mon piano, où il fait un peu moins de 14°. Je croyais m'être habitué, mais en ce moment je souffre du froid, sans doute parce que je ne dors pas bien, et pas suffisamment. Il me semble que les précédents hiver, je résistais mieux. De toute façon, ce n'est l'affaire que de quelques jours. J'ai recommencé à marcher un peu chaque jour, surtout pour me réchauffer. Mais les heures passent vite et mon travail n'avance pas. 

On oublie tout, même l'inoubliable. Oublier est notre seule grâce. L'oubli se tient en notre centre, inébranlable, étroitement enlacé au souvenir. On ne les distingue pas vraiment. C'est même la définition de l'énigme. Peut-être du vivant. 

J'admire ceux qui se tiennent debout, qui croient qu'ils le doivent, qui ont ce courage ou cette folie chevillée au corps. Je ne l'ai jamais vraiment pensé. Sentiment du ridicule ou seulement de l'inutilité, je ne sais. Ou peut-être manque de courage, allez savoir. J'ai fait un temps semblant d'appartenir à cette race-là, parce que je trouvais que ç'avait de la gueule, mais j'ai dû bien vite admettre que ma pente n'allait pas de ce côté-là. Dans le fond, je ne serai jamais un patriote, parce que je n'ai pas le sentiment d'avoir une patrie autre que celle qui m'a quitté dès l'entrée dans l'âge adulte. Les sentiments privés et intimes ont toujours eu la priorité sur les grandes causes et le monde, justice comprise. C'est particulièrement vrai en ce moment où tout ce qui s'apparente à l'actualité me révulse. Je ne tiens pas à savoir, à être informé. Le peu de culture que j'ai m'éloigne de plus en plus du présent. J'ai une crise de foi(e) du contemporain. Tous mes organes le rejettent violemment, comme un corps étranger, comme un poison.

Il y a quelques jours, j'ai eu au téléphone un ancien ami, ou même pas, disons une connaissance, mais un type charmant, qui a le même âge que moi, et avec lequel je partage beaucoup de souvenirs. C'est lui qui avait amené (je n'arrive pas à dire « apporté ») mon piano ici depuis la Haute-Savoie. Il était (ou est encore) loueur de pianos de concert. Il ne m'appelait pas pour discuter du bon vieux temps, mais parce qu'il a su que je vendais mon piano. Cependant, l'essentiel de notre conversation a bel et bien tourné autour de notre jeunesse à Annecy, de l'incroyable effervescence artistique et culturelle que nous avons eu la chance de connaître dans cette ville au début des années 70. On ne peut même pas l'imaginer aujourd'hui. 

J'écoutais avant-hier le (très) vieux Boulez (en 2015, il avait alors 90 ans) parler de l'Allemagne, de Darmstadt, de Donaueschingen, du Domaine musical, de ses années d'apprentissage et de formation, de la compagnie Renaud-Barrault, de ses compagnons d'alors (Stockhausen, Nono, Berio, Maderna, etc.) et j'étais terriblement ému. En voilà un qui aura accompagné ma vie de musicien, mais pas seulement, depuis près d'un demi-siècle. Malgré toutes les oppositions — et Dieu sait qu'elles furent nombreuses, et violentes —, je n'ai jamais renié cet attachement et cette admiration, non seulement pour le musicien, mais aussi pour l'homme, la figure, et la pensée — et cela malgré tous nos nombreux désaccords. Tout le monde, dans mon entourage, le détestait. C'était un passage obligé, de le traiter de tous les noms d'oiseau. Je ne vois guère autour de moi qu'une seule personne avec laquelle partager cette admiration, Vincent. Il y a des figures, comme ça, haïes pour de mauvaises raisons par des gens qui ne les connaissent que de réputation, qui en définitive forgent quelque chose comme un lien secret avec soi-même. Carlos le détestait, comme il détestait Gould et méprisait Horowitz. Je n'ai jamais essayé de le contredire, et je crois que j'ai eu raison. Il y a des antipathies qu'il faut respecter, même si on ne les comprend pas — même si on les comprend trop bien. Laissons le temps passer là-dessus… Il y a beaucoup de sujets de discorde entre les êtres qu'il ne sert à rien de vouloir résoudre ou même seulement expliciter. C'est, selon la formule amusante de Renaud Camus, qui en connaît un bout sur la question, de « la boxe à côté ». Chacun tape sur une effigie qui ne correspond que très peu, voire pas du tout, à la réalité, avec d'autant plus de virulence que l'ignorance est grande, ou ancienne. Entrer dans la ronde est inutile, on ne combat pas des fantômes avec des arguments, mais avec d'autres fantômes. Et très vite on s'enfonce dans le ridicule d'une banale non-conversation. Temps perdu dans le monde de la rumeur. Ce que Boulez dit par exemple de John Cage est saisissant ! Que de malentendus, sur tant de sujets… Combien de compositeurs auront eu cette grâce (!) d'être à ce point inentendus, dans le même temps qu'ils semaient des graines vives en une terre profonde ? 

La plupart des gens ne veulent que des vérités simples et univoques, l'avènement des réseaux sociaux nous le prouve chaque jour, jusqu'au dégoût. La complexité inhérente à un individu véritable est très mal vue et totalement incomprise, dans une époque où la culture a presque entièrement cessé d'être ce qui donne un sens aux rapports humains. Je crois qu'on ne mesure pas du tout à quel point la perception du monde et des êtres a été aplatie, réduite à un pauvre squelette, malgré toutes les « avancées » spectaculaires des neurosciences. Tout se passe comme si plus on voyait de détails, moins on comprenait la figure d'ensemble et l'âme des choses. J'y pensais en lisant il y a peu un très joli livre de Léon Daudet offert par Yohann. Dieu sait qu'il ignorait beaucoup de ce qui aujourd'hui est lieu commun, mais ça ne l'empêchait nullement de parvenir par d'autres voies que les nôtres à des vérités profondes et qui resteront, j'en suis sûr. La Science, avec son grand S ridicule, le plus souvent passe son temps à redécouvrir après mille détours des principes et des réalités qui étaient évidentes aux Anciens et qu'elle a commencé par nier avec violence et arrogance ; je pense en particulier à la médecine. Simplement voir et sentir n'est pas donné à tout le monde… Entendre non plus. 

Ma vie est un non-sens pénible, de plus en plus. Pourquoi donc est-ce que je m'acharne ? C'est incompréhensible. Il n'y a que dans les moments — souvent dus au hasard — qui me mettent au contact de la musique, que l'angoisse me quitte un bref instant, parce que sa présence familière, malgré tout, m'apaise, au moins durant les quelques minutes passées à n'entendre qu'elle. 

Hier, je me suis mis à écrire ce texte, sans savoir de quoi je voulais parler, sans savoir où il allait me mener, et je vois bien qu'il ne mène nulle part. Je l'avais intitulé « Etc. », mais Etc. quoi ? Pour pouvoir écrire « etc. », il faut qu'il y ait eu quelque chose avant, qu'il y ait de la lettre avant le post-scriptum, de la substance avant le reste, du déjà-là avant la suite ou le développement. Je me tiens (si l'on peut dire) dans la suite d'une vie qui n'a pas eu lieu, dans sa traînée fantomatique et inquiétante qui ne développe rien du tout (Carlos me l'avait bien dit, que je ne savais pas développer). C'est comme si j'empilais des non-lieux, que je les reliais les uns aux autres comme un fou s'acharne à essayer d'emboîter une tête de girafe sur un corps de poupée. Je ne me mets même pas en colère… Je constate, c'est tout. 

2025 n'est rien, pas plus que ce jour où je me lève péniblement après une nuit atroce. Il passera, lui aussi. Même moi je l'oublierai. On est, et il ne se passe rien. On fut, aussi, et il ne s'est rien passé. Un blanc. Un vide. Une minuscule encoche que personne ne remarque sur une droite infinie qui ne va nulle part. On aurait pu aller ailleurs, sans doute, mais on ne se serait pas plus rencontré. 

Ces derniers jours, je vois passer sur Facebook beaucoup de belles photographies de mon pays, la Haute-Savoie, des photographies de montagnes enneigées essentiellement. Toutes, elles me ramènent d'une manière ou d'une autre à cette épiphanie que j'ai longtemps considérée comme essentielle, sans pouvoir l'expliquer. C'était en hiver, au début des années 70. Je ne sais plus d'où je venais, mais j'étais descendu du train quelques minutes auparavant. Je sais que je revenais d'une tournée avec des amis musiciens, dans le sud-ouest, et que j'étais chargé comme un baudet (j'avais entre autre un xylophone sur le dos). Sur le chemin qui conduisait à la maison, dans le dernier tournant de la route de la Fuly, j'entendais intérieurement une chanson d'Amália Rodrigues, que mes amis m'avaient fait découvrir peu de temps auparavant. Il faisait très beau et très froid. Le sol était gelé. La chose n'a duré sans doute que quelques secondes, mais l'éblouissement est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui. Il me restait deux cents mètres à faire avant d'arriver à la maison, et j'ai connu ce matin-là (car cela ne pouvait être qu'un matin) un instant de bonheur parfait. Pur. C'est bien sa pureté d'acier qui lui a conféré tant de prix, il m'est difficile de dire les choses autrement. Les instants peuvent peser sur nous de toute la force de leur contingence : celui-là, au contraire, a retranché une part de mon être avec une indicible souveraineté. Jamais je ne m'étais senti aussi léger. Était-ce la transparence de l'air, le temps, froid, sec, glacé, la route que je connaissais trop bien et qui m'apparaissait pourtant comme complètement neuve, la nuit solitaire que je venais de passer dans le train, et la joie de me trouver bientôt au chaud et en sécurité, le fado, cette voix merveilleuse, ou même le drôle d'incident que je venais de traverser à la gare (le train, très étrangement, ne s'était pas réellement arrêté, et j'avais dû sauter en marche sur le quai glacé, ce qui m'avait valu la remontrance du chef de station), mais ces quelques secondes ont encore aujourd'hui une saveur et une évidence que je n'ai plus connues depuis. Tout à coup, mon être était mis entre parenthèses, et ce qui se trouvait entre ces parenthèses me semblait une fenêtre ouverte sur la Joie, sinon la Joie elle-même révélée d'un seul coup sans explication ni avertissement. Il n'y a pas eu de suite, comme il n'y avait pas eu de prémisses. Ce moment est un bloc complètement séparé du reste de ma vie et pourtant… il ne cesse de me hanter : pourquoi n'y ai-je plus accès ? Pourquoi ce signe qui n'annonçait rien ? Qui se refermait sur lui-même avant qu'on puisse en prendre la mesure, que je puisse en faire quelque chose, au moins le traduire et lui donner un sens… Je revois la lumière, dans ce tournant de la route de la Fuly, dans ce quartier qu'on appelait Monéry, cette lumière et cette légèreté que je n'ai plus jamais connues. Quel rapport entre le fado, la voix d'Amália Rodrigues, le froid, le soleil, le matin, la marche, l'enfance, la Maison ? Je ne l'ai jamais trouvé. Ce signe n'a pas fait signe mais il reste l'un des mystères de ma vie, un bref au-delà de la jouissance. Yves Nat disait, en s'adressant à ses élèves qui travaillaient la quatrième ballade de Chopin : « Plus simple, plus expressif. La simplicité est une garantie de pureté. » Il n'y avait rien de compliqué, dans cet instant. Tout était parfaitement simple

Aujourd'hui, j'ai choisi comme promenade un simple aller-retour sur un chemin sans dénivelé : j'étais trop épuisé pour les vraies balades. J'ai toujours de la réticence à ces allers-retours qui paraissent vains, pourtant je me suis aperçu qu'il n'était pas sans intérêt de parcourir deux fois de suite le même chemin en sens inverse, et je vois bien que mon plus grand désir, à l'heure actuelle, le seul, sans doute, qui soit vrai, est de repartir en sens inverse sur le chemin de ma vie, de refaire scrupuleusement le même trajet, mais vu du sens opposé, de remonter le courant jusqu'à l'origine. Rien ne me passionne plus, rien ne me semble plus digne d'intérêt. Je veux voir ce que je n'ai pas vu, poussé par la vie et la folie de se croire immortel. 

On me demande souvent pour quelles raisons j'ai choisi ce nom de plume. Je ne l'ai pas vraiment choisi : c'est seulement un nom de lieu. Machin de Monéry… Truc de Rumilly… Georges de La Fuly. C'est tout. L'origine qui donne le nom et le ton, et la raison. Ce n'est qu'aujourd'hui que je comprends que la volonté du retour était déjà présente en moi il y a trente ans. Retour sur le lieu, retour sur le nom, retour à la source, à ce qu'on voit depuis la fenêtre de la chambre, à ce qu'on entend dans le foyer, et même à ce qui se passe dans la pièce où la mère accouche, seule. À chaque fois que j'ai voyagé, cette pulsion impérieuse du retour à la maison m'a obsédé, même si j'aimais être là où je me trouvais. Je ne comprendrai jamais les voyageurs qui ne désirent que partir, quitter. Partir n'est attrayant que parce qu'on sait qu'on va revenir

BHL publie un livre sur son insomnie chronique. Je ne l'ai pas lu, bien sûr, mais je suis exaspéré par ces gens qui affirment de manière spectaculaire et péremptoire qu'ils « ne dorment jamais ». Il est impossible de ne jamais dormir, même quelques jours. J'ai bien compris ce qu'il voulait dire, et je sais qu'il parle comme un très grand nombre d'insomniaques, mais cette affirmation est exaspérante car elle suppose une méconnaissance totale de ce que vivent des millions de gens de par le monde, et de la souffrance réelle et parfois terrible qu'ils traversent. L'insomnie n'a rien d'exaltant ni de romanesque. Quand un insomniaque affirme qu'il ne dort jamais, il veut dire qu'il dort très peu (ou très mal), mais à part quelques cas rarissimes, de l'ordre d'un sur dix millions, il est impossible de tenir plus de quelques jours en ne dormant pas. On devient très vite fou, et on meurt. Il existe un grand nombre de gens qui peuvent se contenter de très peu de sommeil, quatre, cinq heures par nuit (ou par jour), et un petit nombre qui peut tolérer un sommeil quotidien de moins de quatre heures. Ceux qui affirment « ne jamais dormir » mentent, souvent même sans s'en rendre compte. Ils font des siestes ou des micro-siestes qui leur permettent de tenir ; en bref, il répartissent leur temps de sommeil durant la journée. Une chose dont on se rend compte, lorsqu'on est insomniaque, et qui est assez paradoxale, c'est que loin d'avoir plus de temps, on en a moins. Quelqu'un qui a un bon sommeil quotidien de huit heures est quatre fois plus efficace et endurant que celui qui a vingt heures de vie éveillée par jour. Les heures de l'insomniaque ne sont pas comparables avec les heures de quelqu'un qui dort bien ; elles sont plus courtes. Je n'ai d'ailleurs jamais trouvé que dormir était du temps perdu, et aujourd'hui moins que jamais. Si je pouvais, je m'endormirais aujourd'hui pour me réveiller à la fin du mois de février. Sans remords. Quand on dort, le corps n'est pas du tout inactif, bien au contraire, et l'esprit non plus. Celui qui affirme « ne jamais dormir » est aussi pénible à entendre que celui qui parle de la solitude parce qu'il a passé six mois seul, ou même un an, que celui qui explique que vivre dans le froid est très supportable, quand il a seize ou dix-sept degrés dans son appartement, ou que celui qui nous parle de la fatigue et de l'appréhension de vivre alors qu'il a trente ans et pas de souci du lendemain (je ne veux évidemment pas dire qu'être jeune est synonyme de bonheur et de paix, mais plus simplement et prosaïquement qu'on a alors plus de force et moins de problèmes vitaux à régler au jour le jour). 

L'insomnie, encore, oui… C'est que je découvre un nouveau monde, moi, et je mesure aujourd'hui la chance qui était la mienne de ne pas le fréquenter. Je sais bien qu'il ne s'agit pas d'un sujet digne de ce nom, pour quelqu'un qui a la prétention d'écrire, mais de toute manière je ne traite que de sujets subalternes, depuis que je tiens ce blog, et ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer. Le voudrais-je que je serais incapable, quel que soit mon désir de me hisser plus haut que mon cul, de parler de « vrais sujets » (comme aime à le dire le connard contemporain), de ce qui fait bander l'amateur éclairé de littérature et se pâmer les femmes à lunettes. Dans mes insomnies, il y a — il n'y a même que ça — du « etc. ». Du « etc. » qui roule sur lui-même et se mord la queue, du « etc. » en pâte, qui coule et se répand dans toutes les fentes de l'esprit comme une vieille cire apeurée par la flamme. Comme il est loin, le temps propice de la route de la Fuly et des purs frimas de la Haute-Savoie ! 

Je n'exprime que mon impossibilité à m'exprimer. Et quand j'appelle quelqu'un au téléphone pour lui dire précisément quelque chose qui me paraît capital, je lui dis tout autre chose, ou je bafouille en vain. (« Tu te sens incompris ? ») Et même quand je lui écris, d'ailleurs… La rencontre d'Odette vient pour Swann rompre la vie automatique, il change de discours, il sort du « etc. », dirait-on. L'amour demande l'amour, encore et encore. Encore, c'est le seul but, capable de briser toutes les trajectoires naturelles, et ce n'est pas un but, c'est seulement du encore ensemencé de solitude et d'imprévu. J'ai souvent voulu changer de discours ; je n'y suis jamais parvenu, ou seulement de manière parcellaire. Le lancinant « etc. » m'a vite rattrapé. L'amour ne demande que l'amour, tout le reste est ennui, hasard et répétition, essai avorté. Mais s'y tenir ? Se tenir dans un chemin brûlant dont on sait qu'il n'existe pas, et qui va pourtant nous engloutir ? 

Brahms avait composé ses Chants sérieux comme un requiem pour Clara, l'incomparable Clara. Huit enfants, plus de soixante ans d'une invraisemblable carrière de pianiste, un mari fou dont elle est éperdument amoureuse, Brahms, qu'elle aime aussi… et elle compose magnifiquement. Ses variations sur un thème de Robert Schumann sont à pleurer. On peut dire que l'amour n'aura pas été un vain mot, pour ces deux-là. 

Dans mes rêveries immobilières, l'Aveyron tient une place particulière. Quel âge pouvais-je bien avoir, dix-huit, dix-neuf ans, j'étais en auto, seul dans mon Ami-6, ma première voiture, achetée 3000 francs, je ne sais où j'allais, quand j'ai vu cette petite maison de rien du tout. Je me suis arrêté sur le bas-côté. Elle n'avait rien d'extraordinaire, c'est le moins qu'on puisse dire : petite, étroite, banale, très modeste. Elle ressemblait un peu à ces petites bâtisses de gardes-barrières qu'on voyait à l'époque. Pourtant je me suis dis : c'est là qu'il faut que je vive, dans cette maison. C'était au milieu de nulle part, vraiment. Je ne connaissais personne, ici, et je savais avec certitude que je serai très seul. Jamais je crois bien je n'ai jamais ressenti ça, ce désir violent et inexplicable de m'établir là, dans cette maison, sans qu'aucune raison pratique ou sentimentale ne m'y pousse. J'ai fixé la maison un très long moment, puis je suis reparti. Je n'ai pas osé me renseigner (elle avait l'air inhabitée). Je savais que si je m'établissais ici, je souffrirai de la solitude, mais c'est précisément cela qui m'attirait. Je pense à Schumann qui se jette dans le Rhin. Il a dû avoir froid. J'ai écrit à cet ami qui voulait venir me voir en lui recommandant d'attendre des jours plus cléments. Il est déjà deux heures moins vingt et je n'ai encore rien fait. 

Etc.

dimanche 5 janvier 2025

Énigmes

 

Parmi la masse considérable des égocentrismes de toute sorte, il y en a un qui m'est particulièrement odieux, c'est celui qui consiste à ne pas savoir deviner (et mesurer) l'affreux désespoir de qui choisit de mettre fin à ses jours. À chaque suicide, c'est la même rengaine, bien rodée : Le chagrin des proches et de ceux qui restent. Le traumatisme qui leur est infligé. Leur vie gâchée. L'égoïsme du suicidé. Son inconscience. Sa lâcheté. 

Merde ! Quelle obscénité ! Mais qu'ils aillent au diable, ces traumatisés pensant bien qui ont toujours assez de courage pour cracher sur le défunt et suffisamment d'indécence pour s'attribuer le beau rôle alors que le corps du supplicié est encore tiède. Oui, du supplicié ! Car c'est bien d'un supplice, qu'il s'agit.

Ceux qui n'ont jamais sérieusement envisagé le suicide (je ne parle pas ici de ceux qui jouent un temps avec cette idée) ne s'imaginent pas, n'imagineront jamais la souffrance inouïe qu'il faut traverser pour en arriver à cette extrémité. Le désespoir n'est pas seulement un mot, c'est une chose qui a la densité et la masse formidable d'une montagne. Une chose énorme, glacée et tentaculaire qui voile tout le ciel, qui asphyxie, qui étouffe et paralyse. 

Au nom de quoi le suicidé devrait-il se sacrifier deux fois ? Deux fois, s'il renonce au suicide eu égard à la souffrance de ceux-qui-restent, oui, car alors il est prisonnier de sa douleur, de sa douleur redoublée. Il ne doit pas en parler, il ne doit pas faire souffrir les autres, il doit endurer son calvaire sans déranger, et il n'aurait même pas le droit de se soulager d'un geste définitif ? Au nom de quoi ? Ceux qui vont le pleurer auront le droit de commencer par le maudire — je peux même arriver à les comprendre ! C'est efficace, de leur point de vue : cette sainte colère apporte du crédit à leur chagrin, qui n'en sera que mieux reconnu, plus inquestionnable. Ils n'en seront donc que plus admirés : les vivants ont tous les droits, on le sait bien, et les morts ne peuvent pas se défendre. On accusera le suicidé de dramatisme, au minimum. D'égoïsme, bien sûr. Il s'écoutait trop ! Il n'a pas pensé à nous. Il n'a pas eu le courage de vivre. C'est un lâche. Ce mouvement, très courant, me paraît doublement ignoble. Ils savent bien, au fond d'eux, qu'ils n'ont pas su, qu'ils n'ont pas vu, qu'il n'ont pas osé, qu'ils n'ont, le plus souvent, même pas tenté de trouver les mots qui auraient pu — peut-être… du moins cela valait-il le coup d'essayer — aider, apaiser, soigner, réconforter, accompagner, sans se justifier trop facilement de la solitude existentielle inhérente à la nature humaine. Partager ne serait-ce qu'une heure la douleur effroyable de celui qui se confie imprudemment à l'ami. Ils ont peur : c'est comme si le mal était contagieux. Et non seulement il n'est pas question pour eux d'avoir une once de remords, mais encore font-ils porter tout le mal et toute la faute sur le défunt. Comme ils sont courageux, lorsqu'il s'agit de ne pas comprendre la souffrance de l'autre, de la dénigrer, de la tenir pour peu de chose, voire de la ridiculiser. Comme ils s'en tirent bien, au bout du compte, drapés dans leur chagrin moral et révolté ! Les justifications de tous ordres ne leur feront jamais défaut, il n'y a pas à s'en faire pour eux. 

Le supplice de celui qui envisage le suicide est réel. Se tenir au bord de ce précipice, non pas, comme il est dit et répété bêtement, avec complaisance, avec fascination, mais avec horreur et même terreur, voilà ce qu'il lui faut endurer des jours et des jours, dans une absolue solitude, car, oui, sauf cas extrême, à mon avis assez rare, la décision prend du temps, et le chemin qu'elle emprunte est un chemin de croix. Il n'y aucune aide, aucune fraternité à espérer. Quelle que soit la manière dont vous présentez la chose à autrui, elle vous sera reprochée. Le supplice, c'est d'abord et avant tout l'impossibilité, et plus que l'impossibilité réelle, l'interdiction, qui est faite à celui qui souffre, d'expliquer sa souffrance, de la révéler entièrement, sauf à rester dans l'insignifiance et l'acceptable, dans une parole qui ne va pas au cœur du sujet. Qui épargne…

Celui qui emprunte cette voie est le sujet d'une torture d'un genre inédit. En effet, il passe son temps à peser le pour et le contre de cet acte irréversible qui, il n'a aucun doute à ce sujet, va donner à toute sa vie un sens autre que celui qu'elle avait eu jusqu'alors. La désagréable surprise du désespéré sursitaire est qu'il y a autant de raisons de passer à l'acte que de ne pas le faire. Si la balance penchait d'un côté ou de l'autre, les choses seraient simples. D'où le fait qu'il faille compter en définitive sur une pulsion subite qui fasse taire ces interminables et vaines réflexions. Il doit se jeter au feu, sans savoir, sur un coup de tête, sur un coup de dé ou de folie… La fenêtre temporelle durant laquelle on passe de la décision aux actes, voilà ce qu'il faudrait décrire en détail, mais le courage me manque, ici… 

La mort est inéluctable, dans tous les cas, mais si vous décidez par vous-mêmes du jour et de l'heure, hors du cas exceptionnel d'une maladie incurable, vous vous placez de fait hors de la modestie humaine et de la décence commune. Votre acte, quelles qu'en soient les motivations, prendra toujours pour ceux qui vous survivent le visage hideux d'une provocation et d'une brutalité injustifiable. Vos motifs n'ont aucun poids, vous n'avez aucune chance d'être entendus ; il faut en être bien conscient. Tout ce vous pourrez avancer sera balayé d'un revers de morale — a priori ou a posteriori —, cette morale qui a le nombre pour elle. 

« On dit d'un homme qu'il se suicide quand, sous l'influence d'une douleur psychique ou sous l'oppression de souffrances insupportables il se tire une balle dans la tête ; mais pour ceux qui laissent libre cours aux passions pitoyables qui leur dessèchent l'âme, aux jours sacrés du printemps et de la jeunesse, il n'y a pas de nom dans la langue des hommes. La balle est suivie par le repos de la tombe, la jeunesse perdue est suivie par des années de douleur et de souvenirs torturants. Qui a profané son printemps comprend l'état dans lequel se trouve mon âme. Je ne suis pas encore vieux, je n'ai pas de cheveux blancs mais je ne vis plus. Les psychiatres racontent qu'un soldat blessé à Waterloo était devenu fou et que, par la suite, il affirmait à tout le monde, et y croyait lui même, qu'il avait été tué à Waterloo, mais que ce qu'on prenait en ce moment pour lui, ce n'était que son ombre, le reflet de ce "lui" passé. Ce que je vis en ce moment, c'est quelque chose qui ressemble à cette demi-mort... » La demi-mort des vivants, voilà ce dont il faudrait avoir le courage de parler, car c'est elle, bien souvent, qui pousse les sensibles au suicide. « Hamlet : Combien de temps faut-il pour qu'un corps se décompose après l'enterrement ? — Le fossoyeur : Les gens de cette époque se décomposent avant même de mourir... »

Dialogue de sourds avec Vincent autour de cette question. J'avais renoncé à lui parler, mais il est gentiment revenu à la charge, et je n'ai pas eu le courage de me taire plus longtemps. Il m'écrit que c'est Schopenhauer qui dit la chose la plus juste sur le suicide, à savoir que c'est la forme paroxystique et paradoxale du désir de vivre, et que ce désir n’est jamais aussi fort que chez le suicidaire. C'est une évidence, mais ce n'est pas la question. C'est bien le désir de vivre qui nous pousse en effet à vouloir mourir, contrairement à ce que croient tous les imbéciles qui parlent avec légèreté et une immonde facilité d'une morbidité ou d'une pulsion de mort. Le désir de vivre qui ne parvient pas à supporter la limite, la terrifiante limite, ou ce qui revient peut-être au même, l'atroce égoïsme (la surdité humaine) qu'il faut endurer cinquante-et-une semaines sur cinquante-deux, durant toute une vie. Depuis que j'ai quatorze ans, je crois bien, je n'ai pas varié sur ce point, j'en ai encore des souvenirs brûlants. Ils n'entendent pas. C'est bien la Surdité, le pire de l'aventure humaine. Ce ne peut pas être un hasard si j'ai choisi la musique. Un art qui développe autant qu'il est possible l'écoute et l'entendement (qui sont inséparables, au bout du compte) me semblait le comble non pas du désirable, ni même du souhaitable, mais seulement de l'indispensable. Il fallait avancer sur ce chemin ou disparaître. C'est en tout cas comme ça que les choses se présentaient à moi quand je n'étais encore pas en mesure de le formuler. Mes pauvres parents en ont entendu, de ces reproches que sans doute ils ne pouvaient pas comprendre et qu'aujourd'hui je me reproche amèrement !

Je suis passé de la douleur au travail (et l'on sait que ces deux mots sont intimement liés, dans notre langue) avec une sorte de soulagement étonné, et avec gratitude. C'est une chose que j'ai déjà souvent racontée, mais il me semble important d'y revenir. Enfant, je n'entendais pas la musique. Elle arrivait sur moi comme une locomotive hurlante qui me fonçait dessus et me broyait le cœur, sans que je comprenne pourquoi. Entendre, c'est déjà comprendre un peu. C'est discerner. C'est s'y retrouver, au moins un peu, dans les mille chemins que la musique ouvre en nous, c'est entrevoir la carte d'un territoire, fût-il inouï, étrange et formidable. Moi je ne comprenais rien. Je n'entendais rien. Mon sens de l'analyse n'existait tout simplement pas. Je ne ressentais rien d'autre que cette douleur qui me submergeait d'un seul coup, sans significations ni explications. C'était trop. Toujours trop. C'est le travail qui m'a sauvé — un peu — de la douleur. C'est avec les partitions, le texte écrit, noté, et surtout la répétition (à tous les sens du terme) que je suis parvenu, avec le temps, à me décoller quelque peu, jamais tout à fait, de cette étreinte mortelle qui m'étouffait quand j'avais dix ou douze ans. Oh, il y avait de la joie, bien sûr, et comment ! Mais cette joie était en quelque sorte seconde, elle était liée aux circonstances, aux présences, aux voix humaines et aux affects qui se mélangeaient à la musique de manière inextricable. Mais dès que je me retrouvais seul avec elle, par goût ou par curiosité, ou par inconscience, les mâchoires de cette chose innommable me broyaient le cœur et me terrifiaient. C'est de ne pas comprendre, c'est d'avaler cette potion sans mode d'emploi, qui remuait en moi ces puissances effrayantes ; ses effets sur moi me paraissant totalement démesurés en regard de mes forces. À force de travailler mon instrument (comme on dit), et surtout les œuvres, j'ai moins souffert. Ce travail et cette répétition inlassables ont mis une distance entre la musique et moi. Entre elle et moi, il y avait désormais quelque chose qui rendait la musique supportable. Je me suis cru sauvé. 

Il me faut raconter quelque chose qui m'a beaucoup marqué. À l'époque de mon adolescence, j'aimais beaucoup farfouiller dans le galetas de la maison qui était une véritable caverne d'Ali-Baba. Cette après-midi là, j'ai déniché la partition de Parsifal, de Wagner, dans sa réduction pour piano et voix, publiée par les éditions Schirmer, de New-York, un beau volume relié vert sombre. Je suis descendu au rez-de-chaussée et j'ai posé la musique sur le piano. Je connaissais très mal Wagner et j'en avais même un peu peur, car j'avais le souvenir de mon père, enfermé dans sa chambre, écoutant la Tétralogie ou Tristan à la radio en direct de Bayreuth, en été. Cette musique qui passait trop facilement la cloison ne me disait rien qui vaille. Elle était soit violente, soit totalement incompréhensible et rébarbative. Ni abstraite ni romantique, ni moderne ni classique, seulement radicalement étrangère et antipathique… Je ne savais absolument pas par quel bout prendre cette chose qui signifiait avant tout pour moi la solitude effrayante de mon père, l'espèce d'incommunicabilité sacrée qu'il avait dressée entre lui et nous comme un rempart infranchissable. La musique qu'il écoutait était enfermée en elle-même (et dans la chambre), mais elle nous atteignait pourtant avec une violence inouïe, peut-être justement parce qu'elle ne nous était pas destinée. C'est comme si mon père nous avait dit, sans un mot : « Vous ne comprendrez jamais. » J'ai donc ouvert la partition et j'ai commencé à déchiffrer. « Sehr langsam »… Les cinq premières mesures me stupéfièrent. Il y avait là très peu de notes, une vingtaine, à l'unisson, dans un ambitus réduit, allant du piano au forte et revenant au piano, et au pianissimo, en la bémol, dans un dénuement absolu, dans une lenteur inhumaine. J'ai rejoué plusieurs fois ces quelques mesures, avant de pouvoir continuer. Je n'avais jamais entendu rien de tel. J'étais à la fois exalté et terrifié. Il est presque impossible de battre la pulsation à la noire (écoutez ça dans la version de James Levine avec le MET !). Ce genre de tempo me fait penser à la musique indienne. Eux seuls sont capables de se mouvoir sans difficultés dans de telles lenteurs, sans même devoir subdiviser le temps. Bien entendu, ce n'était pas seulement une question de tempo. C'était avant tout une question de solitude. Ici, je pense à une phrase de Renaud Camus que j'aime particulièrement : « Je suis sorti de moi par l'oeil, le souffle et la virgule. » C'est bien d'une sortie de soi qu'il s'agit. Ces quelques notes (« sehr ausdrucksvoll ») si simples, trop simples, nous décollent de nous-mêmes et du monde avec une puissance invraisemblable et souveraine. C'est de la magie noire. On est au bord du gouffre et l'on doit sauter, sans savoir ce qu'on va rencontrer dans l'interminable vol plané qui s'annonce : Accepter de tomber dans l'Inconnaissable. Ces aplats de couleur inouïs, je les jouais à genoux, avec une appréhension et une fascination que je crois n'avoir jamais retrouvées ailleurs. À ce tempo-là, le cœur s'arrête de battre. Il faut trouver ailleurs la force de poursuivre. On est au-delà du souffle, dans un monde qui semble impossible. Le mot « désolé » vient à l'esprit mais semble encore trop timoré. Il n'y a pas d'air sur cette planète où l'on se surprend tout de même à faire quelques pas hésitants en compagnie du Néant. Jamais sans doute dans toute la musique ne m'est apparue avec tant d'évidence la raison d'être essentielle de l'alliage qui fonde l'orchestre symphonique : les cordes et les vents. Le souffle est au départ de toute musique, bien sûr, mais il a besoin du secours des cordes pour se prolonger à l'infini grâce à l'archet, arc tendu entre deux précipices de silence. La corde vocale se prolonge avec la corde en boyau qui ouvre d'autres espaces et permet d'autres dimensions. Wagner a entendu l'inécoutable et l'a rendu possible. Le souffle et la virgule… L'air qui manque. Le monde qui disparaît. Autre chose se dévoile, mais quoi ? Il n'y a pas de réponse à cette question. Pas de réponse avec des mots, en tout cas. 

J'ai parlé de « déchiffrer », mais ce mot est impropre, car il suppose qu'on va être capable de traduire ce qu'on lit, même mal. Je n'ai pas compris cette musique ; pas du tout. Elle est entrée en moi et s'est fait une place insignifiante, qui ne signifie rien, et elle continue aujourd'hui encore à se taire obstinément, à se murer dans un splendide isolement qui me ramène invinciblement au père enfermé dans sa chambre. C'est un lieu imprenable dans l'être qui surgit et s'impose. Je me demande bien qui sont ces compositeurs qui sont capables de nous percer la couenne en un seul coup de sonde ! D'où sortent-ils ? Pourquoi parlent-ils cette langue ? Qui les a persuadés que quelques humains pourraient peut-être les entendre ? Ont-ils été utiles ? Malfaisants ? Inhumains ? Fous ? Je ne sais pas répondre à ces questions. Je constate seulement que le monde qu'ils ont ouverts sous nos pas semble exister quelque part dans l'indescriptible. Sortir de soi… Le peut-on sans mourir ? On peut au moins en avoir une idée, et c'est déjà beaucoup. Il y a des musiques qui nous font tomber de nous-mêmes, voilà tout. On ne s'en relève jamais complètement. Il faut jouer le jeu

Ceux qui ne craignent pas la mort me font rire comme les enfants qui affirment pour se rassurer que les fantômes n'existent pas. En réalité, on sait bien que c'est la peur qui les anime. Si jamais ils l'admettaient, cette pensée les tuerait plus sûrement que l'accident ou la vieillesse. La terreur rend arrogant, ou idiot. J'écoutais l'autre jour le comédien Pierre Arditi faire le faraud en déclarant que « la mort l'emmerdait », mais qu'elle ne lui faisait pas peur. J'ai eu pitié de lui. Quel manque d'imagination ! On a toujours la sensation que ceux qui émettent ce type de sentences ont à leur disposition une ou deux hypothèses tout au plus, refourguées par l'habitude et la rumeur, et qu'ils ont l'impression d'avoir fait le tour de la question, cocasses coqs sur leur tas de fumier. Quelle misère, tout de même ! Cela devrait leur interdire à jamais de prononcer le mot « mystère » sans recevoir un coup sur le derrière. Ils insultent la vie et son insondable complexité. Ils sont devenus foule. Je suis persuadé qu'un arbre a plus de jugeotte et plus de rêves. 

Si l'art a un sens, je n'ose parler d'utilité, c'est d'amplifier la dimension de la mort qui nous habite, qui nourrit et enrichit la vitalité. Peu importe qu'on ait besoin ou non de la religion, pour cela, même si elle a indéniablement ajouté au sens. « Ta lettre, d’un désespoir si total, traduit si bien l’état où j’ai l’habitude de vivre que j’aurais pu l’écrire moi-même. Je crois, franchement, que le suicide est l’unique solution. Et si je ne me tue pas, c’est que, une fois en possession d’une telle certitude, le fait de continuer de “persévérer dans l’être” (!) acquiert une dimension nouvelle, inattendue : celle d’un paradoxe constant, d’une provocation, si tu veux. Je suis, comme toi, tout étonné d’avoir pu traîner si longtemps, et, comme toi aussi, je ne sais quoi répondre aux gens qui me demandent ce que je fais. Car je ne fais rien, c’est la stricte vérité. Je ne fais rien, et je ne peux rien faire. Avec beaucoup de peine, j’ai réussi à écrire quelques petits livres. À quoi bon en écrire d’autres ? À quoi bon les avoir écrits ? J’ai perdu le goût d’énormément de choses mais je n’ai pas encore perdu celui de la lecture. C’est là une défaillance de ma part, car cela suppose un reste de naïveté, voire d’enfantillage. Je continue à me… cultiver, mais je me tiens à l’écart, en dehors de la “littérature” et de presque tout. Si j’étais né en un autre temps, je serais allé dans le désert ou au couvent. Aujourd’hui, je dois me contenter de mon propre vide. »

C'est Emil Cioran qui écrit cela à son ami Arşavir Acterian. Persévérer dans l'être, une provocation… Une fois passée la surprise, et elle passe très vite, on doit convenir que Cioran n'a pas tort. Si rester en vie ne se fait pas pour les autres, cela se fait contre les autres. Et contre soi-même. Le suicide est l'unique solution de qui aurait voulu vivre pleinement, de celui qui refuse de se contenter des miettes que laissent tomber les survivants au désespoir. Même les couvents sont trop bruyants et adaptés au siècle, repeints de platitudes, même eux n'osent pas, n'osent plus se confronter à leur véritable raison d'être, le retrait. Alors on a envie de provoquer une dernière fois. C'est absurde ? Je le crois aussi. Mais faute de gloire et du courage qui fait autorité parmi les heureux très vivaces, on a raison de vouloir se fondre dans le vide avant que celui-ci ne nous gobe sans prévenir. Il n'a déjà que trop fait pressentir sa présence envahissante en nous. Pourtant, même cette posture cioranesque est encore trop pour nous. Il a plus de certitudes que je n'en ai, je le vois bien. Et puis il a la chance d'avoir encore le goût de se cultiver. S'il ne sait pas quoi répondre à ceux qui lui demandent ce qu'il fait, je ne sais pas quoi répondre à ceux qui me demandent comment je vais. On ne fait rien, on ne va pas, nulle part, et l'on ne doit pas en parler, soit qu'on ennuie, soit qu'on radote. 

Je ne sais pas penser sans radoter, sans reprendre et reprendre encore (c'est ce que je suis en train de faire ici), inlassablement (parfois avec découragement, je l'avoue), les mêmes thèmes et les mêmes sujets, essayer de les poursuivre, de les mener un peu plus loin chaque fois, jusqu'au prochain embranchement qui pourrait se révéler être une impasse et me conduire à revenir sur mes pas, bredouille. Et bredouiller, ça me connaît ! Mon frère aîné se moquait de nous, les paysans savoyards auxquels il m'assimilait, lui, le Parisien de longue date, en nous traitant dédaigneusement de « ruminants » bas de plafond (« le manque d'iode », paraît-il !). Et en effet, d'aussi loin que je me souvienne, les vaches ont toujours été des confidentes attentives et des modèles précieux, des compagnes fidèles et surtout patientes. Inlassables, elles étaient, ouvrant sur nous leurs bons yeux si doux que jamais il ne me serait venu à l'idée de mépriser, tout en mastiquant la nourriture à laquelle nous ne prêtions nulle attention, alors que nous piétinions l'assiette de nos hôtes. 

Les bredouillants sont les cousins germains des ruminants. La parole ne sort jamais d'eux du premier coup, tout armée, précise et tranquille. Elle n'affirme que pour bien vite atténuer ou regretter ses allégations, perdant toute assurance au moment de conclure. Elle se reprend, elle s'y reprend à plusieurs fois, elle a besoin de s'essayer, de se tromper, de parsemer ses phrases de points de suspension, et, souvent, de les laisser affaissées et agenouillées devant un vide désolant qui incite au ricanement. Les bredouillants ne caracolent pas de paragraphe en paragraphe. Ils s'excusent d'avancer ce qu'ils avancent, et même de parfois mettre un point final à leurs propositions, ce qui leur paraît toujours risqué et présomptueux, et légèrement ridicule. Il y a du silence en eux, beaucoup de silence qui s'est accumulé au long des années, qui a grossi et s'est épaissi sous le regard acéré des interlocuteurs et des écouteurs, dont l'écoute et les silences trop éloquents ont fiché dans la parole du bredouillant des pointes acides qui fissurent ses thèses et rendent ses affirmations dérisoires. Alors, parfois, il en rajoute, et il affirme durement ce qu'il croit devoir penser, pour se libérer un instant de cette douloureuse crise de doute. 

Cela aussi, je l'ai écrit à maintes reprises, mais les seuls textes de moi qu'il m'arrive d'aimer, longtemps après les avoir écrits, sont ceux que je ne comprends pas, que j'ai écrits sans savoir de quoi je parlais, ce qui me menait par le bout du sens. Par exemple ceci : 

Se heurter enfin à soi-même, c'est ça ? Maudites phrases qui ne servent à rien ! Quand on laisse échapper le secret, ce n'est pas par la bouche qu'il s'échappe. Sur le ring, où chaque parole espérée nous brise le nez et les côtes, il faut respirer autrement, quand l'air manque, quand surgit en nous la seule question qui précède l'être (ou le suit) : « À quoi bon ? »

Du sang dans la bouche, seule nourriture du vaincu qui ne sait pas encore qu'il n'est pas, qui n'en finit pas de se séparer de lui-même, celui-là qui mâchonne ce qu'il prend pour son histoire, car il voudrait tout de même avoir été – et ce sang justement est la seule preuve dont il dispose.

Tu croyais être ? Tu viens trop tôt, ou trop tard. Tu t'es fourvoyé, tu as cru tes yeux, tes sens, tu as pris des bruits pour des paroles et des paroles pour de l'amour. Et tu t'es cru autorisé, surtout, à parler, à expliquer, à justifier, à commenter le vide de ton existence. Tu as fait des gestes, tu as produit des sons, tu as même tracé des lignes et des phrases sur le blanc tendre de chairs fugitives et follement aimées. Folie que tout cela. Excès. Bêtise. Lourdeur. Illusion. Passion…

… que j'avais intitulé : « De la douleur du dialogue ». N'était ce titre, qui me rappelle à l'ordre, je resterais sans doute muet sur ces quelques phrases déjà anciennes qui ressurgissent aujourd'hui presque par hasard. Il arrive en effet qu'on écrive dans un état second (je ne me drogue pas, ni ne bois) et ces moments sont les seuls qui vaillent, mais je ne pourrai jamais vous en convaincre, évidemment. Quand je sais à l'avance ce que je veux dire, je m'ennuie. J'ai honte. Expliquer, démontrer, vouloir convaincre, c'est la plaie de l'écriture, une plaie qui sent mauvais. Je ne peux malheureusement pas m'en passer, alors que je sais que cela ne sert à rien. Mais voilà que je tombe sur ces quelques phrases de Virginia Woolf, qui elle aussi cherche à convaincre : « Quoi qu’il advienne, reste en vie. Ne meurs pas avant d’avoir vraiment vécu. Ne te perds pas en chemin, ne laisse pas l’espoir s’éteindre, ne détourne pas ton regard de l’horizon. Reste en vie, pleinement, intensément, avec chaque parcelle de ton être, chaque fibre de ta peau, chaque souffle de ton âme. Reste en vie. Apprends, découvre, contemple. Lis, écris, rêve, imagine. Construis des ponts, invente des mondes, crée des merveilles. Laisse ta voix porter des mots, des pensées, des promesses. Reste en vie, en toi et au-delà de toi. Laisse le monde t’emplir de ses couleurs, de sa lumière, de sa paix. Imprègne-toi de ses nuances, accroche-toi à ses instants d’espoir. Reste en vie, pour la joie, pour les instants précieux qui illuminent le temps. Souviens-toi : il n’y a qu’une seule chose que tu ne dois jamais gaspiller, et c’est la vie elle-même. » Franchement, je ne sais pas si c'est une question de traduction, mais je trouve ça assez mauvais. Rester en vie, très bien, parfait. Je comprends que cela puisse être une aspiration, je ne méprise pas cela du tout, et même, souvent, je me dis qu'une des raisons de rester en vie est la curiosité : comment tout cela va-t-il finir, comment les emmerdements vont finir par avoir notre peau, ou au contraire disparaître comme par enchantement, jusqu'où suis-je capable aller très concrètement dans le dénuement, baiserais-je encore une fois, quelle va être la fin de ce pays qui était le mien, quel sort sera réservé à ce criminel de Bill Gates, le lamentable sera-t-il préféré au tragique par le destin, le rire et les larmes sont-ils miscibles dans l'Histoire ? Ce ne sont pas les questions qui manquent, quand on est curieux ou qu'on a encore un peu le sens de l'humour. Rester en vie… Quel programme ! On balance entre le fou-rire nerveux et le mépris, mais le mépris n'est pas vraiment dans nos moyens. D'un côté on est pressé d'en finir, et d'un autre côté une inexplicable et ridicule espérance continue de nous tenailler quoi qu'on dise. J'ai toujours été un indécis. C'est sans doute à cause de ça que je suis encore en vie et contre tous. Radoteur et indécis. Je ne suis pas de la race des gagnants, c'est sûr. 

Ne meurs pas avant d'avoir vraiment vécu ? Tout est là, bien sûr, car être en vie, c'est toujours au futur, qu'on l'imagine. Mais enfin, on n'est pas non plus complètement idiot, et l'on se souvient. On se rappelle que jamais ce ne fut le cas hormis les moments perdus à jamais, oubliés, niés, presque. Supprimés de notre conscience. Barrés, caviardés. Indicibles. La vraie vie ne laisse aucune trace. Elle s'efface en advenant. C'est beau et désespérant. On a beau chercher des preuves, on ne trouve que des traces dérisoires qui, on le voit bien, ne convaincraient personne. On rejoue les quelques notes du Prélude de Parsifal, pour vérifier une fois de plus qu'on n'y trouve rien que le Temps à l'état pur, qu'on ne sait rien en dire, que cette musique nous enferme en nous-même, comme si l'on descendait dans les profondeurs de notre biologie, au sein de nos cellules dont l'intelligence et le mode d'emploi nous échappera toujours. Partout, la vie bat sans avoir besoin de s'expliquer, sans se soucier de nos théories branlantes et prétentieuses. 

« Une vie limitée. Locale. On vit de ce que le jour apporte. Personne ne regarde autour de soi, chacun regarde son propre sentier défiler sous ses pieds. Travail. Famille. Gestes. Vivre tant bien que mal… Concrètement. C’est fatigant et attirant à la fois… Ah, j’aspire tellement à cette limitation ! J’en ai déjà assez du cosmos. » Mais justement ! Le cosmos est en nous. On ne peut pas lui échapper. La vie limitée est une vue de l'esprit, un repos mental qu'on s'octroie dans la longue marche qui n'a pas de fin. J'ai toujours vécu plus de ce que la nuit m'apportait, et chaque jour, elle gagne un peu sur la clarté. Je regarde autour de moi et je ne vois que des reflets qui s'estompent les uns après les autres. Ils nous attirent, bien sûr, mais ils sont décevants et insaisissables alors qu'on les voudrait consolants. On voudrait les serrer dans nos bras, et l'on ne serre que l'absence et le terrifiant infini. Personne ne sait vivre au présent, et c'est avec ce handicap fondamental qu'on doit persévérer dans l'être, comme si le but était seulement de gagner quelques jours ou quelques minutes de sursis, privé de dialogue et d'amour. (J'ai hésité à écrire ce dernier mot : je n'aime pas me sentir ridicule, mais j'aime encore moins mentir.) J'ai cru un temps que ma seule ambition véritable était d'écrire sur ce qu'on nomme l'amour mais plus je me suis approché de la chose plus elle m'a fui en riant. J'ai voulu alors écrire sur le désir, qui me semblait moins ambitieux, plus amusant, aussi, sujet à plus d'anecdotes savoureuses, mais là encore j'ai dû en rabattre : même lui ne se laissait pas approcher si facilement que je l'avais cru. J'avais pourtant l'impression d'avoir fait mes classes, toute ma vie, du côté de l'érotisme et des interactions entre les corps, discipline qui m'a passionné autant que la musique, à tel point qu'il m'est souvent arrivé de les confondre. À part mieux savoir que je ne sais pas, je ne vois décidément aucun progrès. La défaite est invincible, du côté de chez La Fuly. Très visible, en revanche. Éclatante. On devrait me donner un prix, pour ça. Le prix du Radotage inutile et ennuyeux. On a le droit de rêver, non ? 

Alors j'en reviens piteusement à mes premières amours, et je me noie sans remords dans la musique de Schumann et dans l'errance sans fin de ce qui n'a pas de mots ; j'essaie de ne pas penser et je m'en remets au Stilnox, à la nuit indescriptible et indifférente qui noie mon cerveau. Est-ce une forme de suicide lent, socialement acceptable ? Sans doute. Avoir la paix avec ses semblables très dissemblables n'a pas de prix, quand on ne dispose pas de quoi les amadouer ou les séduire. 

Le 30 novembre 1974, la télévision française était en grève. Une loi l'obligeait cependant à diffuser un programme unique, et celui qui fut choisi ce jour-là était le premier film que Bruno Monsaingeon avait réalisé avec Glenn Gould, sans doute la seule chose que personne n'avait envie de voir. Tous les Français qui voulaient regarder la télévision le 30 novembre 1974 ont dû contempler bien malgré eux cet énergumène canadien sorti de nulle part qui jouait les Maitres chanteurs de Wagner en marmonnant et en parlant de sa chaise déglinguée comme d'un membre de sa famille. Je n'ai pas vu ça, alors. J'avais autre chose à faire que de regarder la télévision, en ce temps-là. Le jazz, l'improvisation et les filles constituaient l'essentiel de mes journées et de mes nuits. Mais c'est à la télévision, sept ans ans plus tard, que je découvrirai par hasard celui qui deviendra un pôle nord et un maître fondamental d'une richesse prodigieuse. Et puis un peu plus tard, il y eut le « I do not like myself », de Richter, face à la caméra, sans une once de plaisanterie ou d'ironie. Ce visage inoubliable du vieux Richter qui avait perdu toute illusion, qui semblait porter en lui toute la musique de Schubert sans même avoir besoin de la jouer. Tout le contraire d'un clown ou d'un de ces représentants de commerce pressés qui arpentent depuis lors les scènes musicales du monde entier, tout le contraire d'un imbécile, dirais-je pour faire court. Les grands musiciens sont tous de grands penseurs. Seulement, ils ne pensent pas avec les armes dont on a l'habitude, et ils acceptent les malentendus qui les précédent et les suivent sans se plaindre : ce sont des énigmes vivantes. Que celui qui entend entende… Pour le reste, ce n'est pas de leur ressort. Il y en eut d'autres, bien sûr, bien d'autres, mais ce visage-là restera gravé en moi jusqu'à la fin, qui osait révéler sans pudeur et sans aucune ostentation qu'il ne s'aimait pas. Comme on se sent proche d'un tel être, si d'aventure on ose l'avouer sans mourir de honte… (Je peux radoter tranquillement, et terminer sur une phrase entre parenthèses, en écoutant l'andante sostenuto de la sonate en si bémol majeur, puisque personne ne m'entend.) Mon propre sentier disparaît dans la brume.

jeudi 26 décembre 2024

Noël au bourdon

  

Martyr en sirop ? Supplicié à l'insu de son plein gré ? Con fini confit ? Pauvre Père Noël. Je ne vois rien de plus ridicule, de plus grotesque et de plus triste, au fond, quand on y réfléchit deux minutes, que ce personnage assez imbécile et son triste destin en Occident. Pauvre vieux clown enrôlé dans une comédie sinistre qui le lie pour l'éternité à un rite pour enfants gâteux dont le Christ n'aurait voulu pour rien au monde, et qui le prend en otage, Lui, d'une manière scandaleuse. Quelle immonde profanation ! 

Je hais les sapins de Noël. Les boules multicolores. Les guirlandes. Cette fête ignoble. Ces deux jours de l'année, le 24 et le 25. Les cadeaux de Noël. Les bûches de Noël. Les courses de Noël. L'affairement immonde de ceux qui vont fêter Noël. Qui se pressent dans les magasins. Qui courent partout, les bras chargés de leurs paquets dégueulasses, qui vous bousculent le sourire aux lèvres, pour la bonne cause. Foie gras, saumon fumé, dinde, jouets, friandises, dégoulinades de vœux, SMS, cartes, fourrures blanches, souliers rouges, vernis multicolores, achats de dernière minute, affolement, commandes en ligne, clignotements, étoiles en cataplasmes et spasmes de bons sentiments lancés au hasard, plastic, toc, reflets, neige artificielle ; le faux dans toutes ses dimensions et sa brutalité consumériste atteint son paroxysme dans un orgasme d'achats et une orgie de dépenses. Il y a désormais un site (ou une pratique, ou les deux) qui vend la mèche : On (y) revend les cadeaux non souhaités. Cette manière de faire est non seulement admise mais très encouragée, si j'ai bien compris. Rien ne se perd, n'est-ce pas, et la vérité non fardée sort de son puits dès le surlendemain des réjouissances. L'écologie, ici encore, sera sans doute appelée à la barre. Elle trempe dans toutes les saloperies, on a l'habitude. 

« Noël 1951. Nous sommes le dimanche 23 décembre à Dijon. Sur le parvis de la cathédrale, une effigie du Père Noël est brûlée publiquement, en signe de protestation des autorités catholiques de la ville contre une figure païenne en pleine expansion. » Qui s'en souvient ? On peut aujourd'hui encore en voir les photographies sur Internet. Oui, le Père Noël est une ordure, et ce n'est pas forcément drôle. 

Quand je vois passer des « bonne fête de la Nativité, la plus belle de toutes », je me demande si celui qui écrit ça est sérieux ou complètement fou. Mais où donc voient-ils une telle chose ? Où ?! Quels yeux faut-il, pour lire les choses ainsi ? En quelle occurrence, en quel village coupé du monde, dans quelle famille épargnée par la publicité et toute la puissance de frappe des hypermarchés de l'Univers célèbre-t-on cette Nativité, sérieusement ? Quelle blague atroce ! Comment ose-t-on écrire ça sans mourir de honte ? Le Veau d'or est dépassé depuis très longtemps par le Super-Veau-OGM de diamant ! L'ordure coule à flot, vêtue de morale bon marché — le mauvais goût est offert en prime. Ça coûte pas cher, c'est eux qui paient.

La grande fête chrétienne se borne à consommer le plus possible dans le minimum de temps et à sourire de toutes ses dents, sans aucune mémoire de l'étable misérable et miraculeuse. Ostentation, gavage, objets, partage, rires et chansons, bruit, musique : acheter et manger. Tout s'ordonne autour de ces deux axes, inextricable mélange d'amour et d'indifférence, de générosité et de voracité, de mémoire prétexte et d'inconscience pure et simple. Tout est caricature, y compris cette pauvre crèche qui n'a plus la moindre signification, hormis celle de donner à la cérémonie familiale ou sociale un vernis très vaguement religieux, de “faire référence”. Le mythe est charitable. Le Rite masque très mal le nom des banques internationales, il suffit de gratter un peu le vernis pour les faire apparaître. Bethléem n'est qu'un nom de code pour les flux financiers qui attendent ce moment de l'année avec des éructations de gratitude mal refoulées. Apposer l'adjectif « saint » à Noël est d'une solide obscénité.

Je suis noëlophobe et je l'assume. L'enfance, comme beaucoup de justes-causes ou de bons sentiments sacralisés (et donc neutralisés), a ce privilège malin de justifier l'injustifiable en rendant les objections insignifiantes ou scandaleuses. Ceux qui émettent quelque critique que ce soit sont immédiatement cloués au pilori de l'aigreur et de la tristesse, voire de la jalousie ou du ressentiment. C'est toujours au nom du Bien que les plus sordides calculs sont rendus invisibles, mais quand en plus le Bien parade en barboteuse, il faut se taire à jamais sous peine de se mettre soi-même au ban de l'humanité. 

Mais trêve de bavardages, Noël, c'est encore Bukowski qui en parle le mieux : « Noël sert à rappeler à ceux qui sont seuls qu'ils sont seuls, à ceux qui n'ont pas d'argent qu'ils n'ont pas d'argent et à ceux qui ont une famille de merde qu'ils ont une famille de merde. » 

Cette fête est utile. On a trop tendance à oublier que la vie est si belle que sa beauté nous aveugle complètement 363 jours sur 365. 

lundi 23 décembre 2024

Grimaces désespérées

 

Ça va laisser des traces — c'est le cas de le dire. 

Qu'on ne me dise surtout pas qu'il s'agit d'un détail, d'une mode passagère et insignifiante ! La manière dont les corps se montrent aux autres a toujours été une vue imprenable sur les rapports réels entre les êtres. 

Les tatouages sont la porte d'entrée (ou le cheval de Troie) du "mauvais genre" (cf. France-Culture) qui prend ses quartiers de noblesse dans la civilisation européenne. J'ai ces choses en horreur. Je ne comprends pas et je ne comprendrai jamais qu'on prenne inconsidérément ce genre de libertés avec un corps. Le tatouage des années 2020, dans nos contrées, c'est la Bêtise incrustée dans l'épiderme. La bêtise et l'arrogance. L'arrogance et l'inconscience. L'inconscience et la vulgarité. On pourrait résumer tout ce qu'on reproche aux tatouages par le dernier mot de cette énumération, mais par qui serait-on entendu ? Qu'est-ce que la vulgarité en société vulgaire, sinon la loi implicite et implacable qui ne supporte pas de n'être pas proclamée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, affichée aux quatre coins de la citée, hurlée sur toutes les places et forums — démontrée et ressassée par tous les canaux du sens. 

Il y a dans le tatouage une exacerbation du moi, mais d'un moi rabougri, d'un moi annulé, flétri, d'un pauvre moi qui n'envisage l'autre que comme une chambre d'échos, un œil écarquillé censé voir la-vérité-de-l'être, alors qu'elle ne réverbère que la preuve du Même, la Publicité placardée qui a contaminé l'intime et le singulier, la Marque déclinée et recyclée sous ses plus sales occurrences, le Signe dévalué et ridiculisé par une farce standardisée et arrogante, la boue épaisse de la médiocrité mimétique. 

Quelqu'un sur Facebook me faisait très justement remarquer que les tatoués ont un maitre, ou un propriétaire, plus exactement, comme ces pauvres animaux qui sont marqués d'un numéro dans l'oreille. Je crois qu'il y a là une vérité profonde. Le tatouage d'aujourd'hui (très différent de celui d'hier (le tatouage de 2024 est au tatouage de la première moitié du XXe siècle ce que le tag est aux graffiti)) est d'abord et avant tout le signe d'une dépossession de soi-même, contrairement à ce que croient ceux qui se livrent à cette pratique grégaire. Ces “décorations” corporelles ressemblent à ces monuments parisiens célèbres que des satrapes sans scrupules ont recouverts de grandes bâches publicitaires qui les masquent entièrement en prétendant attirer sur eux le regard ; ces pauvres gens sont défigurés à jamais sans même s'en rendre compte. C'est le comble de l'aliénation qui se prend pour une libération. C'est la revanche du signe sur ceux qui prétendent en jouer sans le comprendre, sans en voir les effets sur eux-mêmes et le monde. C'est le regard, qu'ils abîment.

Autrefois, les gens qui avaient mauvais goût s'habillaient mal. Ce n'était pas très grave, car on peut toujours changer de vêtements — et la nudité est là pour mettre tout le monde d'accord, avant la décomposition terminale. Dès lors qu'on touche au corps lui-même, au corps vivant, à cette enveloppe qui n'a pas d'enveloppe, qui n'en est pas une et qui se confond avec l'être lui-même, il vaut mieux y réfléchir à deux fois (je dirais volontiers la même chose de la chirurgie esthétique) ; mais les nouveaux tatoués ne vont même pas jusqu'à la première fois, ils se précipitent tête baissée dans cette monnaie de singe ultime qui un jour ou l'autre va les ridiculiser impitoyablement. Le vêtement est par définition pluriel et éphémère ; il évolue, il passe. Le tatouage ne passe qu'avec le trépas. C'est une lèpre mentale qui n'a même pas l'excuse de la pauvreté ou de l'exclusion. C'est comme si les tatoués voulaient devancer l'appel de l'inéluctable pourriture.

Il y a quelques années, l'un de ces bestiaux s'était fait tatouer un Q-R-Code sur le front. Comment mieux dire les aspirations de ces esclaves d'un nouveau genre ? L'encre parlait jadis dans les pages des livres, que plus personne ne considère. Elle s'est transportée sur la peau des nouveaux barbares car l'homme ne peut vivre sans signes. Même quand ils ont cessé de dire quelque chose, ils restent là comme les traces d'un logos martyrisé et inutile qui grimace à la face du monde.

dimanche 22 décembre 2024

Les mauvaises fréquentations

 

Parfois je suis pris de vertige devant tous ces gens qui se passionnent pour la politique, qui ont des références politiques, des souvenirs politiques, des théories, des rêves, des amitiés politiques, des rendez-vous, des bibliothèques politiques, des agendas politiques, des pronostics politiques, des blagues et des chansons politiques, un inconscient politique, et même une déco politique, dans leur trois pièces cuisine de la banlieue de Lyon ou de Nice. 

Quand j'avais dix-huit ans, j'ai accompagné un chanteur occitan (engagé, donc) pour une tournée et un disque, durant quelques semaines. J'avais à cette occasion rencontré des militants, la plupart communistes, dont beaucoup étaient charmants, mais qui avaient envers moi une méfiance instinctive, presque animale. J'étais l'irresponsable du groupe. Et moi, de mon côté, je ne pouvais pas ne pas les regarder comme s'ils souffraient d'une maladie incurable. Je les trouvais gentils, intéressants, fraternels, souvent même admirables, mais c'est comme s'ils avaient été atteints d'une maladie de peau et qu'ils sentaient un peu fort.

Jo était chanteuse. Son mari était son mari, en plus d'être communiste. Jo était folle, mais très sympathique. C'était la sœur du guitariste, ils habitaient à Albi. Elle faisait penser à une albinos, tellement elle était blonde. Tout son corps était translucide. Un bocal de blancheur. Elle était amoureuse de moi. C'était assez gênant. Elle était entre nous, les musiciens, et son mari communiste, qui nous observait sans tendresse. Elle aussi l'était, communiste, mais on sentait bien qu'elle n'aurait demandé que ça, de ne plus l'être, au moins pour un moment. Pendant cette tournée, elle a senti son corps se décoller de la responsabilité collectiviste, mais ça n'a duré que trois ou quatre semaines. Elle a dû rentrer chez elle. Elle a seulement frôlé des irresponsables, et ça a mis le feu à son esprit. 

Je me rappelle la barbe du mari de Jo. La barbe, en ce temps-là, ce n'était pas du tout la barbe qu'on connaît aujourd'hui. Pas du tout. Je me rappelle encore l'implantation des poils dans ses joues, autour de la bouche, je la vois très nettement. C'était une implantation politique. Ça ne le rendait pas plus beau, au contraire. Mais, être beau, il n'en avait rien à battre, le mari de Jo. Être beau, c'était irresponsable, léger, inconscient. Au mieux, c'était petit-bourgeois. Ou bourgeois. Enfin, je ne sais pas exactement, mais ce n'était pas bien. Ces gens-là avaient une responsabilité. On la sentait bien, elle était apparente, comme une poutre, ou un sac de charbon. Elle appuyait sur leurs épaules, leur responsabilité. Ils portaient une partie du monde sur leur dos. Alors que nous, les musicos, nous étions légers, instables, limite on aurait pu s'envoler. Évidemment, ça plaisait aux filles. Et je comprends, rétrospectivement, que les maris des gonzesses, ça devait les rendre fous. 

Dans la main des communistes il y avait le monde et ses problèmes. Dans nos mains à nous il y avait les nichons des femmes des communistes. Ça fait une sacrée différence ! Je dis ça mais j'imagine que les communistes aussi pelotent les seins de leurs femmes communistes. Mais je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça ne se voit pas tellement. Les nibards de leurs femmes ne laissent pas de trace sur leurs visages. Peut-être parce que les maris communistes ont trop de pensées dans leurs têtes ? Ils pensent trop fort au monde ? Au prolétariat ? À la lutte des classes ? À l'Armée rouge ? À Léon Trotski ? Non, je pense que dans leur tête, il y avait surtout une idée du bonheur. C'est ça qui faisait la différence. Ils savaient, eux, à quoi ça devait ressembler, le bonheur. Tandis que nous on n'en avait pas la moindre idée. Le bonheur, pour nous, c'était uniquement un beau cul, une belle bouche, une nana qui nous regardait avec des yeux de braise, un soutien-gorge par terre. C'était ça, le bonheur. On n'était pas trop exigeant, c'est sûr.

Quand on se retourne sur son passé, comme je viens de le faire là, on est un peu complexé. On se dit : merde, je suis passé à côté des grandes questions sans même les apercevoir. Ou, si je les ai aperçues, j'ai jugé qu'elles ne me concernaient pas vraiment. C'est un peu la honte, mais il est bien trop tard pour se flageller. Par exemple, ce soir où on avait joué en première partie de Paco Ibanez dans une ville du Tarn-et-Garonne, on aurait pu partager les frissons des nanas qui étaient là, je parle des frissons politico-sexuels. On aurait dû. Le climat s'y prêtait. Et en plus il était sympa, Paco. Mais non, tout ce qu'on a vu, c'est trois ou quatre filles qui étaient baisables et baisantes, parfaitement tièdes et même tendres. Enfin, j'exagère, on a quand-même communié, hein, faut pas non plus croire qu'on était des monstres, mais tout ça était tout de même assez connoté (comme on disait) par la gymnastique lente qui allait conclure la soirée. Notre idéal politique était tout empreint d'un réalisme charnel dicté par l'impératif de la reproduction de l'espèce. S'il n'y avait pas eu la pilule, à ce moment-là, le monde serait aujourd'hui très différent, et moi-même, je ne serais peut-être pas aussi préoccupé par ces histoires sordides de maltraitance dans les EHPAD. 

Quand est-ce que ça a commencé ? En quatrième, en cours d'anglais. La quatrième, ça a été le début des emmerdes. Le début du paradis, aussi. Jusque là, on était entre mecs. Ces deux mondes-là, les filles et les garçons, étaient séparés par tout un tas de choses qui nous protégeaient sans qu'on le sache. Et tout à coup, vlan, on se retrouve avec des filles, et à l'âge où leurs nichons commencent à grossir. Évidemment, c'est une révolution comme on en connaît peu dans une vie. Une vraie révolution, sans théoriciens mais avec de vrais martyrs. 

À défaut de lui peloter les nichons, je tirais sur l'élastique de son soutien-gorge. J'étais assis juste derrière Évelyne, qui était au premier rang. La prof, Simone Desrobert (je vous jure que c'est son vrai nom) en avait une bonne paire aussi, et des lunettes, mais elle n'était vraiment pas belle. En plus elle avait une verrue énorme sur le menton qui me dégoûtait un peu. Elle m'aimait pas, Simone. J'étais un fils de bourgeois, ce qui, pour elle qui en pinçait pour la classe ouvrière, était un sérieux handicap. À l'époque je ne savais même pas ce que ça pouvait bien vouloir dire, être de gauche ou de droite. Les classes sociales, j'en avais eu un vague pressentiment le jour où l'un de mes frères aînés avait dit à ma mère : « Jérôme a de mauvaises fréquentations. » Mais ça restait très abstrait et je ne voyais pas bien ce qu'on pouvait me reprocher. C'est en quelque sorte à cause des seins de mes petites camarades de quatrième que j'ai découvert la lutte des classes. Simone m'a engueulé très durement devant tout le monde, à cause de mon obsession trop visible pour les bosses sous les pulls, et j'aurais dû lui en vouloir beaucoup. Au lieu de ça, je lui ai un jour rendu une sorte d'article journalistique dans lequel je racontais un concert de jazz auquel j'avais assisté au Poulet à Gogo, ce qui l'a mise dans une position délicate. Elle avait beaucoup aimé mon compte rendu, mais je restais tout de même un fils de bourgeois obsédé par les roberts. Simone, elle avait défrayé la chronique du lycée, parce qu'elle avait couché avec un membre d'un groupe anglais très célèbre à l'époque, qui s'appelait Soft Machine. (C'est exactement ça, une femme, quand on a quinze ans, c'est une machine molle. On n'y comprend pas grand-chose, mais la mollesse de la bestiole nous hypnotise.) Quand elle a vu que je faisais la même chose que Mike Ratledge sur un orgue Hammond, avec une pédale wah-wah, elle a été bluffée et m'a regardé d'un œil différent. Le monde est compliqué, c'est sûr. N'empêche, Simone portait toujours des pulls moulants, ça je m'en souviens très bien. Ça respirait fort, là-dessous. Il y avait une vie sous les tissus, dans les glandes, une vie bien plus palpitante que la liste des faux-amis. Lutte des classes ou pas. 

C'est marrant, parce que mon autre professeur de langue, la prof d'allemand, Fraulein Saulnier, comme on disait, elle aussi avait de gros seins. J'étais piteusement amoureux d'elle. Et, logiquement, j'étais le meilleur en allemand. Faut dire aussi qu'elle avait inventé une méthode qui nous plaisait beaucoup. Par exemple, pour nous faire retenir les prépositions, elle avait toute une batterie de gestes destinés à les graver définitivement dans nos esprits d'obsédés sexuels. Elle était nettement plus classe que Simone, Fraulein Saulnier. Elle se tenait bien droite, ce qui faisait encore ressortir sa poitrine, et elle nous vouvoyait, alors que la Desrobert nous tutoyait. Donc, pour nous aider à retenir que la préposition “entre se disait “zwischen”, elle collait sa longue main effilée, impeccable, bien droite, verticale, entre ses deux seins qu'on imaginait parfaits, à la fois ronds et lourds, tendres et terriblement arrogants. Tu parles qu'on n'a jamais oublié ça. Ma mère était venue la voir, pour lui dire que je l'aimais beaucoup. J'ai engueulé ma mère. Mais je ne lui pas raconté comment se disait "entre", en allemand. La question de la lutte des classes se posait beaucoup moins en allemand, même si c'est à ce moment là qu'Alain Dubois m'a parlé de Stirner qui, entre parenthèses, est mort la même année que Schumann. Le verbe "entrer" est entré dans ma vie par la porte grammaticale des choses, ce qui est une bonne manière de faire une poussée vers l'inconscient, encore aujourd'hui je n'en démords pas. Il fallait se colleter à la réalité, et celle-là se présentait sous son aspect le moins désagréable, le décolleté d'une prof de quarante ans, quand on en a quatorze. 

Une idée du bonheur ? J'avoue que je ne vois pas du tout de quoi il peut bien être question, surtout en ces temps dégueulasses de « fête de Noël ». Bordel, qu'est-ce que je déteste Noël ! Quelle immonde saloperie, cette fête ! Je voudrais que tous les sapins d'Occident prennent feu, que toutes leurs horribles boules multicolores se mettent à fondre lamentablement en dégageant l'odeur pestilentielle qu'elles emprisonnent hypocritement, que tout ce plastic et ce bariolage sinistre révèlent enfin leur vraie nature de crépuscule niaiseux adossé à un consumérisme brutal et égoïste. Petites étoiles de merde que Jésus Christ piétinerait de rage froide, sans un mot, je n'ai aucun doute là-dessus. Le crépuscule des idoles, des idiots, celui des dieux et des lieux, celui des amitiés si fragiles, la tragédie les fait rire, dans le fond, tout cela est égal, je me perds dans mes phrases après avoir avalé trop de benzodiazépines, mais cette perte est la bienvenue, car elle m'évite de hurler comme un possédé. J'ai déjà assez mauvais genre comme ça. Tous, ils voient loin, très loin, au-delà de l'horizon, leurs yeux très moraux plongent dans les grands conflits mondiaux, dans les grands drames télévisuels, dans les affrontements bloc à bloc qu'on leur a appris à dessiner, à chérir, même, leur regard en cloche ne voit pas ce qu'ils ont sous leurs yeux, c'est trop banal pour eux ; c'est de la balistique sentimentale, Noël, c'est du sucre fondu au noir et qui sent la mandarine. Ils se prennent tous pour des rois mages chargés de cadeaux pour les enfants qu'ils ne savent pas être. Il ne faudrait jamais se relire. Juste écouter en boucle l'appel du cor du Voyage de Siegfried, sa folie qui nous traverse les os et le cœur. Voyager loin, très loin, si loin que la mémoire de toute une vie ne suffirait pas à nous ramener à la maison, qui de toute façon n'existe pas plus que la raison, s'est perdue dans le délire et la fièvre d'un matin gris et froid. 

J'étais l'irresponsable du groupe et je le suis resté jusqu'au bout. J'ai au moins eu cette fidélité-là, dérisoire et suicidaire. Ne pas compter, à tous les sens du terme, aura été ma devise politique et inéconomique. Ne pas compter revient à disparaître, à être effacé du paysage social. Garder son âme d'enfant ? Ce sont ceux qui en parlent, qui ne savent pas de quoi il retourne, comme toujours. Ce sont ces vieux croulants et calculateurs froids et secs comme des meubles Ikea, qui ont la tripe sensible comme de la nouille trop cuite. Où es-tu passé, mon cher et bouillant Octave ? Tu fais partie des deux ou trois rencontres qui m'ont transformé pour toujours. La Poésie t'habitait tout naturellement. Pourquoi nos routes se sont-elles séparées ? Te souviens-tu de cet Empereur regardé à la télévision un dimanche matin, avec Michelangeli et Giulini ? Des lettres merveilleuses au crayon à papier que tu m'envoyais, de tes poèmes si drôles, de la truite pêchée à la main dans un torrent glacé près de Rumilly, de Michèle, ton amour secret et improbable, de la musique de Maurice Ohana que nous écoutions ensemble, envers et contre tous, de ta fascination pour les tiers de ton, des quatuors de Bartok (j'ai encore ton écriture sur mes partitions), de nos improvisations dans la maison glaciale de l'Aveyron, si loin de tout et de tous ? Nous étions immergés dans le son et la musique, du matin au soir, il n'existait rien d'autre, et ce furent les plus beaux moments de ma vie, les plus urgents et les plus joyeux. Le seul regret que j'ai est qu'à cette lointaine époque nous n'avions ni toi ni moi entendu parler de Glenn Gould. Je suis intimement convaincu que cette découverte, que j'allais faire quatre ou cinq années plus tard, aurait été un ferment riche et même essentiel entre nous. Qu'il est long, le chemin des amitiés perdues ! Qu'on est seul, dès que la musique se tait ! 

Étions-nous de mauvais fils ? De mauvais frères ? De mauvais compagnons ? De mauvais amants ? Tous ces attachements, tous ces liens incompréhensibles et mystérieux nous ont à la fois rapprochés et éloignés. Nous nous sommes définitivement perdus dans ces paysages trop complexes pour l'âme humaine, trop riches, trop contradictoires, nous n'étions guidés que par le plaisir et la musique, et une époque qui étrangement nous épargnait même au plus profond des chagrins. Nous avions la mémoire courte et c'était une bénédiction. Nous aurions tous ri à gorge déployée si l'un d'entre nous avait évoqué les traitements de l'anxiété à l'aide de benzodiazépines ou la retraite par capitalisation. Nous ne connaissions même pas, alors, l'existence de la Sécurité sociale. Les défis diagnostiques, les diplômes, les carrières, lesrelations sociales n'avaient pas plus de réalité que le diatonisme strict ou la peur du lendemain. Nous étions féministes tout simplement parce nous aimions les femmes et qu'elles n'auraient jamais songé à nous le reprocher, nous faisions de la musique tout simplement parce que rien de plus sérieux ne nous avait été révélé. Les multiples abolitions de tous ordres qui se sont enchaînées depuis lors à un rythme effréné n'avaient pas encore eu le temps de déverser leur acide dans l'âme des humains. Je ne voudrais pas avoir l'air d'exagérer, pour rester crédible, mais je crois bien que nous n'avions pas entendu parler de la méchanceté, hormis celle des Camps. Tu t'étais choisi un prénom d'intervalle qui t'allait bien. L'intervalle consonant par excellence. Celui du double, de la doublure ; celui qui délimite communément la main, au piano, la préhension, celui qui referme l'espace sur lui-même et sur la chose emportée. Pourtant nous n'avions d'yeux et d'oreilles que pour le triton, son exacte moitié, son ennemi juré, et l'intervalle qui a permis à la musique d'effectuer sa mue, vers Bartok, Monk et tous ceux qui ont suivi, celui qui allait permettre de se libérer du diatonisme et nous amener en un autre monde que nous allions arpenter en tous sens comme des déments qui ont trouvé une source dans le désert. 

C'était la seule politique réelle, en somme, bien au-delà de Marx et d'Engels et des tentations de l'extrémisme qui nous ont tenaillés un temps. Je revois la tête de ma pauvre mère, découvrant, cachés dans une armoire de ma chambre, les tracts incendiaires et grotesques que je rédigeais à quinze ou seize ans. C'est l'un de mes frères qui avait découvert le pot-au-rose, et qui s'était exclamé, en désignant à notre mère mes pathétiques exploits : « Je crois que le petit est devenu fou. » J'ai bien conscience que tout cela est parfaitement inaudible de nos jours, et qu'à part faire rire, cela ne sert à rien d'en faire état. C'était pourtant drôle. Comme mon exclusion du parti pour cause de « bourgeoisisme ». Je faisais du jazz, qui était considéré par ces gens-là comme le comble de l'aliénation aux normes de la société petite-bourgeoise. En réalité, le vrai motif était plutôt d'ordre sexuel, car j'avais eu l'outrecuidance de sortir avec la copine du chef ; mais peu importe, l'accusation politique était autrement pertinente, et sans doute bien réelle, dans le fond, je m'en avise seulement aujourd'hui. Bourgeois j'étais né, bourgeois je resterai, quoi qu'il arrive et quels que soient mes aspirations et mes emportements, aussi sincères fussent-ils. Le glorieux Prolétariat n'avait pas besoin de moi pour se libérer du joug des salauds, et d'ailleurs il préférait Jean Ferrat et l'accordéon au piano électrique. Je pouvais remiser mon exemplaire de “Matérialisme et Empiriocriticisme” de Lénine, dont de toute façon je n'ai jamais compris un traître mot, malgré mes efforts encouragés par le Théoricien ascétique et barbu qui venait chaque semaine de Mulhouse nous évangéliser au buffet de la gare d'Annecy, imperturbable et énigmatique devant ses inexorables Francfort-Frites à la moutarde accompagnées de bière. Nous nous taisions. Je me rappelle ce silence, ces silences qui en disaient long. Que faire d'autre, quand la Parole s'élève devant nous et nous écrase de sa formidable vérité ? Quand on voulait faire taire quelqu'un, à cette époque-là, on lui posait la question qui rendaient toutes les autres caduques : « Tu as lu le Capital ? » Non. Alors ferme-là. Je l'avoue, je n'ai pas lu le Capital, moi non plus, même si j'ai lu et beaucoup aimé un certain Marx. Je n'ai pas lu le Capital et je l'ai même remplacé par le Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer ou Le istitutioni harmoniche, le traité de contrepoint de Zarlino. Double sacrilège ! 

Ce n'est pas « que reste-t-il de nos amours », mais que reste-t-il de la vie. Je pense à « mes morts » (Robert, Yvonne, Glyne, Jérôme, Françoise, Jacques, Carlos) qui me voient, car on ne peut rien cacher aux morts, et je sais que leur regard est terrible, ne peut être que terrible, accablant et désolé. Accablé, je le suis, au-delà de mes pitreries désespérées et vaniteuses. Je me sens glacé de l'intérieur, froid comme un poisson qui déjà sent mauvais et qu'on hésite avec raison à cuisiner. On n'ose pas encore le mettre à la poubelle, mais on sait bien qu'il va falloir s'y résoudre. Ainsi va la chair et ses destins, hors la vue du monde. On pense à sa jeunesse, et c'est un trou noir qui absorbe tout sans qu'on puisse résister. La vie fuit, elle s'évade en riant. On peut la comprendre. On n'a pas mérité ça ? Faut croire que si. 

Dans le fond, j'ai toujours eu de mauvaises fréquentations. À commencer par moi-même. C'est mon signe essentiel. J'ai toujours cru que je n'avais pas le choix, mais je commence à avoir des doutes. Si j'écris, c'est pour lever ce malentendu génétique entre moi et moi. Et je vous jure que c'est pas de la tarte. En somme j'ai du mérite, de m'y coller. Je serai sans doute vaincu à plate couture par les phrases et ma langue fourchue, mais j'aurai essayé. Je suis né dans un intervalle dissonant et j'y mourrai. La consonance, on verra ça de l'autre côté.